La Vieille Civilisation scandinave d’après les récents travaux des archéologues sur les invasions des Normands

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La Vieille Civilisation scandinave d’après les récents travaux des archéologues sur les invasions des Normands
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 241-272).
VIEILLE CIVILISATION SCANDINAVE

RECENS TRAVAUX DES ARCHÉOLOGUES DU NORD SUR LES INVASIONS DES NORMANDS.

Il en est des nations déchues comme des vieilles familles nobles tombées dans la médiocrité et l’oubli ; elles s’efforcent de se consoler de leur abaissement en recueillant les souvenirs de leur ancienne splendeur. Les peuples qui ont perdu le rang élevé qu’ils occupaient jadis dans le monde s’attachent à tous les témoignages propres à démontrer l’importance qu’ils avaient autrefois, et, faute de dominer dans le présent, ils se reportent sans cesse au temps où la domination leur appartenait. C’est aujourd’hui un peu l’histoire de la Grèce, de Rome, de Venise ; c’est surtout celle des nations scandinaves, envers lesquelles la fortune s’est montrée de notre temps si injuste. Après avoir joué un rôle considérable en Europe, la race scandinave s’est vue refoulée dans son berceau, elle a perdu presque toutes ses anciennes conquêtes, et si elle se distingue encore par sa culture intellectuelle et l’avancement de sa civilisation économique, elle n’est plus qu’une fraction minime de la population européenne ; elle a eu ses gloires et ses grandes œuvres qui se sont mêlées à celles de bien des nations. Mais, tandis que plusieurs des peuples que les Scandinaves avaient d’abord subjugués se sont élevés au premier rang, le Danemark, la Norvège, la Suède se trouvent à cette heure réduits à la condition politique la plus humble. Il est donc naturel que l’archéologie soit populaire en ces pays, car c’est elle qui peut fournir les preuves du rôle important qu’ils ont joué ; c’est elle qui grossit incessamment pour la race scandinave ces titres de noblesse qu’elle oppose au dédain de nations récemment parvenues. La civilisation septentrionale remonte haut dans le passé ; la race scandinave avait déjà une littérature alors que les deux peuples qui l’étreignent aujourd’hui, les Prussiens et les Russes, étaient encore plongés dans la barbarie ; ils avaient atteint un développement matériel supérieur à celui que des nations germaniques et slaves qui les avoisinent atteignaient à peine deux ou trois siècles plus tard. Ils exerçaient sur les mers un empire que nulle nation n’était en mesure de leur disputer, et jusque dans des contrées lointaines leur nom était connu et redouté.

Il y a dans ce passé de la race scandinave une ample moisson à faire pour les antiquaires et les érudits, et ceux qu’elle devait le plus tenter n’ont pas manqué de s’assurer tous les produits de la récolte. En Danemark, en Norvège, en Suède, les études historiques appliquées à tout ce qui touche au passé national ont pris un puissant essor et sont aujourd’hui très florissantes. La société des antiquaires du Nord, établie à Copenhague, s’est surtout signalée par ses travaux, qui reçurent de la coopération du feu roi de Danemark, Frédéric VII, une impulsion vigoureuse. L’ensemble du mouvement archéologique dans les trois royaumes scandinaves a singulièrement étendu notre connaissance de l’histoire des contrées septentrionales. Dans le principe, on n’avait guère étudié que les monumens littéraires, les Eddas, les Sagas, auxquels on associa bientôt le déchiffrement des inscriptions runiques ; on s’est ensuite occupé des vieilles lois, des vieilles superstitions et des vieux usages sur lesquels des rapprochemens avec les contrées germaniques ont jeté un nouveau jour. C’est plus récemment que l’attention s’est sérieusement portée sur les antiquités figurées et architectoniques, sur tout cet ensemble d’objets qui révèlent les premiers essais de l’art et de l’industrie. L’archéologie scandinave est venue vivifier les textes historiques et les documens littéraires, auxquels elle a fourni de précieux commentaires. C’est ainsi que la vieille civilisation scandinave a été exhumée du sol qui en conservait les débris. Un passé nous a été rendu qui semblait irrévocablement effacé, et les antiquaires du Nord se sont acquis par là une belle place dans l’érudition ; ils ont maintenu pour leur pays dans l’ordre des connaissances historiques une influence qui compense quelque peu celle qu’il a perdue dans l’ordre politique. C’est en Scandinavie qu’est née cette archéologie nouvelle que l’on a appelée préhistorique et qui supplée au silence de l’histoire par la sagacité avec laquelle elle recueille et elle interroge les plus chétifs, les plus grossiers objets portant la marque du travail de l’homme et que les fouilles ont fait découvrir. L’archéologie préhistorique est devenue une méthode spéciale d’investigations dont on a un peu abusé sans doute, où l’on a parfois compromis la science, mais qui a cependant rendu à l’histoire des services signalés. L’archéologie scandinave est sur un terrain plus sûr quand elle s’occupe de monumens et d’antiquités remontant seulement au commencement du moyen âge. C’est l’époque de la grande puissance des scandinaves, de leur domination sur la Baltique, de leurs expéditions sur le littoral de la France, des Pays-Bas, de leurs colonisations dans les Iles britanniques et en des régions plus lointaines. Ils portaient devant eux la terreur et traînaient après eux la dévastation. Les historiens nous avaient parlé de cette ancienne puissance des scandinaves, mais ils ne nous avaient pas fait connaître suffisamment l’état social de cette nation d’où sortaient des corsaires si redoutés. Entre les érudits qui ont le plus contribué par leurs travaux à éclairer cette question, je dois citer au premier rang M. J.-J.-A. Worsaae ; il s’est fait un nom par ses belles recherches sur les monumens scandinaves et sur les trois âges de pierre, de bronze et de fer au nord de l’Europe. C’est surtout des résultats neufs et originaux auxquels il a été conduit, et qu’ont confirmés les travaux d’autres antiquaires, que je veux donner ici une idée. Si ces découvertes intéressent spécialement ses compatriotes, elles sont aussi de nature à piquer notre curiosité, car nous, hommes de l’Europe occidentale, en jetant les yeux sur notre généalogie nationale, nous rencontrons précisément quelques-uns des chefs dont M. Worsaae et ses émules ont retrouvé les véritables traits et reproduit la figure, sinon d’après nature, au moins d’après une empreinte prise sur le vif.


I

La plus ancienne mention de la Scandinavie et des îles qui s’y rattachent que nous fournisse l’antiquité, nous fait remonter un peu au-delà du commencement de notre ère. Ce qu’avaient pu savoir de cette contrée les Phéniciens et les Carthaginois ne nous a point été transmis, et les premières informations qui s’y rapportent furent recueillies par les Romains dans leurs guerres en Germanie. Elles sont trop incomplètes pour nous donner une idée suffisante de l’état social dans lequel se trouvaient, il y a dix-huit siècles, les populations établies dans la Suède méridionale, la Norvège et le Danemark. Les Romains, au temps des premiers Césars, n’avaient pas d’ailleurs dépassé le littoral méridional de la Baltique, où même peu d’entre eux s’étaient aventurés, et, étrangers aux idiomes qu’on y parlait, ils n’avaient pu en tirer que des renseignemens vagues et confus sur la région sise plus au nord. Ils savaient seulement que c’était de la presqu’île ou chersonèse que nous appelons aujourd’hui le Jutland, qu’étaient sortis ces terribles Cimbres qui envahirent la Gaule, dont l’apparition inopinée inspira l’effroi à l’Italie et que Marius écrasa au moment où ils allaient y pénétrer. Les Romains avaient appris qu’au voisinage de la Chersonèse cimbrique existaient de grandes îles qu’ils ont désignées par le nom de Scandia, appliqué plus spécialement à la plus étendue ou plutôt à la partie méridionale de la Suède, qu’ils supposaient environnée de tous côtés par les eaux. Tacite, dans son livre sur les Mœurs des Germains, parle des nations qu’on rencontrait dans ces parages, et ce qu’il en dit prouve que l’on gardait de son temps le souvenir de quelques-uns des changemens qui s’étaient opérés dans la distribution des diverses populations du nord de l’Europe. Les Cimbres n’étaient plus qu’une peuplade sans importance et dont le nom seul était resté grand, parva nunc civitas sed gloria ingens, dit l’historien latin. En revanche, les Suions, qui habitaient au nord et à l’est des Cimbres, sans doute dans la partie méridionale de la Suède, et confinaient aux Sithons, tribu plus septentrionale, s’étaient rendus redoutables par leurs armes sur terre et sur mer, et ce qu’en rapporte Tacite donne à croire qu’ils avaient déjà atteint un certain degré de civilisation. Loin de vivre, comme plusieurs des tribus de la Germanie, dans la malpropreté et le dénûment, ils prisaient fort les richesses. Ils avaient de nombreuses embarcations qui sillonnaient la mer Baltique et la mer du Nord. Au IIe siècle de notre ère, le géographe Ptolémée nous apporte quelques indications de plus sur les contrées septentrionales de l’Europe et sur les populations qu’on y rencontrait, sans nous apprendre cependant rien de particulier touchant l’île de Scandia, appelée ensuite Scandinovia, et d’où est dérivé le nom de la race qui s’y était établie, les Scandinaves, reconnaissables à leur langue pour une des branches sorties de la puissante souche indo-germanique. Les Romains n’osèrent point s’avancer au-delà de la Baltique, car ils n’avaient point tenté de soumettre les tribus qui occupaient le Mecklembourg et la Poméranie actuelle, les Vindes ou Venèdes, et celles qui s’étendaient plus à l’ouest des bouches de la Trave à celles de l’Elbe et du Weser, les Saxons. Tandis que les Vindes étaient surtout une nation continentale, les Saxons formaient une population maritime. Comme les Suions dont parle Tacite, ils avaient de nombreux navires, et leurs incursions ne tardèrent pas à être aussi redoutées dans les parages septentrionaux que l’avaient été dans la Méditerranée celles des pirates ciliciens. A la fin du IIIe siècle de notre ère, les Saxons étaient déjà la terreur des provinces maritimes de la Gaule, que protégeait imparfaitement l’autorité romaine. A l’exemple de la plupart des tribus germaniques qui se coalisaient sans cesse les unes avec les autres pour tenter des coups de main et envahir de nouveaux territoires, les Saxons s’unissaient volontiers à leurs voisins du Jutland, du Slesvig et de la Frise, à savoir aux Angles, aux Jutes, aux Frisons, familiarisés comme eux avec la navigation, et leurs flottilles armées en course opéraient des débarquemens sur le littoral mal défendu de l’empire romain. Leurs embarcations légères, conduites comme celles des Suions à l’aviron et à la gaffe, étaient pourvues d’une double proue qui leur permettait d’aborder par l’avant et par l’arrière et de pénétrer aisément dans les estuaires où ces pirates formaient souvent des établissemens permanens destinés à leur servir de refuge et de place de ravitaillement. Ils remontaient les fleuves pour faire à l’intérieur de véritables razzias. Le butin enlevé, ils sautaient dans leurs barques et se hâtaient de gagner les asiles de la côte, d’où ils reprenaient la pleine mer pour rentrer avec leurs prises dans leur patrie. Ces Saxons et leurs congénères, livrés à cette vie de corsaires, étaient devenus des marins consommés. « Les tempêtes, écrit l’évêque de Clermont, Sidoine Apollinaire, qui nous trace au Ve siècle un curieux tableau de ces hommes redoutés, loin de les épouvanter, stimulent leur audace ; faits à la fureur de la mer, ils conservent au milieu des flots et des écueils la confiance que leur a donnée l’habileté avec laquelle ils se tirent des périls de l’Océan. »

Quand les populations qui menaient ce genre de vie se furent emparées de diverses provinces situées à l’intérieur de la Germanie et d’une partie de la Grande-Bretagne, et qu’en possession d’un sol fertile, elles eurent pris des habitudes plus sédentaires, elles furent remplacées sur les mers par d’autres venues de la Scandinavie et qui héritèrent de leurs habitudes de déprédation, de leur façon d’agir à l’égard des pays qu’ils infestaient. Du Danemark, de la Norvège, de la Suède méridionale partirent de nouveaux corsaires qui infligèrent aux descendans de ceux qui leur avaient ouvert la voie ces mêmes dévastations et ces mêmes débarquemens inopinés dont étaient coutumiers leurs ancêtres.

