La nouvelle aurore/Première partie/7

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Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 140-168).

CHAPITRE VII

I

— Ce que je ne comprends pas encore tout à fait, dit monsignor, c’est le point dont je vous parlais l’autre jour, concernant la science et la foi. Je ne vois pas bien où l’une finit et où commence l’autre. Il me semble que la controverse élevée jadis à ce sujet ne peut pas s’être arrêtée. Le matérialiste affirme que la nature est l’auteur de toutes choses, et que les phénomènes les plus inexplicables nous apparaîtront tôt ou tard sous leur vrai jour, c’est-à-dire comme de simples manifestations des forces naturelles, lorsque la science aura fait de nouveaux progrès ; tandis que, pour le théologien, d’autre part, certaines choses se trouvent si évidemment en dehors du domaine de la nature qu’il est impossible qu’elles ne soient pas l’effet d’un pouvoir surnaturel. Voilà deux opinions qui m’ont toujours paru inconciliables ; et je n’arrive pas à deviner comment la société moderne a trouvé le moyen de les mettre d’accord.

Le P. Jervis resta un moment silencieux.

Les deux amis étaient assis sur le pont d’un navire aérien, à la tombée du soir. Ils volaient en droite ligne vers la direction du soleil couchant. Monsignor s’était maintenant presque familiarisé avec ce genre de sensations ; et cependant le spectacle qui se déroulait peu à peu autour de lui, depuis une demi-heure, Pavait tenu jusque-là comme fasciné. Son compagnon et lui avaient quitté Rome après trois ou quatre jours passés encore à visiter les églises ; et ils s’étaient également arrêtés plus d’une fois dans leur voyage à travers l’Italie. Puis, peu de temps après avoir franchi la frontière, ils avaient quitté les aériens lents, destinés aux excursions d’une ville à l’autre, pour s’embarquer de nouveau dans un de ces navires rapides qui leur avaient servi déjà, à deux reprises, de Londres à Paris et de Paris à Rome.

Ils devaient arriver à Lourdes dès ce même soir ; et c’était surtout depuis leur première vue des Pyrénées que monsignor s’était trouvé plongé dans un véritable rêve d’éblouissante beauté. À sa gauche se dressaient les montagnes, qui, de la hauteur d’où il les voyait, semblaient former une seule masse énorme, aux contours nettement découpés, mais toute traversée de raies, de taches, de cercles de lumière dorée alternant avec d’insondables abîmes d’ombres dont les couleurs allaient du rouge vif au bleu paie. Puis, au pied de cette espèce de bûcher gigantesque, courait quelque chose qui lui faisait l’effet d’un léger tapis verdoyant, parsemé çà et là de broderies figurant des villes blanches.

de sombres forêts, des rivières d’argent. Encore cette vision elle-même était-elle en train de changer, pendant que le voyageur observait rallongement continu des ombres. Des couleurs nouvelles et étranges, évoluant autour d’une note fixe de bleu, envahissaient lentement l’horizon. Par instants, une flaque d’eau se mettait à étinceler, à trois mille pieds au-dessous du navire ; et déjà là-bas, très loin à l’extrémité de la plaine assombrie, se laissait deviner le rivage de la mer, tout doré sous l’immense dôme rose du ciel.

— Ce que vous me demandez m’embarrasse beaucoup, dit enfin le P. Jervis, un peu ennuyé d’avoir à se distraire de sa contemplation. Je veux dire que je ne me sens pas bien préparé à vous citer comme cela, à l’improviste, les arguments de la science moderne. Mais en premier lieu, voyez-vous, je vous dirai que les savants, durant les cinquante dernières années, se sont efforcés de classer, d’une manière aussi complète que possible, tout ce dont la nature était capable. Nous savons avec certitude, par exemple, que, dans telles catégories de tempéraments, le corps et l’esprit ont entre eux une plus grande sympathie que dans d’autres ; et que si, dans des tempéraments de cette nature, l’esprit est persuadé de l’avènement de telle ou telle chose, cette chose arrivera à coup sûr, simplement sous l’effet de l’action de l’esprit sur le corps.

— Par exemple ?

— Eh bien ! il y a certaines maladies nerveuses, corporelles ou purement psychiques…

— Oh ! celles-là ne comptent guère ! interrompit dédaigneusement le prélat.

— Attendez une minute ! Il y a donc, comme je le disais, certaines affections qui, au moyen de la suggestion, peuvent être guéries instantanément. Puis il y en a d’autres, très étroitement dépendantes du système nerveux, mais qui entraînent avec soi des altérations matérielles non seulement dans le cerveau, mais dans les organes ou les membres. Celles-là aussi peuvent être guéries par une simple suggestion naturellement : mais non pas instantanément. Dans les cas de ce genre, la guérison exige toujours une période plus ou moins proportionnée à celle pendant laquelle la maladie s’est développée. Prenez, notamment, le lupus. Ce mal a été plus d’une fois guéri dans nos laboratoires mentaux, mais jamais instantanément ni d’une manière rapide.

