La Ville de Marseille, ses Finances et ses Travaux publics

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La Ville de Marseille, ses Finances et ses Travaux publics
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 620-651).
LA
VILLE DE MARSEILLE
SES FINANCES ET SES TRAVAUX PUBLICS

Il y a moins de vingt ans, en 1847, alors que Marseille n’était pas encore l’une des extrémités du magnifique réseau de voies ferrées qui relie Paris à la Méditerranée, la Revue publiait sur les côtes de la Provence[1] une remarquable étude de M. Baude, ou déjà la prospérité, démesurément accrue de l’antique colonie phocéenne, était signalée avec les chiffres les plus significatifs à l’appui. Les résultats déjà obtenus promettaient encore un développement plus rapide; mais quel esprit assez optimiste eût pu s’attendre aux progrès que nous voudrions signaler aujourd’hui?

Marseille, il y a vingt ans, se trouvait à trois jours seulement de Paris, grâce au service accéléré des malles-poste, grâce à la navigation de la Saône, du Rhône surtout, qui, dans les grandes eaux, permettait d’aller de Lyon à Beaucaire en quinze heures, temps très court pour l’époque, et qui suffit à présent pour le trajet entier de Paris à Marseille. Relativement rapproché de la capitale, notre premier port commercial de la Méditerranée, le quatrième de la France par le nombre de tonneaux jaugés sur navires de commerce, n’était plus seulement le centre d’un mouvement d’affaires réduites aux besoins locaux. Pourvu alors d’un service de paquebots à destination du Levant et exploités par l’état, devenu en outre l’intermédiaire obligé entre la France et l’Algérie, à l’aide de transports périodiques confiés à une compagnie privée au prix d’une modique subvention, magasin général de notre nouvelle colonie où 100 millions étaient dépensés chaque année et 100,000 soldats entretenus, le port de Marseille avait, il y a vingt ans, repris possession du rôle que le génie expansif de ses fondateurs lui avait assigné aux premiers jours de son histoire. Le nombre des habitans, qui était de 96,271 en 1811, s’était élevé en 1846 à 183,000 ; de 2,221,000 francs en 1810, le produit des douanes avait atteint en 1845 le chiffre de 36 millions ; en six années seulement, de 1839 à 1845, le mouvement du port passait de 1,200,000 tonneaux à 2 millions de tonneaux. De tels progrès, à coup sûr, justifiaient bien des espérances : les plus grandes ont été dépassées ; c’est un véritable changement à vue que Marseille a réalisé dans ce court espace de vingt années. Par un de ces mouvemens d’expansion dont les États-Unis d’Amérique semblaient seuls avoir le privilège, elle s’est transformée sous tous les rapports, ou plutôt une création toute nouvelle a surgi comme par enchantement, et s’est opérée dans des conditions de virilité politique et sociale, de vigueur commerciale et industrielle, d’esprit libéral et progressif, que nous allons nous efforcer de mettre en lumière.

Aujourd’hui Marseille renferme une population de 300,000 âmes et a déjà bâti des quartiers prêts à en recevoir 100,000 de plus. Ce n’est pas à des étrangers attirés par les plaisirs des grandes villes, à des ouvriers nomades alléchés par les gros salaires de travaux temporaires, que cette agglomération doit exclusivement se rapporter. En dehors de la population sans cesse accrue qui s’attache d’une manière durable aux travaux du port, les besoins renaissans de l’industrie ont appelé et retiennent chaque jour un plus grand nombre de bras. Le territoire communal s’est couvert d’usines de tout genre : manufactures de savon, de produits chimiques, minoteries, verreries, huileries, hauts-fourneaux, qui donnent sur la terre l’image du mouvement qui règne sur la mer. Partout les cheminées fument, la vapeur siffle, et ce paysage, il y a si peu d’années encore sec, aride et morne, s’emplit des rumeurs d’un peuple laborieux. Ici ce n’est pas la ville qui a dépeuplé la plaine ; au contraire, la cité a fourni des masses d’ouvriers sédentaires aux champs qui ne retenaient jadis aucun cultivateur. Après l’industrie proprement dite, la culture du sol est venue, ou plutôt l’eau de la Durance, amenée à travers les rochers, a créé un sol et fait une campagne. Le progrès commercial a encore été plus rapide. Le mouvement du port dépasse aujourd’hui 3 millions 1/2 de tonnes, c’est-à-dire qu’il a sextuplé. Depuis 1862 cependant, il semble que l’on soit arrivé au point culminant de la courbe ascendante[2]; mais les causes bien connues de ce temps d’arrêt ne sont point particulières à Marseille, elles ne sauraient durer, et l’élan du commerce ne se sera ralenti que pour reprendre avec plus de vigueur. Un élément nouveau de cette prospérité, la marine à vapeur, n’a d’ailleurs cessé de progresser, ainsi que le constate chaque année le compte rendu de la chambre de commerce. Sur 5,788 navires entrant à Marseille à la fin de la restauration, on n’en comptait pas un seul à vapeur. En 1864, sur 9,095 navires entrés et 8,936 sortis, la marine à vapeur en compte plus de 5,000 à l’entrée et à la sortie, dont 4,000 français. En même temps le tonnage de ces bâtimens s’élève toujours, ainsi que le nombre des passagers. Au tonnage maritime il faut ajouter le mouvement du chemin de fer, dont les chiffres augmentent à chaque exercice. Le chemin de fer en effet est en grande partie le prolongement de la mer; de plus il amène et emporte des marchandises qui ne sont pas destinées à la navigation. La gare de Marseille avait, dès la première année de l’exploitation complète de la ligne principale, en 1856, reçu 566,499 voyageurs à l’arrivée et au départ, et 684,332 tonnes de marchandises; en 1865, le trafic a atteint 1,216,091 voyageurs et 1,318,755 tonnes de marchandises. Un autre indice non moins caractéristique de prospérité nous est fourni par les opérations de la succursale de la Banque de France. Soit pour l’importance des opérations effectuées, soit pour le montant des bénéfices réalisés, elle dépasse toutes les autres, même celles de Lyon, Lille, Rouen et Bordeaux[3]. En même temps de nouvelles compagnies financières se fondent, des sociétés de crédit de Paris et de Lyon, des sociétés anglaises créent des comptoirs à Marseille, et malgré la hausse de l’intérêt l’argent est venu de toutes parts alimenter une activité à laquelle l’importance des riches maisons de Marseille ne suffisait plus.

L’aspect extérieur de la ville révèle tout d’abord cette prospérité. L’impression est surtout frappante pour celui qui a pu comparer Marseille à plusieurs époques et qui se rappelle ce qu’il était avant l’achèvement du chemin de fer, avant la création des nouveaux ports et la dérivation des eaux de la Durance. S’il a perdu le ravissement de ce premier regard jeté des hauteurs de la route d’Aix sur un golfe moins vaste, moins riant que la baie de Naples, mais d’une beauté plus sévère, mise en relief dans un cadre plus étroit, en revanche, quant au débouché du souterrain de la Nerthe le voyageur arrive à la station de l’Estaque, sur les rails placés à mi-côte des localités de Saint-Joseph, du Canet et de Saint-Barthélemy, il voit au milieu de jardins fleuris, de prairies vertes, ornement tout nouveau de cette terre autrefois crayeuse, à côté d’établissemens industriels récemment créés, s’étendre le rivage d’une mer sillonnée de navires. Avant d’entrer dans la ville, il a déjà salué la forêt de mâts qui peuple les nouveaux ports, et dans cette ville même, au lieu d’entrer par les faubourgs d’Aubagne sur la route de Toulon, ou par les masures de la route d’Aix, qui était celle de Paris, on arrive en plein cœur par la gare du chemin de fer, en une station haut placée qu’entoure un riche quartier neuf. Quelques minutes de marche vous amènent au Marseille de Louis XIV et du Puget, aux allées de Meilhan, à cette nouvelle rue de Noailles qui a doublé l’ancienne Cannebière, au cours Belzunce, dont les constructions uniformes conservent, malgré une vétusté précoce, l’air magnifique du grand règne. Quelques pas encore, voici l’ancien port élargi, purifié, disparaissant sous les navires, et à l’entrée même de ce port, après la nouvelle bourse, s’ouvre la perspective de la rue Impériale, cette grande voie des nouveaux ports, des cinq bassins creusés depuis dix ans pour les besoins du commerce. Pour faire cette entrée à la nouvelle ville, on a coupé en deux et jeté à la mer la colline où s’était entassée l’antique colonie phocéenne. C’est la porte grande ouverte à l’avenir qui demain s’appellera le présent.

Au premier regard promené dans son enceinte, au premier pas fait sur son sol, Marseille offre donc le spectacle de ces transformations intérieures dont l’étude nous attire par les intérêts qu’elles mettent en jeu, par l’amélioration physique et morale dont leur sont redevables des millions de créatures humaines. Après Lyon et Paris, le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône peut nous offrir le sujet des questions sociales, financières, administratives et politiques les plus sérieuses. Nous résumerons pour ainsi dire en trois chapitres les améliorations dont cette grande ville a été le théâtre. Nous nous occuperons en premier lieu du canal de la Durance, qui a donné à Marseille, avec l’eau qui lui manquait, la santé pour les habitans, la fertilité pour le sol, l’humidité pour l’atmosphère; de là nous passerons à l’étude des nouveaux ports, qui ont mis Marseille en mesure d’accomplir ses destinées commerciales; enfin nous envisagerons les travaux d’embellissement, de viabilité, les constructions publiques ou privées qui ont imprimé à cette grande ville le caractère monumental dont la fierté nationale n’aurait pas souffert qu’elle restât plus longtemps privée. Toutes ces entreprises ne se poursuivent pas sans de grands sacrifices financiers, et après les descriptions louangeuses viennent les humbles, mais nécessaires appréciations du budget. Comment l’administration de la ville a-t-elle aligné les chiffres redoutables qui se résolvent en lourdes charges pour les contribuables? Marseille, plus heureuse sous ce rapport que Paris et Lyon, possède une municipalité issue du suffrage de la population. Quel a été l’esprit de cette autorité municipale élue? Quels entraînemens ont eu lieu? Quelle suite dans les projets ou quelles modifications sont devenues nécessaires? Nous le rechercherons avec soin et nous le dirons avec franchise, jaloux avant tout de faire preuve envers les choses et envers les hommes d’exactitude et d’impartialité.


I. — CANAL DE LA DURANCE. — EAUX DE MARSEILLE.

Des grands travaux exécutés à Marseille, le premier en date est le canal de la Durance. En 1838, les fontaines de cette cité populeuse, qui comptait déjà 150,000 habitans, n’étaient alimentées que par la petite rivière de l’Huveaune et deux sources. Dans les jours d’abondance, le débit total était de 108 litres par seconde; mais il se réduisait pendant les chaleurs de l’été à un filet d’eau si mince qu’il fallait souvent requérir la force armée pour le garder. Ce n’est qu’après un demi-siècle d’essais, et grâce à l’initiative du maire, M. Consolat, que la grande question des eaux fut enfin abordée sérieusement. L’habile ingénieur M. de Montricher la résolut, et par une rare fortune il acheva d’exécuter lui-même le projet qu’il avait conçu.