Ces nouveaux coureurs des mers étaient simplement désignés par ceux qu’ils venaient sans cesse surprendre au milieu de leurs tranquilles occupations sous le nom de Nordmands ou Normands, c’est-à-dire d’hommes du Nord, qu’ils se donnaient à eux-mêmes. Les premiers succès de leurs expéditions de pirates ne tardèrent pas à les rendre plus redoutables encore que ne l’avaient été leurs prédécesseurs, les Saxons, et ils poussèrent beaucoup plus loin leurs incursions. Les Pays-Bas, la France, la Grande-Bretagne se trouvèrent ainsi, du VIIIe au Xe siècle, constamment inquiétés par les irruptions des Danois et des Norvégiens. En même temps que la chute de la domination romaine avait affaibli les ressorts militaires de l’Europe occidentale et fait surtout disparaître les flottes qu’entretenait l’empire pour défendre l’île d’Albion et le littoral de la Gaule, les Danois et les Norvégiens, autrement dits les Normands, s’étaient constitués en petits états puissans qui tiraient leurs principales ressources de leurs expéditions maritimes et rapportaient chez eux, morceau par morceau, des richesses arrachées à la société romaine écroulée. Les chroniques et les documens de l’époque carolingienne font fréquemment mention des ravages des Normands ; ils sont tout remplis de lamentations sur les maux que ces pirates faisaient endurer aux populations exposées à leurs incursions. Ils pillaient les églises, ils saccageaient les monastères, ils incendiaient ce qu’ils ne pouvaient emporter, et quand ils ne se livraient pas à ces fureurs, ils rançonnaient au moins les habitans, pris à l’improviste, et qui n’osaient pas les attaquer sur les rivières dont ils avaient remonté le cours. Les moines s’enfuyaient avec les reliques de leurs églises et ce qu’ils avaient de plus précieux. Les femmes, les enfans se sauvaient au loin ou allaient se cacher dans les forêts, et plusieurs des cantons qui furent périodiquement en butte aux irruptions des Normands se dépeuplèrent et devinrent un véritable désert. Les Normands n’arrivèrent d’abord que par embarcations isolées qu’ils laissaient sur la côte pour pousser des reconnaissances à l’intérieur et rançonner ça et là les villages. Plus tard apparurent de véritables flottes qui portaient des armées de débarquement destinées à attaquer les villes et à s’emparer de différens points. Dans ces flottilles se trouvaient un grand nombre de bâtimens légers et d’un faible tirant d’eau, avec lesquels les Normands pouvaient remonter assez loin les fleuves et leurs affluens. Ils pénétrèrent ainsi plusieurs fois jusqu’au cœur de la France, envahirent la Touraine, le Poitou, le Berri. La région qu’arrose la Seine fut surtout le point de mire de leurs attaques, l’embouchure de ce fleuve se prêtant particulièrement à leur débarquement, et, à trois reprises différentes, ils s’avancèrent jusque sous les murs de Paris, qui ne put leur opposer une infranchissable barrière. Ils poussèrent dès lors plus avant et s’avancèrent par la Marne dans le diocèse de Reims, après que déjà Meaux et Melun, momentanément tombées entre leurs mains, avaient été pillés et saccagés. Les incursions des Normands devinrent de la sorte un véritable fléau qui sévit périodiquement dans notre pays durant deux siècles. On en peut lire l’histoire détaillée dans le livre d’un consciencieux érudit auquel la littérature savante et instructive, est redevable de nombreuses publications, Depping, auteur d’une Histoire des expéditions maritimes des Normands, que couronna, il y a plus de cinquante ans, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et qui a été fort amélioré dans une seconde édition.

Les invasions des Normands remplissent les annales du règne de Charles le Chauve et de ses successeurs immédiats. C’était à cette époque la grande préoccupation des populations de la Gaule, désormais francisée, et rien n’était plus propre à assurer à un capitaine de l’importance et de la popularité que d’avoir repoussé avec succès en diverses rencontres les terribles corsaires. C’est ainsi que s’illustra Robert le Fort, ce comte d’Anjou, qui tint maintes fois tête aux pirates normands arrivés par la Loire, une des grandes artères fluviales, à l’embouchure desquelles ils s’étaient solidement établis. Robert le Fort se fit de la sorte le libérateur de son pays et il inspira pour sa famille une reconnaissance qui valut le trône à sa descendance. En revanche, ceux qui en présence des envahisseurs poussèrent la prudence jusqu’à la pusillanimité ont attaché à leur mémoire une note d’infamie. Quand pour la seconde fois, — c’était à la fin de l’année 885, — les Normands vinrent assiéger Paris, qui se défendit héroïquement, Charles le Gros, en proie à la plus extrême frayeur, ne songea qu’à capituler et livra la Bourgogne aux fureurs des hommes du Nord. Cette conduite de l’empereur lui valut le mépris de ses sujets, qui le déposèrent. Les Francs élurent à sa place un nouveau chef, et ce chef, c’était le fils de Robert le Fort, qui marcha résolument contre les Normands et sauva Paris d’une seconde attaque. Tout le monde sait comment, après une invasion de la Neustrie, Rollon, le chef le plus redouté des Normands, obtint en 911, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, sous la suzeraineté du roi de France, la possession de cette province, qui prit le nom de ses nouveaux maîtres. L’établissement des Normands en Neustrie empêcha les invasions de se continuer. Devenus habitans du littoral de la Manche, les Franco-Normands eurent intérêt à mettre un terme aux ravages de leurs frères du Nord, et, subissant la bienfaisante influence du christianisme et du contact avec une société encore imprégnée de la tradition romaine, ils marchèrent rapidement dans les voies de la civilisation. Loin de n’avoir été que de maladroits et tardifs imitateurs des mœurs latines, les Normands de la Neustrie se placèrent promptement à la tête de la société dans laquelle ils étaient entrés, et le génie français porta bientôt dans cette province quelques uns de ses meilleurs fruits. C’est là un fait qui peut paraître étrange quand on ne voit dans les Normands qu’un ramassis de pirates débarquant sur nos côtes pour porter partout le feu et la flamme et dépouiller sans merci ceux qu’ils rencontraient, ainsi que nous les dépeignent les chroniqueurs. Comment une infusion d’un sang aussi barbare aurait-elle inoculé aux Gallo-Francs des bords de la Seine et de la Vire ce germe de progrès intellectuel et matériel qui leva si spontanément ? N’est-ce pas là un motif de se demander si, malgré les ravages qu’ils ont exercés, ces hommes du Nord qui envahissaient périodiquement nos côtes étaient aussi barbares, aussi constamment farouches qu’on l’a induit du témoignage des Occidentaux, s’il ne faut pas chercher en eux autre chose que des écumeurs de mer menant sur leurs embarcations cette même existence de brigands que menaient, au dire des Romains, dans leurs expéditions à travers le continent, les Cimbres vaincus par Marius ? Assurément les Normands établis en Neustrie ont été redevables de bien des choses à la société latine, déjà en possession de certains arts et de certains raffinemens inconnus dans leur patrie, mais ils ont apporté en retour des institutions et des habitudes qui sont loin d’être le fait de barbares et qui, loin de ravaler la population, l’ont au contraire élevée à un niveau supérieur.

L’occupation d’une partie du sol anglais par les Danois peut fournir matière à des observations du même genre et une étude attentive poursuivie sur les documens nous donne une plus haute idée de l’état des scandinaves au temps des expéditions normandes que celle qu’on acceptait généralement. En Angleterre, pas plus qu’en Normandie, les Normands, malgré leurs incursions déprédatrices, ne sauraient être assimilés à des barbares dont l’existence se serait fort rapprochée de celle de ces sauvages faisant une guerre sans merci à tout ce qui est progrès et civilisation. Il appartenait à l’érudition scandinave de rétablir les faits et de rendre aux anciens Normands leur physionomie véritable. Les imprécations que ces coureurs des mers avaient attirées sur leur tête en Occident salissaient quelque peu le blason des trois royaumes que Marguerite de Valdemar unit pour un temps, à Calmar, en une puissante monarchie et d’où sont sortis tant de guerriers illustres et d’esprits éminens. L’on comprend donc qu’un sentiment patriotique ait stimulé les recherches des antiquaires du Nord et les ait poussés à réunir tout ce qui était de nature à réhabiliter les Normands. Les documens recueillis dans les Sagas autant que les objets de toute sorte extraits des anciennes sépultures, découverts dans le sol et déposés dans les musées, leur ont fourni des preuves nombreuses qu’il y a eu au commencement du moyen âge une véritable civilisation scandinave, qu’au IXe et au Xe siècle, alors que le christianisme n’avait point encore plié la race vigoureuse des Normands à ses préceptes et à des usages d’origine latine, ces peuples habitans du Danemark, de la Norvège, de la Suède s’étaient fait, par leurs propres forces et leur propre industrie, un état social qui ne le cédait guère en développement et en éclat à celui des populations chrétiennes de l’Occident. Ces Vikings, ces rois de la mer, où l’on n’a voulu voir pendant si longtemps que d’intraitables et avides pirates, d’incorrigibles Seeräuber, comme disent les Allemands, nous apparaissent désormais comme une puissante population maritime qui faisait au loin le commerce et la guerre, sans doute avec la barbarie que la guerre avait de leur temps, mais qui le disputaient sur bien des points sous le rapport moral, intellectuel et matériel aux Francs de l’empire des Carolingiens et aux Anglo-Saxons de l’heptarchie. Dès 1852, M. Worsaae publiait, sur l’histoire de la domination danoise et norvégienne dans les Iles britanniques, un livre fort savant rempli des faits les plus neufs et où était établie la part considérable que cette domination a prise à la civilisation des Anglo-Saxons. Il y revendiqua pour ses compatriotes qui imposèrent sous Suénon et Canut le Grand leur joug à l’Angleterre un rôle prépondérant que les historiens anglais leur avaient refusé, et ce qu’il nous a appris de la puissance danoise au commencement du XIe siècle nous préparait déjà à cette plus complète réhabilitation des Vikings qu’il a poursuivie depuis sur le sol même de la Scandinavie. Le mouvement d’études archéologiques que l’on doit à l’impulsion de la société des antiquaires du Nord a doté la science d’une foule de travaux qui permettent de reconstruire aujourd’hui sur bien des points cette vieille civilisation que l’établissement du christianisme avait fait beaucoup trop oublier. Comme je l’ai déjà dit, les Scandinaves ont produit une littérature originale avant même que les-populations germaniques eussent appris à cultiver la poésie ; ils-ont eu une mythologie riche en traditions et en images de mille sortes, où l’érudition va maintenant chercher les preuves de l’antique parenté existant entre les races de l’Europe et celles de la Perse et de l’Inde.