— Oui, je comprends. Continuez !

— Et enfin il y a des états corporels qui n’ont vraiment aucune dépendance directe par rapport au système nerveux. Ainsi, une jambe cassée subit l’influence de l’état du système nerveux, sous forme d’énergie vitale, de composition du sang, et le reste. Mais ce genre de maladie implique une altération des tissus dont la guérison doit nécessairement s’opérer pendant une période déterminée. Là encore, la suggestion peut hâter sensiblement le progrès de la cure, mais aucune suggestion ne saurait la rendre instantanée. La tuberculose, certaines affections du cœur rentrent également dans cette catégorie.

— Oui, je sais. Allez toujours !

— Eh ! bien, donc, la science a établi certaines périodes minima, au delà desquelles il lui est impossible d’atteindre. Et le miracle authentique ne commence que lorsque ces périodes se trouvent considérablement abrégées. C’est vous dire que les cures purement spirituelles ou nerveuses ne sont pas admises dans le domaine du miracle reconnu, encore que, naturellement, là comme partout, l’élément miraculeux puisse intervenir bien des fois. Dans la seconde catégorie, celle des maladies nerveuses et organiques tout ensemble, l’on ne reconnaît le miracle que si la guérison est instantanée. Et de même aussi, dans la troisième catégorie, il faut que la guérison se produise instantanément, ou bien avec une rapidité infiniment supérieure à celle des exemples ordinaires de cure naturelle par suggestion, pour que…

— Et vous dites que des cures de cette troisième catégorie sont fréquentes ?

Le vieux prêtre sourit.

— Hé, sans doute ! Il y a sur ce point une accumulation d’évidences, depuis un siècle et demi, qui…

— Même des membres brisés ?

— Oh ! oui. Il y a eu, par exemple, au dix-neuvième siècle, le cas de Pierre de Rudder, dans un village de Belgique. Celui-là est le premier de la série, je veux dire le premier qui ait été examiné scientifiquement. Vous le trouverez dans tous les vieux livres.

— De quoi s’agissait-il ?

— D’une fracture de la jambe, au-dessous du genou, arrivée depuis huit ans.

— Et la guérison s’est faite rapidement ?

— Instantanément !

Il y eut, de nouveau, un silence.

Monsignor s’était penché sur le rebord du navire, et considérait, à ses pieds, une plaine déjà à demi noyée de ténèbres. Une volée d’oiseaux blancs traversaient l’horizon gris, comme des petites taches lointaines, avec une lenteur et une régularité merveilleuses. Mais bientôt la pensée du voyageur revint au sujet de l’entretien précédent.

— Et que dit-on du livre de Zola ? demanda-t-il.

Le P. Jervis ne parut pas comprendre la question.

— Zola, le grand écrivain français, reprit monsignor !

Il me semblait qu’il avait fait une critique très serrée de Lourdes !

— Et quand vivait-il ? — Vers la fin du dix-neuvième siècle, je crois.

Le P. Jervis secoua la tête, en souriant.

— Jamais je n’ai entendu ce nom-là, dit-il, et cependant je me figurais connaître aussi parfaitement que possible tout ce qui avait été écrit sur Lourdes. Mais je vais m’informer.

— Regardez ! dit soudain le prélat. Cette grande ville, là-bas, qu’est-ce que c’est ?

Il désignait du doigt, à l’horizon, un réseau de lignes et de taches blanches qui commençait à se deviner sur les flancs inférieurs et au pied d’une longue échancrure qui, soudain, s’était découverte parmi les montagnes, vers le couchant.

— Hé ! répondit le P. Jervis, mais c’est Lourdes !

II

Le lendemain matin, comme les deux prêtres sortaient de la grande église où ils avaient dit leur messe, monsignor s’arrêta.

— Laissez-moi regarder encore un moment ! dit-il.

Ils se tenaient sur la plus haute plate-forme d’une superposition de trois églises élevées là depuis très longtemps, et devenues maintenant le centre de l’énorme cité qui s’était formée, peu à peu, autour du sanctuaire. Au-dessous d’eux, tout juste sous leurs yeux, et séparée de l’endroit où il se tenaient par deux vastes escaliers à balustrade, s’étendait la place ovale, bordée sur les deux côtés par les vieux bâtiments où, jadis, les médecins procédaient à leurs examens. À l’extrémité opposée de la place, derrière l’ancienne statue en bronze de la Vierge, s’élevait le nouveau bureau des constatations, que les deux amis avaient visité la veille : une grande salle communiquant avec un nombre incalculable de petites cabines d’examens et de consultations, où une armée de médecins, entretenue là par l’État, poursuivait sa tâche. Entre ces trois groupes de bâtiments, l’ovale entier de la place était rempli d’un double courant humain, sans cesse renouvelé : l’une des foules descendait vers la grotte, à gauche ; l’autre se dirigeait vers l’église. Et déjà les toits de tous les édifices de la place, ainsi que tout le flanc de la colline longé par les escaliers commençaient à laisser voir des groupes de spectateurs, avec une variété merveilleuse de couleurs chatoyantes.