Avec des recettes de 4 millions seulement, l’autorité municipale n’hésita point à se lancer dans une dépense qui était évaluée à 40 millions de francs. La loi du 4 juillet 1839 autorisa la ville à ouvrir à ses frais un canal dérivé de la Durance de 2m 40 de profondeur, de 9m 40 de large, et d’un débit de 5m 75 centièmes par seconde à l’époque des plus basses eaux. La branche-mère, depuis la prise jusqu’au vallon de Saint-Antoine dans le bassin de Marseille, se prolongeait sur 87 kilomètres, dont 17 en souterrain. Les travaux préparatoires seuls nécessitaient 60 kilomètres de chemins de service. Or en 1846 le canal était ouvert sur toute la ligne, et le 8 juillet de l’année suivante les eaux arrivaient à Saint-Antoine aux acclamations d’une population immense. Il faudrait relater toutes les difficultés vaincues dans cette lutte de la science contre les accidens du sol pour apprécier dignement l’œuvre de M. de Montricher. Les souterrains creusés, parmi lesquels celui des Taillades mérite une mention particulière; les ponts et aqueducs, dont le plus remarquable de tous, l’aqueduc de Roquefavour, est deux fois plus haut que le fameux pont du Gard; le creusement des bassins où l’eau devait se trouver réservée pour obvier aux chômages du canal, et dont un seul, celui du Réaltor, s’étend sur une surface de 640,000 mètres carrés; tout cet ensemble de travaux rappelle les créations les plus gigantesques dont les Romains ont laissé la trace dans cette partie même de leur empire, et cependant on peut dire que, défalcation faite du temps employé pour les études, il fut exécuté en six années.

Il ne suffisait pas d’amener l’eau sur le territoire de Marseille, on devait l’y distribuer, et c’est ici qu’éclate la grandeur de la conception. Marseille vu de haut, de la montagne de la Garde par exemple, présente l’image d’une grande conque marine dont les montagnes qui l’entourent forment les bords relevés. C’est sur le sommet de ces collines qu’un premier canal de dérivation d’une longueur de 48 kilomètres fut creusé, et permit ainsi de fertiliser tous les terrains inférieurs. Descendant du haut des montagnes, l’eau de la Durance, utilisée à chaque pas, reçue dans des réservoirs, distribuée sur toutes les pentes, amassée à chaque pli de terrain, a créé un sol tout nouveau, d’où surgit une végétation inconnue jusqu’alors, et où s’épanouirent la flore et la faune des pays du nord frais et humides. La moitié, soit 3,000 mètres cubes, des eaux que débite le canal tombe ainsi d’une hauteur de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer, et se trouve employée, de chute en chute, pour les besoins de soixante-dix usines auxquelles elle procure une force motrice de 660 chevaux[4]. En même temps les eaux arrosent les prairies, les jardins maraîchers qui nourrissent la ville, et les parcs des villas dont la banlieue s’est peuplée. Autrefois ce n’était que du côté de la route d’Aix, sur les hauteurs de l’Estaque et de Saint-Joseph, que les riches habitans de Marseille construisaient leurs maisons de campagne : aujourd’hui ces anciennes résidences ont pris, grâce aux eaux de la Durance, un nouvel aspect; mais c’est surtout à la gauche de Marseille, au sud, que la transformation a été remarquable et que la verdure a fait invasion. L’administration municipale, à qui est dû le canal de la Durance, avait aussi créé la promenade du Prado, et projeté de faire de toute cette partie de la ville arrosée par l’Huveaune, grossi du Jarret, quelque chose comme le west-end de Londres, la résidence des familles opulentes. Malheureusement de nombreuses usines se sont élevées aux alentours des maisons de plaisance qui bordent les boulevards de la place Castellane au château Borély. Déjà l’on s’est ému de cette invasion de l’industrie, et une compagnie s’est formée pour construire un chemin de fer de la future gare Castellane jusqu’à la pointe de Montredon, afin de rejeter dans la banlieue les hauts-fourneaux dont le voisinage incommode les hôtes élégans du bois de Boulogne marseillais.

Cette pointe de Montredon elle-même, arrosée aussi par le canal circulaire de dérivation, est parsemée de châteaux et de parcs magnifiques ; mais c’est surtout de l’autre côté de Montredon, dans l’enceinte même de la ville, sur la montagne de l’Endoume, que l’eau de la Durance a produit des merveilles. Tout l’entassement de rocs arides, de terrains pierreux où quelques bouquets de pins rappelaient seuls l’antique végétation disparue, toutes ces pentes abruptes qui séparaient le Prado de l’anse des Catalans et du vieux port, achèvent chaque jour de disparaître pour faire place à des maisons de plaisance dont les villas des environs de Paris n’égalent ni l’élégance ni le luxe. Faisant face au midi, à l’abri du vent de nord-ouest, de ce mistral terreur des Marseillais, dans le périmètre de l’octroi, avec la mer à leur pied, et à la hauteur des collines qui bordent l’autre côté de la baie, ont été construites les résidences de printemps et d’automne. Les heureux propriétaires de ces villas se gardent en effet d’y braver les chaleurs de l’été, et pour l’hiver quelques-uns d’entre eux, fidèles aux usages traditionnels, reviennent occuper la modeste maison à trois étages et à trois fenêtres du vieux Marseille.

Le chemin de la Corniche, où aboutissent ces habitations, et qui rattache la plage Borély aux Catalans, est sans contredit la plus belle promenade que jamais ville ait consacrée aux équipages et aux cavalcades des classes riches. Côtoyant la Méditerranée sur un parcours de 7 kilomètres, elle ne le cède en rien à la Corniche de Gênes, et la vue dont on y jouit n’est pas inférieure à celle qui a rendu célèbre la Chiaia de Naples. Le hasard en a fait naître l’idée première, dont M. de Montricher s’est emparé pour la féconder. Dans les plus mauvais jours de février 1848, le commissaire des Bouches-du-Rhône, M. Démosthènes Ollivier, se préoccupant de la cessation du travail, exprimait ses craintes à M. Lepeytre, secrétaire-général de la mairie, qui s’est depuis longtemps signalé par les importans services qu’il a rendus à l’administration de la ville. La question était de savoir comment on utiliserait les ateliers nationaux. Un entrepreneur de travaux possédait une bastide aux quartier alors inaccessible de l’Endoume : il parla de la nécessité de le relier à la ville par une route ; M. de Montricher fut consulté, et 3 millions des épargnes de la ville furent immédiatement affectés aux premiers travaux de cette route, dont le plan d’ensemble, tracé d’une main habile, révéla tout d’abord les avantages futurs. Toute cette côte abrupte et déserte est aujourd’hui utilisée, bâtie et habitée. Un terrain que le propriétaire, un chevrier, vendait, il y a cinquante ans, à raison de 80 francs se paie maintenant un demi-million, et on donne couramment 15 ou 20 francs du mètre carré conquis par la mine sur le roc. L’Endoume, réunie aux Catalans, attend déjà les bassins que l’on projette de creuser du port vieux à l’île des Pendus, et tout ce côté sud de la ville, avec son admirable situation, ses promenades, ses verts ombrages, tant de villas particulières, le château Borély, les allées du Prado, offre un site qui, pour la pureté de l’air, l’aspect du ciel et de la mer, la richesse du sol, n’est inférieur à aucun autre en Europe. Une route et l’eau de la Durance ont opéré ce prodige.

La fertilisation du territoire marseillais ne constitue que la partie la moins importante des bienfaits apportés par le canal. La moitié de l’eau qu’il débite, 3,000 litres par seconde, est en effet réservée pour le service de la ville proprement dit. D’un séjour malsain, nauséabond et sordide, l’eau achève de faire une localité exceptionnellement favorisée sous le rapport de l’arrosement et de la propreté, ces premiers besoins des agglomérations humaines. Marseille, à ce point de vue, ne le cédera pas même à Rome, où les antiques aqueducs, quoique bien détériorés, distribuent l’eau plus abondamment que partout ailleurs. Alors que Paris aura obtenu le complément en eaux de rivières et de sources fraîches que lui promet la déviation de la Vanne, il ne recevra encore pour les services publics et privés de ses 2 millions d’habitans que 420,000 mètres cubes d’eau par jour. La Durance seule fournit aux 300,000 habitans de Marseille 260,000 mètres cubes.

La branche-mère du canal, après la première dérivation circulaire utilisée pour l’agriculture et l’industrie, subit quatre déviations principales d’une étendue de 29 kilomètres, d’où partent 229 kilomètres de rigoles d’arrosage, qui portent les eaux jusqu’aux propriétés particulières. L’alimentation de la ville est assurée par une rigole spéciale de 7 kilomètres, qui prend l’eau à la dérivation de Château-Gombert, à une altitude de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer, et l’amène au plateau de Longchamp, à une altitude de 74 mètres : c’est de là que l’eau, reçue jusqu’à présent dans deux bassins superposés d’une capacité de 40,000 mètres cubes, dont la disposition rappelle le château d’eau de Livourne, doit tomber par une cascade de 20 mètres au pied du nouveau musée. Ce monument, le mieux réussi de tous les édifices nouvellement construits à Marseille, profile déjà sur le plateau de Longchamp ses trois pavillons de style renaissance, reliés par une colonnade circulaire à jour, à travers laquelle se découpent l’azur du ciel et la verdure du jardin. En attendant que l’eau tombant de la cascade descende par des marches ornées de vases et de statues jusqu’au bassin inférieur destiné à alimenter les bas quartiers, le volume principal du conduit de Longchamp se distribue déjà par quatre conduites en fonte dans les cinq bassins établis sur le haut des plateaux qui forment le sol accidenté de la ville. La hauteur de ces plateaux, inférieure à celle de Longchamp, a permis d’établir un système de siphons où la pression suffit toujours à faire monter l’eau jusqu’aux derniers étages des habitations. Les tuyaux secondaires qui se ramifient aux cinq bassins, suivant les exigences du service, conduisent l’eau à 4,500 réservoirs, 400 fontaines publiques, dont 37 monumentales, et 2,000 bouches d’arrosage. Si de nouveaux besoins surgissent, rien ne sera plus facile que d’augmenter la distribution. Le canal y suffira, comme il a suffi à un autre résultat tout aussi important, l’amélioration du vieux port.