II

N’ayant pour patrie qu’une contrée froide et quasi stérile, tout entourée par les mers, les Scandinaves étaient obligés d’aller chercher au loin sur l’océan ce qui leur manquait sur le sol natal. Ils étaient prédestinés ainsi par la nature à devenir d’habiles marins et à faire le commerce lointain. De là le développement précoce que prit chez eux la navigation. Tous les grands peuples de l’antiquité ont été guerriers ; la guerre fut une des premières formes de la lutte pour l’existence, et les progrès de l’art de la faire ont marché de pair avec ceux de la civilisation. C’était donc à la guerre maritime que les Scandinaves devaient d’abord appliquer leur génie ; c’était dans des expéditions sur les mers qu’ils devaient déployer les fortes qualités dont était dotée leur race. Voilà pourquoi les Vikings ont dû apparaître dans le principe à l’Europe occidentale comme des corsaires, pourquoi celle-ci n’a vu en eux qu’une nation d’écumeurs de mers. Les anciennes populations de la Grèce ne se représentaient pas autrement les Phéniciens et les Tyrrhéniens, et presque aucun habitant des contrées méridionales n’allant par lui-même, du VIIIe au XIe siècle, visiter les parages glacés et lointains d’où sortaient ces essaims de corsaires, la société chrétienne devait se les figurer comme un pays de barbares ; le paganisme auquel les indigènes demeuraient attachés ne faisait qu’ajouter à l’horreur qu’ils inspiraient par leurs dévastations sur nos côtes. Mais si les Normands n’avaient réellement été que des barbares, comment auraient-ils eu presque toujours l’avantage sur les populations de l’Occident, héritières de la science militaire romaine ? Ils n’auraient pu être en possession que d’armes assez grossières, et leurs embarcations se seraient réduites à de simples pirogues auxquelles ils se seraient confiés avec la hardiesse qui est le propre des populations insulaires et côtières et que signalaient chez les Polynésiens les premiers explorateurs de la Mer du Sud. Tout tend à prouver au contraire qu’ils avaient fait de notables progrès dans la construction navale, que leurs bâtimens n’étaient pas de simples barques, telles qu’en peuvent construire des sauvages, qu’ils s’étaient créé une marine régulière, qu’ils armèrent des flottes puissantes, que ce que les Occidentaux ont pris pour des ramas de corsaires étaient de véritables armées navales composées de la partie la plus brave et la plus jeune de la population et que commandaient même parfois les princes et les rois. En effet, outre les bateaux destinés à remonter les fleuves, ils avaient de grands navires manœuvrés par de nombreux rameurs et pourvus d’équipages exercés et considérables ; ils donnaient à ces bâtimens de haut bord, à raison de leur structure allongée, les noms de dragons (Drageskibe), de serpens ailés (Lindorme), de serpens (Snekkar), et les Sagas nous parlent souvent des exploits de ceux qui se lançaient sur les mers montés dans ces maisons flottantes. Le roi norvégien Olaf Trygvesön, dans le fameux combat de mer de Svöldr, livré non loin de Greifswald, en l’an 1000, commandait un bâtiment appelé Ormen hin Lange, c’est-à-dire le long serpent, qui était pourvu de trente-quatre rangs de rameurs. Sous les rois danois, à la même époque, il est parlé quelquefois de navires plus grands encore. On n’a rencontré jusqu’à présent, il est vrai, ni dans les lacs ni dans les tourbières du Nord aucun débris pouvant se rapporter à d’aussi larges navires, mais des restes d’embarcations de fortes dimensions ont été trouvés sur divers points. D’ailleurs, si nous manquons de preuves matérielles pour établir l’existence de vaisseaux de haut bord chez les Scandinaves des rives de la Baltique et du Cattégat, nous pouvons constater l’usage de pareils vaisseaux chez leurs frères de la Neustrie. Les Normands qui devaient envahir l’Angleterre nous ont laissé de leurs vaisseaux des images autres que ces grossières représentations de navires qui sont en Scandinavie associées à d’antiques inscriptions runiques. Nous observons sur la célèbre tapisserie de Bayeux, dite tapisserie de la reine Mathilde, des spécimens de ces gros bâtimens que montaient les hommes du Nord et dont il est question dans les Sagas. On y voit des vaisseaux gréés de larges voiles, habilement matés, et dont la manœuvre paraît être faite avec adresse et avec ensemble. On est donc fondé à attribuer aux Vikings des forces navales considérables pour le temps et une habileté spéciale dans la construction des navires. L’art de sculpter le bois et sans doute aussi de le peindre s’exerçait dans la décoration de leurs bâtimens, dont la double proue affectait la forme de têtes d’oiseaux, de poissons ou de reptiles. Les chroniqueurs nous dépeignent les vaisseaux des Vikings comme ornés de figures brillantes et relevés sur leurs bords de dorures d’un grand éclat ; ils nous rapportent que les voiles des vaisseaux que montaient les chefs étaient brodées de soie à l’instar des étendards de guerre des Danois, qui avaient un corbeau pour emblème. Il est vrai que ce luxe qu’apportaient les Scandinaves dans la construction et le gréement de leurs navires n’implique pas nécessairement un luxe correspondant dans les usages de la vie. Ils auraient pu réserver à ces seuls bâtimens, qui étaient leur orgueil et leur force, les créations d’un art naissant, car on sait que certaines populations de la Polynésie avaient atteint dans la confection de leurs pirogues à une véritable élégance, qu’ils les rehaussaient d’images et de décorations en relief. A l’époque de la conquête des Gaules par Jules César, les peuples de l’Armorique, qui demeurèrent pendant longtemps dans un état assez barbare, savaient pourtant construire de solides vaisseaux. L’une de ces nations, les Vénètes, possédait de puissans bâtimens pourvus d’agrès en fer et dont les bordages étaient fort habilement assemblés. L’architecture navale chez les Vikings ne suffirait donc pas à nous convaincre qu’ils se trouvaient au IXe et au Xe siècle dans un état de civilisation assez avancée, mais les vêtemens qu’ils portaient, le luxe qu’affectaient leurs chefs sont an autre indice du développement qu’avaient pris alors chez les Scandinaves la fabrication des objets de parure et en général les industries qui se rapportent aux besoins de la vie.

On a plusieurs fois rencontré en Danemark et en Norvège, dans des sépultures remontant à une époque antérieure à l’établissement du christianisme, de fines étoffes de soie brochées d’or. Dans un tumulus existant à Mammen en Jutland, et qui date de la fin des temps païens, tumulus dont M. Worsaae nous a fait connaître les richesses dans une intéressante notice, s’est trouvé, entre autres choses, un manteau de laine qui portait la trace de la bordure de fourrure dont il était relevé et que décorait un chapelet de têtes humaines figurées sur le fond de l’étoffe. Avec ce manteau, avaient été déposés une ceinture en soie brochée d’or d’un excellent tissu, deux bracelets également de soie et d’or. On a de plus recueilli dans la même sépulture des fragmens d’étoffe de soie et des paillettes d’or qui paraissent provenir d’un vêtement. Serait-ce là le produit de quelque pillage fait par les Vikings dans leurs expéditions sur le territoire de l’empire d’Occident ? C’est ce qu’on ne saurait supposer, car on a pu constater que les objets enfouis dans le tumulus de Maramen sont bien l’œuvre de l’industrie des Scandinaves, qui se procuraient par le commerce les matières premières, telles que la soie, qui leur manquaient.