À droite, derrière la place, reposait la vieille ville, qui maintenant grimpait jusqu’à la hauteur du château féodal ; et sur chacune des autres collines, au niveau du château, se dressaient les hôpitaux et hôtels qui, sous la direction de divers ordres religieux, étaient venus s’installer autour de ce fameux sanctuaire de la guérison. Sur toute l’étendue d’un espace immense, à présent, la Cité de Marie se déroulait comme un fantastique amphithéâtre de pierre blanche, faisant face à la rivière et au Lieu sacré.

Et enfin, sur la gauche, à cinquante pieds au-dessous de la terrasse où se tenaient silencieusement les deux prêtres, c’était le Gave qui coulait précipitamment, traversé par d’innombrables ponts donnant accès aux quartiers populeux, au delà du torrent.

Monsignor était frappé de l’étonnante atmosphère de paix et de pureté qui rayonnait autour de lui. Le blanc était la couleur prédominante, sous le bleu profond du ciel méridional. L’été régnait alors dans toute sa gloire, avec une brise enivrante comme le vin et fraîche comme l’eau. De l’autre côté de la place, le prélat entendait nettement le bruit rapide de cette brise agitant l’énorme bannière de Marie qui pendait au-dessus du bureau : car il n’y avait point là d’automobiles pour assourdir les oreilles. Le transport des malades se faisait au moyen d’aéroplanes, qui glissaient comme le long de rails invisibles, se dirigeant vers les deux entrées du bureau ; et, après l’examen quotidien des médecins, les malades étaient portés en litières jusqu’à la grotte ou aux piscines.

Monsignor entendit un pas derrière lui, pendant qu’il se tenait immobile, plongé dans sa contemplation, mais non pas sans que, malgré lui, une nouvelle poussée de scepticisme se fil jour du fond de son esprit. Se retournant, il vit le P. Jervis en train de saluer un jeune moine vêtu de l’habit bénédictin.

— Je m’attendais bien à vous rencontrer ici ! s’écriait le vieux prêtre. Vous vous rappelez monsignor Masterman ?

Un échangea des poignées de main.

— Le P. Adrien ne bouge plus guère de Lourdes, dit le P. Jervis, avec l’intention manifeste de révéler à son compagnon le nom du nouveau venu. Je me demande comment ses supérieurs lui permettent d’aussi fréquentes absences. Et ce livre, avance-t-il toujours ?

Le moine sourit. Il avait une figure des plus agréables, avec un visage maigre et délicat, où brillaient de grands yeux d’un bleu singulier.

— Je suis en train de revoir les dernières épreuves, répondit le moine.

Puis, avec un accent de sollicitude :

— Et vous, monsignor ? dit-il en s’adressant à Masterman. J’ai entendu parler de votre maladie.

— Oh ! monsignor est presque entièrement rétabli. Mais ne voudriez-vous pas nous montrer le bureau ?

Le jeune moine approuva, d’un signe de tête.

— J’y serai toute la journée, dit-il. Vous n’aurez qu’à me demander, à n’importe quelle heure.

— C’est que monsignor désirerait tout voir un peu à fond. Il rêverait de pouvoir examiner au moins un cas de près. Y a-t-il en ce moment quelque chose… ?

— Hé ! cela se trouve à merveille, interrompit le moine. Tenez, — poursuivit-il, après avoir cherché un moment dans ses poches, — voici la feuille qui vient de paraître ! Lisez d’abord ceci !

Il avait tendu à monsignor une feuille imprimée, ressemblant un peu à un petit journal populaire.

— De quoi s’agit-il ? demanda Masterman.

— D’une paralysie du nerf optique : la feuille vous donnera tous les détails. C’est un Russe, de Pétersbourg. Les deux yeux complètement aveugles, les nerfs détruits : et il a vu clair, hier soir, pour la première fois. Il doit nous être amené de l’hospice russe vers onze heures.

— Allons, dit le P. Jervis, nous ne voulons pas vous retenir ! Mais nous ne manquerons pas d’être là vers onze heures.

Le moine s’éloigna après un rapide adieu.

III

La grande salle du bureau était déjà toute comble lorsque les deux prêtres y pénétrèrent, quelques minutes avant onze heures. Cette salle était arrangée plus ou moins comme un théâtre, avec un large passage courant droit depuis les portes, à l’une des extrémités, jusqu’au pied de la scène, dans le fond. Cette scène elle-même, que dominait une grande statue de Marie, communiquait avec les chambres d’examen, disposées sur les deux côtés, derrière la statue.

Les deux prêtres prirent un passage latéral réservé seulement aux personnes privilégiées, et donnant accès derrière la scène. Pendant qu’ils marchaient, ils entendirent un bruit d’applaudissements et de voix, jaillissant tout d’un coup de la grande salle.