Tout a été dit sur l’insalubrité du bassin du vieux port, qui, dans ses 29 hectares d’eaux stagnantes, recevait les eaux sales d’une ville où l’usage des lieux d’aisances était inconnu, et les immondices de plusieurs milliers de matelots entassés sur les navires à l’ancre. Aujourd’hui le canal, par cela même que tout son volume d’eau n’est pas utilisé, jette dans le vieux port 1,000 litres par seconde. Aussi a-t-on remarqué que les poissons et les coquillages ont recommencé à vivre dans le tiers de la longueur du bassin. En outre on a pu songer à remplacer par un système rationnel les anciens égouts aboutissant au port. Les immondices avaient tellement comblé celui-ci qu’en 1839 il fallut procéder à un approfondissement général. Il fut décidé qu’on construirait un grand égout de ceinture destiné à détourner des nouveaux bassins toutes les eaux sales pour les verser dans la rade, et qu’on introduirait dans l’ancien port un mètre cube par seconde d’eau épurée. Le grand égout comprenait deux branches, l’une dite septentrionale qui, partant de la place Castellane, longeant la rue de Rome et aboutissant au boulevard des Dames, viendrait déboucher dans la rade de Marseille, en dehors de la jetée extérieure du bassin de la Joliette. Cette branche devait recueillir les eaux sales d’une surface bâtie de 211 hectares.

Pour une surface de 143 hectares, la branche dite méridionale, partant de la place de Rome, aboutirait dans la rade, de l’autre côté du vieux port de Marseille, au sud, à l’anse des Catalans. Dans ce système, le vieux bassin n’aurait plus reçu à son origine que les eaux d’une partie de la vieille ville, d’une surface de 9 hectares seulement, par l’égout de la Consigne. Encore est-ce à ce point que le versement des eaux pures du canal se serait opéré entre l’hôtel de ville et le canal des douanes. De ces trois parties du projet, la première seule a été exécutée : la branche septentrionale conduit dans la rade de la Joliette environ 600 litres d’eaux sales par seconde; on n’a pas encore commencé l’égout de la Consigne, parce qu’il doit traverser une partie de la vieille ville qui sera remaniée, mais on verse des eaux pures dans le vieux port, redevenu salubre. Quant à la branche méridionale de l’égout collecteur, l’exécution n’en semble pas prochaine. Le projet de création d’un port aux Catalans, le déplacement des fabriques de savonnerie agglomérées le long du quai de Rive-Neuve, qui occupent de grands terrains d’un prix devenu très élevé, modifieront peut-être le plan primitif; mais il deviendrait plus que jamais nécessaire de consacrer une somme importante à des égouts secondaires que les variations apportées dans le nivellement de la ville n’ont pas permis de construire avec cet ensemble qui a signalé les opérations analogues effectuées à Paris.

Après la conduite des eaux sales, la canalisation des égouts et l’établissement des fosses dans chaque maison, la municipalité doit se préoccuper d’une amélioration réclamée avec une insistance qui ne permet plus de retard : la clarification des eaux de la Durance. Des trois conditions que doit remplir l’approvisionnement des eaux d’une grande ville, l’abondance, la limpidité et la fraîcheur, le canal de la Durance ne satisfait qu’à la première. La température des eaux s’élève jusqu’à 22 degrés en été, et descend à 5°,034 au-dessous de zéro en hiver. Sous l’influence de ces variations, la proportion des matières que tient en dissolution une eau de bonne qualité serait modifiée profondément; qu’est-ce donc pour un liquide où se mêlent tant de matières étrangères? La Durance charrie dans les grandes eaux jusqu’à 4 kilogr. 179 de matières insolubles par mètre cube, ce qui donne en moyenne 0,279. De là une couleur qui varie de la teinte café au lait à la teinte brune la plus foncée. On calcule que sur les 5 ou 600,000 mètres cubes d’eau dérivés chaque jour de la Durance, il y a quinze cents mètres cubes de terre charriée, dont il faudrait délivrer l’eau d’abord et se débarrasser ensuite. Non-seulement cette eau, pour devenir potable, devrait être filtrée, — c’est une nécessité d’autant plus grande que, sur tous les moyens d’alimentation d’eau que possède Marseille, les sources, les puits, les ruisseaux de l’Huveaune et du Jarret, enfin la Durance, celle-ci entre pour 104 millions de litres dans le total de 115, — mais encore les dépôts entraînés par le liquide obstrueront, si on ne peut les en chasser, tous les conduits, les bassins d’approvisionnement, et rendront inutile une dépense qui déjà s’élève à 52 millions.

Comme l’eau jusqu’ici coule plus abondamment qu’il n’est nécessaire, les conduits n’ont pas encore été engorgés par ce limon, qui représente en moyenne la centième partie du volume du liquide; mais les besoins s’étendront, il faut donc de toute nécessité rendre l’eau fraîche et potable; enfin il y a péril urgent pour les bassins destinés au filtrage de l’eau, dont plusieurs sont déjà envasés. Après de très nombreux projets, dont quelques-uns comportaient des dépenses considérables, un mémoire de M. Pascal, ingénieur en chef des ports de Marseille, conclut à l’adoption du plan de son collègue M. Pascalis, ingénieur du canal de la Durance. Il s’agit simplement d’opérer l’épuration des eaux en utilisant pour cela les réservoirs d’approvisionnement, qui deviendront en même temps bassins de décantation, et de rendre à la Durance elle-même les dépôts de limon qu’elle aurait introduits dans le canal. Six bassins d’une contenance totale de 6,855,000 mètres cubes et d’une superficie de 938,500 mètres carrés pourraient fournir à la ville 2 millions de mètres cubes d’eau avec un débit de 5 mètres par seconde : c’est un approvisionnement de cinq jours. En fermant la prise de la Durance, on pourrait donc arrêter à volonté la marche des dépôts et nettoyer les bassins. Déjà la moitié de ces dépôts s’arrête au premier bassin situé près de la prise, celui de Ponserot. On le nettoie dès à présent avec une grande facilité grâce à une forte chasse de l’eau. Le surplus du limon, qui a déjà envasé les troisième et quatrième bassins, pourrait être arrêté au second, à celui de Saint-Christophe, si on l’aménageait de façon à rendre la chasse aussi puissante que dans le premier. On rejetterait alors tout le limon dans la Durance, à 600 mètres du bassin de Saint-Christophe; les bassins à la suite se trouveraient préservés, et le cinquième, celui du Réaltor, de 640,000 mètres carrés de surface, que M. de Montricher avait fait sans doute construire pour le filtrage des eaux, fonctionnerait seulement comme bassin d’approvisionnement d’eaux déjà décantées.

À ces travaux de nettoiement du bassin de Saint-Christophe et de consolidation de la digue du Réaltor, dont la dépense est évaluée à 1,100,000 fr., il faut ajouter quelques moyens de filtrage des eaux décantées; en dépensant par exemple 600,000 fr. environ, on doublerait les filtres de Longchamp, et l’on assurerait tout le cube d’eaux pures nécessaire pour l’alimentation de Marseille. Cette solution économique paraît présenter des garanties certaines de succès, et tout porte à croire que l’administration municipale s’empressera de l’adopter.

II. — LES PORTS DE MARSEILLE.

L’ancien port de Marseille, celui qui subsistait encore il a vingt ans, quelque sécurité qu’il offrît aux navires, était loin de satisfaire aux progrès du commerce avec une surface de 29 hectares, des quais étroits de 2,500 mètres de développement, une eau fétide et un envasement continu. Aussi dès 1820 avait-on élargi le quai de Rive-Neuve; on commençait en 1829 un bassin de carénage; en 1839, on procédait à l’élargissement du quai de Vieille-Ville et à l’approfondissement général du port, aux termes d’une loi rendue pour l’amélioration de dix-sept autres ports. Cependant ce fut seulement en 1844, lorsqu’on affecta 40 millions aux travaux de nos trois premiers ports de commerce, que se révéla la pensée créatrice dont l’exécution a si fort accru la fortune de Marseille en satisfaisant aux besoins du moment et en préparant tous les agrandissemens futurs. L’exposé de motifs de cette loi de 1844 consacrait en termes qu’on ne saurait trop louer le grand système adopté depuis la révolution de 1830 pour les travaux publics de la France. C’est une des gloires, et non pas la moindre, du gouvernement de juillet que la largeur des vues, la conception irréprochable du plan général embrassant toute la France, d’après lesquelles pendant dix-huit ans les entreprises publiques ont été exécutées sous les ordres de M. Legrand par tant d’habiles ingénieurs. Dès les premières années du nouveau régime, le sol tout entier du pays était étudié à sa surface et dans ses profondeurs; au début du règne, le programme des conquêtes pacifiques était tracé par la même main qui en poursuivit et dirigea l’application. On n’a pas oublié les exposés de motifs de ces belles lois destinées à ouvrir toutes les grandes et petites communications de terre, fluviales, maritimes. Après les routes royales, les routes stratégiques, les chemins vicinaux, vinrent les améliorations des rivières, l’établissement des canaux. L’opinion publique était encore hésitante, presque indifférente même à l’endroit des chemins de fer que déjà le tracé des lignes principales était étudié et présenté. On a eu souvent occasion de le remarquer : si dans la construction des chemins de fer la France n’a pas marché aussi vite que d’autres pays, elle a évité du moins beaucoup des fautes et des désastres subis ailleurs; elle l’a dû à l’excellence du plan primitif adopté, et le soin avec lequel les administrations postérieures ont suivi ce plan témoigne en faveur de la pensée qui l’a conçu. Les travaux des ports étaient l’objet d’une sollicitude non moins vigilante et non moins éclairée. Ainsi que le disait l’exposé de motifs de la loi de 1844 pour la création du nouveau port de Marseille, « il ne suffisait pas au gouvernement et aux chambres, grâce aux ressources d’une situation calme et tranquille, de poursuivre avec confiance, de faire marcher de front l’œuvre combinée des voies de terre, d’eau et de fer. Cette œuvre, toute grande qu’elle fût, serait restée incomplète, si les points du littoral auquel aboutissaient ces voies de communication n’avaient reçu en même temps les améliorations que réclament le commerce et les nécessités de la grandeur de la France. » De là tout un ensemble de travaux à exécuter dans nos ports de commerce et de guerre, les phares à allumer, les côtes à défendre, la prospérité et la gloire extérieure du pays à préparer.

Heureux les gouvernemens et les administrateurs venus aux époques où le mouvement des esprits et la grandeur des intérêts à satisfaire suscitent de telles inspirations ! Mais, à vrai dire, dans la lutte de l’homme avec la nature chaque heure n’amène-t-elle pas des nécessités nouvelles, et ne provoque-t-elle pas d’aussi puissans efforts? Après les œuvres de nos devanciers ne reste-t-il pas aujourd’hui à poursuivre les grandes opérations d’assainissement, de reboisement, d’irrigation, de mise en valeur rapide du sol? Le moment n’est-il point venu de procéder à la rénovation en quelque sorte du territoire, comme nous le voyons faire avec succès pour quelques-unes de nos grandes villes? N’est-ce point là une tâche digne d’exciter le zèle de l’administration actuelle? Moins aidée peut-être par les événemens et moins secondée par l’opinion, elle n’a pas, nous regrettons de le dire, procédé par les larges conceptions qui ont illustré sa devancière. Plus libre que celle-ci dans son action et plus indépendante du contrôle, il lui a peut-être manqué précisément d’être éclairée et stimulée par la discussion. Dans tous les cas, on peut dire que, dotée de plus de ressources, elle n’a pas cependant rencontré ces hautes inspirations qui donneraient tant de lustre à l’histoire des travaux publics de 1830 à 1848, si ces entreprises trouvaient un historien compétent.

