La conquête du paradis/XXI

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Armand Collin (p. 266-284).

XXI

DUPLEIX, BÂHÂDOUR ZAPHER-CINGH

C’est grande fête à Pondichéry. Mouzaffer, inspiré par Bussy, a voulu que la cérémonie solennelle de son couronnement, eût lieu dans la ville française ; et Dupleix a tout mis en œuvre, pour donner à cette journée une splendeur inoubliable.

Dès le matin, du haut des bastions et de la forteresse, les canons jettent leur salut tonnant ; de la rade, les vaisseaux pavoises répondent. Les cloches des églises font un carillon joyeux, dans toutes on chante le Te Deum et du haut des minarets, l’ezzam, appelant à la prière, est lancé aux quatre points du ciel, par la voix claire des muezzins.

De bonne heure les rues s’emplissent de toute la population de la ville et des campagnes environnantes : riches et pauvres, revêtus de leurs plus belles parures.

Les troupes d’Ambour et de Gengi font la haie, sur tout le parcours que doit suivre le cortège royal, laissant libre la voie centrale, et la foule bruyante et brillante des curieux se brise contre leurs lignes inébranlables.

Sur le sol de la voie libre sont étendus des tapis de Perse, dont les délicates nuances luttent de finesse avec les fleurs naturelles jetées sur eux. Dans les rues peu larges, des guirlandes traversent, d’une maison à l’autre, et, le long des avenues, les grands arbres ont leur tronc drapé de soie, et des banderoles frissonnent dans leurs branches, où tous ceux qui savent grimper se sont installés.

Le camp du Soubab étant établi sur les rives fraîches de l’Ariancopan, c’est par la porte de la Reine que le cortège de Mouzaffer doit venir.

Tous les regards se braquent du même côté, tous les cous sont tendus, et l’attente a déjà paru longue, quand accourent, enfin, des hérauts à cheval, sonnant de leurs longues trompettes à tablier de pourpre frangé d’or.

Les troupes musulmanes parurent alors, et défilèrent longtemps, avec un cliquetis et des éclairs d’acier. Les cavaliers mahrattes suivaient, faisant cabrer leurs montures, qui secouaient l’écume sur les mors ornés de turquoises. L’artillerie vint après, avec les canonniers montés sur des dromadaires ; puis ce furent les garaouls, portant, appuyés sur leur épaule, une longue et lourde épée nue.

Un orchestre : timbales, tam-tam, clairons et trompettes, hurlant et grondant, précédait l’Alfaraz, assis sur un éléphant, et qui tenait des deux mains, la maintenant droite et haute, la hampe d’un vaste étendard de drap d’or. Dans ses plis lourds on apercevait, ou plutôt l’on devinait ces mots, brodés en perles : La ghâleb illa Allah : « Il n’y a pas d’autre vainqueur qu’Allah. » Une garde d’élite, chargée en temps de guerre de défendre le drapeau, l’entourait.

On voyait ensuite les représentants de deux des privilèges de la souveraineté : l’intendant de la Sikka, qui est l’empreinte frappée sur les monnaies, et le gardien du Tiras, droit qu’a seul le monarque de faire tisser son nom dans les étoffes de ses vêtements.

Puis venaient, sur des chevaux aux caparaçons noir et or, le grand et le petit Porteur de l’encrier, suivis des Scribes de l’Écriture large et de l’Écriture fine.

Après eux, la lance au poing, sous le frisson soyeux des bannières, s’avançaient les nobles, les chambellans, les hauts fonctionnaires magnifiquement vêtus, orgueilleux et graves. Le front de leurs chevaux secouait des aigrettes de plumes ; ils avaient tous la crinière tressée, mêlée de fils d’or et de glands de perles, les sabots peints en vermillon, des poitrails de pierreries, et des anneaux cerclant le bas de leurs fines jambes.

Les vieillards, formant le Divan, ou conseil d’État, apparurent, sur de hauts éléphants, dont les housses somptueuses balayaient les fleurs des tapis ; parmi eux était le rajah Rugoonat Dat, Wezir-el-Mémalik, premier ministre, tenant le sceau de cristal, emblème de sa dignité.