Le commerce a certainement occupé une assez grande place dans l’existence des Vikings et l’on semble avoir mis trop exclusivement sur le compte de leurs expéditions de pirates les richesses dont ils étaient en possession. Il est constant que les populations de la Scandinavie ont entretenu dès une époque assez reculée d’actives relations commerciales avec l’Orient, d’où elles rapportaient nombre d’objets destinés à leur usage. On a découvert en Norvège et dans certaines îles de la Baltique, notamment dans celle de Bornholm, d’OEland et de Gottland, des amas de monnaies frappées par les princes abbassides de Bagdad et de la dynastie sassanide du Khorassan et du Sedjestan. Les plus anciennes d’entre elles remontent au milieu du VIIIe siècle. La présence de ces monnaies orientales suffit à prouver qu’un commerce assez actif existait dès le Xe siècle entre la région de la Baltique et l’Asie. Le caractère manifestement oriental qu’offrent des fibules ou agrafes d’argent, des anneaux généralement brisés et d’autres objets de parure qu’on rencontre associés aux monnaies ici rappelées confirment cette induction. C’est de l’Orient que les Scandinaves tiraient surtout l’argent destiné à être travaillé et dont l’emploi finit par prévaloir sur celui de l’or. D’autre part, la découverte de monnaies byzantines dans les pays scandinaves fournit la preuve que, dès le Ve et le VIe siècle de notre ère des relations commerciales existaient entre l’empire d’Orient et les pays que baigne la Baltique, relations qui, interrompues pendant quelques centaines d’années, reprirent une nouvelle activité au Xe et au XIe siècle. C’est certainement d’Orient, par exemple, ainsi que nous le disent les Sagas, que furent apportées les premières soieries brodées d’or dont aimaient à se parer les chefs vikings. Le trafic avec l’Orient prit un notable développement en certaines places du littoral de la Baltique, entre lesquelles il faut citer : Hedeby en Slesvig, où se réunirent jusqu’au XIIe siècle les bâtimens à la destination de la Russie ; Bornholm, que sa situation avancée à l’est prédestinait à devenir un entrepôt des marchandises apportées d’Asie ; Birka et Sigtun sur le lac Mælar. Nous n’avons pas, il est vrai, des témoignages du même genre pour établir que les Scandinaves aient fait un trafic aussi étendu avec les contrées occidentales. Si l’on a recueilli en Scandinavie un grand nombre de monnaies anglo-saxonnes qui attestent, au temps de l’heptarchie, un trafic actif entre ces contrées et les Iles Britanniques, on n’y a, en revanche, rencontré que fort peu de monnaies mérovingiennes et carolingiennes, mais l’abondance des monnaies anglo-saxonnes suffit au moins à prouver que ce n’était pas toujours en corsaires que les Danois et les Norvégiens débarquaient sur les côtes d’Albion et de Calédonie, et différens témoignages empruntés aux documens septentrionaux démontrent que la race des Vikings poussait son commerce jusqu’aux lies Færoer, en Irlande, et sur tout le littoral méridional de la mer du Nord. Sans doute les pirates normands durent rançonner parfois les marchands des autres nations, mais en maintes circonstances ils les protégèrent. Les Sagas louent tel héros scandinave pour avoir laissé passer en paix les voyageurs que le trafic conduisait près d’eux. À la fin du IXe siècle, Eric, fils de Harald aux beaux cheveux, roi de Norvège, avait reçu le surnom de Marchand, parce qu’il entretenait des navires qui allaient au loin chercher des denrées. les Scandinaves échangeaient les maigres produits de leur sol et les produits plus abondans de leurs pêches contre les articles qui leur faisaient défaut et que leurs besoins croissans leur rendaient de plus en plus indispensables. Le célèbre roi danois Canut le Grand conclut avec diverses nations des traités de commerce, et tout donne à supposer que ces Normands, qui infestaient nos côtes, trafiquaient là où ils ne pillaient pas : les deux façons d’agir marchant malheureusement, à cette époque, comme dans l’antiquité, souvent de conserve. Le commerce fait par les Scandinaves prit une telle extension que les Danois et les Norvégiens poussèrent leur navigation jusque dans de lointains et périlleux parages, alors d’un accès d’autant plus difficile que la boussole était inconnue. De proche en proche, ils s’avancèrent à l’orient et à l’occident de la Baltique, sans s’effrayer des difficultés de toute nature que l’ignorance de l’hydrographie devait leur opposer presque à chaque pas. D’un côté, ils hantaient les côtes de la Livonie et de l’Esthonie, le golfe de Finlande, que l’on voit visiter par le Norvégien Wulfstan, au temps du roi saxon Alfred le Grand ; de l’autre, ils poussèrent graduellement des Færoer et des Shetland aux Orcades, aux Hébrides et sur les côtes de l’Islande dès une époque assez reculée, car un savant géographe, M. Vivien de Saint-Martin, a montré par un passage de Pline que, dès le Ier siècle de notre ère, les Norvégiens durent fréquenter cette île, la Thulé du Massaliote Pythéas. L’Islande reçut des bâtimens scandinaves, et les hommes de cette nation y installèrent une colonie en 878. Peu de temps après, ils s’avancèrent jusqu’au Groenland. Un Scandinave, Eric le Rouge, y fonda, en 986, un premier établissement d’où sont sorties diverses autres colonies qui s’échelonnèrent des deux côtés de cette vaste terre où l’antique présence des Normands a été attestée de nos jours par la découverte d’inscriptions runiques et de restes d’anciennes habitations. Une vingtaine d’années plus tard, le fils d’Éric et quelques-uns de ses compagnons, dans une course vers le sud-ouest, arrivaient en vue des côtes du Labrador, contournaient l’île de Terre-Neuve, et descendaient jusqu’aux rives d’un fleuve qui paraît avoir été l’Hudson, dont le cours est placé par le 40e degré de latitude. Ils donnèrent à cette terre lointaine, où ils avaient rencontré la vigne sauvage, le nom de Vinland, c’est-à-dire la terre à vin. La notion de ces contrées, si prodigieusement éloignées pour le temps, ne tarda pas à pénétrer en Europe, et on la trouve déjà consignée dans la Chronique ecclésiastique d’Adam de Brème, composée au XIe siècle.

Un grand développement commercial ne saurait se produire sans amener un progrès marqué dans les besoins et les mœurs. Le commerce et la guerre, voilà quels ont été dans le passé les plus puissans agens de la civilisation. Si la guerre a ouvert à bien des pays la voie du progrès que leur apportait l’ennemi, le trafic avec des nations étrangères n’a pas eu un effet moins bienfaisant. Le commerce ne put donc manquer d’introduire graduellement chez les Scandinaves des habitudes et des procédés d’industrie qui élevèrent le niveau social. On ne doit pas dès lors s’étonner de rencontrer, en fouillant les sépultures des IVe et Xe siècles, une foule d’objets, bijoux, ornemens, vêtemens, armes, ustensiles, qui dénotent une existence déjà quelque peu élégante et raffinée et où s’observe un style particulier aux contrées scandinaves. Ce n’est pas à dire que cet art ait été une création spontanée des peuples du Danemark, de la Norvège et de la Suède méridionale. Il est certain que ce fut sous l’influence de modèles apportés des pays latins et byzantins qu’il prit naissance. Dans d’antiques tombeaux de la Séelande, de la Fionie et de quelques îles voisines renfermant des squelettes assez bien conservés, on a découvert divers objets d’origine manifestement romaine, provenance attestée par la présence d’inscriptions latines. A l’époque que les antiquaires du Nord ont appelée le premier âge du fer et même à celle qui constitue la fin de l’âge du bronze, le commerce apportait déjà dans les contrées riveraines de la Baltique des articles de fabrication occidentale ou méridionale qui ont dû servir de modèles aux ouvriers scandinaves, C’est ce qu’a établi un savant antiquaire, M. G. Engelhardt, dans un intéressant mémoire sur l’Influence de l’industrie et de la civilisation classiques sur celles du Nord dans l’antiquité, publié à Copenhague il y a cinq ans. A côté de ces objets de provenance incontestablement romaine se voient souvent dans les mêmes sépultures d’autres objets où l’on reconnaît l’imitation des premiers, mais qui n’en affectent pas moins un style distinct, point de départ du style caractéristique de l’ancien âge du fer répondant à la période gothico-romaine. Les plus anciens produits de ce nouvel art septentrional ne sont encore que de grossières et maladroites imitations des types exotiques ; par exemple, les pendeloques d’or ou bractéates, qu’ont fréquemment fournies les vieilles sépultures du Danemark, sont des imitations manifestes des monnaies des derniers empereurs romains. Les caractères runiques eux-mêmes, qui constituèrent une écriture propre aux Scandinaves et qui furent le véhicule de leur littérature nationale, n’apparaissent d’abord que dans des inscriptions qui sont d’incorrectes et barbares reproductions, quelquefois inintelligibles, des caractères latins ; mais ces lettres runiques se transforment peu à peu et finissent par revêtir une physionomie vraiment originale.

Tout de source étrangère qu’il soit, l’art de l’époque des Vikings n’en a donc pas moins droit à recevoir l’épithète de scandinave. Au reste, on sait qu’il y a eu bien peu d’arts vraiment autochtones, et de ce que les arts des Grecs, des Étrusques, des Romains ont eu pour point de départ des modèles apportés d’autres pays, on ne peut certes pas leur refuser l’originalité. Les peuples barbares qui tirèrent leur civilisation de Rome et de Byzance se sont créé un art qui n’en constitue pas moins leur propriété, quoiqu’on y discerne aisément l’influence des modèles qu’ils avaient reçus. Il suffit donc de constater dans les antiquités scandinaves l’empreinte d’un génie plastique particulier, l’intervention d’un goût propre, prédominant dans le dessin, l’ornementation, les formes, pour se convaincre que les Normands et leurs frères des bords de la Baltique ne se bornaient pas à se parer des objets qu’ils enlevaient dans les contrées où ils dirigeaient leurs expéditions. Ils se fabriquaient notamment des joyaux en or et en argent qui étaient d’une grande recherche et que décoraient des figures de dragons, de serpens. Ceux qui n’étaient pas assez riches pour se procurer d’aussi magnifiques bijoux portaient du bronze ou du laiton, assez souvent relevés par des dorures ; les fibules ou agrafes usuelles dénotent déjà une grande élégance. — On a signalé des fibules cupelliformes, c’est-à-dire en forme de coupe ou de navette renversée, qui sont particulières à l’époque des Vikings. Telle de ces agrafes est en argent niellé et plaquée d’or. Chez beaucoup on observe l’ornementation favorite des scandinaves, les serpens et les dragons en relief élégamment entrelacés ; elles sont généralement d’une époque plus ancienne que celles où l’ornementation se complique et s’accroît en élégance et chez lesquelles la face antérieure, unie ou dorée, offre parfois sur une plaque travaillée à jour des figures d’hommes ou d’animaux. Ces fibules sont à leur revers pourvues d’un ardillon en fer qui permettait de les attacher aux vêtemens, qu’ils retenaient sur la poitrine ou sur l’épaule. On les a rencontrées si fréquemment dans des sépultures avec des épées, des boucliers et d’autres armes qu’on ne saurait douter qu’elles n’aient été à l’usage des guerriers. Mais il en est d’autres que portaient les femmes et qui ont souvent leurs motifs particuliers d’ornementation. Beaucoup sont en forme de trèfle. On a découvert à l’île de Bornholm de magnifiques fibules d’argent uni ou d’argent doré à côté d’autres en bronze et qui se reconnaissent comme ayant été également à l’usage des femmes. Plusieurs nous offrent l’image de colombes ou de corbeaux. Ces bijoux semblent dater d’une époque qui remonte jusqu’au milieu ou à la fin du VIIIe siècle. Mais plus anciennement, durant cette période que les antiquaires du Nord appellent le moyen âge du fer et qui s’étend entre l’an 500 et l’an 700 de notre ère, les Scandinaves déployaient déjà dans leur parure une extrême richesse, car des trésors datant de cette époque ont fourni des colliers, des bracelets, des pendans d’oreilles en or, associés à des médailles frappées par les empereurs d’Orient et d’Occident. On a également rencontré dans des tombeaux, dont quelques-uns remontent aussi haut, une multitude de grains de verre de diverses couleurs, de pierre, de terre dure, de mosaïques, de cristal de roche, d’ambre, ou même de bronze, qui servaient à composer de somptueux colliers à plusieurs rangs et dont les femmes n’étaient peut-être pas les seules à s’embellir. On sait en effet que plus on remonte le cours des âges, plus on voit le sexe fort disputer à l’autre le goût de la parure, et chez nombre de tribus sauvages on observe un fait analogue à celui que nous présentent certaines classes d’oiseaux où tout l’éclat du plumage est réservé au mâle. les Scandinaves de l’époque des Vikings portaient, comme les Gaulois, des anneaux et des bracelets d’or. C’étaient de tels bracelets que, suivant la tradition, on suspendait dans les bois de la Normandie, sous le gouvernement de Rollon, sans que personne osât se les approprier, tant le chef norvégien, devenu duc du pays, y avait fait régner le respect de la propriété. On peut voir au musée des antiquités septentrionales de Copenhague un bel et grand anneau de ce métal dans le chaton duquel est sertie une perle de verre bleu ; elle présente le nom du propriétaire, Thorgeir, écrit en caractères runiques. Ces bracelets d’or étaient si fort recherchés que les chefs en distribuaient aux hommes qu’ils voulaient récompenser ou honorer. Rien de plus naturel qu’avec un tel goût pour la parure, les anciens Normands tinssent à avoir des armes de luxe, aussi artistement exécutées que les bijoux dont ils chargeaient leur corps ; et en effet les armes qui nous sont restées de l’époque des Vikings affectent cette même richesse, ce même style original qu’accusent les bijoux trouvés dans les sépultures. Les vieilles chroniques vantent les haches des Danois, et les spécimens que nous en connaissons justifient leurs éloges. Dans la sépulture de Mammen, en Jutland, mentionnée plus haut, s’est rencontrée une de ces belles haches à côté d’une autre en acier et d’une exécution plus simple. Toute la surface de cette arme est ornée d’incrustations d’argent, et le trou destiné à l’emmancher présente un ruban incrusté d’or. Les épées des anciens Normands, qui ont une forme spéciale et dont la soie est terminée par un large bouton échancré ne le cèdent point en richesse aux haches ; garde, pommeau, fourreau, ceinturon, tout est incrusté d’or, d’argent, et relevé de niellures. Des fragmens de ces magnifiques épées ont été recueillis dans les diverses contrées du Nord. Une garde d’épée en argent presque massif fut découverte, il y a quelques années, près de Slotsbjergby, non loin de Slagelse, en Séelande. Les anciens Normands se transmettaient ces belles armes comme des héritages de famille ; chacune avait son nom à elle, comme c’était le cas pour les épées des paladins de Charlemagne, et les ouvriers qui les avaient forgées jouissaient d’une grande considération. Outre ces glaives, on trouve dans les antiques sépultures du Danemark et de la Norvège des lances, des ombons de boucliers, d’un travail non moins délicat et portant des incrustations d’or et d’argent. Les boucliers étaient ordinairement en bois bordé de fer, recouverts de cuir, et peints ou dorés. Les armures de tête rappellent assez celles qui étaient adoptées vers la même époque en Occident. En Norvège et en Suède, on a trouvé des restes de casques et de cottes de mailles. En Danemark, il était plus habituel de se défendre la tête avec un capuchon en mailles de 1er rivées comme les cottes, et cet usage remontait haut, au moins au IVe ou au Ve siècle de notre ère, puisque l’on retire des tourbières de pareilles armures de tête. Aguerris contre toutes les sortes de dangers, en possession de belles et solides armes, les Scandinaves, et notamment les Danois, n’avaient pas seulement acquis une supériorité sur les mers ; ils savaient combattre à terre et leurs corps de débarquement n’étaient guère moins redoutables que leurs attaques par eau. Ils embarquaient sur leurs navires des chevaux que montaient les chefs ou qui étaient destinés à de petits détachemens de cavalerie, à l’aide desquels ils faisaient des incursions à l’intérieur. Dans les nombreuses descentes des Normands en France, on les voit souvent réquisitionner des chevaux, en imposer un certain chiffre aux pays envahis comme contribution de guerre. La richesse du harnachement que les Scandinaves d’alors affectaient pour leur monture est une nouvelle preuve du développement qu’avaient pris chez eux les différens genres de luxe. Comme l’usage voulait que les chefs se fissent enterrer avec le cheval sur lequel, d’après leurs croyances, ils devaient monter dans la resplendissante Valhalla, on a fréquemment retrouvé dans les anciennes sépultures des restes de harnais qui peuvent nous faire juger du goût que les hommes du Nord déployaient dans ce genre de fabrication. Ces équipemens, d’une richesse remarquable, apparaissent dès la première période de l’âge du fer, et dans l’âge suivant règne encore le même luxe, seulement le style de l’ornementation fut un peu différent. Les harnais étaient garnis de bronze doré ou même d’argent et d’or. Dans la Norvège méridionale, on a découvert, il y a quelques années, un éperon en or pur qui ne pesait pas moins de 313 grammes et qui présente le mode d’ornementation particulier à l’époque des Vikings ; sa surface extérieure est décorée d’entrelacs, de dragons et de serpens. Les mors, les étriers et les autres parties du harnachement offraient une égale richesse, et cette richesse, les Scandinaves la portaient aussi dans l’attelage de leurs chars et de leurs chariots. On a signalé dans les anciens tumulus du Danemark et exhumé du sol des colliers disposés par couples, ce qui indique que les chars étaient traînés par des chevaux attelés de front, ainsi que des mancelles doubles exécutées d’une façon non moins somptueuse. Les attelles étaient souvent plaquées d’or, incrustées d’argent et de niellures, et le style de tous ces ornemens de harnais prouve suffisamment que c’étaient des produits de l’industrie nationale et non des importations de l’étranger.

