La conquête du paradis/XVII

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Armand Collin (p. 202-225).

XVII

L’ÎLE DU SILENCE

Le camp français était établi dans le magnifique jardin d’un des palais d’Arcate. Le comte d’Auteuil n’avait pas voulu qu’on se logeât dans les maisons, pour ne pas disperser ses hommes et pouvoir maintenir la discipline. Alors on leur avait donné ce jardin, qui était un paradis. Le général avait recommandé de ne rien abîmer et les soldats s’ébahissaient des bosquets, des portiques, des kiosques de marbre, de toutes sortes de fleurs étranges, dont ils respiraient le parfum, sans les cueillir, et ils trempaient, en riant, leurs doigts dans les fontaines d’eau de rose, s’efforçaient de saisir les papillons, si superbes qu’ils croyaient d’abord voir des fleurs s’envoler.

Le Soubab ne savait comment leur témoigner sa gratitude ; outre l’argent qu’il leur avait fait distribuer, il leur envoyait des fruits, des gâteaux et des pièces de venaison ; il avait une telle confiance maintenant dans ses nouveaux alliés qu’il s’écriait :

— Avec cinq cents Français, j’irais braver le Grand Mogol lui-même dans Delhi !

Les tentes étaient dressées sur de charmantes pelouses, à l’ombre de grands tamariniers, près de clairs ruisseaux, circulant dans l’herbe, où des gazelles et des daims familiers venaient boire.

Naïk pénétra doucement sous la tente où Bussy se reposait en rêvant.

— Maître, dit-il, un Hindou est là qui vient pour toi.

— Amène-le, s’écria le marquis avec un sursaut de joie.

— Il refuse d’entrer.

Bussy se leva et sortit de la tente.

Il vit un homme noir de visage, vêtu d’une longue chemise blanche à manches étroites et coiffé d’un turban blanc.

— C’est toi qui es Charles de Bussy ? dit cet homme.

— C’est moi.

— Eh bien ! ce soir, ici, après le soleil couché, attends-moi.

— Je t’attendrai, répondit Bussy.

Rapidement l’homme s’éloigna.

— Naïk, dit le marquis, prépare mon portemanteau pour un voyage de quelques jours, et fais seller mon meilleur cheval, tandis que je vais trouver notre commandant, pour obtenir un congé.

— Je pars avec toi, maître ?

— Y penses-tu ? Quand une femme m’attend, vais-je emmener une escorte ?

Naïk baissa la tête en silence, et Bussy s’enfonça sous les beaux ombrages, cherchant la tente du général.

Le comte d’Auteuil, que sa blessure retenait couché, avait fait porter son lit sous un buisson de jasmins, près d’une fontaine de marbre rose, et s’amusait à jeter des miettes de pain aux poissons. C’était un homme qui portait bien la soixantaine, brave, simple, manquant un peu de vivacité et de décision.

Bussy s’informa d’abord de sa santé.

— Ma foi, s’écria gaiement le général, je crois que cette saignée m’a fait grand bien ; ma goutte me laisse tranquille et, à côté de cette torture, le trou fait par une balle n’est rien du tout. Je serai bientôt sur pied : n’allez pas vous imaginer, jeune lionceau, que je vais vous laisser me voler toutes mes victoires.

— Je n’ai rien fait que d’achever ce que vous aviez si bien commencé.

— Non, monsieur, la journée d’Ambour est à vous, et, si vous ne vous en vantez pas, la renommée le fait pour vous ; vous êtes jeune, la gloire vous aime.

Il y avait un peu de rancune sous cette bonhomie, et Bussy, embarrassé, n’osait pas faire sa demande, tant il craignait un refus.

— Je crois que nous aurons ici de longs loisirs, dit-il ; les princes semblent peu pressés de se remettre en campagne.

— C’est un tort, un grave tort, s’écria le général avec animation ; ils sont là à s’investir les uns les autres de titres pompeux, à lever des impôts, à fouiller les trésors, au lieu de fondre sur l’usurpateur, sans lui donner le temps de se reconnaître. Maintenant ils attendent, de Delhi, les lettres du Grand Mogol qui les confirment dans leurs titres ; je m’en moque pas mal des lettres du Grand Mogol ! L’autre Soubab s’en fabrique de fausses, c’est plus tôt fait, et il peut nous tomber sur le dos sans prévenir.

— Cela n’est pas à craindre, dit Bussy, ces princes indiens procèdent tous de la même façon ; Nasser-Cingh est le pire des ivrognes, il n’a aucune énergie ; avant que son armée soit venue d’Aurangabad ici, il se passera des mois C’est pourquoi je venais vous demander un congé de quelques jours.