Des attelages de zébus blancs, la bosse peinte en bleu et les cornes dorées, traînaient des chars d’argent ciselés, surmontés de dais en plumes de paons ; ils abritaient les femmes, étincelantes de pierreries, mais soigneusement voilées. C’étaient les deux cents hourris du Zénanah, escortées par une garde de cinq cents jeunes filles, vêtues en guerrières, armées de lances, et montées sur des chevaux blancs.

Elles passent, et la famille royale approche. Voici l’épouse favorite, et les enfants mâles du roi, sous un tendelet de brocart d’or, brodé de pierreries, porté par un éléphant que couvre une housse couleur d’azur ; les princes : frères, oncles ou neveux du souverain, viennent ensuite, et parmi eux, Salabet-Cingh, soucieux et pâle, mais d’une extrême beauté, sous l’écharpe de gaze lamée d’or, qui lui entoure le front, et dont un bout retombe sur son épaule. Puis les nababs, les rajahs, les grands vassaux.

Au tonnerre du canon, qui ne cesse pas, se mêle tout à coup le bruit cuivré des musiques, et, dans des nuées bleuâtres, floconnant hors des cassolettes où brûlent l’encens, le musc, l’ambre et l’aloès, apparaît confusément, sur un éléphant gigantesque, le houdah royal, en or massif, au dôme constellé de rubis, de topazes et de diamants, d’où jaillissent d’aveuglants faisceaux de rayons. Mouzaffer-Cingh, majestueux et calme, resplendit sourdement sous le mystérieux voile des fumées odorantes, ainsi qu’un astre, s’enveloppant de nuages pour ne pas éblouir les mortels. L’éléphant qui le porte a la trompe et le front ornés de tatouages d’azur et d’or, autour de ses défenses des cercles pavés de turquoises, des bracelets aux jambes, et une couronne sur le front, surmontée d’un bouquet de plumes ; son caparaçon, dont la frange traîne, est tout couvert de fleurs brodées, et les corolles ont pour rosée des diamants, des opales, des perles et des émeraudes.

Douze hérauts, agitant des étendards de drap d’or, crient, d’instant en instant, d’une seule voix, qui semble formidable :

« Prosternez-vous, esclaves ! Voici le Roi des Rois, la Lumière du Monde, le Pôle du Temps ; le très magnanime seigneur Sadoula, Bâhâdour, Mouzaffer-Cingh, fils bien-aimé de Nizam-el-Molouk, gardien de la loi sacrée, roi de l’immense Dekan, ayant sous ses sandales trente-cinq millions de sujets. C’est lui, l’Invincible, le Victorieux, le Glaive Formidable ! Réjouissez-vous, peuples ; remerciez Allah qui vous permet de glorifier un successeur de son prophète, et prosternez-vous dans la poussière, car voici le Roi des Rois, le tout-puissant prince Sadoula, Bâhâdour, Mouzaffer-Cingh ! »

Et en effet, derrière la haie immobile des soldats français, la foule se jetait à genoux et touchait le sol du front.

De jeunes pages, vêtus de cette charmante étoffe appelée murgala, chatoyante comme le cou des paons, couraient, en tenant les cordons d’or de l’éléphant royal.

À droite, sur des chevaux tous semblables, marchaient une troupe d’archers, dont les arcs figuraient un serpent tordu, et, à gauche, des frondeurs armés de frondes de Schiraz.

Les timbales royales, géantes, magnifiquement drapées, arrondissaient leurs demi-globes sur les flancs d’un éléphant, et le timbalier, assis entre elles, les frappait de ses baguettes rebondissantes.

Enfin parut l’oriflamme de l’empire, le Mamurat, en moire blanche, avec la Main vermeille et le Livre, que les soubabs ont seuls le droit d’arborer. Puis la garde d’honneur termina le cortège.

La tente gigantesque, dressée sur la place Royale, extérieurement recouverte de toile d’or, miroitait sous le soleil au point de sembler une montagne en flammes ; on clignait les yeux, ne pouvant supporter cet éclat. À l’intérieur c’était un ruissellement des étoffes les plus somptueuses, alternant, se croisant, drapées avec art, se faisant valoir l’une l’autre : soies, brocarts, velours, cachemires, dont les textures disparaissaient presque entièrement sous les broderies. Le plafond était fait d’un tissu particulièrement splendide, constellé de corps célestes et qu’on appelle tchandtara, lune et étoiles.

