La ceinture fléchée/La maisonnette en bois rond

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Éditions Édouard Garand (p. 6-7).

CHAPITRE II

LA MAISONNETTE EN BOIS ROND


« Wo… a ! » cria Jérôme Fiola au moment où ses deux chevreuils s’arrêtaient en face d’une maisonnette en bois rond qu’éclairait la lune de côté.

Le guide examina la demeure. Elle pouvait avoir 24 pieds par 12 et avait à peine 8 ou 9 pieds de hauteur. Son constructeur l’avait bâtie en suivant l’architecture trapue des vieilles maisons d’autrefois. Le bois n’avait même pas été écorcé. Partout les preuves apparaissaient qu’on avait voulu bâtir vite.

Jérôme se gratta le menton pendant quelques instants.

Il était passé au même endroit il n’y avait pas plus de deux semaines. Cette maison n’existait pas alors. Ce devait bien être celle du vieillard mystérieux.

Allait-il entrer ?

Il était perplexe.

Peut-être risquait-il une réception froide. Le vieux le mettrait-il à la porte ?

Dans les bois, Jérôme était le plus hardi des hommes. Mais en société, il était le plus timide et le plus sauvage des enfants. Or cette maison inconnue c’était pour lui « de la société ».

Mais la curiosité le travaillait fort.

Enfin, il risqua le tout pour le tout et frappa discrètement à la lourde porte à laquelle trois marches de bois équarri conduisaient.

Il attendit une ou deux minutes. Comme il n’obtenait pas de réponse, il frappa de nouveau, cette fois avec plus de force.

Enfin Jérôme entendit une voix qui demandait de l’intérieur :

— Qui est là ?

La voix s’essayait vainement à la rudesse. Elle ne réussissait qu’à être chevrotante.

— C’est un ami, un coureur des bois qui voudrait se reposer quelques minutes », répondit Jérôme.

Quelques secondes s’écoulèrent ; puis le guide entendit un bruit de verrou que l’on tire.

La porte s’ouvrit.

Dans la lumière projetée par la lampe posée au milieu de la table dans la pièce, Jérôme vit un vieillard tremblant, à longue barbe blanche. Il était vêtu d’une longue tunique en étoffe du pays. Ses pieds étaient chaussés de fins souliers mous d’où sortaient des bas rouges qui emprisonnaient sa culotte aux genoux.

— Bonsoir, monsieur, dit le vieillard. Vous êtes le bienvenu chez moi. Mais il ne faudra rien dire de ce que vous verrez ici. Vous êtes un coureur des bois. J’ai confiance en vous ; mais je me défie de votre langue. Promettez-moi solennellement de ne rien révéler de ce que vous verrez dans ma maison.

Jérôme était estomaqué. Sous le coup de la surprise, il promit tout ce que le vieillard voulut lui faire promettre et entra.

De suite, il chercha le feu pour réchauffer ses orteils gelés. Une grosse bûche flambait dans une cheminée mal faite. Il s’en approcha. Après un silence de quelques minutes, le guide déclara :

— Je suis Jérôme Fiola, vous avez peut-être entendu parler de moi.

Le vieillard eut un éclair de joie :

— Ah ! vous êtes Jérôme Fiola, dit-il. Certes, je vous connais de renommée. N’avez-vous pas guidé dans les bois mon ami Pierre Renaud, le juge ?

— Comment ! vous connaissez monsieur le juge Renaud ! Je n’avais que seize ans, et déjà je le pilotais dans la forêt.

Mais le vieillard interrompit son interlocuteur :

— Chut ! chut ! fit-il, il ne faut dire à personne que je connais Renaud. Celui-ci pourrait savoir que je suis ici, et cela amènerait toutes sortes de complications. Rappelez-vous votre promesse, hein !

Jérôme était de plus en plus mystifié.

Qui était ce vieillard ?

— Monsieur Fiola, voulez-vous me servir de guide pour quelques jours. J’aimerais à parcourir la forêt de Rimouski, à chasser l’orignal et le chevreuil. Il me semble qu’un bon steak d’orignal ferait du bien à mon estomac détraqué. Voulez-vous ?