— Un congé : pour quoi faire ? demanda d’Auteuil brusquement.

— Vous savez que je m’intéresse fort aux monuments, à la littérature et aux mœurs de ce pays, il y a dans les environs des ruines que je voudrais visiter.

— C’est vrai, vous êtes un savant, vous. Mais voilà bien le moment d’aller regarder de vieilles pierres ! Vous en verrez de reste, et c’est toujours la même chose ; il vaut mieux que vous demeuriez ici.

— Monsieur, vous m’obligeriez beaucoup en m’accordant ce que je vous demande, dit le marquis qui faisait tous ses efforts pour rester très calme.

— Vous y tenez à ce point ! dit le général en jetant à Bussy un regard de côté.

— J’y tiens beaucoup.

— Encore si c’était un rendez-vous d’amour, cela aurait le sens commun ; mais pour aller admirer d’affreux bonshommes de pierre qui font la grimace…

D’Auteuil éclata de rire.

— Mais c’est qu’il a l’air fâché pour de bon ! s’écria-t-il. Voyons, j’ai voulu vous taquiner un peu pour me venger du succès que vous m’avez soufflé ; faites ce qui vous plaira, cher ami ; ne vous attardez pas trop, et surtout qu’il ne vous arrive rien.

Et le général tendit la main au jeune homme, qui la serra d’une étreinte cordiale, avec un soupir de soulagement.

À l’heure dite, l’homme parut au lieu du rendez-vous ; il était à cheval.

Bussy sauta en selle et, au moment où la lune se levait, il quitta le camp avec son guide silencieux.

Le jeune homme ne vit rien du chemin, ni les plaines arides, ni les bois, ni les cités ; il s’apercevait seulement des montagnes nombreuses, parce qu’elles retardaient sa marche.

Son compagnon, au visage sombre et hostile, à la bouche muette, lui paraissait le plus insupportable des tyrans. Quand il jugeait l’étape assez longue, cet homme mettait pied à terre, cherchait un abri, s’asseyait sur ses talons, ne bougeait plus, et si le marquis, se fâchant, le pressait de continuer le voyage, il montrait d’un geste les chevaux, las et affamés, et faisait signe que lorsqu’ils seraient morts ils ne pourraient plus courir.

On arriva cependant. Vers le soir du deuxième jour on était à Bangalore, devant le palais de la reine.

Là des pages de quinze ans s’élancèrent à la tête des chevaux pour les empêcher de franchir au galop le portail de l’entrée ; mais Bussy n’était plus pressé maintenant, et autant ses yeux avaient été jusque-là aveuglés d’indifférence, autant ils étaient avides de tout voir.

La porte, haute et majestueuse, s’ouvrait dans une muraille tapissée de jasmins ; deux colonnes de porphyre soutenaient un arceau d’ivoire sculpté, au sommet duquel flottaient des étendards couleur de safran, à longues franges, et, dans des vases de cristal, sur les chapiteaux, deux jeunes manguiers s’élevaient.

Les pages maintenaient le cheval au pas, et le firent entrer dans la première cour.

Elle était environnée d’édifices d’une blancheur éblouissante, avec des toits en terrasses, des balcons sculptés, des escaliers de marbre. Sous les arbres, plantés régulièrement, des guerriers s’exerçaient au maniement des armes. Dans un coin, le portier sommeillait sur un large fauteuil de pierre.

Une baie carrée, plus large à la base qu’au sommet, donnait accès dans la seconde cour, que bordaient les écuries et les étables. Des variétés d’herbes succulentes étaient amoncelées devant les chevaux, aux belles crinières tressées, qui l’éparpillaient d’une lèvre repue, sur la mosaïque luisante du sol. Les mahouts offraient aux éléphants, sur des plateaux en filigrane d’argent, des boulettes de riz et de beurre liquéfié ; on dorait les cornes des buffles et des zébus de trait, on frottait d’huile le cou des béliers de combat. Plus loin des femmes peignaient et parfumaient les crins des montures favorites. Enchaîné à une colonne, criant et grimaçant, un grand singe noir semblait présider à ces travaux.

Une triple arcade, ajourée de sculptures, conduisait à la troisième cour. Celle-là était la cour publique, où s’assemblaient les courtisans, les seigneurs, la jeunesse de Bangalore. Toute environnée de frais portiques, ombragée d’arbres, rafraîchie par des fontaines, le brouhaha des causeries l’emplissait. L’on voyait des amis se promener lentement, en regardant des peintures galantes, d’autres accroupis devant un échiquier, dont les pièces étaient des pierres précieuses, d’autres lisant, mangeant des sorbets, ou fumant le houka.