Deux trônes s’élevaient sur une estrade, l’un d’ivoire et d’or, l’autre simplement surmonté d’un écusson fleurdelisé. Un baldaquin, en forme de parasol, bordé d’une frange de perles, les abritait, et laissait pendre, jusqu’aux tapis du sol, une gaze d’argent toute frémissante de pierreries. Deux paons géants, d’or ciselé, d’émaux et de saphirs, en relevaient les plis étincelants du bout de leur bec.

Le soubab vint s’asseoir sur le trône d’ivoire ! les princes et toute la noblesse du Dekan l’entourèrent.

Tout à coup les détonations de l’artillerie éclatent, avec un tel redoublement de fracas que les seigneurs hindous pâlissent et tremblent de frayeur. Ces salves formidables annoncent l’arrivée du gouverneur français.

Par l’ouverture de la tente, on aperçoit un cortège royal :

Des lanciers portant des guidons blanc et or, des escadrons de grenadiers, des mousquetaires, avec des étendards semés de fleurs de lis. Puis Dupleix, à cheval, s’avance, au milieu de son état-major, et derrière lui, dressé un peu obliquement sur le dos d’un éléphant, le drapeau français déploie ses plis frangés d’or, et montre l’écharpe blanche, sous la lance de la hampe. À côté de ce drapeau apparaît le Mamurat, Mouzaffer ayant donné à Dupleix le droit de l’arborer comme lui-même.

Douze éléphants viennent ensuite, portant un orchestre de timbales, de fifres, de hautbois, de trompettes, jouant une marche militaire de Philidor, que, par intermittences, le canon couvre de son bruit.

Dupleix met pied à terre et, tandis qu’il marche vers la tente, les tambours battent aux champs, les soldats présentent les armes, frappent le sol des talons, et poussent des vivats.

Le gouverneur s’approche vivement du soubab, s’incline devant lui et lui présente, sur un mouchoir en point d’Alençon, le tribut habituel de vingt mohurs d’or, auquel il joint de riches présents ; mais Mouzaffer-Cingh se lève et prenant Dupleix par la main, il le conduit vers le second trône.

— Ce n’est pas à moi, dit-il, que sera rendu aujourd’hui l’hommage du Nussur, mais bien à celui à qui je dois ma gloire.

Alors l’un après l’autre, les nababs, les seigneurs, tous les officiers du roi viennent saluer Dupleix, et lui offrir un présent.

Bientôt un véritable trésor s’amoncelle à ses pieds : des bijoux splendides, des couronnes, des colliers, des baudriers de pierreries, des plats d’or, des aiguières, des bassins ; et les plus magnifiques pièces de la parure guerrière : dagues, boucliers, arquebuses de Lahore, de Ceylan, du Cachemire, le tout damasquiné, bosselé, ciselé, enrichi de pierres précieuses : casques d’or ornés d’aigrettes de perles, jambières et gantelets persans, cuirasses en peau de rhinocéros, ou curieuses armures faites des écailles du pangolin, rehaussées de turquoises, de grenats, d’incrustations d’or. Dupleix touchait chaque offrande, à mesure qu’on la lui présentait, pour indiquer qu’il l’accueillait favorablement, et ce tas de richesses, grandissant au pied de l’estrade, s’écroulait avec d’harmonieux tintements.

Quand ce fut fini, le roi se leva, et, suivi de plusieurs chambellans, s’approcha du gouverneur.

— À mon tour, dit-il, d’offrir mon cadeau.

Et prenant des mains d’un chambellan une robe magnifique, il en revêtit lui-même Dupleix, lui agrafa la ceinture, avec le sabre au pommeau étincelant, lui donna la rondache et le poignard.