La loi de 1844 consacrait donc une somme de 20 millions à l’établissement d’un nouveau port à Marseille, celui de la Joliette, à l’établissement d’une route de ceinture pour joindre les deux ports avec la ville, et à la construction de deux môles au port du Frioul pour établir le lazaret dans les deux îles de Pomègue et de Ratonneau, situées au milieu de la rade. Une partie de cet important crédit était réservée à l’ouverture d’un canal de communication entre le port de Bouc et l’étang de Berre, rade intérieure de 15,000 hectares d’étendue, d’une profondeur variable de 3 à 10 mètres, qui, reliée à la mer par un canal accessible aux gros navires, pourrait jouer au point de vue militaire un rôle important dans la défense de nos côtes de la Méditerranée. Cette dernière partie du programme de 1844 est encore à l’état de projet, les autres travaux ont été exécutés. La jonction des îles de Pomègue et de Ratonneau a créé le port de quarantaine du Frioul, et permis de débarrasser la ville de Marseille du voisinage dangereux de l’ancien lazaret. A la place où il s’élevait, de nouveaux ports ont été creusés et toute une ville conquise sur la mer : la route de ceinture, qui devait unir à l’ancien port celui de la Joliette et les rattacher par des pentes douces au plateau supérieur de la vieille ville et jusqu’à la route d’Aix, a servi de point de départ à ces grands travaux de reconstruction et de nivellement qui ont transformé la partie nord de Marseille. Enfin le port de la Joliette, qui avait déjà mis à la disposition du commerce 21 hectares d’eau et 2,200 mètres de quais, a vu depuis l’année 1855 quatre nouveaux ports se creuser successivement. La création des docks-entrepôts et du bassin Napoléon, décrétée en 1859, a permis, par le simple prolongement de la jetée, d’ajouter au bassin de la Joliette ceux du Lazaret et d’Arenc, destinés au service exclusif des docks, et le bassin Napoléon, ouvert à la fois aux docks et au public. Déjà les fondations d’un nouveau port, le Bassin-Impérial, creusé à la suite, sortent de l’eau, et l’on dispose à la fois les bassins de radoub et de carénage entrepris par la société des docks. L’ensemble de ces travaux comprendra 136 hectares d’eau et 14 kilomètres de quais, au lieu des 29 hectares d’eau et des 2 kilomètres de quais d’il y a vingt ans. Ces progrès ne rivalisent-ils point avec ceux dont les États-Unis eux-mêmes donnent l’exemple? Marseille se trouve dès à présent à la hauteur de toutes ses destinées, et par les travaux en cours d’exécution, et par le système de développement des ports, tel qu’il est arrêté en projet. Que l’on se représente à la droite de la ville une longue jetée parallèle au rivage, derrière laquelle se trouvent déjà abrités les cinq bassins existans, et qui peut se prolonger jusqu’au cap Janet en renfermant un espace double de l’étendue actuelle; que de l’autre côté de l’avant-port, à la gauche de Marseille et comme formant la seconde branche de l’éventail, on imagine une digue disposée comme celle de droite, protégeant les ports en projet à l’anse des Catalans, à partir du promontoire qui domine la résidence impériale jusqu’à l’îlot où s’élève la tour Canouvier, en face de la pointe de l’Endoume; pour servir de vestibule à tous ces bassins creusés des deux côtés et en avant de l’ancien port, devenu ainsi un arrière-bassin, que l’on fonde une digue comme celle de Cherbourg, au milieu même de la rade, laissant à ses deux extrémités la mer grande ouverte, et l’on aura la représentation exacte du plan présenté par M. Pascal, adopté avec enthousiasme par l’autorité municipale, et dont chaque progrès du commerce amène la réalisation partielle. De la pointe d’Endoume jusqu’au cap Janet, ce serait une surface de 200 hectares d’eau, avec lin développement de 30 kilomètres de quais. Liverpool est moins bien partagé.

On ne peut parler des ports de Marseille sans mentionner l’entreprise des docks. La société à qui la ville rétrocéda la concession qu’elle avait obtenue de l’état pour construire et exploiter l’entrepôt de la Juliette disposa pour les besoins de la douane le bassin du Lazaret avec 700 mètres de quais, des magasins pouvant contenir 75,000 tonnes de marchandises, et pour les besoins de l’entrepôt libre le bassin d’Arenc avec 1,400 mètres de quais, dont 300 mètres sur le bassin Napoléon. Indépendamment des hangars des quais, 10 magasins répartis autour du bassin peuvent contenir 75,000 tonnes. La société des docks a aussi obtenu 260 mètres de quais sur le bassin de la Joliette et 320 mètres sur la jetée du large, affectés principalement au service des bâtimens à vapeur. Enfin elle a construit pour le service de l’administration, pour l’installation du moteur hydraulique et le développement de la machinerie à eau comprimée qui donne la vie à ce grand corps, un vaste bâtiment dont les étages superposés renferment encore des magasins pour 80,000 tonnes de marchandises. Cette importante construction est un des embellissemens de la nouvelle ville. L’heureuse application du système hydraulique emprunté à sir W. Armstrong, plus connu parmi nous par l’invention d’un canon à énorme portée, les dispositions prises pour le débarquement et l’embarquement des navires, l’élévation des marchandises dans les magasins supérieurs, font des docks de Marseille l’établissement le plus perfectionné qui existe en ce genre, et justifient la réputation de leur créateur, M. Paulin Talabot. Cet utile établissement a néanmoins rencontré des obstacles imprévus, et tout d’abord l’hostilité de la corporation des portefaix, laquelle survit encore à l’abolition des corps de métiers, et qui depuis sa réorganisation, en 1816, sous le titre de société de bienfaisance, constitue une association privilégiée. Les membres seuls de la corporation ont le droit de posséder le sac, règnent en maîtres sur les palissades, c’est-à-dire sur les quais, et, comme les hommes d’armes servis par des écuyers et des varlets, ils ont au-dessous d’eux, pour faire les gros ouvrages à fond de cale et les transports en ville, les robeirons et les portéiris. A l’ouverture du dock, la corporation des portefaix défendit à ses membres d’y travailler à d’autres conditions que celles de son tarif et de son règlement. Elle expulsa de son sein ceux qui enfreignirent cette défense. Le dock ouvrait ses portes à tous, mais entendait rester maître chez lui. Portée depuis longtemps devant la justice, la querelle, sans être éteinte, a déjà perdu de sa vivacité. C’est après tout question de chiffres et de bon marché. Le service des portefaix était sûr, mais cher. Non-seulement le règlement multipliait les opérations, il s’opposait encore à toute innovation pouvant diminuer l’emploi des forces humaines : pas de brouettes, de charrettes, de moyens de transport mécaniques, rien de ce qui diminue le nombre des travailleurs; mais aussi que de soins pour prévenir les fatigues du portefaix ! Chiffre d’hommes employés, relais, points où il fallait prendre des bras de renfort, tout était prévu dans le règlement. Ces restrictions vaines s’évanouissent chaque jour devant la concurrence, et ce luxe de tarifs, que le commerce a subi sans se plaindre tant qu’il a pu le faire payer aux acheteurs, disparaîtra devant l’obligation de conserver à Marseille la clientèle que ses rivales italiennes, françaises ou espagnoles lui disputeraient bien vite. Il faudra cependant quelque temps pour que les anciennes habitudes se perdent. Les portefaix constituent une association recommandable par la plus scrupuleuse probité. Les négocians se reposent entièrement sur eux du soin des marchandises. Un navire était-il en vue, le portefaix de la maison se bornait à prévenir l’armateur de l’arrivage, tout le reste était son œuvre : vérification du chargement, emmagasinement, conservation et écoulement de la marchandise, le négociant n’avait rien à surveiller. Cette confiance, qui n’entraînait aucun danger, s’est perpétuée d’autant plus absolue que, dans les usages marseillais, tout se fait par des tiers, par intermédiaires, par courtage. Chacun est à tour de rôle courtier de quelqu’un et de quelque chose : on ne vend, on n’achète, on ne loue rien, on prétend même qu’on ne se marie pas, sans l’office d’un courtier. Un nouveau-venu veut-il se loger, il visite un appartement, le trouve à son gré, s’entend avec le propriétaire, et croit que tout est fini : erreur. Le propriétaire, pour arrêter les conditions, envoie son courtier, lequel reçoit honoraires des deux mains. C’est une charge indispensable, et qu’il faut s’imposer dans la crainte de l’avenir.

Le dock a donc eu à lutter et lutte encore contre les habitudes marseillaises. Il s’est vu aux prises non-seulement avec des intérêts de toute sorte, intérêts des portefaix, des intermédiaires, des propriétaires de magasins particuliers, ou, comme on dit, des domaines, mais aussi à des reproches plus graves formulés au nom des principes économiques. On l’accuse de constituer un monopole et un privilège. Ce dernier mot est impropre : le dock fait un service public. Toute ville pourvue d’un entrepôt de douane où les marchandises destinées au transit sont considérées par une fiction légale comme n’ayant pas touché le sol français, doit déposer ces marchandises dans un local séparé, facile à surveiller, et ne formant qu’un seul corps. Ces conditions n’étaient pas remplies à Marseille : le dock y a pourvu. Les marchandises soumises à l’entrepôt de douane doivent lui être apportées, il en tire bénéfice, mais c’est là un service public plutôt qu’un privilège. En tout cas, comme lieu d’entrepôt libre, c’est-à-dire de dépôt de marchandises destinées à rester en France, le commerce peut à son gré user ou non du dock. On doit cependant reconnaître que la société des docks a su rendre la concurrence difficile par la situation privilégiée qu’elle s’est faite. Rattaché au chemin de fer de la Méditerranée par un embranchement spécial, propriétaire en totalité ou en partie des bassins creusés à la suite du port de la Joliette, concessionnaire des bassins de radoub et de carénage qui se fondent, le dock est maître du présent et en quelque sorte de l’avenir. Si les ports se développaient à la suite du Bassin-Impérial, le commerce aurait en effet pour aller chercher sur les futurs bassins des entrepôts concurrens, ou pour y prendre les marchandises, un tel chemin à faire et de telles dépenses de transport à supporter, qu’il ne pourrait lutter à armes égales avec le dock qui a pris les premières places. Dira-t-on que de l’autre côté du vieux port la concurrence sera facile? Le jour viendra en effet où le port des Catalans, dont il était déjà question dans le projet de 1844, donnera à la partie sud de Marseille des avantages maritimes encore plus immédiats que le port de la joliette lui-même à la partie nord; mais les Catalans se trouveraient bien éloignés du chemin de fer. Il est vrai que la compagnie de la Méditerranée s’est engagée à construire à la place Castellane une seconde gare d’un accès plus facile pour le port futur des Catalans, et à ouvrir, sur la ligne d’Aubagne à Toulon, un embranchement qui se raccordera avec la ligne principale. Au jour où ce projet se réalisera, il est plus que probable que la société des docks utilisera pour maintenir sa position les terrains qu’elle a prudemment achetés de ce côté de la ville. En tout cas, le commerce trouvera des gens empressés à satisfaire à ses besoins; mais ce sont là des prévisions à long terme. Aujourd’hui le dock suffit à tout, on peut croire qu’il se conciliera de plus en plus les intérêts un moment divergens, et qu’il contribuera pour une large part aux progrès de la prospérité que les ports assurent à notre métropole maritime de la Méditerranée. Le temps marche si vite à Marseille, les vingt années qui viennent de s’écouler ont réalisé de telles merveilles, qu’il n’était pas hors de propos de prévoir pour une nouvelle période des résultats encore plus importans. Aussi est-ce une grande sécurité de savoir à l’avance que tout est prêt pour cet avenir, et qu’il suffira en particulier d’achever le plan de 1844, qui a été si largement développé par M. Pascal, l’ingénieur actuel des ports de Marseille.