— Voilà une présentation finie ! dit le P. Jervis. Suivez-moi, monsignor, nous allons trouver à nous placer.

Ils continuaient d’avancer dans le couloir, sous la conduite d’un jeune employé en uniforme. Tout le long du couloir ils apercevaient de calmes petites chambres blanches, avec des groupes d’hommes vêtus de blanc dans quelques-unes d’entre elles. Enfin ils arrivèrent à quelque chose qui semblait une espèce de salle de comité, éclairée par de hautes fenêtres, avec une grande table en fer à cheval derrière laquelle se tenaient assis une douzaine d’hommes, chacun portant sur sa poitrine une croix rouge et blanche. En face du jury formé par ces examinateurs, mais à demi cachée par le dos d’un fauteuil, était assise une figure d’homme. Le guide se dirigea vers une des extrémités de la table ; et presque au même moment ils virent le père Adrien se lever et leur faire signe.

— Je vous ai réservé deux places, murmura-t-il en les abordant. Et puis, tenez, je vous engage à accrocher ces croix à votre boutonnière : elles vous permettront de pénétrer partout.

Et il leur remit deux croix rouges et blanches, un peu plus petites que celles des examinateurs.

— Nous n’arrivons pas trop tard ?

— Pas beaucoup, murmura le moine.

Puis il se tourna de nouveau vers le patient, un paysan russe tout à fait typique, blond et barbu, les yeux clos, qui, en ce moment, répondait à une question du président assis au centre de la table.

Soudain le moine se retourna vers les deux nouveaux venus.

— Pouvez-vous comprendre le russe ?

Monsignor secoua la tête, négativement.

— Eh ! bien, je vous expliquerai tout après la séance ! dit le P. Adrien.

Monsignor éprouvait une impression singulière à se trouver assis là, dans cette chambre toute tranquille, après la poussée et le bruit des foules qu’ils n’avaient point cessé de rencontrer depuis le matin. L’atmosphère générale de la chambre était, d’ailleurs, éminemment pratique et positive, sans rien de religieux qu’une statue de Notre-Dame de Lourdes fixée dans le mur au-dessus de la tête du président. Et ces douze hommes, qui se tenaient assis là, eux aussi, semblaient animés de dispositions toutes positives. D’âges et de pays divers, tous portant la blouse blanche du médecin, avec des papiers étalés devant eux, ils se penchaient en avant, ou s’adossaient à leurs sièges, mais tous semblaient écouter et observer attentivement le paysan russe qui, toujours les yeux fermés, répondait aux brèves questions du président. Aucune trace d’excitation religieuse dans l’air : un milieu de pure et simple recherche scientifique.

Avec cela, l’homme qui avait perdu sa mémoire ne pouvait s’empêcher de sentir autour de quelque chose qui lui était vaguement familier… Le fait est que le nom de Lourdes, lorsqu’il l’avait entendu mentionner pour la première fois après son réveil, lui avait produit l’impression d’un nom bien connu ; et maintenant il croyait se rappeler que, depuis longtemps, les catholiques avaient voulu mêler la science aux phénomènes particuliers de cet endroit. Mais une autre impression survivait également en lui, consistant à admettre que les prétentions scientifiques de Lourdes avaient été reconnues décidément sans valeur…

Soudain le Russe se releva.

— Eh ! bien ? demanda monsignor au P. Adrien, pendant que les médecins du jury causaient entre eux à voix basse.

Le moine sourit.

— De tout ce qu’a dit cet homme, je n’ai retenu qu’une seule chose intéressante. Le président lui a demandé, tout à l’heure, s’il avait vu la foule, sur son passage, en venant ici ce matin.

— Et alors ?

— L’homme a répondu que ces gens qu’il voyait lui faisaient l’effet d’arbres en mouvement… Oh ! non, il ne se doutait pas du tout que la même chose eût été dite déjà, par un frère d’infortune guéri autrefois sur les routes de Galilée[1] ! Tenez, le voilà qui s’en va à la grotte ! Il reviendra dans une demi-heure pour rendre compte de ses sensations nouvelles.

— Et vous êtes bien sûr que le nerf optique était détruit ?

Le P. Adrien le regarda d’un air surpris.

— Mais certainement ! Il a été examiné avec le plus grand soin avant-hier mercredi, dès son arrivée.

— Et vous croyez qu’il va pouvoir recouvrer la vue ?

— Le contraire m’étonnerait beaucoup, après ce qui lui est déjà arrivé.

La sortie du Russe avait causé un grand mouvement dans l’assistance, aux environs de la porte. Bientôt, un jeune médecin à l’œil vif fit un signe de tête, et l’on vit apparaître un brancardier suivi d’une civière.

— Mais comment avez-vous le temps d’examiner tous ces milliers de cas ? demanda monsignor, tout en regardant s’avancer la litière.