Alors, il dit d’une voix haute et forte pour être entendu de tous :

— Ce costume royal, mon frère bien-aimé, a été donné par le padichah Aureng-Saïb à mon aïeul Nizam-el-Molouck, et c’est comme si le grand empereur lui-même te le donnait. Au nom du Mogol, notre maître, je te proclame ici nabab du Carnatic. Tu seras souverain de toute la région qui s’étend du sud de la Chichéna au cap Comorin. Je t’accorde, en outre, comme apanage, la ville de Valdaour et son territoire, pour en jouir en propre, toi et tes descendants, et j’ajoute, à l’impôt de ce domaine, une pension de deux cent quarante mille livres, et une semblable que j’offre à la bégum Jeanne. J’ordonne que la monnaie frappée à Pondichéry soit la seule ayant cours dans toute l’Inde méridionale. Reçois aussi de moi, mon frère, suivant l’usage, un nom nouveau, celui de Bâhâdour Zapher-Cingh[1], avec le titre de munsub, commandant de sept mille chevaux. Ainsi que tu le désires, je reconnais la souveraineté de la compagnie française sur Musulipatam et Yanaon, et je lui accorde une extension de territoire à Karikal.

Le soubab ôta son turban royal, le posa sur la tête de Dupleix et prit son tricorne dont il se coiffa.

— Au nom d’Allah clément et miséricordieux, ajouta-t-il, je jure de me regarder toujours comme ton vassal, et de ne rien accorder, pas même une faveur, sans ton approbation.

Dupleix à son tour se leva, très ému.

— Comment te remercier, mon frère et seigneur, dit-il, d’une pareille générosité ? J’en ai le cœur inondé de joie et de reconnaissance ; mais, sache-le, ô Lumière du Monde, je n’ai pas soutenu cette guerre pour conquérir des royaumes, j’ai voulu servir le Mogol, en combattant, pour la justice, contre un traître qui outrageait le pouvoir suprême. L’honneur que tu veux me faire, en me confiant la nababie du Carnatic est trop grand pour mes mérites, et je serai assez payé de mes peines si tu m’en laisses le titre sans l’autorité.

Il étendit alors la main vers Chanda-Saïb, qui était à quelques pas de lui.

— Je demande en grâce, s’écria-t-il, que tu confies le gouvernement de cet immense territoire à ce héros si fidèle.

Il y eut d’abord un silence de stupeur ; puis un cri d’admiration s’éleva, devant ce trait de désintéressement, dont aucun des assistants ne se sentait capable. Chanda-Saïb, bouleversé, se jeta en sanglotant aux pieds de Dupleix.

— Une telle grandeur d’âme est bien digne d’un héros tel que toi, dit le roi avec émotion. Il sera fait selon ton désir, mais ne me refuse pas le plaisir d’élever une colonne en ton honneur, et de fonder, sur les lieux témoins de ta dernière victoire, une ville dont le nom sera : Dupleix Fateh-Abad[2].

Et tandis que la foule éclatait en acclamations enthousiastes, le roi embrassa à plusieurs reprises cet homme extraordinaire, dont le pouvoir moral venait de grandir encore, tandis qu’il refusait, si magnifiquement, un royaume aussi vaste que la France.

Au moment où il entrait, avec Dupleix, sous la tente royale, Bussy avait senti qu’on le tirait furtivement par la manche ; et, en se retournant, il reconnut un kaséghi, de la suite du grand vizir, le brahmane Rugoonat Dat. Le jeune page mit un doigt sur ses lèvres, en glissant au marquis un étui d’or, long comme le manche d’un poignard, puis il se perdit dans la foule.

Bussy referma sa main sur l’étui, avec un joyeux battement de cœur ; l’esprit toujours tendu vers une même pensée, il avait compris tout de suite que c’était un message de Lila.

Rien ne manquait plus pour lui, maintenant, au bonheur de cette journée, où il se sentait vraiment heureux d’exister, fier de sa jeunesse et de la renommée qu’il avait conquise déjà. Autour de lui ses compatriotes répétaient, à l’envi, que, depuis les conquêtes de François Pizarre, on n’avait, dans le monde, rien vu de comparable aux derniers exploits des Français, et dans ces victoires il avait la plus belle part ; le soubab, plein de reconnaissance, l’avait fait plus riche qu’il n’avait jamais rêvé de l’être, et les Hindous le comparaient à leurs héros légendaires. L’Inde criant ses louanges, c’était cela surtout qui le ravissait. L’écho de cette gloire viendrait jusqu’à Ourvaci, et comment pourrait-elle le mépriser encore ?