III. — TRAVAUX PUBLICS.

Le canal de la Durance et l’agrandissement des ports appartiennent, sinon pour l’achèvement, au moins pour la pensée et l’origine de ces vastes entreprises, au régime antérieur à 1848. Elles n’étaient point entièrement exécutées quand il a disparu, elles ne le sont point encore, puisque la clarification des eaux de la Durance est à l’étude, et que, de l’aveu même de M. Pascal, le bassin de la Joliette et ceux qui le suivent ne seront réellement terminés que lorsque les môles exécutés et à exécuter seront couverts de constructions assez élevées pour mettre à l’abri les navires et leur garantir une sûreté égale à celle de l’ancien port. Quant à tous les travaux intérieurs qui ont si profondément modifié la physionomie de la ville, ils sont bien l’ouvrage exclusif de l’époque actuelle : tout éloge ou toute critique, s’il y a lieu, doit lui en être reporté.

Ce n’est pas toutefois que depuis longtemps déjà l’administration ne se fût sérieusement préoccupée des besoins nés de l’accroissement de la population et du développement des affaires. Depuis que les contemporains de Puget, sourds d’abord aux conseils de son génie, s’étaient plus tard décidés à construire d’après ses plans les cours de Belzunce et de Saint-Louis et à ouvrir la large voie de la Cannebière, plusieurs préfets des Bouches-du-Rhône, et en particulier M. Charles Delacroix, père de notre grand peintre, dotaient la ville de Marseille de boulevards, de fontaines publiques, et projetaient de réelles améliorations. La belle promenade du Prado remonte, comme on l’a vu, à une époque bien antérieure à 1852; mais c’est principalement à partir de cette année que les travaux d’édilité proprement dite furent poussés avec une grande vigueur. La translation du lazaret aux îles du Frioul souleva la question de la propriété du terrain laissé disponible : l’état fit céder ses prétentions devant celles de la ville, mais exigea que le prix de ce terrain, vendu en 1856 à M. Mirés, fût appliqué à des œuvres d’utilité générale. Sur les terrains du lazaret et sur ceux qui seraient conquis sur la mer, on assigna l’emplacement du dock et du quartier de la Joliette. La rénovation complète de la vieille ville et l’ouverture de la rue Impériale ne tardèrent pas, comme des conséquences qui dépassent leur principe, à justifier cette première entreprise. M. Honorat, maire de Marseille, digne successeur du promoteur du canal, proposa en 1858 au conseil municipal tout un ensemble de travaux qui comprenait, avec la construction de nouveaux monumens, l’ouverture de voies principales de communications, l’élargissement des anciennes, le nivellement et l’assainissement du sol. Marseille, ville catholique, n’avait pas de cathédrale; centre d’un grand commerce, pas de bourse; foyer d’un esprit municipal ardent, il ne possédait qu’un hôtel de ville exigu. Aucun vestige, aucune relique d’art ou d’histoire n’y consacraient les traditions du passé, les nouveaux et les anciens quartiers ne se reliaient que par des rues montueuses et étroites, une cité commerciale de 200,000 habitans étouffait dans l’enceinte malpropre et incommode d’une ville de 100,000.

Tel était le tableau présenté en 1858 pour justifier les demandes faites au conseil municipal; aujourd’hui la ville de Marseille renferme 300,000 habitans et peut en contenir bien davantage. Les affaires se sont développées en proportion, tous les besoins ont été satisfaits; mais aussi quelle audace, quelle fougue marseillaise il fallut déployer pour obtenir ce résultat en un temps si court!

Comme Paris, Marseille est coupé à angle droit par deux voies principales : l’une qui va du nord au sud, l’autre de l’ouest à l’est. La rue d’Aix commence au nord à la place de l’Arc-de-Triomphe, ancienne entrée de la ville sur la route d’Aix, se prolonge, après le cours Belzunce, par la rue de Rome, aboutit à la place Castellane, où s’élève un obélisque, et se termine au sud au rond-point du Prado, où la promenade s’infléchit au bord de la mer. A l’ouest, sur le quai Napoléon, s’ouvre la Cannebière, qui se terminait brusquement à l’étroite rue de Noailles, au bout de laquelle les allées de Meilhan et le chemin de la Madeleine conduisaient aux quartiers de l’est. Ces deux voies importantes, traversées chaque jour par 10,000 colliers, devaient avant tout être élargies. Il fallait mettre aussi la gare du chemin de fer et les nouveaux ports en communication avec les artères principales de la circulation et avec les quartiers industriels. L’élargissement de quelques rues secondaires, telles que la rue Saint-Ferréol, la rue Paradis, aboutissant aux rues de premier ordre, paraissait également nécessaire; d’autres voies se trouvaient suspendues dans leur cours, des boulevards neufs manquaient d’issues. La configuration du sol de la ville, coupé de dépressions profondes, hérissé de hautes collines, exigeait un grand travail de nivellement et des chemins à long circuit pour rendre possible l’accès de plusieurs quartiers. Nulle part les obstacles ne paraissaient plus insurmontables qu’entre les nouveaux ports, les quartiers industriels d’Arenc et de la Joliette et les quartiers du centre, séparés par l’énorme soulèvement de terre sur lequel s’élevait la vieille ville, rempart contre le mistral, mais barrière entre les nouveaux ports et Marseille. La dépense de cette première catégorie de travaux était estimée à 22,300,000 fr. Une autre somme de 17,700,000 fr. était destinée aux rues des faubourgs, aux égouts, aux jardins, aux édifices. Déjà la question des monumens publics préoccupait, comme elle n’a cessé de le faire depuis lors, l’opinion avant toutes les autres. L’amour-propre des Marseillais ne tolérait plus l’état d’infériorité de leur ville sous ce rapport. A une première visite de l’empereur fut résolue la construction d’une nouvelle cathédrale au centre de la vieille ville, sur une esplanade au-dessus des quais, dominant à la fois et le port et la mer; mais en même temps d’autres impatiences se manifestaient, auxquelles les successeurs de M. Honorât ont dû se mettre en devoir de répondre. Palais, églises, musées, casernes, hôpitaux, on s’est pressé de tout faire, et, comme il était facile de le prévoir, on a fiait trop vite. Le génie est toujours chose rare, en architecture comme dans les autres arts. Marseille n’a pas eu la fortune de retrouver ce Puget que les édiles du XVIIe siècle ne surent pas utiliser. Quelques-uns des nouveaux monumens sont bien appropriés à leur emploi, le talent qui a préparé et exécuté les plans se recommande quelquefois par de sérieuses qualités; mais, sans faire ici de critique spéciale, on doit reconnaître que l’improvisation, cette faculté des races méridionales, laisse surtout des regrets quand elle s’applique à l’architecture. Au lieu de construire à la fois la cathédrale, le palais impérial, la bourse, le palais de justice, la bibliothèque, le musée de Longchamp, la préfecture, massif et coûteux édifice, l’observatoire, trois églises, trois hôpitaux, deux casernes, mieux valait sans doute éprouver par de premières œuvres le talent des artistes, pour ne confier les secondes qu’à des mains sûres. Ce n’est pas tant au point de vue de l’économie des deniers publics et de la proportion à maintenir entre les recettes et les dépenses que cette règle paraît bonne à suivre, c’est surtout au point de vue de l’art et du renom que la génération actuelle conservera dans l’avenir. Si le présent souffre du retard apporté à la satisfaction de ces besoins d’imagination dont les populations se montrent tourmentées, on fait un mauvais calcul en s’efforçant de les contenter aux dépens du bon goût et de l’élégance. Ces réflexions, prises à la lettre pour tout ce qui s’est fait à Marseille, dépasseraient la limite du juste et du vrai. Elles nous sont venues à l’esprit lorsque, cherchant à prévoir l’effet que doit produire le nouveau musée, encore inachevé, nous regrettions qu’il ne fût pas égalé en mérite et en beauté par les autres créations si nombreuses dont Marseille s’est enrichi depuis dix ans.

Pour rendre à chacun la part qui lui est due, nous devons dire que la seconde moitié de cette période a été de beaucoup la plus remplie. L’achèvement de la plupart des édifices lui appartient, les travaux de voirie exécutés spécialement par elle se résument en chiffres significatifs: à l’intérieur de la ville, 35 rues ou boulevards terminés, 14 en cours d’exécution, 3 squares, 3 places; aux Catalans et à la Joliette, 28 rues, 7 boulevards, 5 places achevés, 50 rues, 2 places en projet; à l’extérieur de la ville, 23 rues ouvertes dans la banlieue. Marseille, on peut le dire, a dépassé Lyon et peut-être même Paris.