Un fait achève de démontrer cette origine indigène. Aux environs de Viborg en Jutland, on a trouvé, à côté de deux attelles qui n’étaient pas entièrement achevées, un grand nombre de minces appliques dorées faites au repoussé dans le même style, et près de là a été recueillie l’estampille dont l’ouvrier se servait pour imprimer les entrelacs sur les appliques. Des ornemens caractéristiques d’une forme analogue à ceux que portaient les attelles ont été découverts parmi les restes d’un ancien atelier de forgeron, près de Thjele en Jutland. Plusieurs des appliques dorées dont il vient d’être question et où sont figurées des têtes d’hommes fantastiques et des entrelacs, provenaient d’une boite à serrure dont la platine était finement travaillée. La serrurerie avait déjà, en effet, acquis à cette époque chez les Scandinaves une assez grande perfection ; la preuve en est dans les anciennes clés qu’on a rencontrées çà et là ; elles sont élégamment découpées, de façon à figurer des dragons, des serpens et d’autres animaux. Cette perfection relative de la serrurerie implique une élégance correspondante dans l’ameublement, dans la construction des maisons, maisons qui étaient alors encore toutes en bois, et c’est ce que confirment les traditions. Les Sagas nous parlent de grandes salles décorées d’images artistement sculptées et qui représentaient des scènes empruntées à la religion de ces peuples. Les ustensiles découverts dans les fouilles déposent également de l’élégance du mobilier et de la vaisselle des scandinaves. On a rencontré, par exemple, à Feiœ, près de l’île de Laaland, un gobelet d’argent qui contenait quatre petites coupes hémisphériques également d’argent. La surface extérieure de ce gobelet est ornée d’entrelacs dorés, encadrant un champ disposé en deux zones au milieu duquel sont des incrustations de nielle figurant des oiseaux, un arbre, un animal qui se mord la queue et divers autres motifs d’ornemens. A la base du gobelet, sur la bande étroite qui l’entoure, se trouve, de plus, représenté un arbre. Des gobelets analogues et d’une ornementation presque aussi recherchée ont été rencontrés dans d’autres sépultures, ce qui nous fournit la preuve d’un grand luxe de vaisselle chez les personnages importans. Les sépultures elles-mêmes sont la meilleure preuve de la vie somptueuse des riches Danois de l’époque des Vikings. Si les simples particuliers se faisaient enterrer dans des bateaux ou déposer en terre revêtus de leurs armes habituelles, les plus opulens étaient portés au tombeau avec un mobilier funéraire d’une extrême richesse. Il a été question tout à l’heure des chevaux qu’on enterrait avec les chefs ; or, quelquefois ce n’était point un seul coursier, mais plusieurs qu’on donnait au mort pour lui servir de montures dans l’autre monde ; c’est ce que prouve la présence de trois chevaux observée dans quelques tumulus de la Norvège ; et avec ces chevaux immolés aux funérailles, on enterrait le char qu’ils étaient supposés devoir traîner dans le paradis d’Odin. Une des plus célèbres Sagas, l’Ynglinga-Saga, nous dit que le corps de Harald Hildetand fut, après la bataille de Brâvalla, placé sur le char de ce prince et transporté au tumulus qui devait recevoir ses restes. Au moment des funérailles, le cheval de bataille de Harald fut tué, afin, dit la Saga, que ce chef pût à son gré se rendre en char ou à cheval à la Valhalla, où il devait faire son entrée et être reçu par les héros qui l’y avaient précédé. Les obsèques des princes étaient une des occasions où se déployait le plus le luxe des scandinaves, qui demeurèrent longtemps fidèles à leurs vieux rites païens. Au tumulus de Sollested en Fionie, on a découvert les restes d’un très gros cierge qui paraît avoir fait partie du luminaire allumé quand eut lieu l’inhumation. De ce même tertre de Sollested, ainsi que de celui de Mollemosegaard, on a retiré des seaux en bois et des vases en bronze vraisemblablement destinés à recevoir les alimens préparés pour le mort ou les débris du sacrifice et du festin funéraire. Au tumulus de Mammen, dont il a déjà été parlé, deux seaux en bois étaient associés à un chaudron en bronze et à un gros cierge qui surmontait le cercueil en chêne dans lequel avait été déposé le mort, enveloppé d’un linceul d’étoffe brodée de soie, la tête posée sur un coussin rempli de duvet. Au tumulus de la reine Thyra, à Jellinge, en Jutland, on a trouvé pareillement une torche en cire et un coussin rempli de duvet dans la large chambre sépulcrale construite en madriers de chêne et recouverte de solives du même bois, qui constituait le caveau de cette princesse. Tout le mobilier funéraire de la sépulture de Jellinge, l’une des plus remarquables qui aient été signalées en Danemark, atteste le luxe des funérailles chez les Scandinaves. L’intérieur du tombeau était divisé en deux chambres, l’une où reposait la reine, l’autre destinée au roi Gorm, son époux. On a recueilli dans ces deux caveaux divers objets en bois peint découpé, en argent, en bronze doré, tous d’un style dénotant l’époque païenne, à l’exception d’une croix plaquée d’or et de quelques figures cruciformes, indices des premières conquêtes que le christianisme faisait, dès le Xe siècle, en Danemark.