— Certes, répondit Jérôme, qui acceptait avec d’autant plus de satisfaction que cela allait lui donner l’occasion d’étudier le vieillard aux allures si intrigantes.

— Alors disons que vous viendrez ici après-demain. Mais pas un mot de cela à personne ! Je compte sur vous pour garder le secret le plus absolu.

Le vieillard se leva et sortit de sous la table une boîte métallique. Il prit un billet de $50 dans la boîte :

— Tiens, dit-il, voici pour vous. Je sais que la langue va vous démanger. Je vous donne ça pour apaiser la souffrance. Rappelez-vous le billet quand vous aurez trop envie de parler.

Jérôme se dit :

— Je serais bien bête de refuser. Ça ressemble diablement à une tentative de corruption. Mais le vieux n’est accusé d’aucun crime enfin !

La pièce où ils se trouvaient était meublée comme la plupart des camps de chantiers. Cependant elle était d’une impeccable propreté. Il y avait au milieu une table brute et des chaises faites de branches d’arbres. Sur la table, des assiettes, des soucoupes, des bols, des ustensiles généraux de cuisine ; dans un coin, un petit poêle dont le vieillard devait se servir pour faire cuire sa nourriture. Aux murs, deux calendriers, un crucifix de prix, une carte géographique du comté de Rimouski et une tête de chevreuil.

Le vieillard était un grand nemrod. Il adorait les histoires de chasse. Jérôme en connaissait un « saccage », comme il disait, Il se mit donc à en raconter avec sa verve habituelle. Le temps passait et le guide ne s’en apercevait pas.

À la fin, un commencement d’intimité commença à s’établir entre les deux hommes :

— Dites-moi donc, monsieur, fit Jérôme, quelle idée vous a poussé à venir vous établir ici à cette saison de l’année. L’hiver est bien ennuyant à la campagne. C’est alors que l’on apprécie toutes les commodités des villes. Vous, vous choisissez ce temps pour habiter les bois. Je me demande ce qu’il y a au fond de ça.

Jérôme s’aperçut trop tard qu’il avait fait une gaffe.

Immédiatement la physionomie du vieillard se rembrunit :

— Jérôme, dit-il, si vous voulez que nous demeurions amis, ne me posez jamais de telles questions. C’est un grand secret que Dieu et moi seuls connaissons.

Le guide regarda l’heure et sursauta :

— Déjà 8 heures et demie. Je vais certainement perdre quatre ou cinq « traites » de whiskey. Je vais à une veillée, vous comprenez ; et déjà je suis trop en retard. Il me faut fuir.

Le vieillard sourit :

— Vous ne perdrez pas ces traites, dit-il ; je m’en vais vous les offrir.

Il tira d’une valise une bouteille de « Scotch » et lui en versa un grand verre que Jérôme dégusta avec une satisfaction visible.

Le vieux mit son casque et s’entoura la taille d’une ceinture fléchée qu’il attacha avec un soin particulier. Puis ils sortirent tous deux.

Le vieillard s’extasia devant les deux élégants chevreuils attelés à la traîne sauvage :

— C’est la première fois de ma vie que je vois un attelage aussi original, dit-il.

Puis il questionna :

— Comment avez-vous pu réussir à dompter des animaux d’une nature aussi farouche et peureuse ?

— Oh ! avec de la patience on arrive à tout. J’ai mes deux chevreuils depuis trois ans. Ils me rendent d’inappréciables services. Leur seul défaut, c’est qu’ils ont les reins trop faibles pour tirer un poids trop lourd. Mais quand la traîne n’est pas trop chargée, ils filent comme le vent.

Jérôme prit congé du vieillard et ils se donnèrent rendez-vous à la maisonnette pour le matin du surlendemain.

— Allons, Cerf-Volant, Pommette, en avant, hope-là ! Décollez-vous ! Vite, qu’il reste du whiskey quand j’arriverai !

En route Jérôme se demandait : Qui peut bien être cet homme et que peut-il venir faire dans cette forêt en hiver ?