Mais il ne pouvait pas s’enfuir pour aller lire la chère lettre. Ce fut seulement le soir, après le banquet, pendant le bal donné par le gouverneur, qu’il put, dans le jardin illuminé, trouver un instant de solitude.

Il s’assit sur un banc de marbre, ouvrit l’étui et déroula la lettre écrite cette fois en caractères d’or sur du satin blanc.

« D’étranges nouvelles, comme un vol de perroquets bavards, nous arrivent du Carnatic, disait Lila, tu ressembles à Rama, aux yeux de Lotus bleus, et voilà que ta gloire égale celle de Rama !

« La renommée est comme le parfum qui se glisse partout : tu seras heureux de savoir que la tienne a pénétré jusqu’à la reine, surprise et inquiète d’entendre ton nom vibrer sur toutes les lèvres. J’ai cru deviner qu’elle a peur pour toi. Elle sait l’implacable haine du premier ministre Panch-Anan, elle voudrait qu’il ne se souvînt plus de toi, et voilà que toute l’Inde te fête comme un héros !

« Ourvaci affirme quelle est calme à présent, délivrée de la souillure ; mais je lis dans son âme, et j’y vois une obsession, un trouble plus profond que jamais. Elle lutte sans espoir de vaincre, j’assiste, muette, à ses combats et si je me suis faite ton alliée c’est pour la mieux servir. Le moyen que j’ai imaginé pour cela, je le crois bon, mais jamais tu ne le connaîtras. »

Bussy, pour la première fois, se sentait enveloppé par la consolante caresse de l’espérance, et un frisson d’orgueil courait dans son sang, lorsqu’il pensait au chemin parcouru depuis ce premier bal chez le gouverneur, où, à cette même place, l’umara inconnu lui avait parlé au nom de la reine outragée.

— Mais Arslan-Khan fait partie maintenant de l’état-major du soubab, il doit être ici ! s’écria-t-il, tout haut, par mégarde.

— Il y est, répondit une voix tout près de lui, mais, aujourd’hui, il te connaît, il t’a vu combattre et te tient pour un demi-dieu.

Arslan, appuyé d’un genou au banc, regardait Bussy en souriant.

— Tu es un brave et ton estime m’est bien précieuse, dit Bussy en tendant la main à l’umara.

— Merci, dit Arslan, en serrant cette main d’une étreinte forte et franche, mon cœur et mon sabre sont à toi.

— Comment étais-tu là, près de moi ? demanda le marquis.

— Je te cherchais encore, et, cette fois comme l’autre, en qualité d’ambassadeur.

— De qui donc ?

— D’un personnage illustre que tu auras, je crois, plaisir à voir : le grand vizir Rugoonat Dat.

— Le brahmane ! s’écria Bussy en se levant, où est-il ?

— Suis-moi, je vais te guider, si c’est possible, à travers cette foule.

Ils s’éloignèrent ensemble, obligés de marcher lentement, car on se pressait sur leur route, avec une curiosité indiscrète. Bussy n’était plus le capitaine inconnu, qu’on remarquait seulement naguère à cause de sa bonne mine, il était célèbre maintenant ; à sa jeunesse et à sa grâce, s’ajoutait le prestige de la gloire.

Le grand vizir était, avec Dupleix, sous une sorte de dais en satin, élégamment accroché aux palmiers, au-dessus de divans et de coussins. Le gouverneur et Rugoonat causaient avec animation, isolés de la foule par des gardes et des pages. Un troisième personnage, un interprète, se tenait debout auprès d’eux.

Dès que Bussy parut, on donna l’ordre de le laisser approcher, et Arslan, lui serrant rapidement la main, le quitta.

— Mon cher Hadji-Abd-Allah, dit Dupleix à l’interprète, je vous rends la liberté, vous pouvez aller courir le bal et vous divertir. Voici quelqu’un qui vous relève de garde.

Et, avec empressement, il fit quelques pas au-devant du marquis, lui tendit les deux mains, puis l’embrassa affectueusement.