— Oh ! il n’y a pas un cas sur cent qui arrive jusqu’à nous ici ! De plus, ceci n’est que l’une des six salles d’examen. Ce sont seulement les cas les plus « sensationnels », ceux où il existe une lésion organique sérieuse, qui arrivent devant l’espèce de cour suprême que vous voyez autour de la table… Mais je me demande ce que peut bien être ce cas nouveau ? — ajouta-t-il, en tirant de sa poche la feuille imprimée qu’il avait déjà montrée, le matin, aux deux voyageurs.

Monsignor se pencha également sur cette feuille. Une trentaine de paragraphes soigneusement numérotés donnaient la liste des cas qui devaient être examinés ce jour-là.

— Le numéro 14 ! murmura le P. Adrien. Ce numéro 14 était un cas de fracture de l’épine dorsale : une jeune fille, âgée de seize ans, une Allemande. L’accident était arrivé quatre mois auparavant. Le rapport, signé d’une demi-douzaine de noms connus, décrivait la paralysie complète des membres inférieurs, avec maints symptômes significatifs.

Monsignor releva la tête, et regarda la jeune malade. Il fut frappé de ses yeux fermés et de la décoloration de ses lèvres. Cependant, le P. Adrien lui disait à l’oreille :

— Ce cas attiré une attention toute particulière. On affirme que l’empereur d’Allemagne lui-même s’y est intéressé, ayant appris la chose par l’une des dames de sa cour, au service de laquelle se trouvait cette jeune fille. Le cas est d’ailleurs vraiment curieux, pour divers motifs. D’abord, la fracture est complète, et c’est déjà merveille que la jeune fille ne soit pas morte. En outre, ce cas a été retenu, comme une sorte d’épreuve, par un groupe de matérialistes berlinois. Ils s’en sont emparés, notamment, parce que la jeune fille avait déclarée plusieurs reprises qu’elle avait la certitude absolue d’être guérie à Lourdes. Elle assurait avoir eu une vision de la Vierge, qui lui avait promis cela. Son père est un libre penseur, et ne l’a laissée venir ici qu’afin de pouvoir tirer argument de l’inutilité de ce voyage.

— Et par qui a-t-elle été examinée ? demanda monsignor.

— Par une foule de nos médecins, déjà hier soir en arrivant, et puis encore ce matin. Notre président lui-même, le docteur Meurot, que vous voyez là-bas au centre de la table, l’a soigneusement examinée ce matin ; et maintenant sa comparution n’est plus qu’une simple formalité, avant son départ pour la grotte. La fracture est complète. C’est entre la dixième et la onzième vertèbre dorsale.

— Et vous pensez qu’elle pourra guérir ?

Le P. Adrien sourit.

— Qui pourrait le dire ? répondit-il. Nous n’avons encore eu qu’un seul cas de guérison, dans ce genre, et même les papiers qui s’y rapportent ne sont pas tout à t’ait en règle, bien que la guérison passe généralement pour authentique.

— Mais est-ce que c’est possible ?

— Oh ! quant à cela, certainement ! Et la conviction de la jeune fille elle-même est absolue. L’affaire sera des plus intéressantes.

— Vous me semblez prendre tout cela bien aisément ! murmura le prélat.

— C’est que, voyez-vous, la réalité des faits de guérison ne saurait plus donner lieu au moindre doute. Des cures se sont produites ici, par centaines, dont l’idée seule aurait paru impossible à tous les médecins. Mais…

Il fut interrompu par un mouvement des brancardiers.

— Voici qu’on va remmener à la grotte ! dit-il. Et maintenant, monsignor, que voulez-vous faire ? Désirez-vous descendre aussi à la grotte, ou bien préférez-vous assister encore à l’examen de quelques autres cas ?

— Oui, je serais heureux de pouvoir rester encore un peu ici, répondit monsignor.

IV

C’était l’heure de la procession du soir et de la bénédiction des malades.

Toute la journée, l’homme qui avait, perdu la mémoire s’était promené çà et là avec ses compagnons, chacun portant le petit insigne qui leur permettait d’entrer partout. Ils avaient déjeuné avec le docteur Meurot lui-même, le président du jury d’examen.