Dans cette œuvre immense de démolition et de reconstruction, un point mérite surtout l’attention, c’est la rénovation de la vieille ville et les premiers travaux entrepris aux Catalans. Une fois les nouveaux ports créés, la route circulaire de 1844, qui contournait la montagne où s’entassaient les 45,000 habitans du vieux Marseille, devenait insuffisante comme voie de communication entre les ports et tous les autres quartiers de la ville. Pouvait-on traverser cette montagne? Fallait-il la jeter dans la mer tout entière ou en partie, faire de la colline une plaine, sans craindre le mistral, contre lequel elle protégeait et la ville et le port ? Devait-on la percer par une ligne directe, en adoucir les pentes, en rendre l’accès facile non-seulement aux voitures venant des docks et des quais, mais aussi à celles venant de la place d’Aix et de la gare du chemin de fer? Ce dernier parti prévalut, et on lui doit la cité nouvelle, creusée, bâtie, presque achevée en trois années par la société dont M. Emile Pereire préside le conseil d’administration. C’est à la fin de 1860, à la suite d’une seconde visite de l’empereur, que l’ouverture de la rue Impériale fut décrétée. M. Gassend, directeur de la voirie municipale, en dressa le plan de manière à satisfaire à toutes les nécessités présentes et à venir. La vieille ville était construite sur une succession de mamelons dont la ligne de faîte prend naissance sur la place de l’Arc-de-Triomphe et plonge de l’est à l’ouest en formant deux versans plus ou moins inclinés, l’un vers l’ancien port, l’autre vers le boulevard des Dames. Pour répondre à cette disposition naturelle, comme pour ouvrir des communications du côté de la mer avec la cathédrale, et du côté de la ville avec l’arc de triomphe et la gare, il fallait déterminer au cœur même du massif un point central d’où l’on descendrait par une pente insensible vers le port, d’où l’on remonterait aisément vers le chemin de fer, et où s’ouvrirait l’amorce des voies nouvelles perpendiculaires à l’artère principale. Tel fut l’objet de la création d’une place pentagonale, déblayée à la hauteur de 12 mètres au-dessus de la mer, c’est-à-dire à un niveau tel qu’il permet de descendre et de monter par des rampes adoucies aux points extrêmes. Du milieu de ce pentagone, l’œil découvre d’un côté la place des Docks et le quai Napoléon, les rues ouvertes vers l’Hôtel-Dieu et la cathédrale, de l’autre l’arc de triomphe, le cours Belzunce et la gare du chemin de fer. La rue Impériale seule est d’une longueur de 1,083 mètres et d’une largeur de 25. L’expropriation s’est étendue sur 100,000 mètres carrés. Il a fallu démolir 935 maisons et expulser 16,000 habitans. Le volume des déblais transportés, jetés à la mer, et qui sont devenus les terrains du Lazaret et d’Arenc, dépasse 1,500,000 mètres cubes. Sur quelques points, la tranchée atteignit la profondeur de 25 mètres. En résumé, plus de 100 millions ont été déjà dépensés pour exproprier, niveler et bâtir cette nouvelle ville. Il s’agissait non point en effet de percer une seule rue, mais d’en ouvrir d’autres parallèles ou perpendiculaires, de les garnir de maisons dont la hauteur atteint le plus souvent 30 mètres, et de tout terminer en trois campagnes. Le spectacle des chantiers ouverts dans la rue Impériale dépassait comme activité tout ce que nous avons vu en ce genre à Paris; ce qui prouvait l’urgence de l’entreprise, c’est le mouvement commercial, le transit quotidien poursuivi au milieu des transports de terres, de pierres, de matériaux de construction. Une telle hâte de prise de possession justifie ce qu’il faut appeler non pas la témérité, mais bien l’audace des promoteurs du travail. Jeter 100 millions dans des constructions nouvelles à côté de celles de la Joliette, dont les premiers essais restaient infructueux, construire tout d’un coup une cité propre à recevoir 100,000 habitans au nord d’une ville dont le mouvement d’expansion s’étendait depuis un demi-siècle vers le sud, repousser la mer, abaisser le sol, faire refluer la population en sens contraire, c’était une entreprise dont la hardiesse pouvait coûter bien des insomnies à ses auteurs, et dont aujourd’hui le succès presque assuré n’a pas encore désarmé les critiques. Quelles que soient les objections de détail que l’exécution ait soulevées, et sans entrer dans l’appréciation des avantages financiers réservés à la société elle-même, nous soutenons qu’au point de vue de l’intérêt local comme de l’intérêt général l’œuvre mérite une haute approbation. Elle se complétera à mesure que s’ouvriront les rues perpendiculaires à la rue Impériale, et la transformation des Catalans, de l’autre côté du vieux port, lui servira de corollaire. Sur ce point cependant tout progrès sera suspendu tant que le génie militaire n’aura pas sacrifié le fort Saint-Nicolas, traversé déjà par la route qui mène à la résidence impériale. Inutile au point de vue stratégique, ce fort s’oppose à l’assimilation complète avec la ville de tout un vaste territoire, à peine habité, hérissé de rochers, qui s’étend de la Corniche et de la colline de la Garde jusqu’à l’ancien canal au bord du vieux bassin. Les terrains à bâtir sur cet emplacement, où déjà 150,000 mètres ont été aliénés à la condition d’être construits dans un délai de huit ans, suffiraient à rétablir du côté du sud de la ville l’équilibre détruit par le mouvement récemment opéré au nord. On pourrait aussi y conquérir ou reprendre à des services publics 160,000 mètres de terrain, dont 10,000 dans l’ancien bassin du carénage, 52,000 au fort Saint-Nicolas, 98,000 par le creusement d’un port; mais l’étendue est bien autrement considérable autour de la Joliette et de la rue Impériale. Les surfaces construites dépassent 74,000 mètres carrés, sur lesquels la compagnie immobilière, soit par elle-même, soit par des tiers acquéreurs, achève d’élever 419 maisons. Il reste encore à couvrir de bâtimens, dans un délai de huit ans, au quartier de la rue Impériale 11,000 mètres, à la Joliette 88,700, au lazaret 205,300, ce qui fait, avec les 150,000 mètres du quartier des Catalans destinés à la construction, 455,000 mètres, sur lesquels 2,000 maisons doivent être commencées immédiatement, et 1,000 de plus achevées en 1874. Si on ajoute à ces chiffres les 160,000 mètres à créer aux Catalans, sur lesquels 1,100 maisons seraient à l’aise, on aura en constructions déjà faites, commencées ou en projet, un total de 4,100 maisons édifiées en dix années, c’est-à-dire, en ne comptant que vingt habitans par maison, la création d’une ville d’environ 80,000 habitans sur deux emplacemens autrefois inutiles.

Cette gigantesque entreprise est-elle hors de proportion avec les nécessités du présent et celles de l’avenir? La population de Marseille, qui était de 87,000 habitans en 1764, et qui aujourd’hui atteint le chiffre de 300,000, comptait en 1764 1 étranger pour 29 Marseillais; elle en compte aujourd’hui 1 sur 2. Il n’est pas douteux que le percement de l’isthme de Suez ne détermine un mouvement d’étrangers plus considérable encore, et la proportion de 1 à 2 sera très certainement retournée avant vingt ans. Sans compter les progrès de la population indigène elle-même, en évaluant uniquement ceux de l’immigration étrangère, on doit porter au chiffre minimum de un demi-million d’habitans la population marseillaise avant un quart de siècle. Les travaux de reconstruction n’auront donc fait que marcher parallèlement avec l’accroissement annuel des habitans. Ils auront encore eu ce mérite, qui les justifie pour le présent, de remplacer par des maisons saines, élégantes même, les bouges où s’entassaient pêle-mêle les habitans des vieux quartiers, de substituer des rues larges et aérées à des ruelles insalubres ou à des rochers infertiles. La vieille ville était décimée par des maladies périodiques : de 1833 à 1865, le choléra l’a visitée huit fois. Aujourd’hui la santé publique s’est améliorée, les fièvres paludéennes ont disparu, le choléra dans sa dernière apparition n’a plus porté, à beaucoup près, des coups aussi cruels ; enfin la vie moyenne s’est élevée depuis le commencement du siècle de vingt-deux à vingt-six ans. De tels bienfaits doivent être un encouragement comme ils sont déjà une récompense. Que l’on poursuive donc les travaux à entreprendre pour perfectionner le système des égouts, purifier l’eau du canal, éclairer la ville, assurer les communications de quartier à quartier, répondre aux progrès du commerce, surtout si l’on peut le faire sans compromettre l’équilibre financier et en réservant des allocations suffisantes aux besoins intellectuels de cette ville, destinée à être de plus en plus la grande entrée maritime de la France.


IV. — BUDGETS, DETTE COMMUNALE.

L’entreprise du canal de la Durance marque le point de départ des vicissitudes que le budget de la ville de Marseille eut à subir. Au moment où ce grand travail fut résolu, la commune n’était grevée d’aucune dette ; en 1840, le total des recettes ordinaires s’élevait à 3,013,562 fr. C’est avec ces faibles ressources que la municipalité ne craignit pas de s’engager dans une dépense qui, vingt ans après, dépassait 52 millions de francs. Aussi recourait-on dès la première heure à l’emprunt et à l’impôt tout ensemble. Une taxe additionnelle sur les farines et le pain, l’élévation d’un décime par franc sur les produits de l’octroi pendant dix ans étaient demandées aux contribuables, en même temps que le conseil municipal votait un premier emprunt de 10 millions. Pour cette même année 1840, plus de 5 millions de recettes extraordinaires venaient s’ajouter aux recettes ordinaires du budget. Notons en passant que, sur des dé- penses ordinaires montant à 2,959,000 fr., celles de la bienfaisance proprement dite absorbaient 600,000 francs, celles de l’instruction publique près de 300,000 fr., tandis que les travaux publics, le service de la salubrité et de la voirie n’obtenaient ensemble que 542,000 francs. Dès 1840, les crédits ouverts pour le canal dépassaient 4,300,000 fr. Sept ans après, en 1847, à la veille de la révolution de février, les recettes ordinaires perçues s’élevaient à 4,354,000 f., et les recettes extraordinaires à 1,273,000 f. L’octroi, de 2,350,000 fr., avait atteint le chiffre de près de 3 millions.

Bien autres sont aujourd’hui les produits du budget de Marseille, puisque celui de 1865 se solde en recettes ordinaires par 10,473,601 fr., et en recettes extraordinaires par 10,457,812 fr., auxquels viendront encore s’ajouter les chapitres additionnels du budget supplémentaire. Dans l’exercice précédent, les recettes supplémentaires montaient à près de 10 millions. On voit sur quels chiffres le pouvoir municipal à Marseille exerce son contrôle. La principale différence entre les recettes ordinaires de 1847 et celles du budget actuel vient de l’octroi, qui de moins de 3 millions s’est élevé à 7 millions l/2. L’augmentation de la population, la surélévation des tarifs d’octroi, l’extension du périmètre de la ville, ont amené cet énorme accroissement. Le canal aussi commence à donner un revenu important, destiné à grandir encore : il ne produisait pas 100,000 fr. en 1847, en 1865 les redevances ont été de 850,000 fr. Quant aux recettes extraordinaires, voici qui justifie l’élévation d’une période sur l’autre : la taxe additionnelle sur les farines, maintenue depuis 1840, donne un produit double. De nouveaux centimes additionnels ont été imposés pour servir les intérêts des emprunts ; enfin la ville, mise en possession des terrains pris sur la mer par l’établissement des nouveaux ports, comptait en 1865 parmi ses ressources extraordinaires 2 millions provenant de la vente des terrains rue Impériale, et 4,600, 000 fr. reçus pour solde des terrains de la Joliette, du lazaret et d’Arenc. Il faut remarquer cependant que ces ressources ne se renouvelleront pas, tandis que les dépenses extraordinaires auxquelles elles s’appliquent ne sont pas parvenues à leur terme. De 1840 à 1865, le budget des dépenses ordinaires ne trahit pas la même progression que celui des recettes. De 3,436,000fr., chiffre prévu pour l’exercice de 1848, les dépenses ordinaires ont été portées au budget de 1865 à la somme de 5,875,000 fr. La première section de ces dépenses, celle des frais d’administration proprement dite, a monté de 1,421,000 francs à 2,058,000 fr. La ville s’est agrandie, et les frais de perception de l’octroi ont dû croître avec le produit brut. La deuxième section, — entretien des bâtimens, voirie, salubrité, — varie de 835,000 fr. à 1,771,000 fr. La quatrième, — dépenses de bienfaisance, — ne progresse que de 610,000 fr. à 833,000 fr. La cinquième, — instruction publique, beaux-arts, — n’accuse pas une différence plus sensible, 412,000 fr. en 1865 contre 353,000 fr. en 1847, alors que Marseille avait 100,000 habitans de moins. Cette comparaison provoquerait des réflexions assez tristes, s’il ne fallait aux chiffres des dépenses ordinaires ajouter tous les sacrifices extraordinaires faits pour la construction des églises, des hôpitaux, etc. On ne peut cependant s’empêcher de remarquer la modique allocation accordée à l’instruction. — Paris donne d’autres exemples : de 1852 à 1866, le budget spécial de l’instruction primaire s’est élevé de 1,661,000 fr. à 7,373,000 fr. Encore faut-il dire qu’à Marseille les mœurs restent bien en arrière des institutions, et que le pouvoir municipal montre plus de munificence pour l’instruction que les exigences des habitans n’en réclament.