— L’on vous voit donc enfin, cher enfant ! dit-il, vous dont tout le monde parle, que tous les regards cherchent et qui, si modestement, vous dérobez à vos succès ! Venez vite ; le grand vizir, un personnage extrêmement remarquable et en qui j’ai toute confiance, a le plus grand désir de vous connaître.

— Il me connaît, dit Bussy, qui vint saluer Rugoonat Dat en lui rendant l’hommage hindou de l’andjali. Ah ! mon père, s’écria-t-il, combien je suis heureux de pouvoir enfin vous demander mon pardon des torts qui, depuis si longtemps, pèsent sur mon cœur !

— D’un mot, j’allégerai ton cœur, mon fils, dit le brahmane, cette colère qui te poussa à me dire ces dures paroles, que tu te reproches aujourd’hui, a eu la plus heureuse influence sur ma destinée.

Bussy s’étonnait, le brahmane reprit :

— À travers leur violence même, tes paroles hautaines me laissaient entrevoir l’image de mœurs et de sentiments inconnus ; elles me donnèrent l’envie de connaître ta race, la curiosité d’apprendre des choses ignorées. Cela me décida à quitter un royaume où mon influence, combattue à toute heure, chancelait, prête à crouler, où il me fallait même, pour être toléré, voiler mes pensées. Alors, je suis parti, j’ai connu Dupleix, j’ai découvert un monde nouveau, et mon esprit s’est tellement dégagé des anciens préjugés, que, moi, rajah et brahmane, je suis aujourd’hui ministre d’un prince musulman.

— Se peut-il qu’à cause de moi tu aies quitté la divine reine de Bangalore, et que tu puisses juger heureuse une destinée qui t’éloigne d’elle ?

— Certes, qui l’a connue ne peut l’oublier, dit le brahmane, avec un soupir ; bien souvent je la regrette, et aussi ma chère Lila, sa fidèle. Mais j’aime mieux, au prix de quelque tristesse, garder dans mon cœur une image parfaite de cette reine, dont j’avais formé l’esprit, que de voir sous mes yeux mon œuvre faussée, détruite peut-être, par l’influence pernicieuse d’un ennemi sournois. Mais laissons ceci, nous aurons, j’espère, le loisir d’en reparler. J’implorais une grâce du gouverneur, et je compte beaucoup sur toi pour m’aider à l’obtenir.

— C’est vous-même, mon cher Bussy, qu’on me demande, dit Dupleix, et vous comprenez combien j’hésite à répondre. Le soubab va gagner Aurengabad, la capitale de son royaume, et par la voix de son ministre me supplie de lui laisser emmener, comme garde d’honneur, un corps de troupes françaises commandées par vous. Tout n’est pas pacifié du côté de la capitale et le roi considère son trône comme chancelant si nous ne le soutenons pas.

— J’espère que vous ne doutez pas de mon obéissance, et que sûr de mon consentement à tout ce que vous ordonnerez, ce n’est pas à cause de moi que vous hésitez.

— Votre consentement était indispensable, mon ami ; ne vous dissimulez pas que ce départ serait une sorte d’exil, lointain et long ; mais d’autres raisons encore me retiennent : le rival de Chanda-Saïb est vaincu, mais vivant ; il est vrai qu’il nous demande la paix, et renonce au Carnatic, mais c’est pour gagner du temps ; comme un serpent mal écrasé, dès qu’il le pourra, il relèvera la tête. S’il n’avait derrière lui les Anglais, je ne le craindrais nullement ; mais ils le soutiendront de tout leur pouvoir, ne serait-ce que pour nous braver.

— Comment, monsieur, s’écria Bussy, malgré la paix conclue entre la France et l’Angleterre, vous croyez les Anglais capables de prendre les armes contre nous ?

— Ils l’ont fait déjà et le feront le mieux du monde ; ils sont trop ulcérés de leurs défaites pour les oublier jamais. Qui sait même s’ils n’ont pas deviné déjà mon désir secret de donner l’empire de l’Inde à la France ? Vous pensez bien qu’ils m’entraveront le plus possible, et leur pays les soutient, eux, vous savez comment ; tandis que nous !… Voyez comme on me comprend peu : le traité d’Aix-la-Chapelle rend Madras aux Anglais ! M’approuve-t-on seulement ? Dieu le sait, et j’attends tout de lui.