Que si monsignor Masterman avait été profondément frappé, à Versailles, de découvrir la puissance sociale du catholicisme, et puis de constater à Rome sa réalité religieuse, bien plus forte encore était l’impression que lui causait, ici à Lourdes, la vue de ce qu’on pourrait appeler le courage scientifique de la religion. Car il semblait vraiment que, à Lourdes, celle-ci fût descendue dans une arène qui, jusque-là, — du moins d’après ce que se figurait monsignor, — s’était trouvée restreinte au seul jeu des forces physiques. Le catholicisme avait mis de côté ses affirmations oraculaires, ses assertions absolues de sa divinité ; il avait rejeté ses robes d’autorité souveraine, et monsignor le voyait maintenant occupé à lutter, dans des conditions d’égalité parfaite, avec les maîtres de la loi naturelle. Bien plus, ces maîtres acceptaient à peu près unanimement l’Église comme leur maîtresse à tous. Il n’y avait rien qui la rebutât : elle admettait tous ceux qui venaient à elle en désirant son aide, sans établir la moindre distinction arbitraire entre eux afin de couvrir ses propres incapacités. Son unique désir était de guérir les malades ; son unique intérêt théorique, de fixer avec une précision de plus en plus grande, par degrés, la ligne exacte où finissait le règne de la nature et où commençait celui du surnaturel. Et si seulement le témoignage humain avait quelque valeur, dès lors le catholicisme avait démontré à mille reprises que, sous son égide, des forces curatives opéraient auxquelles aucune science naturelle ne pouvait fournir d’équivalent. Toutes les anciennes querelles du siècle précédent semblaient dorénavant closes. Aucune dispute n’était possible touchant les faits généraux. Ce qui restait encore à définir, au moyen de cette immense réunion d’experts internationaux, était simplement la limite exacte entre les deux mondes.

Dans une grande bibliothèque installée sur la place, monsignor Masterman, toujours guidé par le P. Adrien, avait passé une couple d’heures de l’après-midi à prendre connaissance des rapports et documents photographiques les plus saisissants des annales de Lourdes ; et sa surprise n’était pas petite à constater que, même avant la fin du dix-neuvième siècle, nombre de cures s’étaient produites, pour lesquelles les savants modernes né pouvaient trouver aucune explication naturelle.

Dix minutes auparavant, il venait de prendre sa place dans la procession du Saint-Sacrement, en gardant encore dans l’oreille les derniers mots du moine :

— C’est pendant la procession surtout, lui avait dit le P. Adrien, que le travail s’accomplit. Nous-mêmes, dès que sonne l’angelus, nous abandonnons toute connaissance réfléchie pour nous livrer entièrement à la foi.

Et maintenant la procession s’était mise en marche, et déjà monsignor avait l’impression qu’il commençait à comprendre. Sa compréhension atteignit son point dominant au moment où le prélat, parmi le groupe dont il faisait partie, parvint à l’entrée du grand escalier, vis-à-vis du Saint-Sacrement. Il s’était arrêté là, pour attendre le passage du dais ; et aussitôt son cœur s’était soulevé eu lui si fortement qu’il avait eu beaucoup de peine à retenir un cri.

À ses pieds, mais vue maintenant de l’extrémité opposée à celle d’où il l’avait regardée le matin, s’étendait la vaste place, avec un aspect entièrement différent. Le centre du grand ovale était vide, à l’exception d’une sorte de chaire à prêcher, entourée d’un résonateur circulaire, et dressée tout au milieu. Mais autour de cet espace vide se déroulaient des masses immenses d’humanité, formant comme un amphithéâtre gigantesque, et s’élevant à la hauteur des toits des édifices les plus élevés d’alentour. Devant lui, monsignor voyait la superposition des églises, et là aussi, sur chaque plateforme, chaque marche, et chaque toiture, se montrait un essaim de spectateurs. Les portes des trois églises étaient ouvertes au large ; et à l’intérieur de chacune d’elles, parmi l’illumination des cierges, des tètes sans nombre se devinaient, comme dans une mosaïque vivante. La place entière était à présent dans l’ombre, car le soleil venait de descendre : mais le ciel restait clair, au-dessus des têtes, et formait une voûte de couleurs tendres, ayant toute la douceur d’une bénédiction. Çà et là, dans le bleu infini, pareilles à des éclats de diamants, scintillaient les premières étoiles.

Et voici que, de cette multitude incroyable, au signal d’une figure blanche debout dans la chaire, s’élançait un chant vers Marie, comme d’une seule voix énorme et douce, appelant la venue de Celle qui, depuis un siècle et demi, avait daigné faire de ce lieu sa demeure préférée, de cette grande Mère des rachetés et Consolatrice des affligés dont le Fils divin s’apprêtait maintenant à venir, lui aussi, afin de recommencer l’ancien prodige de Cana, afin de changer l’eau de la douleur en le vin de la joie… Et puis, lorsqu’apparut le dais, sur un nouveau geste impérieux de la petite figure dans la chaire, le chant cessa ; des trompettes clamèrent une phrase vibrante ; il y eut un frémissement comme d’une vague qui se brisait, produit par l’agenouillement de la foule ; et le Pange lingua éclata, parmi une adoration solennelle.

Lorsque Monsignor commença à descendre les marches, les yeux gonflés de larmes, pour la première fois il vit les rangées des malades, attendant le passage de la procession. Ils gisaient là, au nombre d’environ quatre mille, disposés côte à cote en deux grands cercles tout autour de la place, dans des civières si étroitement serrées l’un contre l’autre que l’on aurait dit deux énormes lits continus ; et entre eux se déroulait la haute plate-forme semée de fleurs qui allait servir de chemin à Jésus de Nazareth. Ils gisaient là, ces infortunés, chacun d’eux s’étant baigné tout à l’heure dans l’eau miraculeuse qui avait jailli, un siècle et demi auparavant, sous les doigts d’une humble fille de paysans.