La progression des dépenses extraordinaires semble plus rapide : de 3,636,000 fr. pour 1847, elles atteignent dans le budget de 1865 le total imposant de 14,816,001 fr. — Déjà en 1848 les intérêts et le remboursement de la dette principale figuraient dans les dépenses extraordinaires pour 1,242,000 fr., le canal pour 1,200,000 francs, et la construction d’un nouvel abattoir pour 300,000 fr. En 1865, les intérêts de la dette absorbent 470,000 fr., les remboursemens 7,352,000 francs, et les grands travaux publics 2,900,000 fr. — La dette, on le voit, a fait des pas énormes : nulle avant l’entreprise du canal, la dette fondée dépasse déjà en 1865 90 millions en capital, et nécessite chaque année l’ouverture de crédits spéciaux pour le service des intérêts et de l’amortissement, qui, par une disposition regrettable dans le budget de Marseille comme dans tous ceux des villes où elle est de mise, figurent au chapitre des dépenses extraordinaires. N’est-ce pas de ce classement anormal que naissent toutes les erreurs sur le véritable excédant des ressources ordinaires ?

La dette fondée de la ville de Marseille se compose du premier emprunt de 10 millions pour le canal de la Durance (loi du 7 avril 1839), d’un second de 7 millions applicable au même objet (loi du 3 avril 1844), et d’un troisième de 13,500,000 francs (loi du 10 juin 1854) pour le remaniement des emprunts précédens et le prolongement des termes de remboursement. Dans cette même année 1854, la ville emprunta encore 1,500,000 fr. pour concourir à la conquête de terrains sur la mer à la Joliette, etc., et 1 million pour l’acquisition du terrain du palais impérial. Enfin en 1859 un nouvel emprunt de 9 millions 1/2 fut contracté pour l’élargissement de la rue de Noailles. Tout cet ensemble de 42 millions 1/2, sur lesquels 23,200,000 francs restaient dus à la fin de 1865, constitue ce qu’on appelle l’ancienne dette, et donne lieu à des paiemens d’intérêts et à des remboursemens variables d’année en année : elle prendra fin en 1880.

Une nouvelle dette a été contractée en vertu des lois du 10 juin 1861, 10 mai 1863 et 26 mai 1864. La première de ces lois a autorisé l’émission d’un emprunt de 54 millions destinés à réaliser les grands projets de M. Honorat. L’achèvement des travaux, d’autres entreprises qui en étaient la conséquence et le complément, nécessitèrent un second emprunt de 14,250,000 fr., objet de la loi de 1863 ; celle de 1864 permit d’emprunter 9 millions pour couvrir les frais des emprunts précédens, ainsi que des excédans de dépenses. La ville de Marseille n’a encore épuisé les ressources créées par les trois lois précitées que jusqu’à concurrence de 68,153,790 fr.

La dette nouvelle est remboursable en cinquante ans au moyen d’annuités qui comprennent l’intérêt et l’amortissement ; elle exige une allocation fixe de 3,826,596 fr. Enfin, aux 23 millions de la dette ancienne et aux 68 de la nouvelle il faut ajouter toutes les obligations que la ville contracte chaque année soit avec des particuliers pour des acquisitions d’immeubles et des travaux de voirie, soit avec l’état et le département pour l’achèvement de monumens publics. L’ensemble du passif au 30 septembre 1865 s’élevait à 103,470,000 francs. Le dernier rapport du maire de Marseille lui oppose, il est vrai, un actif de 33 millions, et fait observer que l’émission du dernier emprunt de 9 millions n’a pas encore eu lieu. Toutefois il faut remarquer que l’actif comprend une demande litigieuse adressée par la ville à l’état pour de prétendues avances faites dans l’opération du lazaret, tandis que dans le passif ne figurent pas 5 millions destinés par une des lois d’emprunt à l’exécution de divers travaux, notamment de la rue de l’Impératrice. Pour rester dans le vrai, il faut se placer en face d’une dette de 100 millions, et se préoccuper des moyens annuels d’y faire face. La question de l’excédant des ressources ordinaires prend donc ici une très grande importance, et le classement du service de la dette dans le budget extraordinaire est un expédient de comptabilité peu sérieux. Quand les dettes sont émises à un aussi long terme que celles du Crédit foncier par exemple, ce n’est qu’après y avoir pourvu qu’on peut se targuer d’avoir sur les recettes ordinaires un solde disponible, et c’est par ces recettes elles-mêmes qu’il faut couvrir les annuités. Quant aux grands travaux publics, on peut jusqu’à un certain point les qualifier d’extraordinaires et y faire face, à défaut d’excédant de recettes ordinaires, par des recettes extraordinaires proprement dites. Il ne faut pas oublier cependant que les travaux appellent les travaux; Marseille d’ailleurs n’est pas une ville faite, mais une ville en voie de progrès, de développement continu et prochain. Comme tout être qui grandit, elle exige de larges satisfactions dans le présent, mais elle doit aussi ménager ses forces pour l’avenir. A cet égard, les chiffres donnés par le rapport de M. Bernex, maire de Marseille, et que nous avons déjà cités, dévoilent un optimisme excessif. Il suppose qu’après l’achèvement des travaux aujourd’hui en cours d’exécution la dette de Marseille se trouvera réduite aux 77 millions de la nouvelle dette, et que l’actif suffira pour éteindre l’ancienne. Nous avons dit pourquoi nous ne partagions pas cet avis; mais n’y aura-t-il plus de travaux à poursuivre? n’en existe-t-il pas aujourd’hui d’urgens, tels que l’épuration des eaux, l’achèvement des égouts, le nivellement des rues montueuses? Après ces dépenses, et en supposant, comme l’honorable M. Bernex, que les travaux prévus ou commencés n’amènent plus de mécomptes, des dépenses d’un autre ordre n’exigent-elles pas des efforts de plus en plus soutenus? Il y a dix ans, Marseille comptait 26 écoles communales de garçons, 18 de filles, 5 salles d’asile et 4 cours d’adultes fréquentés par 10,680 élèves. Elle possède aujourd’hui 51 écoles de garçons, 33 de filles, et 7 salles d’asile ouvertes à 14,688 enfans. C’est un progrès sans doute : répond-il suffisamment à l’importance de la cité? Enfin une des préoccupations les plus vives, une des passions, on peut le dire, de cette population enthousiaste, est la reconstruction de l’hôtel de ville, aujourd’hui exigu et insuffisant. Comment aborder toutes ces entreprises avec une dette déjà lourde, et après avoir, à ce qu’il semble, épuisé les ressources de toute nature?

Marseille en effet n’a pas eu seulement recours à l’emprunt. On a, de 1837 à 1848, frappé d’un décime par franc tous les produits de l’octroi et établi une taxe additionnelle sur les farines. Non-seulement ces taxes, qui devaient être de courte durée, subsistent encore, tant il est difficile de se priver d’un impôt dès qu’il existe, mais elles ont été singulièrement aggravées. D’abord le périmètre de l’octroi a été reculé : de 1820 à 1851, ces limites avaient été changées quatre fois; on dut ajouter en 1859 une grande partie de la banlieue à la ville, du côté de l’extension des nouveaux ports. C’est un demi-million de recettes de plus dans le présent : pour l’avenir, les produits de l’octroi seront énormes, toute une nouvelle cité se fonde dans la zone annexée. De plus, au décime de 1838 on ajouta un second décime en 1856 dans l’application du nouveau tarif d’octroi, et tous deux se confondirent dans le principal du produit. Enfin à une première surtaxe sur les vins il fallut en 1863 en ajouter une autre de 2 fr. 60 cent, par hectolitre. La taxe d’entrée des vins à Marseille est, pour la ville seule, de 5 francs par hectolitre : c’est peu, si on compare Marseille à Paris; mais à Paris les habitans ne supportent aucun centime additionnel, tandis que Marseille, après avoir été frappé de 5 centimes extraordinaires, vient encore, par suite de l’emprunt de 1864, d’être imposé de 7 centimes 1/2, ce qui, pour dix-sept ans encore, fait une surcharge de 12 centimes 1/2 additionnels.

La nomenclature de tous les sacrifices faits pour les embellissemens de notre grand port de la Méditerranée ne serait pas complète, si l’on ne mentionnait les subventions qu’il a reçues de l’état et le concours apporté par les grandes compagnies financières. L’état a largement payé sa dette : sous le régime précédent, les lois de 1837, 1839, 1844, attestent sa munificence; depuis 1852, dans chacune des entreprises d’une haute utilité, le gouvernement est généreusement intervenu. Depuis la décision prise pour la construction d’une cathédrale après la première visite de l’empereur jusqu’à l’ouverture de la rue Impériale, il n’est resté étranger à l’ouverture d’aucune voie importante, à la création d’aucun monument public. Quant aux sociétés financières, on a vu la compagnie des docks créer les bassins du Lazaret, d’Arenc, ceux de radoub et de carénage, et la société immobilière fonder toute une ville qui s’achève en ce moment.

Voilà sans doute de grands efforts et des dépenses excessives; sont-elles proportionnées à l’importance des résultats obtenus? Quand on se demande à quelles sources on pourrait puiser encore, s’il était nécessaire, pour achever l’œuvre commencée, quand on admire la rapidité d’exécution des travaux, cette rapidité même qui tient du prodige ne soulève-t-elle pas une question redoutable? Etait-elle nécessaire? A-t-elle été avantageuse? Fallait-il procéder aussi vite à la transformation de Marseille, alors que sur tant de points, à Paris, à Lyon, dont nous avons décrit les travaux immenses[5], une œuvre semblable était poursuivie, et que la situation financière, économique et sociale même du pays tout entier pouvait en être si gravement éprouvée?