La quatrième cour était le domaine de la musique. Des coups sourds frappés sur les timbales, le doux sifflement d’une flûte, la corde d’un vina, pincée d’un ongle nerveux, formaient un charivari discret. Chaque musicien étudiait pour lui-même ; et par les larges fenêtres, au fond des appartements, on apercevait de gracieuses jeunes filles, s’exerçant au chant et à la danse. Des jarres en terre poreuse, suspendues çà et là, traversées par la brise, lui donnaient de la fraîcheur.

La fumée et le parfum des cuisines emplissaient la cinquième cour. Le chef des cuisiniers, environné de plats, les goûtait l’un après l’autre ; on sucrait les confitures, on enfournait des gâteaux et dans des bassins d’or on disposait les fruits sur un lit de fleurs.

Une voûte somptueuse, revêtue de lapis-lazuli et d’or, séparait les cuisines de la cour suivante, peuplée, celle-là, par les parfumeurs et les joailliers. D’un côté séchaient des sacs de safran, des fleurs et des racines ; on cousait des sachets de musc, on exprimait le jus du santal, on broyait les fards, on composait des essences. Des salles, jusqu’au plafond, étaient emplies de pétales de roses, car il fallait la moisson de tout un champ pour obtenir un étroit flacon de l’huile exquise, extraite des roses : l’attargul.

Le côté des joailliers était éblouissant à voir.

D’habiles artistes battaient et ciselaient l’or, à côté des fourneaux incandescents ; d’autres taillaient l’ambre, le corail, l’hyacinthe, la pierre de lune et la pierre de soleil, assortissaient des perles, les perçaient pour en former des colliers, préparaient les pendeloques de ceinture ; avec des grenats verts de Sibérie, des saphirs d’eau, des topazes, des opales de feu. Dans des kiosques séparés, les sertisseurs, ayant devant eux des coupes de cristal, pleines des pierreries les plus rares, attentifs, l’œil fixe, enchâssaient dans l’or, diamants, émeraudes, rubis et saphirs, en ornaient des bagues, des aigrettes, des moukoutys, des anneaux pour les chevilles, des couronnes, des sabres, des boucliers ; tandis que les graveurs, du bout de leur burin d’or, traçaient sur de larges turquoises, des vers, des prières, ou des formules talismaniques.

Bussy s’avançait, comme dans un rêve, à travers toutes ces richesses ; le temple lui apparaissait digne de la déesse. Mais dans le prestige de ce luxe et de cette puissance, elle lui semblait se reculer de lui, devenir de plus en plus chimérique et insaisissable.

La septième cour était aussi brillante que celle des pierreries, mais ici les bijoux vivaient : c’étaient des oiseaux de toute sorte, aux merveilleux plumages. Dallée d’un marbre si poli que les colombes aux pattes roses y glissaient, et ombragée d’arbres qui semblaient prendre racine dans la pierre, cette cour se creusait, au centre, en un bassin entouré de marches sur lesquelles toute une population de volatiles aquatiques lustraient leurs plumes ou battaient des ailes ; des cygnes et des canards dorés naviguaient sur cette eau, fleurie de lotus rouges.

Pour ne pas effrayer les oiseaux, on avait prié le marquis de descendre de cheval ; mais on ne le laissa pas pénétrer dans la huitième cour où s’élevait le palais de la reine ; on lui fit traverser, à gauche, un appartement, où il vit des salles historiées de figures mythologiques ou héroïques, qui lui rappelèrent les peintures égyptiennes ; il ne fit que passer dans ces salles et ressortit dans un délicieux jardin.

Ici, sous les arbres hauts à merveille, étaient suspendues à une seule branche, comme le plateau d’une balance, des escarpolettes de soie ; et il aperçut, sur les pelouses, de gracieuses jeunes filles, faisant la chasse aux papillons bleus, avec des étourneaux dressés.

À mesure qu’il avançait, les parterres et les bosquets lui apparurent, étalant des fleurs plus belles que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors dans l’Inde. Il admira l’étrange Kéora, à la fleur énorme d’une odeur exquise de musc frais, le bleu Clitoria, l’Asolka cramoisi, le blanc Tchen-Pali, le Gurhil arborescent, semblable au rosier, mais qui, hors des calices épanouis, fait jaillir une tige mince portant un cœur d’un rouge magnifique ; le Madhavi, aux fleurs vertes comme des émeraudes, et la pâle Anicha, si délicate qu’elle se fane quand on la respire. Puis, au bord des fontaines, les lotus charmants, d’azur, d’or ou de pourpre.

