La Péninsule arabique depuis cent ans/01

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La Péninsule arabique depuis cent ans
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 78-112).
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LA
PÉNINSULE ARABIQUE
DEPUIS CENT ANS

LE WAHABITISME. — LES ÉGYPTIENS ET LES TURCS EN ARABIE.

Au milieu de la quiétude un peu morne à laquelle le monde musulman semble condamné et résigné, la secte des wahabites est venue susciter, vers la fin du dernier siècle, la plus grande crise que la péninsule arabique ait ressentie depuis la prédication de Mahomet. Tout ce qui existe aujourd’hui sur ce sol a été renouvelé alors ou profondément ébranlé. A partir de la même époque, on a commencé à connaître plusieurs régions de l’Arabie sur lesquelles on était à peu près réduit aux indications fort incomplètes des géographes orientaux. Pour la première fois depuis bien longtemps, la péninsule a été traversée dans toute sa largeur par des savans et par des armées. On a découvert des villes et des montagnes dans une contrée qu’on s’était accoutumé à considérer comme plate, déserte, parcourue seulement par quelques nomades.

Les premiers temps de l’histoire du wahabitisme n’ont plus aujourd’hui rien d’obscur, grâce aux importans travaux de Burckhardt, de Corancey et de Rousseau. On sait qu’Abd-ul-Wahab, qui a donné son nom à cette secte, naquit en Arabie dans le Nedjd vers 1691. Après avoir visité l’Égypte et une partie de la Turquie, il revint dans sa patrie, où il se consacra à purifier la doctrine et à réformer les mœurs des musulmans. L’occasion ne tarda pas à s’offrir à lui de manifester pour la première fois la mission qu’il s’attribuait. Les Arabes ont beaucoup de penchant à honorer les saints après leur mort; ils reconnaissent à leurs descendans des privilèges bizarres, et en bien des circonstances le saint de telle tribu lui fait oublier l’Etre suprême. La ville d’Eyanah, dans le Nedjd, professait une sorte de culte pour la mémoire d’un certain Saad. Un jour de marché, un homme qui avait perdu un chameau traversait la foule en suppliant à grands cris Saad de lui rendre sa bête. « Malheureux! cria Abd-ul-Wahab d’une voix tonnante, pourquoi n’invoques-tu pas Dieu plutôt que Saad? » Le lendemain, la ville était en émoi, et un parti wahabite s’était formé. Du reste Abd-ul-Wahab ne formulait pas une nouvelle croyance; il avait seulement la prétention de ramener l’islamisme à sa pureté primitive. Il reconnaissait le Coran comme émanant de l’inspiration divine, mais il rejetait tout ce que les théologiens et les légistes y ont ajouté. Abd-ul-Wahab proclamait que les saints ne peuvent servir d’intermédiaires entre Dieu et l’homme; aucun culte, aucun hommage ne leur est dû, pas plus à Mahomet qu’aux autres; c’est faire acte d’idolâtrie que d’élever des monumens sur leurs tombes. Sous le rapport des mœurs, alors fort relâchées, surtout parmi les pèlerins de La Mecque, la plus grande pureté était prescrite à ses disciples. L’usage de la soie, du café et du tabac leur était sévèrement interdit. L’obligation de combattre les infidèles leur était rappelée et le ciel promis à celui qui succomberait dans la lutte.

Or le peuple qui habite la contrée de l’Arabie appelée Nedjd était particulièrement préparé à reconnaître et à pratiquer cette réforme. Isolé dans le monde musulman, il n’avait pas été mêlé au mouvement théologique et social qui avait altéré ou simplement développé le fond et la forme de l’islamisme primitif. Abd-ul-Wahab trouvait cette population, à peu de chose près, dans l’état où Mahomet l’avait laissée. Il eut le bonheur non moins grand de rencontrer un homme qui se fit l’apôtre extérieur de la réforme. Cet homme se nommait Mohammed-ibn-Saoud; il était le chef héréditaire d’une des premières tribus du pays. Abd-ul-Wahab et Mohammed obtinrent dans le Nedjd un succès complet et rapide; ils se partagèrent l’autorité. Le premier resta le pontife, le second devint le prince. Ils étaient convenus que la même répartition de pouvoirs serait observée entre leurs descendans. Aussi, lorsque Mohammed mourut en 1765, son fils Abd-ul-Aziz lui succéda. Abd-ul-Wahab vécut jusqu’en 1787, et il eut également pour successeur son fils Hussein. Encore aujourd’hui la famille des Ibn-Saoud, descendant de Mohammed, gouverne le Nedjd, tandis qu’une sorte de magistrature religieuse appartient de droit à la postérité d’Abd-ul-Wahab.