Les monumens qui surmontaient les tumulus renfermant les personnages de distinction, sans annoncer une architecture bien développée, prouvent cependant que les Scandinaves n’étaient point, en fait de construction, fort inférieurs aux Romains de la décadence ; ces monumens consistent habituellement en grandes stèles ou pierres debout portant quelquefois des inscriptions runiques en l’honneur du défunt, A la première période de l’âge de fer, ces épitaphes n’affectent pas, sous le rapport de l’exécution et de la rédaction, un caractère aussi indigène qu’à l’époque suivante. La langue en est archaïque : elle décèle une influence du dehors. Mais au temps des Vikings, les mots, comme la configuration des lettres, ne présentent plus ce caractère, et ils offrent un type purement scandinave. Nous avons là une preuve de l’essor que tendait à prendre l’idiome des populations du Nord. C’est en Danemark et dans les cantons où s’étaient établis les Danois que ce mouvement littéraire s’est d’abord fait sentir. Les scaldes composèrent des chants, des poèmes sous l’inspiration du grand dieu de leur race, Thor, assimilé par les Latins à Jupiter. Des runes soigneusement gravées sur le roc, sur des pierres de granit ou de calcaire, associées à des dessins représentant des têtes d’hommes, d’animaux, des êtres fantastiques, des entrelacs, des dragons et des serpens, décoraient les monumens funéraires destinés à consacrer la mémoire des héros dont ces bardes du Nord célébraient les exploits. J’ai parlé plus haut du tombeau de la reine Thyra et du roi Gorm. Entre les deux tumulus s’élèvent deux monumens runiques des plus intéressans, car ils nous fournissent comme deux pages des annales de la Scandinavie. Sur le plus petit se lit l’éloge du prince qui l’avait fait élever en l’honneur de ses ancêtres, le roi Harald Blaatand, qui réunit sous une même domination le Danemark et la Norvège ; où il introduisit le christianisme. Cette pierre marque une époque nouvelle dans l’histoire des peuples scandinaves et annonce la chute de la société païenne, dont l’art et les vieilles habitudes y demeurent encore empreints, car à côté de l’inscription en l’honneur du roi se retrouvent ces entrelacs de dragons et de serpens, si chers aux artistes normands. Mais la foi nouvelle perce au travers de cette décoration toute païenne. Au milieu des entrelacs que forment par leurs nœuds les reptiles fantastiques, se reconnaît l’image du Christ, debout, la tête ceinte de l’auréole. Le système favori de décoration du vieil art scandinave persista longtemps après la disparition des croyances religieuses qui l’avaient fait naître. Ce style, qui apparaît chez les Scandinaves dans les bijoux en métal, vers le commencement du VIe siècle de notre ère, que caractérisent l’abondance des lignes courbes, des entrelacs, des tresses, des reliefs proéminens, l’emploi comme sujets de décoration de figures humaines, de têtes de quadrupèdes, d’images d’oiseaux, de serpens contournés, de plantes et de fleurs, s’est continué pendant tout le moyen âge chrétien, et M. Vedel, auquel on doit un savant travail sur les antiquités de l’île de Bornholm, nous apprend qu’on rencontre encore pareil mode de décoration dans des ornemens en bois sculpté, fabriqués aujourd’hui dans certaines vallées de la Suède et de la Norvège. Toutefois, l’influence d’un goût nouveau modifia quelque peu ce système d’ornementation, et là où il persista, il n’affecte pas absolument le même type qu’il présentait à l’origine. Il en fut, au reste, de la décoration comme des idées religieuses qui l’avaient suggérée. Les vieilles croyances scandinaves vécurent sous forme de superstitions à côté des croyances chrétiennes qui les avaient dépossédées. On a recueilli en Norvège, en Suède et en Danemark, comme on l’a fait pour la plupart des provinces de l’Allemagne, les vieilles traditions, les vieux contes populaires et l’on y reconnaît tout l’héritage du paganisme scandinave. Il semble que les contrées germaniques aient témoigné plus d’attachement encore que les contrées latines pour leurs vieilles superstitions païennes. Aussi la mythologie populaire est-elle en ces pays beaucoup plus curieuse et plus originale qu’elle ne l’est chez nous. Elle a fourni à l’illustre Jacques Grimm une partie des élémens du savant ouvrage qu’il a composé sur la mythologie allemande, Deutsche Mythologie, après avoir publié avec son frère Guillaume les plus curieuses traditions populaires de sa patrie (Sagen und Mährchen). Encore aujourd’hui, malgré l’influence du protestantisme, il règne chez les Allemands, même chez ceux qui ont une instruction distinguée, un fond de superstition datant du moyen âge et qui a complètement disparu chez nous. Avec de telles dispositions en quelque sorte natives, les Vikings ne pouvaient manquer de lutter énergiquement contre l’introduction de l’Évangile qui portait à leur société un coup mortel et que leur patriotisme devait détester. C’est cette haine qui poussa surtout les Normands dans leurs expéditions sur le continent à saccager les églises, à profaner les reliques, à massacrer les moines et les prêtres, à violer même les tombeaux et, selon M. Worsaae, on a conclu à tort de ces actes de violence que les populations du Nord étaient alors des barbares. Il a peut-être raison, car les haines religieuses ramènent facilement à la barbarie ; elles réveillent au fond du cœur humain la férocité que trop souvent la civilisation a plutôt endormie que déracinée. Mais le savant danois n’a-t-il pas été trop loin dans la réhabilitation de ses ancêtres ? Qu’y aurait-il d’étonnant que la vie menée par les Vikings, toujours en lutte avec les dangers d’une mer furieuse ou tourmentée, ait entretenu chez eux des habitudes sauvages dont on retrouve tant de vestiges au moyen âge chez les populations du nord de l’Europe ? On dirait que l’âpreté du climat tendait à maintenir dans les mœurs une brutalité dont les populations méridionales se dépouillèrent rapidement, grâce à l’influence d’une vie plus douce. Les habitudes, on le sait, se sont policées en Angleterre, en Écosse et en Allemagne beaucoup plus tard que chez nous ; et cette grossièreté, cette barbarie primitives, ce goût du sang répandu, d’orgies de boissons et d’exercices brutaux que rappellent les Sagas, que trahissent même quelques motifs de décorations préférés par les artistes du Nord, notamment les guirlandes de têtes humaines, les Anglo-Saxons et les Slaves en ont offert un tableau tout aussi repoussant. Mais, loin d’avoir été constamment inférieurs à ces deux grandes races qui devaient se répandre si fort au loin, l’une à l’orient l’autre à l’occident, et constituer deux des plus grandes nations des temps modernes, les scandinaves ont été à beaucoup d’égards leurs maîtres et leurs civilisateurs.


III

L’histoire de l’occupation danoise dans les Iles britanniques, étudiée par M. Worsaae, nous montre que les Danois avaient si peu ramené la barbarie dans ces îles, qu’ils ont, au contraire, contribué à en développer la civilisation. Certes, ce n’étaient point des barbares ces Danois dont Alfred le Grand recherchait le concours, qui se faisaient une place dans le haut clergé et la vieille aristocratie de l’Angleterre. Leurs établissemens avaient précédé la conquête qu’ils devaient faire de ce pays, et peu à peu, grâce à leur supériorité, ils y avaient étendu leurs colonies et leur influence, déjà grande au temps du roi anglo-saxon Edgar. La famille royale qui régnait sur le sol d’Albion contracta plus d’une fois des alliances avec le sang danois. La population de l’Angleterre ne témoigna en bien des cantons aucune aversion pour les Danois, et c’est ainsi que le grand Canut put régner simultanément sur la terre des scandinaves et sur celle des Anglo-Saxons, où il laissa un nom vénéré pour la justice et la sagesse avec laquelle il avait gouverné. Il arriva que les deux peuples commencèrent à se confondre, et le mélange serait devenu sans doute plus intime, si les fils de Canut avaient hérité des talens et du génie administratif de leur père. Mais les vieilles querelles, les divisions intestines se réveillèrent, et l’introduction du christianisme en Scandinavie, au lieu d’infuser aux Vikings une force nouvelle, ne fit qu’affaiblir leur énergie. Les Danois établis en Angleterre ne trouvèrent plus chez leurs frères de la Baltique l’appui sur lequel ils auraient dû compter. L’union se brisa, mais l’Angleterre n’en conserva pas moins sa population danoise qui, tout en se mêlant aux Anglo-Saxons, garda cependant quelque peu son caractère propre et en a laissé même à divers égards l’empreinte sur le génie anglais. Les Danois avaient fini par constituer une fraction considérable, sinon la partie tout à fait prépondérante de la population d’un certain nombre de grandes villes du nord de l’Angleterre. Divers cantons de cette île étaient habités par des hommes d’origine danoise ayant conservé leurs lois et leurs habitudes nationales. Le souvenir de la domination qu’ils avaient exercée leur faisait difficilement supporter l’autorité de princes qui n’appartenaient pas à leur race, et le pouvoir des rois anglo-saxons en fut singulièrement affaibli. Aussi semble-t-il que la conquête normande ait trouvé un puissant auxiliaire dans cet élément danois demeuré en Angleterre. Les Danois d’Albion acceptèrent plus volontiers l’autorité de chefs qui s’enorgueillissaient de leur origine scandinave que celle de ces princes anglo-saxons qui n’étaient pour eux que des ennemis. M. Worsaae s’est attaché, dans le livre que j’ai mentionné plus haut, à montrer tout ce qui reste de traces de la présence des scandinaves dans les Iles britanniques. Tandis qu’au nord et à l’est de l’Angleterre, les Danois avaient formé de nombreux établissemens, en Écosse, c’étaient les Norvégiens, souvent confondus avec eux, qui étaient venus coloniser. C’est à leur invasion qu’est dû surtout le refoulement dans les Highlands de la population indigène d’origine celtique ; ils ont préparé de la sorte l’envahissement de la basse Écosse par la race anglo-saxonne. En Irlande, où ils avaient fondé maints établissemens, les Scandinaves ont eu une action analogue, car ils apportèrent un élément plus capable de s’assimiler aux Anglo-Saxons conquérans de l’île que les vieux Celtes de la verte Erin, d’un caractère si opposé à celui des races de souche germanique.

En général, ce qui frappe chez les Scandinaves au moyen âge, c’est le génie de domination dont ils font preuve. Car, il faut le remarquer, ces Normands, qui poursuivaient en tant de contrées leurs expéditions, et réussissaient souvent à s’y établir d’une manière permanente et solide, ne constituaient qu’une population peu nombreuse. Les trois royaumes que réunit Marguerite de Valdemar ne pouvaient nourrir au VIIIe au IXe siècle, un chiffre d’habitans supérieur à celui qu’ils renferment aujourd’hui. Les ressources faisaient trop défaut dans ces pays septentrionaux, où la nature est fort pauvre pour permettre un accroissement notable de population.

Ces Vikings, qui s’élançaient au loin sur leurs navires, ne formaient après tout que de bien petites troupes, comparées à celles qu’auraient pu mettre sous les armes les pays qu’ils envahissaient. Les équipages qui débarquaient sur les côtes ne comprenaient vraisemblablement que quelques centaines de marins, et les plus larges flottes ne devaient guère comporter un effectif de plus d’un ou de deux milliers d’hommes. Mais les Normands suppléaient par l’habileté de leur conduite à l’infériorité de leurs forces. D’ordinaire, ils débarquaient dans de petites îles situées près de l’embouchure des fleuves, ou bien ils se rendaient promptement maîtres de certains promontoires qui formaient de petites péninsules. Ils se hâtaient de s’y fortifier, et si ces citadelles naturelles leur manquaient, ils profitaient des dispositions du terrain, de la direction de certains cours d’eau pour élever une barrière solide et difficile à franchir entre le canton où ils venaient s’établir et le reste du continent. C’est ainsi que les Danois en avaient agi dans leur propre pays pour se mettre à couvert des attaques de leurs voisins du sud. Dans le Jutland, on connaît encore, sous le nom de danevirk, le grand fossé qu’ils avaient creusé pour séparer cette presqu’île de la région sise au sud et qui s’étendait en longeant l’Eider d’un côté au golfe que la Baltique forme à Eckenfoerd, de l’autre à la mer du Nord. Un seul passage était ménagé sur cette longue ligne défensive pour les voitures et les voyageurs.