On le conduisit à une gracieuse construction, entourée de colonnettes de jaspe à chapiteaux dorés. Sous la véranda, des femmes s’avancèrent vers lui, souriant d’un air affable, qui contrastait avec la mine sévère des pages qui l’avaient guidé jusque-là.

— Entre, jeune étranger, dirent-elles, viens te réconforter et te délasser du voyage ; tu es ici chez la princesse Lila.

— La princesse Lila ! s’écria Bussy, est-il donc vrai qu’elle m’est favorable ? Aurai-je le bonheur de la voir ?

— Elle est avec la reine, dans l’île du Silence ; c’est là que nous devons te conduire, quand la lune se lèvera, dit une des femmes.

— La princesse a dit : que l’étranger soit ici comme un frère chez sa sœur, reprit une autre ; il faut lui obéir. Seigneur, on a préparé pour toi le bain parfumé, les mets délicats et les boissons fraîches.

Le jeune homme se laissa faire ; il passa la fin de la journée étendu sur des coussins, attendant la nuit, avec une joie fiévreuse mêlée d’angoisse.

Quand on vint lui dire qu’il était temps de se rendre au rendez-vous, il se redressa en sursaut en s’écriant :

— Déjà !

Ils marchèrent, assez longtemps, à travers le jardin, des bois et des prairies, et arrivèrent enfin au bord d’un lac ; les femmes s’arrêtèrent.

— Voilà que, pareil à la défense d’un éléphant qui remonte du bain, le croissant de la lune sort de l’eau, dit l’une ; c’est bien l’heure.

Et elles frappèrent leurs mains l’une contre l’autre, donnant un signal. Bientôt un bruit de rames se fit entendre, se rapprochant rapidement ; une mince barque vint enfoncer sa proue dorée dans les roseaux du rivage. Deux noires robustes, le torse nu, la conduisaient. L’un d’eux tendit le poing à Bussy pour l’aider à monter.

— Prends garde, dit tout bas une des femmes à Bussy, ne te penche pas, ne laisse pas tremper tes doigts dans l’eau, le lac est plein de caïmans.

La barque rapidement s’éloigna. Il aperçut encore un instant sur la rive, dans la demi-obscurité, les voiles blancs de celles qui l’avaient accompagné, puis il ne vit plus que l’eau immobile, piquée de quelques lueurs d’étoiles, où le mince reflet de la lune s’allongeait en ondoyant.

Pour la première fois, il eut le sentiment d’être bien isolé, bien perdu, dans ce palais propre aux trahisons. Le lac était comme hérissé de pointes, on eût dit des rochers ; mais ils s’enfonçaient, se déplaçaient, suivaient la barque ; c’étaient les têtes horribles des crocodiles au guet.

Le marquis regrettait Naïk ; comment n’avait-il pas insisté davantage pour le suivre ? Son dévouement, si vite alarmé, était en défaut cette fois-ci. Peut-être avait-il craint d’être repoussé durement par son maître, comprenant qu’il ne voudrait pas se laisser escorter à ce rendez-vous, comme s’il avait peur ? Mais qu’importait tout cela ? il avait son épée et ne craignait rien.

Une île blanche apparut, comme taillée dans un bloc de marbre, avec des clochetons, des portiques, des colonnades, de grands escaliers s’enfonçant sous l’eau. Les buissons et les bouquets de palmiers faisaient des taches sombres entre les édifices et on ne voyait aucune lumière briller. Tout de suite on aborda et les silencieux rameurs aidèrent le jeune homme à descendre ; puis, d’un violent coup d’aviron, ils éloignèrent la barque et disparurent dans l’ombre.

Il gravit rapidement les degrés, jusqu’à une terrasse vaste et déserte ; mais aussitôt, d’un palais dont on distinguait confusément la haute porte voûtée, sortit un homme, qui s’avança, et, sans dire un mot, mit le pan de sa ceinture dans la main de Bussy, puis marcha devant lui. Ils entrèrent sous un péristyle obscur, s’engagèrent dans une galerie qui, par une pente insensible, montait. L’une des parois était percée d’arcades à jour, et l’on voyait la clarté pâle du ciel dans les découpures et les festons. Un silence extraordinaire régnait ; les pas s’étouffaient dans une poussière douce qui sentait bon. Les feuillages ni l’eau ne faisaient aucun bruit.

Tout à coup, à un tournant plus obscur, il sentit qu’une petite main saisissait la sienne, et une bouche, tout près de sa joue, lui souffla à l’oreille :

— Prends garde ! ami, la Mort ne donne qu’un baiser.