Pour apprécier justement le système d’exécution si prompte des travaux de Marseille, il faut se rendre un compte exact des besoins qu’ils ont satisfaits, de même que, pour leur assigner un rang d’opportunité plus ou moins grande avec les entreprises dont Paris et Lyon ont été le théâtre, on doit comparer les systèmes et les nécessités de Paris et de Lyon. Nous mettrons avant tout Lyon hors de pair. Pour imprimer à cette ville, grand atelier où l’art touche de si près à l’industrie, un caractère satisfaisant, la difficulté était-elle moindre? Les projets furent-ils plus judicieux et plus modestes, le plan primitif tracé avec plus de sûreté? Toujours est-il que nous tenons l’œuvre pour complète et parfaite. Dans l’exécution, nous l’avons déjà dit ici même, on se montra soucieux du respect des traditions, respectueux pour les droits acquis, généreux pour les intérêts populaires. Comme cité industrielle et commerciale, par la facilité des communications, l’aspect large et régulier, la salubrité du site, Lyon est un modèle. En même temps la ville a conservé la trace de son antique origine, réparé et embelli les vestiges du passé. Elle a un grand air, une physionomie sévère, et nulle part le travail industriel ne s’y exerce dans de meilleures conditions physiques et intellectuelles à la fois. A Paris, les prétentions ont été plus vastes, les résultats laissent plus de doutes. En s’arrêtant à la partie matérielle de la gestion administrative, on peut distinguer deux points de vue, presque deux périodes. Tant que le pouvoir a voulu seulement assainir Paris, l’améliorer sous le rapport des communications, de la viabilité, de la sécurité, l’embellir même dans une certaine mesure, et tel était l’objet des lois de 1850, 1855, 1857 et 1858, il n’y a qu’à louer dans les efforts tentés et les résultats obtenus. Le plan dressé a priori de ces opérations, quel qu’en soit l’auteur, mérite la plus entière approbation; mais ce plan primitif, qui a déjà coûté à la ville plus de 650 millions et à l’état 77, fut singulièrement dépassé. Sous prétexte de viser au grand, on tomba dans l’excessif, et cette pensée s’est surtout révélée dans la loi de 1859 sur l’extension des limites de Paris. Cette mesure, sur laquelle nous nous sommes expliqué dans la Revue, inutile au point de vue politique, dangereuse socialement parlant, est surtout mauvaise dans ses résultats financiers. Il y a trois ans, nous faisions nos réserves sur les dépenses qui en résulteraient pour la ville. Elles étaient évaluées alors à 150 millions, c’est du double qu’il est question maintenant, et sait-on où l’on s’arrêtera? L’administration en outre, après s’être préoccupée de l’utilité, glisse de plus en plus sur la pente du luxe. A force de vouloir réparer, on refait tout, et il en est d’une vieille ville comme d’un vêtement où chaque morceau neuf rapporté en commande inévitablement un autre. Cette restauration vraiment bonne pour quelques quartiers de Paris, pour la Cité par exemple et les arrondissemens du centre, était-il nécessaire de l’entreprendre partout à la fois et de transformer aussi la Villette, Belleville, Vaugirard et Charenton? Il faut toutefois reconnaître que la prospérité financière de la capitale a singulièrement favorisé ce prodigieux développement de travaux : de 1860 à 1864, l’élévation moyenne du revenu ordinaire a été de 5,750,000 francs par an. Le total est aujourd’hui de 134 millions, — avec une population de 1,700,000 habitans, — et par conséquent bien supérieur à celui de Marseille qui pour 300,000 habitans n’atteint pas 10 millions 1/2. Le chiffre de la dette présente aussi une différence à l’avantage de Paris. Même après le dernier emprunt de 250 millions en 1865, l’ensemble ne dépasse guère 500 millions, et Marseille a un passif de plus de 100 millions. Pour que la parité fût égale entre les dettes et les ressources ordinaires de ces deux villes, il faudrait que le revenu de Paris restât inférieur à 78 millions. Il est vrai que dans le chiffre du passif de la capitale ne sont comprises ni les sommes qui pourraient rester dues après une liquidation de la caisse des travaux, ni les indemnités courantes pour expropriations, ni surtout les annuités à plus ou moins long terme consenties aux entrepreneurs des grands percemens nouveaux. Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les conséquences financières qui donnent surtout matière à réflexion dans le système suivi pour la transformation de Paris : c’est l’absence de responsabilité et de contrôle, la précipitation inutile, la rapidité de la pente sur laquelle on se laisse entraîner, l’affectation enfin à des dépenses improductives d’une richesse dont il n’était pas impossible de faire un meilleur emploi. Les travaux de Marseille procèdent, il faut le dire, d’une pensée différente. L’urgence les a commandés, et justifie à la fois la rapidité de l’exécution et le haut prix qu’ils ont coûté. Il s’agissait en effet pour Marseille non pas d’être mieux, mais bien d’être ou de n’être pas. La question des eaux, cet élément indispensable de toute existence collective, présentait plus de gravité qu’à Paris : on l’y traita avec la même ampleur. La question des ports s’imposait d’une façon irrésistible. Les ports commencés, pouvait-on laisser inutile cet instrument de progrès indéfini? Au nord et au sud, des montagnes trop élevées fermaient l’accès de la mer. Il fallait à tout prix renverser ces barrières et le faire tout d’un coup, sans attendre le lent accroissement des ressources municipales, aller le plus vite possible au-devant de ces flots de la Méditerranée portant des navires que Gênes, Livourne, Barcelone, appelaient avec tant d’autres villes de tous leurs vœux.

Chacun à Marseille avait le sentiment de l’urgence de l’œuvre à entreprendre, et grâce à cette communauté d’efforts et de pensées sept ans ont suffi pour faire d’une ville trop étroite pour 100,000 âmes une large et saine résidence pour 500,000. Aussi l’antique colonie phocéenne attend-elle avec confiance la fortune qui lui viendra de l’Orient. Une fois de plus la furia francese aura été justifiée, et l’on ne regrettera point d’avoir prodigué sans marchander les ressources de tout genre à la création d’une nouvelle reine des mers.

A un autre point de vue que celui de l’urgence des travaux, Marseille soutient avantageusement la comparaison avec Paris et avec Lyon. C’est l’adhésion libre des volontés locales qui y a résolu et exécuté l’œuvre de rénovation. L’opinion publique à Paris et à Lyon a sans aucun doute encouragé dans une forte mesure l’initiative gouvernementale : Marseille, plus favorisé, a conservé une véritable représentation communale, un conseil municipal procédant du suffrage universel, dont les propositions ou l’adhésion ont plus régulièrement exprimé les vœux des habitans. Que l’administration préfectorale ait exercé une influence plus ou moins directe sur les élections, que la politique soit intervenue dans le choix des maires et des adjoints, que l’activité ou l’abstention des partis ait laissé parvenir au conseil les élus d’une majorité sincère ou non, peu importe : ces détails de la vie quotidienne disparaissent, vus à distance. Il n’en reste pas moins un exercice régulier et sérieux du suffrage des citoyens, une participation libre à la gestion des intérêts communaux. C’est un vrai pouvoir municipal qui a poursuivi si énergiquement une grande tâche et qui a concouru avec le représentant du gouvernement, plusieurs fois inspiré de vues libérales et conciliantes, à un ensemble de mesures dont la timidité n’est certes pas le défaut. Qu’on oppose cet exemple à ceux qui accusent les municipalités élues de manquer d’initiative et de magnificence, et qu’on y trouve une espérance pour obtenir l’affranchissement communal de Paris et de Lyon!

Longtemps favorisé par des avantages exceptionnels, le chef-lieu des Bouches-du-Rhône a gardé de la restauration un souvenir reconnaissant. Les sentimens religieux y fortifient les préférences légitimistes. La bourgeoisie, les ouvriers eux-mêmes se partagent en royalistes et en libéraux. Des sociétés de bienfaisance, des cercles nombreux entretiennent les vieux souvenirs dans des cœurs facilement émus et des esprits prompts à l’enthousiasme. La plus curieuse de ces associations a été fondée rue des Missions-de-France par le père Tessier, de la compagnie de Jésus. Elle réunit dans un local dont la décoration rappelle les confréries italiennes un grand nombre d’ouvriers. On ne compte dans la ville pas moins de 44 cercles autorisés, en dehors des sociétés de secours mutuels et de toute sorte de réunions constituées pour des motifs divers, — parmi lesquelles, à côté de la société des sauveteurs, des sociétés pour le placement des servantes, pour les logemens d’ouvriers, figure une société de spirites. Le plus grand besoin en effet de ces hommes à l’œil vif, à la parole ardente, au geste rapide, est de se réunir, de s’épancher, de même que pour les femmes, même les plus pauvres, le premier soin est de livrer à une coiffeuse leurs cheveux abondans, dont l’arrangement étudié contraste souvent avec les vêtemens les plus misérables. Dans un pareil milieu, l’esprit de conciliation est non-seulement utile, mais nécessaire, et la jalousie de l’indépendance locale y a laissé, même depuis les rigueurs de Louis XIV, une tradition qui ne permettrait pas le retrait des libertés municipales. Il faut s’en féliciter; il faut constater, et c’est en quoi l’étude de Marseille nous a semblé surtout profitable, tout ce que le culte de l’indépendance locale, de même que le sentiment de la dignité personnelle, apporte de force à ceux qui savent l’appeler à leur aide dans les entreprises difficiles. Si Marseille, dans un temps aussi court, a dépassé par l’importance des résultats et l’énormité des sacrifices ce qui s’est fait à Paris même, c’est que ces sacrifices ont été volontaires. Quoi qu’il en soit de certains dissentimens passagers, l’opinion publique est satisfaite de l’œuvre accomplie, la population s’en montre reconnaissante et fière, et malgré une gêne momentanée elle saura, nous n’en doutons pas, la poursuivre, et répondre par de nouveaux efforts aux exigences pressantes de l’avenir.


BAILLEUX DE MARIZY

  1. Voyez dans la Revue du 1er mars 1847 les Côtes de la Provence, Arles, l’étang de Berre et le port de Marseille.
  2. En quatre ans, le mouvement commercial du port de Marseille a varié à peine de 20,000 tonnes.
  3. Les sommes escomptées ou avancées par la succursale de la Banque de France à Marseille se sont élevées en 1862 à 334 millions, en 1863 à 475 millions, en 1865 à 606 millions.
  4. Ces chutes ont une telle puissance, qu’elles pourraient fournir une force de 4,000 chevaux-vapeur. 660 seulement étant utilisés, il reste une force nominale de 3,340 chevaux-vapeur à la disposition des industries futures.
  5. Voyez la Revue des 15 octobre 1863 et 15 mai 1865.