L’émir Saoud, fils d’Abd-ul-Aziz, étendit au loin la puissance des wahabites. Il sommait trois fois ceux qu’il appelait les infidèles de se soumettre à la réforme. S’ils refusaient, il se croyait en droit de les attaquer et de tuer tous ceux qu’il trouvait les armes à la main. Il faisait du reste régner la sécurité dans ses états et protégeait le commerce. Médine fut prise et le tombeau du prophète pillé, comme tous les temples élevés en l’honneur des saints qui tombaient entre les mains des wahabites. Le Hedjaz fut conquis, l’Yémen entamé et l’Oman soumis pendant quelque temps à un tribut. Les excursions de Saoud firent trembler Bagdad. Enfin le nom du sultan de Constantinople cessa d’être prononcé dans la prière du vendredi, et le pèlerinage de La Mecque n’eut plus lieu ; ce fait inouï eut un retentissement immense dans tout le monde musulman. Ainsi fut provoquée l’intervention égyptienne de 1811 en Arabie et naquit pour cette partie du monde oriental une situation toute nouvelle. Quelles ont été dans les divers états dont se compose l’Arabie, quelles sont encore aujourd’hui les conséquences de l’explosion du wahabitisme, de l’intervention égyptienne et de l’occupation turque après le départ des troupes de Méhémet-Ali? C’est ce qu’il y a intérêt à rechercher en présentant successivement le tableau de la situation religieuse, politique et sociale, d’abord dans le Nedjd et son annexe le Djebel-Shammar, dans le Hedjaz, enfin dans l’Yémen. Des voyages récens d’un grand intérêt, des correspondances inédites nous aideront à jeter une nouvelle lumière sur ces pays, et nous permettront d2 pénétrer plus avant dans la vie propre à la grande péninsule arabique.


I. LE NEDJD ET LE DJEDEL-SHAMMAR.
Conquête du Nedjd par les Égyptiens. —Les rapports de ce pays avec la Porte. — Sentimens religieux des Nedjdli. — La dynastie des Ibn-Raschid dans le Djebel-Shammar. — Caractère des habitans. — Colonisation. — Extensions du Djebel-Shammar. — État religieux et social.


Le célèbre Méhémet-Ali avait été nommé pacha d’Égypte avec la mission de reconquérir les villes saintes de la Mecque et de Médine, occupées par les wahahites. En 1811, son fils Toussoun débarquait à Jambo à la tête d’une expédition. Le début de la campagne ne fut pas heureux ; mais l’année suivante, après avoir reçu des renforts, Toussoun s’empara de Médine. Vers la fin de 1812, les Égyptiens occupèrent La Mecque et refoulèrent les wahabites dans leur pays. En 1816, Ibrahim-Pacha, le futur vainqueur de Koniah et de Nézib, fut chargé de soumettre complétement le Nedjd. Il s’était établi, le 6 avril 1817, devant Derryeh, capitale du pays, où l’émir Abd-Allah, fils et successeur de Saoud, se défendait courageusement. Enfin le 9 septembre le prince du Nedjd, cédant aux clameurs de la population, demanda une entrevue à Ibrahim. Le héros wahabite arriva bientôt avec une nombreuse escorte devant la tente du héros égyptien, qui le reçut avec courtoisie, mais en lui annonçant qu’il ne pouvait le laisser à Derryeh. Conduit à Constantinople, Abd-Allah, le plus brave des chefs arabes, fut amené devant le sultan, qui l’accabla d’injures. Après avoir été chargé de chaînes, il fut promené pendant trois jours dans les rues et exposé aux insultes de la populace. Le malheureux émir du Nedjd, dont le courage ne se démentit pas, eut la tête tranchée sur la place de Sainte-Sophie le 17 décembre 1818. Pendant son supplice et celui de son secrétaire, un iman wahabite, qui allait lui-même être exécuté, ne cessa de chanter et de prier. Le corps d’Abd-Allah fut livré à la populace, et les têtes des trois suppliciés restèrent exposées à la porte du vieux sérail. D’autres membres de la famille des Ibn-Saoud furent gardés en Égypte et élevés par les soins de Méhémet-Ali.

Ibrahim-Pacha, sur l’ordre qu’il avait reçu de son père, détruisit complétement la ville de Derryeh et en dispersa les habitans. La puissance expansive du wahabitisme était détruite pour longtemps ; le pays était abattu et épuisé. En même temps que le fils de Méhémet-Ali obtenait cette soumission, les Anglais agissaient de leur côté contre la partie des possessions wahabites du Nedjd qui s’étend le long du Golfe-Persique, sous le nom assez vague d’El-Haça, jusqu’à l’état d’Oman. Ils avaient plusieurs fois réprimé par la force des pirates wahabites qui s’étaient attaqués même à leur pavillon de guerre. En 1819, ils débarquèrent trois mille hommes à El-Katif et offrirent leur concours à Méhémet-Ali pour l’aider à réduire le Nedjd. C’est à cette occasion que le capitaine Sadler traversa l’Arabie dans toute sa largeur depuis El-Katif, sur le Golfe-Persique, jusqu’à Jambo, sur la Mer-Rouge. Méhémet-Ali refusa cette offre, et ses forces seules achevèrent la soumission du Nedjd.