Cette voix si basse, palpitante de peur, il crut deviner de qui elle venait. C’était Lila, sans doute. Il répondit par une pression rapide, à celle de cette douce main brûlante, puis la femme invisible sembla s’être enfoncée dans la muraille.

Quel danger courait-il donc ? Un seul l’inquiétait : la reine manquant à sa promesse. Mais il était certain qu’elle voudrait la tenir et n’oserait pas désobéir aux dieux.

— Le danger ne viendra qu’après, se disait-il, et après qu’importe !

Il marchait à présent dans une complète obscurité, les arcades avaient cessé, et l’on s’enfonçait dans l’intérieur de l’édifice. Bientôt, pourtant, une lueur apparut au lointain, grandit rapidement, faisant briller sur le sol cette poussière épaisse, faite de poudres d’or, de santal et d’aloès. Il arriva dans une haute salle, éclairée par des lampes, et celui qui le guidait s’arrêta devant une porte, que masquaient de lourds rideaux de drap d’or. Ils s’écartèrent et, sans bruit, la porte qu’ils découvrirent, glissa dans une rainure.

Bussy entra dans une chambre octogonale, dont les murs étaient revêtus de panneaux d’ivoire sculpté, où le plafond, en coupole, scintillait, sur un fond de lapis, d’étoiles de pierreries. Mais le jeune homme n’aperçut rien de la salle.

La reine était là, debout, appuyée au socle d’or qui supportait les lumières, et la revoir fut pour lui une surprise, car sa beauté surpassait de beaucoup le souvenir qu’il en gardait.

Elle semblait, cette fois, une statue merveilleuse, dans le blanc tissu d’une invraisemblable finesse, qui s’enroulait à son corps. Cette trame, nommée « rosée nocturne », si ténue qu’elle est invisible si elle n’est pas plusieurs fois repliée, laissant nue une de ses épaules, l’habillait comme d’un fin brouillard, voilant ses formes exquises sans les cacher ; des boucles s’échappaient du bandeau de diamants qui relevait simplement ses cheveux, et elle n’avait d’autres bijoux que des bagues aux mains, et à ses pieds nus.

Il s’était avancé, lentement, la contemplait d’un regard si avide qu’elle baissa les yeux, et une imperceptible rougeur passa sur ses joues.

Le panneau s’était refermé ; ils étaient seuls dans ce grand silence, et elle semblait oppressée ; elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Il pensa qu’elle avait peur d’être ainsi à sa merci ; alors il se mit à ses pieds, la suppliant de ne rien craindre, et elle se laissa tomber sur l’amoncellement des coussins.

Elle le regardait aussi, baissant la tête vers lui, l’éloignant d’elle de ses bras tendus, pour le mieux voir peut-être, ou bien pour le repousser. Il crut à un mouvement d’aversion.

— Ah ! sois généreuse, s’écria-t-il, et cache-moi ta haine ; libère-toi en reine et, au moins, donne-moi une minute d’illusion. Je ne veux pas tes lèvres, froides et hostiles, s’approchant des miennes comme d’un breuvage amer, qu’il faut boire pour sauver sa vie ; non, c’est un baiser d’amour que je veux, ou je ne sais pas payé. Sache me faire croire que tu t’es méprise sur tes sentiments, que cette ardeur, que tu prends pour le feu de la souillure, pour de la haine, est une autre brûlure, pareille à celle qui me dévore, je le croirai, va, tellement cela devrait être si de farouches préjugés n’affolaient pas ton esprit. Oui, c’était la volonté du ciel. Tu devais m’aimer, moi, venu de si loin à travers les mers, certainement guidé par le destin, pour t’arracher à la mort : et quand, dans le premier regard, je t’ai donné mon âme, tu devais me donner la tienne en échange ; malgré toi, peut-être, je te l’ai prise…

— Il faudra me la rendre alors, dit-elle d’une voix délicieuse, pour que je puisse donner ce que l’on m’a pris.

D’un mouvement presque involontaire, il lui entoura la taille de ses bras, et elle ne le repoussa plus. Elle semblait s’engourdir, partager le trouble qui le bouleversait. Ses yeux aussi avaient changé d’expression : un attendrissement noyait ses larges prunelles ; et lui, de plus près, regardait au fond de ces diamants noirs, au rayonnement d’étoile, il admirait les contours si purs de ce visage, s’extasiait de cette bouche adorable, dont le vague sourire découvrait des dents plus charmantes que les boutons du jasmin. Et il était à tel point subjugué par cette perfection, qu’il ne comprenait plus comment il avait osé parler tout à l’heure comme il l’avait fait.