Et cependant tous n’étaient pas guéris ! Il n’y en avait peut-être pas un de guéri sur dix, entre ceux mêmes qui étaient venus avec la plus parfaite confiance dans leur guérison. Cela, sûrement, était singulier. Est-ce donc que le même Pouvoir souverain qui avait permis la souffrance, est-ce donc qu’il entendait maintenir sa souveraineté, et montrer que le grand Créateur des lois n’était soumis à aucune loi ? Une chose, en tout cas, était certaine, si l’on pouvait accorder créance à tous les rapports que monsignor avait examinés dans la matinée ; à savoir que nulle réceptivité naturelle de tempérament, nulle attente subjective de la guérison, ne pouvait garantir l’avènement de cette guérison ; Des natures qui avaient répondu merveilleusement à toutes les expériences ou suggestions, dans les hôpitaux, semblaient avoir perdu ici toute faculté nerveuse, tandis que d’autres tempéraments, qui étaient demeurés inertes sous l’influence de la suggestion scientifique, bondissaient in pour se rendre à l’appel de la voix céleste.

Monsignor constatait que la tête de la longue procession avait atteint maintenant les portes de la basilique, et allait pénétrer dans le vaste cercle où l’attendaient les malades. C’était une vue surprenante, ces longues rangées de cierges s’avançant comme un merveilleux serpent tout imprégné de lumière ; et le prélat se perdait dans cette contemplation, pendant que lui-même marchait lentement, pas à pas, vers la basilique. Mais soudain la musique s’arrêta, et tous les yeux se retournèrent de nouveau vers les rangées des malades.

Ah ! les voilà étendus, ces crucifix vivants, d’une blancheur effrayante parmi les linges blancs qui les entouraient ! Il y avait là une femme dont le visage était dévoré d’une maladie à la fois si horrible et si mystérieuse que la science de son temps n’avait pas osé la traiter. Ses grands yeux regardaient avec une intensité presque terrible, des yeux qui semblaient à jamais fixés dans leur position présente, et qui, cependant, attendaient passionnément la Vision qui allait pouvoir ranimer et reconstituer le visage à peu près détruit. Un peu plus loin, un enfant s’agitait, gémissait, détournait la tête. Ailleurs, un vieillard se penchait en avant sur sa civière, soutenu des deux côtés par deux brancardiers… Et ainsi ils gisaient, en deux rangées sans fin, issus de toutes les nations sous le ciel, car le prélat distinguait des visages de Chinois, des visages de nègres. Et l’air même où il marchait lui semblait pénétré de douleur et d’attente.

Brusquement, une grande voix l’interrompit dans sa rêverie ; et, avant qu’il pût concentrer son attention sur ce que disait cette voix, les mots furent repris par des centaines de milliers de bouches, une courte phrase brûlante, qui déchirait l’atmosphère comme un fracas d’orage. Ah ! monsignor se rappelait, à présent. C’était la vieille prière française, consacrée par un siècle d’usage. Et pendant que le prélat continuait d’avancer, regardant tantôt la bénédiction des malades qui venait de commencer, le signe de croix fait, avec l’ostensoir d’or, par l’évêque préposé à cette charge solennelle, et tantôt les yeux affolés d’impatience qui attendaient leur tour, ce fut d’une manière presque inconsciente que ses propres lèvres se mirent à crier l’appel pitoyable : Jésus, guérissez nos malades ! Vous êtes la Résurrection et la Vie ! Puis, avec un élan triomphal : Hosanna au Fils de David !

Sans cesse il éprouvait plus vivement l’impression d’être entouré d’une grande puissance mystérieuse, évoquée par cette ardeur frénétique de cent mille âmes, et qui avait son foyer dans l’ostensoir doré de l’évêque.

Ah ! voilà évidemment le premier miracle ! Un cri, dans la foule, un grand mouvement parmi le groupe des malades et des infirmiers, une figure se dressant debout avec les bras étendus, et puis comme un rugissement d’une force incroyable, émis par l’amphithéâtre entier d’une seule voix unanime. À la manière d’une vision fugitive, monsignor aperçut des médecins qui couraient, des figures gesticulantes qui retenaient la foule derrière les barrières ; et puis il y eut comme un soupir de soulagement ; et ce fut au milieu d’un profond silence que le miraculé s’agenouilla sur la civière qui, tout à L’heure, l’avait apporté. Après quoi, de nouveau, le dais se remit en mouvement, et la voix passionnée de la foule cria : Jésus, guérissez nos malades !