Lorsque les troupes de Méhémet-Ali se retirèrent de ce pays à la suite des événemens de 1840, le pouvoir resta entre les mains d’un membre de la famille des Ibn-Saoud. En 1847, l’émir du Nedjd promit à la Porte un tribut de 10,000 thalaris[1]. Trois ans après, c’est-à-dire en 1850, il refusait déjà de le payer. En 1854, il n’en avait acquitté que le tiers, et en 1855 il offrit de solder l’arriéré et l’année courante en fournissant un certain nombre de chameaux et de chevaux. Je ne serais pas éloigné de croire que le tribut ait été alors et depuis offert sous cette forme; c’est du moins ce qui résulterait des indications que l’on trouve recueillies dans un voyage exécuté en 1864 par M. Guarmani au nord du Nedjd[2]. On doit, dit ce voyageur, considérer l’émir comme un prince souverain, bien qu’il envoie chaque année pour le sultan quelques jumens que le grand-chérif de La Mecque expédie plus loin. M. Guarmani ajoute que le chef du Nedjd a le droit régalien de vie et de mort sur ses sujets, et qu’il ne connaît pas d’autre loi que la loi bédouine. Le nom du sultan des Turcs n’est pas prononcé dans la prière publique.

Les Nedjdli, nous l’avons déjà indiqué, sont restés ce qu’ils étaient au VIIe siècle de notre ère. Ayant peu de rapports avec les étrangers, ils n’ont ni avancé ni reculé. M. Gilford Palgrave, qui a résidé dans le Nedjd en 1863[3], s’imaginait quelquefois qu’il vivait au temps de Mahomet et de ses compagnons. Le wahabitisme y est strictement observé. Ainsi il est défendu sévèrement de fumer et de porter des habits de soie. Tout ce qu’on peut concevoir de plus horrible et de plus honteux n’est rien en comparaison de l’usage du tabac. M. Palgrave demanda un jour à un homme du pays quels sont les plus grands péchés. « Le plus grand péché, répondit le wahabite, est le polythéisme ou l’adoration de quelque autre chose que Dieu. » Il ajouta sans la moindre hésitation que l’usage du tabac est le péché le plus irrémissible après le polythéisme. « Mais l’assassinat, le vol, le faux témoignage? Oh! répondit l’Arabe, Dieu est miséricordieux, ce sont là de petits péchés. Les seuls péchés mortels sont le polythéisme et l’usage du tabac. » Dans l’El-Aflaj, une des provinces du Nedjd, c’est un acte méritoire de tuer les fumeurs, ou, comme on dit par euphonie, « ceux qui boivent la chose honteuse. »

Vers 1856, le choléra éclata dans le Nedjd. Ce qu’on vit alors se passer donnera une idée des sentimens de la population et du despotisme religieux exercé par le gouvernement. Nous empruntons ce récit caractéristique à M. Palgrave. L’émir était dans la plus grande anxiété; mais, considérant que l’épidémie provenait de ce que le pur et primitif islamisme n’était plus observé, il crut comprendre ce qu’il fallait faire pour arrêter les progrès du choléra. Il appela les hommes les plus graves, les plus religieux de la ville, et leur dit : « Je décharge ma conscience sur la vôtre; je ne puis pas surveiller moi-même la pratique religieuse et l’état moral de chaque individu dans mon royaume; je vous confie le soin de le faire. » On forma aussitôt un conseil composé des trente-deux personnes les plus fanatiques que l’on put rencontrer dans la ville, et parmi lesquelles il se trouva plusieurs membres de la famille du réformateur Abd-ul-Wahab. Elles eurent un pouvoir complet et absolu pour rechercher et punir, dans tout le pays, les offenses qui pouvaient être commises contre la morale ou la religion. Comme symbole de leur autorité, elles étaient armées d’une longue baguette qu’elles laissaient rarement oisive et assistées par une quantité de satellites portant de respectables gourdins. Leur droit d’investigation et de punition s’exerçait sur la vie publique et privée de tous les habitans, sans en excepter la famille régnante. Un frère de l’émir, alors âgé de cinquante ans, convaincu d’avoir fumé, fut publiquement enlevé et bâtonné par les censeurs devant la porte de son propre palais. Le ministre des finances, qui avait commis quelque infraction du même genre, fut si rudement battu qu’il mourut le lendemain. Beaucoup d’autres coupables furent aussi mis à mort. Des peines sévères frappèrent ceux qui ne se rendaient pas aux cinq offices quotidiens. Après la prière du soir et jusqu’à celle du lendemain matin, il fut défendu de parler, même dans les maisons particulières, un bon musulman devant dire sa dernière parole à Dieu avant de s’endormir. On interdit aux enfans de jouer dans les rues. Le wahabitisme est, on le voit, resté en vigueur dans le Nedjd proprement dit à l’état de croyance pratique, ou, si l’on veut, simplement de rite; mais c’est principalement dans le Djebel-Shammar que nous allons le trouver à l’état de secte propagandiste, comme au temps d’Abd-ul-Wahab et de Saoud.