— Ah ! pardon ! pardon ! dit-il. Ourvaci, pourquoi m’aimerais-tu ? Pardonne-moi de t’avoir offensée d’une telle démence ! c’est comme si on demandait au splendide soleil d’aimer la terre obscure, qu’il éclaire et qu’il ravit.

— Tu sais mon nom ? dit-elle surprise.

Et ces mains, qui tout à l’heure le repoussaient, elle les noua derrière le cou du jeune homme.

Il était comme ivre de haschisch, et perdait toute notion du temps. Il lui semblait, seulement, que cette minute était la raison même de son existence, qu’il n’avait vécu que pour l’atteindre, et que les jours écoulés, et le monde entier, tourbillonnaient, dans un vertige, autour de ce point suprême.

Et il murmurait, en fermant les yeux par moments :

— L’amour dont je t’aime est au-dessus des forces d’un mortel. Tenir dans ses bras l’idéal réalisé, surpassé même ! c’est là un bonheur trop lourd, que le cœur ne peut porter ; l’âme se dilate au point d’en être déchirée, et il torture horriblement, parce qu’on le sent impossible, et prêt à s’envoler.

Elle le regardait, profondément, se penchant pour entendre ses paroles, toute troublée de cette souffrance qui le rendait si pâle, de cette adoration fervente qui le faisait si réservé. En effet, il éprouvait comme une honte de lui-même, une timidité tremblante, et ce baiser, maintenant, lui semblait impossible et sacrilège.

Ce fut elle qui jeta ses lèvres sur les siennes, brusquement, comme pour en finir. Tout rapide et léger qu’il fût, ce contact velouté, embaumé et frais comme celui d’une fleur, le fit presque évanouir, l’aveugla d’un tourbillon de flammes.

— Ah ! pardon ! s’écria-t-il, je ne le demandais plus, je ne méritais pas tant !

Il avait laissé tomber sa tête sur l’épaule froide de la jeune fille ; elle lui dit à voix basse :

— Tu ne me trouves plus ingrate ?

— Je verserais mon sang, goutte à goutte, sans cesser de bénir cette minute céleste !

— Est-ce bien vrai ? Dis-tu ce que tu penses ? Jure-le-moi, veux-tu ?

— Je le jure, dit-il.

Et il crispait ses mains derrière la taille de la reine, qui se ployait, se renversait. Elle était toute émue maintenant, fiévreuse, tremblante ; une palpitation rapide soulevait ses seins, et elle regardait le jeune homme avec une expression étrange, où il y avait comme du désespoir. Tout à coup, poussant un soupir profond, presque un sanglot, elle se précipita dans ses bras, écrasant ses lèvres sur les siennes, se serrant contre lui avec une espèce de frénésie ; et il sentait des larmes lui mouiller les joues, et il écoutait ce cœur orgueilleux battre à se rompre.

— Ce baiser là est bien un don de ton amour ! s’écria-t-il, éperdu de joie, j’ai senti ton âme divine pénétrer la mienne !

Mais elle s’était reculée, le contemplant sans l’entendre.

— Ces yeux, dit-elle, ces yeux qui m’ont fait tant de mal !…

Et elle les baisa longuement, l’un après l’autre, comme pour les clore à jamais.

— Mon Dieu ! si une telle ivresse doit cesser, c’est maintenant qu’il faudrait mourir, dit-il d’une voix presque indistincte.

Elle s’était levée, dégagée de ses bras, brusquement éloignée de lui.

— Tu veux mourir, s’écria-t-elle d’une voix changée et avec un rire cruel, réjouis-toi donc, car tu vas être exaucé : pour toi cette chambre est un tombeau.

Il leva les yeux vers la reine. C’était bien maintenant son ennemie, au regard altier et dur, à la lèvre crispée de dédain. Il se détourna pour ne pas la voir ainsi.

— La mort sera la bienvenue, dit-il, qu’importe la vie maintenant ?

Brisé d’émotion, saturé de bonheur, il se laissa tomber sur les coussins, sans force, anéanti et vraiment désireux de mourir.

— Croyais-tu donc qu’un pareil jour aurait un lendemain ? dit-elle ; si le prince, mon fiancé, apprend jamais le crime de cette heure, il saura au moins, en même temps, que le coupable n’en a pas gardé une heure le souvenir.

Mais Bussy s’était relevé d’un bond, comme piqué par un dard brûlant.