Les Saxons, dont les Normands continuèrent les habitudes, semblent en avoir agi ainsi. On sait en effet qu’ils s’étaient aussi emparés de quelques points de notre littoral. L’étude des noms de lieux a permis à un éminent géographe, M. Auguste Longnon, de dresser la carte de l’occupation des différens peuples barbares sur notre sol, à la chute de l’empire romain, et lui a fait reconnaître la présence à cette époque, dans le Boulenois ou pays de Boulogne, d’une colonie saxonne, analogue à celle que les textes de l’époque franque nous montrent avoir existé dans le Bessin ou pays de Bayeux[1]. C’est aux Saxons et aux Normands que remonte une fortification qui rappelle le danevirk et qu’on rencontre à l’ouest de ce dernier pays. Elle était formée d’un rempart dont on a retrouvé çà et là les pierres et d’un fossé dont on suit la trace près du promontoire de la Hague, dans le département de la Manche. Ce vieux retranchement est connu sous le nom de Hague-Dike. Il isolait le promontoire et formait, près la baie d’Omonville, une péninsule artificielle qui devint pour les envahisseurs une sorte de place d’armes. L’île de Noirmoutier servit aussi aux Normands de point de débarquement et de quartier-général pour leurs incursions dans la région qu’arrose la Loire. Sur le promontoire qui se détache au nord-est du canton que les Celtes de la Calédonie appelaient Catuibh, promontoire auquel on imposa pour ce motif le nom de Kataness, ce qui signifie le nez de Catuibh et d’où est dérivé le nom du comté de Caithness, les Norvégiens s’étaient de bonne heure assuré une place d’armes tout à fait du même genre. Ils s’y rendaient soit des Shetland et des Orcades, soit directement de la Norvège, sans se laisser arrêter par ces courans furieux et toujours bouillonnans qu’offrent le Röst entre les deux archipels et un peu plus au sud le Pentland Firth, que redoutent encore aujourd’hui des bâtimens autrement solides que ne pouvaient l’être les embarcations des Normands. C’est de cette presqu’île de Kataness que les Scandinaves s’avancèrent dans l’Ecosse occidentale et jusqu’en Irlande, dont ils se rendirent en partie maîtres. Le nom de Sutherland, qu’a conservé l’un des comtés les plus septentrionaux de l’Ecosse, est une dénomination toute d’origine norvégienne, car cette région des Highlands était pour les envahisseurs venus du nord un pays du sud (Sudrland), comme le mot l’indique. M. Worsaae a relevé dans cette partie de l’Ecosse une multitude d’appellations géographiques qui sont empruntées à l’idiome norvégien. Des traces nombreuses se trouvent pareillement dans l’île de Man, qui fut longtemps au pouvoir de ces mêmes conquérans. Dans la Frise occidentale, les Normands s’étaient également assuré un territoire où leurs débarquemens s’opéraient sans obstacle et d’où, au temps de Louis le Débonnaire, ils poussaient en remontant le Rhin leurs irruptions jusque dans la région qu’arrosent la Meuse et la Moselle. Le système adopté par les Anglo-Saxons pour soumettre l’Irlande était à peu près celui qu’avaient suivi avant eux les Danois dont les établissemens furent une première brèche, à l’indépendance de la verte Erin. Les Anglais s’assurèrent du canton qui environne Dublin et dont les Danois avaient jadis fait un de leurs quartiers-généraux[2]. Ils l’environnèrent d’une puissante palissade qui lui valut le nom de Pale par lequel il fut longtemps désigné. Ce retranchement ne cessa de mettre les conquérans à l’abri des attaques des indigènes jusqu’au temps d’Henri VIII, qui parvint enfin à abattre l’autonomie des comtés de l’intérieur de l’île. Un semblable mode de conquêtes, qui prenait son point d’appui sur une occupation d’abord fort limitée[3], était tout à fait dans le génie d’un peuple de marchands. Les envahisseurs procédaient lentement, ils ne visaient pas à des conquêtes rapides, à des exploits de nature à frapper les imaginations. Assurés d’un point sur le rivage, ils entraient en relations de commerce avec les indigènes ; ils étendaient graduellement leurs approvisionnemens et leur emmagasinage, et agrandissaient à la longue le rayon de leur colonie, en consolidant le point fortifié qui en était le centre. Telle paraît avoir été, dès une haute antiquité, la façon d’agir des Phéniciens. Ce peuple de marchands allait fonder des factoreries dans des îles voisines du littoral de la Méditerranée, sur des promontoires de l’Afrique et de l’Espagne, qui devenaient autant de centres d’une conquête dirigée à l’intérieur. Ils choisirent pour ces premiers établissemens des points naturellement fortifiés dont ils augmentaient les défenses ; ces points leur fournissaient des endroits faciles de débarquement et un entrepôt pour les marchandises qu’ils offraient comme objets d’échange aux indigènes et pour le butin dont ils s’emparaient sur les tribus dont ils avaient à repousser l’hostilité.

Ainsi prit naissance l’antique colonie de Gadès ; telle a été aussi l’origine de Carthage ; les Grecs, lors de leurs premiers établissemens en Sicile et en Italie, paraissent avoir procédé de la même manière. Cumes, juché comme un nid d’aigle sur un petit promontoire, leur fournit sur la côte occidentale de l’Ausonie un premier repaire presque imprenable, et la tradition disait que Diomède et ses compagnons s’étaient établis pour dominer le littoral de l’Adriatique dans les petites îles Tremiti. De nos jours, nous voyons à Gibraltar une occupation de la même nature protéger le commerce régulier ou interlope des Anglais dans la péninsule et continuer la politique coloniale qu’avaient, il y a plus de deux mille cinq cents ans, inaugurée dans les mêmes parages leurs devanciers les Phéniciens. Il importe d’insister sur ce fait qui prouve que chez les anciens Normands le génie du commerce, d’un commerce, il est vrai, qui sentait plus les habitudes du forban que la bonne foi d’honnêtes trafiquans, s’associa à l’esprit d’aventures. Tous deux se développèrent de conserve en diverses contrées. Dans les Iles britanniques, par exemple, ainsi que je l’ai noté plus haut, les marchands danois ouvrirent la voie aux conquérans. Il semble que les choses se soient ainsi passées à l’est de l’Europe, en Russie, et que des associations de marchands scandinaves, de véritables hanses normandes, aient apporté dans le nord de ce vaste empire, au pays de Novgorod et de Pskof, le premier foyer de la civilisation. Les Varègues, comme on appelait ces colons scandinaves, trafiquaient déjà depuis longtemps avec les tribus finnoises et les populations slaves de la Russie, quand ils fondèrent dans cette contrée des établissemens permanens. Ces marchands normands qui, du golfe de Finlande, s’avancèrent jusqu’aux sources du Volga et de la Duna, se constituaient en associations auxquelles s’attacha en certains lieux le nom de Rosslagen et qui furent le noyau de petits états dont l’influence a été très marquée sur la civilisation moscovite. Là encore, on constate le génie de domination des scandinaves qui, venus en petit nombre, s’imposent comme maîtres et recrutent pour se défendre contre la population du pays des indigènes qu’ils retiennent à leur service et dont ils réussissent à se faire obéir. Ce fut, comme on sait, la façon dont procédèrent les Carthaginois, qui soumirent avec des armées mercenaires un territoire étendu en Afrique et en Espagne. Les Anglais n’ont pas agi autrement dans l’Inde, où ils ont déployé le même génie de domination qui est un des traits caractéristiques de leur race. Les Varègues de la Russie prirent à leur solde un grand nombre de Slaves et de transfuges des pays finnois, et la présence parmi eux de ces auxiliaires indigènes est la raison pour laquelle on a parfois contesté aux Varègues leur origine scandinave. D’autre part, on ne saurait expliquer les expéditions victorieuses des Normands en France au VIIIe et au IXe siècle, sans admettre qu’ils recoururent aussi à l’assistance des hommes du pays. Une poignée de braves, quelque déterminés qu’ils eussent été, n’auraient pu suffire pour envahir des cantons fort éloignés de la mer et se rendre maîtres de cités importantes. Des témoignages contemporains autorisent à supposer que les Normands s’attachèrent bon nombre d’habitans qu’attirait l’appât du butin et qui grossirent l’armée dévastatrice. Plus les Normands pénétrèrent dans l’intérieur de l’Europe occidentale, plus ils durent recourir à la complicité de ces transfuges. Mais ce ne fut pas toujours à la tête d’armées ainsi raccolées qu’ils poussèrent au sud leurs invasions ; leur audace fit plus d’une fois toute leur force, et là où il ne s’agissait que de razzias sur la côte, l’équipage de leur flotte suffisait pour les effectuer. Ils avaient entendu vanter les richesses et la magnificence de cette Rome dont le nom, dès l’antiquité, parvint jusqu’aux extrémités du monde barbare. Si l’on en croit une tradition qu’on trouve consignée chez les historiens du Nord, un des chefs vikings le plus renommés, Hasting, mit à la voile avec cent bateaux et s’avança jusque sur les côtes méridionales de l’Espagne et au littoral de la Mauritanie, où aucun Normand ne s’était montré avant lui. Ainsi entré dans la Méditerranée, il ravagea les îles Baléares, puis se dirigea avec sa flotte vers la côte d’Italie, ne sachant guère qu’imparfaitement sa route et allant quelque peu à la découverte. Il atterrit près d’un port qu’il crut être Rome, à l’aspect des murs élevés flanqués de tours qui environnaient la ville. En réalité, Hasting et ses compagnons n’étaient arrivés qu’à l’embouchure de la Magra, au havre de Luna. Leur débarquement inopiné surprit les habitans pendant qu’ils célébraient dans l’église la fête de Noël. Mais Hasting, toujours au dire de la même tradition, fit avertir l’évêque et le comte qu’il venait simplement dans ce port réparer les avaries de ses navires, et afin d’enlever toute défiance à la population, il manifesta l’intention d’embrasser la religion de ce Christ dont on célébrait alors la fête. L’évêque et le comte furent dupes de la ruse et s’empressèrent de fournir aux Normands les vivres et les objets dont ils avaient besoin. Hasting se fit baptiser, puis il feignit une maladie grave. Le camp que les Normands débarqués avaient établi près de Luna ne tarda pas à retentir des cris de désespoir que leur arrachait la mort imminente de leur chef, et Hasting, qui semblait au moment d’expirer, témoigna l’intention de léguer à l’église du lieu le riche butin qu’il traînait avec lui, à condition de recevoir la sépulture dans un cloître de Luna. Enfin les lamentations et les hurlemens des Normands annoncèrent l’événement prévu, et la troupe des aventuriers suivit les prétendus restes de son chef quand on les transporta à l’église de la ville où devaient avoir lieu les funérailles ; mais au moment où Hasting allait être déposé dans la tombe, voilà qu’il se ranime et se dresse dans son cercueil ; il saisit une épée placée dans le cercueil et s’élance sur l’évêque qui officiait. C’était un signal convenu parmi les Normands, et, tirant de dessous leurs vêtemens les armes qu’ils tenaient cachées, ils massacrèrent tout ce qui était dans l’église et firent irruption dans la ville, qu’ils pillèrent, puis coururent à leurs embarcations chargés de leur butin et emmenant les plus belles femmes et les jeunes hommes capables de combattre ou de ramer. Ce beau coup fait, la flottille appareilla et reprit la route du nord.