— Votre œuvre est trop belle et vos succès trop éclatants pour que la France n’en soit pas fière et reconnaissante, quand elle les connaîtra, dit Bussy ; mais, s’il m’est permis de dire mon avis, abandonner le soubab à lui-même serait une grave imprudence ; Mouzaffer règne sur le Dekan, il faut que Dupleix règne sur Mouzaffer, si j’ai bien compris votre pensée. Aujourd’hui il ne respire que par vous, mais que pensera-t-il demain, si, hors de notre vue, d’autres influences le détournent de nous ? Il faut, en effet, qu’un de vos fidèles reste près du roi et, tout en le protégeant, sauvegarde et poursuive le grand projet dont vous m’avez fait l’honneur de partager avec moi le secret.

— C’est votre avis, ami, je le pensais bien, dit le gouverneur d’un air absorbé ; et quel autre que vous peut remplir cette mission, pour laquelle il faut être en même temps un soldat intrépide et un homme d’État ? Hélas ! que n’ai-je deux Bussy ! Je n’éprouverais pas alors l’angoisse qui me tenaille. Enfin, soit, il le faut : vous partirez avec quelques-uns de mes meilleurs officiers. Vous pouvez dire au vizir que j’accorde au roi ce qu’il me demande.

— Cette précieuse faveur est pour moi doublement heureuse, dit le brahmane, quand Bussy lui eut traduit les paroles du gouverneur, puisqu’elle me donne la certitude que nous te gardons près de nous. Le roi est fort pressé de partir, ajouta-t-il, et il faudra brusquer les préparatifs.

— Un soldat est toujours prêt à marcher, dit Bussy. Dès que notre cher gouverneur me donnera l’ordre de partir, je partirai. J’attends ses dernières instructions.

— J’aurais mille recommandations à vous faire, dit Dupleix ; mais elles sont inutiles puisque vous pensez comme moi, et qu’il est certain que les circonstances vous les inspireront ; je veux seulement vous mettre en garde vis-à-vis des nababs de Kanoul et de Kadapa ; ma pensée intime est qu’ils sont des coquins, et que dès à présent ils méditent quelque noirceur. Je suis persuadé que vos premiers embarras viendront de ces traîtres ; défiez-vous d’eux et prévenez leurs complots, si c’est possible. Je veux vous parler aussi du jeune prince Salabet-Cingh, que je mets aujourd’hui sous votre protection.

Au nom du prince, Bussy n’avait pu retenir un tressaillement, qui fut remarqué par le brahmane.

— Qu’est-il donc arrivé à Salabet-Cingh ?

— Quelque chose que je n’ai pu empêcher et qui m’attriste, dit Dupleix. Sous prétexte de faveurs et de grades dont il veut le combler comme un de ses plus proches parents, Mouzaffer emmène son neveu avec lui, et lui donne une garde d’honneur qui a l’ordre de ne pas le quitter ; bref, Salabet est prisonnier. C’est toujours comme cela qu’on procède dans les familles royales, pour prévenir les conspirations, qui sont choses habituelles. Malgré les caresses dont on l’enveloppe, le jeune prince voit très bien sa chaîne, et il est désespéré. Il m’a supplié d’intervenir, mais comment laisser voir au roi que je suspecte ses intentions ? C’est pourquoi je vous recommande, bien vivement, cet enfant que nous aimons. Faites tout le possible pour sauvegarder sa vie.

— Je vous promets de veiller sur lui avec la plus grande sollicitude et de le défendre de tout mon pouvoir.

Bussy se sentait une joie mauvaise, au fond de lui-même, en sachant son rival amoindri, déchu de ses espérances. Quelle tranquillité ce serait pour son âme tourmentée de tenir ainsi le fiancé sous bonne garde, loin de la reine, et de surveiller ses actions !

Il prit congé de Dupleix et du grand vizir pour aller rapidement mettre ordre à ses affaires, et il se hâta de quitter le bal.


  1. Le Lion de la Victoire.
  2. Ville de la victoire de Dupleix.