— Ton fiancé ! cria-t-il, ah ! il ne fallait pas parler de lui ! J’étais soumis et résigné, prêt à tendre le cou à tes assassins ; pourquoi as-tu versé sur mon cœur le plomb fondu de la jalousie ? Cette douleur-là me redonne la force de vivre, et me rappelle que c’est à moi de tuer tous ceux qui voudraient t’approcher. Ton amour m’appartient, entends-tu, tout à l’heure tu me l’as donné dans ce baiser, et tu peux feindre de me haïr à présent, je ne te crois plus. Fuis-moi, fais-moi subir toutes les tortures que tu voudras, hormis celle d’appartenir à un autre ; cela je te le défends, et je vivrai pour t’empêcher de me désobéir.

Elle était adossée maintenant à un des panneaux d’ivoire qui s’écarta derrière elle ; sans répondre, avec un geste douloureux, elle s’enfonça dans l’ombre et disparut.

La porte se referma silencieusement.

Bussy se retourna vivement, se croyant prisonnier ; mais il vit que les sept autres panneaux étaient ouverts, et que sur chaque seuil se tenait un guerrier noir, appuyé sur un glaive nu.

— Ah ! c’est cela ! s’écria-t-il, tant mieux ! un combat ne me fait pas peur, je pensais qu’on voulait me murer dans ce tombeau.

Rapidement il arracha une draperie, au dais qui surmontait les coussins, l’enroula autour de son bras gauche, s’adossa au socle d’or des lumières, et tira son épée.

Alors, tranquillement, il examina ces hommes.

C’étaient des soldats hindous, vêtus de tuniques blanches, sans manches, et coiffés de turbans rouges, ayant des visages imberbes, luisants, avec des yeux en boule, aux lueurs de perles ; leurs jambes étaient grêles et leurs bras minces.

Ils s’avancèrent tous ensemble et levèrent leurs glaives ; mais le marquis riait de leur gaucherie. D’un moulinet éblouissant, il en désarma plusieurs ; quelques-uns, effleurés par l’épée, reculèrent. Il avait mis le pied sur la lame d’un des sabres tombés, et parvint, d’un geste net et vif, à le ramasser de la main gauche ; ainsi armé, il sembla invincible et se mit à combattre avec une violence terrible. Frappant des deux bras, dans tous les sens ; donnant des coups de pieds, des coups de tête, qui faisaient craquer les poitrines ; le sang jaillissait, illustrant de perles rouges les sculptures des murailles ; les hommes tombaient, sans un mot, sans un cri, se tordant, vomissant des flots de liquide noir.

Bussy avait le sentiment de lutter contre des enfants, et d’accomplir un affreux carnage ; mais il était surpris de leur nombre, il avait porté plus de coups qu’il n’en fallait pour les détruire et ce nombre ne diminuait pas. Il vit alors que chaque porte encadrait toujours un homme immobile, qui s’avançait quand un des combattants tombait, et dont un autre, venant de l’extérieur, prenait la place.

— Voilà qui est flatteur ! s’écria-t-il, et qui prouve la haute idée que l’on a de ma valeur. On envoie contre moi tous les pygmées de Bangalore !

La chambre s’encombrait de plus en plus ; les morts et les blessés, par terre, faisaient trébucher ; les Hindous, trop nombreux, se blessaient mutuellement, car le marquis, évitant leurs coups, l’élan ne pouvait en être arrêté et ils tombaient sur d’autres. Il bondissait, franchissant les monceaux de cadavres, s’en faisait un rempart ; quelquefois il écrasait une figure dont la bouche le mordait.

Tout à coup une corde siffla. C’était un nœud coulant qu’on lui lançait. Il l’évita ; une autre cingla l’air et l’atteignit. Il la coupa avec son épée, et retourna s’adosser au socle d’or, poussa du pied devant lui des coussins et des cadavres ; mais il se sentait perdu. Ces hommes faibles, qui se battaient sans haine ni colère et mouraient en silence, le vaincraient certainement à la longue. Si leur affreux lasso ne l’atteignait pas, leur multitude l’étoufferait.

Alors il pensa à Dupleix qui s’était confié à lui, ignorant quelle démence possédait son cœur et conduisait sa vie ; sa mort allait trahir la noble espérance de son ami ! Il éprouva contre lui-même une grande colère, et il essaya de lutter encore.

Il jeta le sabre et déploya l’étoffe enroulée à son bras, l’agita au-dessus de lui pour repousser ces cordes qu’on lui lançait maintenant de tous côtés. Mais l’air devenait irrespirable : toutes ces haleines, toutes ces sueurs, ces soupirs d’agonie qui s’exhalaient, souillaient d’une épaisse et mortelle atmosphère le sanctuaire embaumé de tout à l’heure.