Si le récit n’est qu’un pur roman, il nous a du moins gardé le souvenir des premières expéditions que les Normands tentèrent dans la Méditerranée, et la perfidie ici prêtée à Hasting et à ses gens est la preuve de l’impression que produisaient sur les populations les stratagèmes auxquels recouraient les hardis aventuriers.

Bien des faits authentiques prouvent que la ruse rapportée dans ce récit n’avait rien que de conforme à l’esprit des Normands. Guillaume le Conquérant ne se montra pas plus loyal que Hasting, et les premiers colons anglais, en certaines contrées lointaines, ont usé à l’égard des indigènes d’une pareille mauvaise foi. Si l’épisode de Luna est controuvé, on sait au moins par les annales de Saint-Berlin, que confirment d’autres témoignages quasi contemporains, qu’en 859 une troupe de Normands eut la hardiesse de passer le détroit de Cadix et de s’avancer dans la Méditerranée jusqu’aux bouches du Rhône. Ils ravagèrent là quelques villes et quelques monastères et occupèrent la Camargue, île fort appropriée à l’établissement de ces refuges dont j’ai parlé plus haut. L’année suivante, les Normands remontèrent le fleuve jusqu’à Valence ; ils dévastèrent Nîmes et Arles, puis revinrent chargés de butin à leur camp de la Camargue, pour diriger de là une incursion sur les côtes de l’Italie, où ils ravagèrent et pillèrent Pise et d’autres villes. Voilà comment les Normands apprirent le chemin de la Méditerranée, et ils s’en souvenaient quand, près de deux siècles plus tard, les descendans de quelques-uns de ces chefs scandinaves auxquels la faiblesse des Francs avait concédé des terres en Neustrie vinrent en certains cantons de l’Italie chercher l’emploi de leur bravoure et satisfaire leurs désirs de faire fortune. C’étaient les Varègues du sud, les Varangiens, comme on les appelait, et dont les bandes servaient depuis près d’un demi-siècle les empereurs de Byzance, toujours en quête de mercenaires pour grossir leurs armées. Ces Varangiens de l’empire d’Orient se confondaient souvent pour les Grecs avec les Slaves, auxquels, comme on l’a vu tout à l’heure, les Varègues de Novgorod s’étaient mêlés. Ils fournirent à Constantinople, pendant vingt-cinq ans, au commencement du Xe siècle, un corps auxiliaire qui s’était acquis un grand renom dans l’armée grecque. Les chroniqueurs byzantins vantent fort le courage et l’esprit militaire de ces Varangiens, autrement dits de ces Normands qui gardaient leur vieille armure nationale, en Russie comme à Constantinople, en Neustrie comme en Italie, et dont la taille élevée étonnait les Arabes, qui les comparaient à des palmiers. Vêtus de la cotte de mailles, coiffés du casque pointu qui se voit sur la tapisserie de Bayeux, ils combattaient à pied la lance au poing, avec cette solidité, ce sang-froid qu’on admira encore dans ce siècle chez les highlanders de l’armée britannique, c’est-à-dire précisément chez des soldats recrutés dans une partie de l’Ecosse toute pénétrée de sang scandinave. Aussi quand, en l’année 1030, Michel IV le Paphlagonien se décida à entreprendre une expédition contre la Sicile pour l’arracher à la domination musulmane et réunit des forces considérables, s’empressa-t-il de tirer de l’Asie où ils combattaient pour lui, ces mercenaires varangiens qui promettaient d’être les meilleurs soldats du corps d’expédition. Il les envoya dans la Pouille, puis en Sicile[4]. Son habile général, George Maniak, qui s’était signalé dans le gouvernement des villes de l’Euphrate, par la prise d’Edesse et la guerre contre les Sarrasins d’Asie, fit appel au concours d’un des chefs de ces bandes scandinaves, Girgir, que la Saga donne pour inséparable compagnon au prince norvégien Harald. Ce n’était pas en Orient seulement que se rencontraient ces mercenaires. Tandis que les Varangiens étaient arrivés par les contrées slaves à Constantinople, d’autres Normands sortis de la Neustrie s’étaient rendus en Italie, où ils avaient réussi à acquérir près des petits princes du pays du crédit et de l’importance. L’un d’eux, Gaimar, prince de Salerne, les avait particulièrement bien accueillis. Peut-être commençait-il à en avoir assez et il leur conseilla d’accepter les offres que leur fit Maniak de servir avec lui contre les Sarrasins de Sicile, moyennant un gros salaire. Parmi eux se trouvaient deux des plus jeunes fils d’un seigneur normand du Cotentin, Tancrède de Hauteville, et qui, en leur qualité de cadets d’une famille nombreuse, — elle comptait douze garçons, — étaient allés chercher au loin fortune. C’étaient le fameux Robert Guiscard et son frère Roger, que devaient rejoindre par la suite leurs trois aînés, Guillaume Bras-de-Fer, Drogon et Humfroy. Ces deux Normands étaient à la tête de trois cents de leurs compatriotes. Toute cette troupe unie à un certain nombre de Lombards passa au service des Grecs, et telle a été, comme on sait, l’origine de la domination normande dans la Pouille et en Sicile. Cet événement, qui occupe une grande place dans l’histoire du XIe siècle, est une des preuves les plus frappantes du génie dominateur de la vieille race scandinave. A force d’adresse, de persévérance et de sang-froid, les Normands réussissaient à imposer leur autorité à ceux auxquels ils n’avaient d’abord demandé qu’un salaire ou qu’un asile.

L’esprit de domination et l’instinct colonisateur persistèrent longtemps chez eux après qu’ils eurent perdu par leur entière conversion au christianisme et leur contact répété avec les nations méridionales ce qu’il y avait de plus original et de plus vigoureux dans leur ancienne organisation. Peu à peu les peuples sur lesquels elle avait pris pendant un temps un si puissant ascendant refoulèrent dans son berceau primitif cette race des rois de la mer. Si, en maintes contrées visitées par les Vikings, les traces de leur présence subsistent dans les traits physiques et moraux des habitans, dans les noms de lieux, dans divers usages et jusque dans la forme de certains engins ou ustensiles, dans l’idiome local et dans plusieurs institutions, l’influence politique et sociale des nations scandinaves sur l’Europe n’en a pas moins complètement disparu. C’est que la grandeur et la puissance de certains peuples ont été étroitement liées aux conditions au milieu desquelles cette grandeur et cette puissance avaient pris naissance. Quand le progrès de la civilisation a amené l’affaiblissement ou la ruine d’un ordre particulier d’institutions et de croyances et l’abandon des mœurs correspondantes, les peuples chez lesquels elles avaient acquis leur plus haut degré de force et d’éclat tombent rapidement, et ce progrès de la civilisation ne devient pour eux qu’une cause d’infériorité et de décadence. Les choses se sont ainsi passées dans l’antiquité pour les Égyptiens. La civilisation grecque, au lieu de donner un élan et une vigueur nouvelle aux peuples sur lesquels avaient régné les Pharaons, a préparé leur abaissement, et la conquête arabe consomma leur ruine. La civilisation chrétienne des nations latines a exercé une influence aussi fatale sur la société arabe, dont l’apogée, comme celui des Vikings, répond au moment où elle luttait avec le plus d’énergie contre l’introduction du christianisme. De nos jours, ne voyons-nous pas les Turcs, dont la puissance mit en péril toute l’Europe méridionale, qui surent opposer aux armées chrétiennes des armées à bien des égards mieux organisées, qui courbèrent sous leur joug les descendans de ces Grecs auxquels ils semblaient quelques siècles auparavant si inférieurs par l’intelligence et par les mœurs, perdre province par province leur empire d’Europe et s’apprêter à rentrer dans la contrée qui fut le berceau de leur race ? On dirait que la civilisation chrétienne n’a été pour les Ottomans qu’un principe de mort qui a gangrené peu à peu leur organisation vigoureuse et toute militaire. Mais bien longtemps après que ce peuple turc aura été refoulé en Asie, il subsistera en Europe des vestiges de sa présence qui fourniront la preuve que l’état par lui fondé avait eu sa prospérité et son éclat. Ce qui arrivera pour le Turc s’est passé pour les Vikings. Quand l’invasion des mœurs et des croyances chrétiennes se fut étendue à toute la Scandinavie, la vieille civilisation de ces rois des mers s’ensevelit, pour ainsi dire, avec ceux qui la représentaient, et les esprits curieux l’exhument aujourd’hui et retrouvent partout les traces d’une puissance et d’une société dont les modernes avaient quelque peu méconnu le caractère. Les érudits qui se sont occupés de l’histoire des religions ont montré que, lorsqu’un culte fait place à un autre culte, généralement apporté du dehors, les prêtres de la religion nouvelle représentent comme des démons et de mauvais génies les divinités qu’ils ont renversées et anathématisent comme sorciers et magiciens ceux qui persistent à les honorer. Il en est un peu de même pour les vieilles civilisations que viennent remplacer des civilisations plus jeunes et plus souples. Ceux qui y avaient appartenu sont dépeints par les propagateurs des formes sociales nouvelles comme des méchans, des gens grossiers et ignorans, et on leur refuse souvent les justes éloges auxquels donnaient droit les progrès qu’ils avaient déjà accomplis.


ALFRED MAURY.

  1. Il subsiste en effet dans cette région un certain nombre de noms de lieux d’origine germanique qu’il n’est point possible de faire remonter à des tribus saxonnes différentes de celles qui, au Ve et VIe siècle, envahirent l’Angleterre ; tels sont, par exemple, les noms d’Alincthun, Baincthun, Colincthun, Ferlincthun, Godincthun, l’erlincthun, Wadenthun, etc., dont on retrouve en Angleterre les homonymes à une légère différence d’orthographe près. La rareté des chartes de l’époque franque se rapportant au Boulenois ne permet sans doute pas de prouver l’antiquité de ces divers vocables, mais il est à noter que plusieurs apparaissent déjà dans des chartes du IXe siècle. C’est selon toute vraisemblance aussi à une colonie saxonne qu’on doit attribuer l’origine du nom de Verton, porté par un village du département du Pas-de-Calais, voisin de Montreuil-sur-Mer, et mentionné dès le VIIIe siècle. Divers indices tendent à faire croire que le Vimeu (pays de Saint-Valery-sur-Somme) et le pays de Caux avaient aussi reçu des colonies saxonnes.
  2. Dublin, autrefois Dyvelin, Waterford, Limerick, étaient au IXe siècle les capitales des petits états norvégiens.
  3. Le nom de Pale fut étendu dans l’usage à tout le territoire occupé par les Anglais, à savoir une partie du Leinster et du Munster.
  4. Un savant russe, M. V. Vasilievskyi a publié, sur les Varègues de Constantinople, un intéressant mémoire où il a réuni tout ce qu’on sait de leur histoire.