La jeune Allemande que monsignor avait vue le matin se trouvait placée vers le milieu du cercle, au pied des marches de l’escalier ; et comme la procession s’approchait de cH endroit, monsignor s’efforça de la reconnaître. Oui, c’était elle, là-bas. ses yeux toujours fermés avec une expression de patience résignée, son visage toujours étrangement décoloré ! À droite et à gauche de sa civière, des médecins se tenaient à genoux, un rosaire entre les doigts. Toute la foule savait, d’ailleurs, que le cas de cette malade était d’une importance exceptionnelle : mais aussi avait-on tâché à laisser ignorer l’endroit où elle serait couchée, par crainte d’un encombrement trop considérable.

Monsignor la regardait de nouveau, avec une attention extrême. Il examinait le visage de cire, les mains inertes disposées en croix sur la poitrine avec un chapelet introduit entre elles ; et, une fois de plus, ce spectacle éveillait dans l’âme du prélat une invincible méfiance. Non, se disait-il, cette personne-là ne peut rien espérer de Lourdes ! Et, non moins involontairement, il s’indignait de la déception que l’on préparait à la pauvre fille, ainsi nourrie d’espérances chimériques.

Lentement, le dais approchait. Ses quatre porteurs transpiraient à grosses gouttes, sous le long effort ; et le visage de l’évêque qui portait l’ostensoir attestait également une lassitude profonde, causée par les milliers de bénédictions qu’il avait eu déjà à distribuer. Derrière lui, aussi, bien des visages d’hommes et de femmes appartenant aux divers ordres religieux semblaient tout abattus : car le fait est que, contrairement à l’habitude, aucun cri de malade guéri ne s’était plus élevé depuis assez longtemps. De minute en minute, l’appel du moine dans la chaire et la réponse de la foule devenaient plus pressants ; et cependant, le miracle continuait à ne pas se produire.

Maintenant l’évêque faisait son signe de bénédiction sur un homme étendu à côté de la jeune fille allemande, un homme dont le visage se trouvait caché sous un masque blanc, suggérant l’image d’on ne savait quoi d’horrible, par-dessous cette enveloppe blanche : mais, là encore, aucun mouvement ne répondait. Puis l’évêque s’avança d’un pas, et bénit la jeune fille. Hélas ! aucun mouvement ne lui répondit !

Vous êtes la Résurrection et la Vie ! clamait la voix, du haut de la chaire. Vous êtes la Résurrection et la Vie ! répondait ardemment tout l’amphithéâtre.

L’évêque avait recommencé sa bénédiction. Monsignor l’entendait soupirer, voyait sa main devenir de plus en plus tremblante. Il souleva l’ostensoir : les yeux de la jeune fille s’ouvrirent. Ils souriaient et continuèrent de sourire pendant que l’évêque faisait son signe à droite et à gauche. Et lorsque l’évêque ramena vers soi son ostensoir, la jeune fille desserra ses mains, et se dressa à demi sur son brancard.

V

Ce soir-là, les trois prêtres se trouvaient ensemble sur le toit en terrasse d’un prieuré de carmélites, de l’autre côté de la rivière, à cinq cents mètres de la grotte, lorsque la jeune Allemande arriva dans cette grotte pour y faire ses actions de grâces.

De l’endroit où les visiteurs se tenaient, il leur était impossible de discerner nettement le moindre détail de ce qu’ils voyaient. Simplement ils contemplaient l’ensemble de la scène, qui leur faisait l’effet d’un tableau de feu. Les églises, sur la gauche, se dessinaient lumineusement jusqu’aux dernières lignes du toit, contre le ciel sombre ; et au-dessous s’exhalait le doux rayonnement d’innombrables torches portées parla foule. Au-dessus de la grotte, l’abrupte falaise était toute noire, à l’exception de quelques sentiers en zigzag, qui formaient comme des ruisseaux lumineux. Et en face, pardessus le lac de feu constitué par la troupe serrée des pèlerins en prière, scintillait délicieusement la grotte où s’étaient un jour reposés les pieds de Marie, et où sa puissance avait continué de vivre, depuis lors, bien loin par delà les souvenirs du plus vieux des habitants de la ville.

Impossible également, à cette distance, d’entendre d’autres sons que le murmure ininterrompu des voix de ces innombrables milliers de fidèles. C’était comme le roulement continu de roues lointaines, ou bien encore comme l’écho de la marée envahissant un rivage rocheux. Et il n’y eut pas jusqu’aux cris de bienvenue annonçant l’arrivée du petit groupe qui ne fissent l’effet d’une chanson harmonieuse, apportée de très loin par la brise du soir.

Puis, après une assez longue pause, des trompettes se mirent à sonner, claires comme de l’argent, renforcées et réverbérées parles rochers d’où elles émergeaient ; et, pareils à la voix d’un créant qui révérait dans son sommeil, s’élevèrent ces mots solennels, articulés et distincts : Magnificat anima mea Dominum !

  1. Allusion à un passage de l’évangile de saint Marc, VIII, 24, où un aveugle en train de recouvrer la vue déclare que les hommes lui apparaissent « comme des arbres qui marchent » (T. W.).