Le marquis était à bout de forces ; une blessure qu’il avait au front lui couvrait, à chaque moment, le visage d’un voile rouge, lui emplissait les yeux de sang ; aveuglé, il s’essuyait rapidement, mais ce mouvement le découvrait. Il s’engourdissait ; le vertige faisait tournoyer la chambre autour de lui. Deux fois déjà il avait abaissé son épée.

Maintenant il pensait à Ourvaci.

— Je te pardonne, murmura-t-il ; je meurs avec le goût du ciel sur les lèvres.

Soudain un coup de feu éclata, rompant le lourd et terrible silence ; Bussy entendit des voix qui l’appelaient.

À l’une des ouvertures, les Hindous, brusquement, tombèrent en avant, les uns sur les autres, sous une poussée qui les refoulait. Une bouffée d’air frais entra : Bussy vit apparaître des hommes, courant sur les corps renversés ; il entrevit des figures amies : Naïk, Kerjean, d’autres encore, puis il tomba, ne vit plus rien.

Quand il rouvrit les yeux, il aperçut les étoiles, et respira l’air libre avec bonheur ; mais il était immobilisé par une lassitude affreuse, comme si ses membres étaient devenus de plomb. À genoux, près de lui, une femme, qu’il ne connaissait pas, lui soutenait la tête, Naïk lui baignait le front d’eau fraîche, tandis que Kerjean, debout, déchirait un mouchoir.

— Mes amis, dit-il, merci : vous m’avez sauvé ; comment, je ne puis le comprendre.

— Pardieu ! c’est Naïk, dit Kerjean, il a deviné que ce rendez-vous, où vous couriez, cachait un guet-apens, et comme il prétendait que rien ne vous en détournerait, nous avions pris le parti de vous suivre de près, pour vous porter secours au moment voulu.

— Hélas ! dit le paria, qui pleurait, en essuyant le sang de son maître, nous sommes arrivés bien tard.

Le marquis ne détachait pas ses regards de cette femme, penchée vers lui, qui le contemplait avec des yeux pleins de larmes.

— Je suis Lila, dit-elle, répondant à sa question muette, j’ai su, trop tard pour t’avertir, qu’on en voulait à ta vie ; mais j’ai pu guider tes amis et aider à te sauver.

— Comme tu es bonne !

— Vous n’êtes pas encore en sûreté, dit-elle, quittez vite cette île maudite.

— Suis-je blessé gravement ? demanda Bussy, je ne sens plus mon corps, tant je suis brisé de fatigue.

— Non, VOUS n’avez rien, dit Kerjean ; beaucoup d’égratignures et de contusions ; ce coup au front saigne assez fort, mais n’est pas profond.

Et il s’agenouilla pour panser provisoirement la blessure.

— Hâtons-nous de nous éloigner, dit Naïk qui tremblait d’inquiétude.

Bussy se souleva ; il aperçut la blancheur du palais de marbre, et y attacha un regard plein de reconnaissance et de tendresse. Oubliant la trahison, il revoyait, à travers ces murs, la chambre octogonale, aux panneaux d’ivoire, où sa divine ennemie avait pleuré d’amour sur son cœur. Et il soupira de regret, quand ses amis, le soutenant, lui firent descendre les marches glissantes de la terrasse.

Une masse noire, énorme, au bas des degrés sortait de l’eau.

— Qu’est-ce donc ? dit le marquis.

— Votre éléphant, Ganésa, répondit Kerjean, sans lui nous n’aurions pas pu arriver jusqu’à vous, car il n’y avait pas la moindre barque, et hommes ou chevaux, à la nage, eussent été dévorés par les innombrables caïmans qui montent la garde autour de cet aimable palais.

— Princesse, dit Bussy en portant à ses lèvres la petite main que Lila lui tendait, comment pourrai-je jamais te témoigner ma gratitude ?

— En guérissant de tes blessures, répondit Lila et en m’en donnant la nouvelle.

— Hélas ! pourquoi n’a-t-elle pas ton cœur ? murmura le marquis.

On rappela les hommes en sentinelles aux angles de l’édifice.

Lorsqu’on fut installé sur la plate-forme, entourée d’une balustrade, que portait le dos de Ganésa, tout le monde se découvrit pour saluer la princesse, et l’animal, avec précaution, descendit les dernières marches et entra dans l’eau, où il perdit pied tout de suite. Naïk indiqua un point de la rive où il était plus aisé d’aborder, et, tandis que l’éléphant nageait, levant haut sa trompe, que les soldats, à droite et à gauche, déchargeaient leurs mousquets sur les caïmans, — ce qui était un crime, ces animaux étant sacrés, — Bussy se soulevait péniblement pour jeter un dernier regard à l’île muette, dont la blancheur s’effaçait lentement dans la nuit.