Le Djebel-Shammar est l’une des provinces du Nedjd, l’un des sept Nedjd, comme disent les Arabes, et la plus septentrionale. Ce djebel (montagne ou pays montagneux) forme un promontoire avancé vers la Mer de Sable ou Nefoud, qui, avec le désert de Syrie, le sépare des provinces turques. Le Djebel-Shammar est administré ou plutôt gouverné pour le compte de l’émir du Nedjd par un cheik qui porte le nom patronymique d’Ibn-Raschid. Celui qui a fondé, il y a trente ans environ, la puissance de cette famille s’appelait Abd-Allah[4]. Son prédécesseur et cousin, nommé Salih-ibn-Aly, craignant son influence sur le peuple, l’avait exilé. Abd-Allah se rendit à Ryad, capitale actuelle du Nedjd, où régnait alors un émir nommé Terchy ou Turchy. Ce prince ayant été assassiné, Abd-Allah aida Fayssal, son fils, à monter sur le trône ce fut même lui qui, du haut de la mosquée, le proclama devant le peuple assemblé Fayssal par reconnaissance déposa Salih et déclara Abd-Allah cheik des Shammar; mais il n’avait à ce moment aucun moyen de l’aider à déposséder son cousin. Abd-Allah retourna donc seul dans son pays, mais plein de confiance dans son habileté et dans le crédit qu’il exerçait sur ses compatriotes. Pendant le jour, il se tenait caché dans les montagnes; la nuit, il descendait aux villes voisines d’Hail et de Kafar, dans les maisons de ses amis et adhérens, qui excitaient le peuple en sa faveur. Dès qu’il eut suffisamment organisé son parti, il tint tête ouvertement à son cousin et réussit à le vaincre. Salih, se voyant abandonné par sa tribu, prit la fuite avec ses trois frères et se dirigea vers Médine, dans l’espoir d’être secouru par le gouverneur turc. Les fugitifs furent atteints par le frère d’Abd-Allah, nommé Ubeid, qui en tua deux. Le troisième, nommé Isa, parvint à s’échapper et arriva dans la ville sainte, où le pacha le reçut avec bonté et lui promit le concours des troupes ottomanes; mais Abd-Allah envoya à Médine son frère Ubeid, qui fit au pacha une offre plus considérable que celle de son rival. D’après le récit du voyageur finlandais M. Wallin, qui visita le Djebel-Shammar en 1845 et en 1848, cette offre consistait en deux mille chameaux, une somme d’argent et d’autres présens. Ubeid l’emporta donc, et son frère fut reconnu comme cheik des Shammar; mais le pacha garda Isa auprès de lui pour forcer Abd-Allal à tenir ses promesses.

C’est aux grandes qualités personnelles d’Abd-Allah-ibn-Raschid et au courage indompté de son frère Ubeid que les Shammar, qui étaient comparativement une petite tribu, doivent la prépondérance qu’ils ont acquise sur les villages et les nomades des environs. Abd-Allah était intrépide et ferme, d’une justice stricte inclinant à la rigueur, d’une fidélité inflexible à sa parole, à laquelle on n’a pas su qu’il ait jamais manqué. Son hospitalité n’a été surpassée par personne, et sa charité envers les pauvres était telle que jamais un seul ne frappa à sa porte sans être assisté. Il avait au plus haut degré toutes les qualités qu’un Bédouin peut avoir, et c’est à ce caractère plus encore qu’à ses richesses et à sa puissance qu’il était redevable de son grand prestige sur les Arabes.

Abd-Allah mourut en 1847, après un règne d’environ dix ans. Son fils Talal lui succéda. Talal, dit M. Palgrave, est un des chefs les plus puissans et les plus riches de l’Arabie centrale. Il a huit cents esclaves noirs et six cents jumens de race. Cette richesse des Ibn-Raschid provient des taxes levées sur les villages et tribus soumis, du butin qu’ils font dans leurs expéditions, des biens confisqués sur la famille et les partisans de leurs cousins Salih, et du prix qu’ils prélèvent pour l’escorte de six cents cavaliers fournis annuellement aux pèlerins allant de Perse et de Mésopotamie à La Mecque. Vassaux des émirs du Nedjd, les cheiks des Shammar donnent au prince résidant à Ryad une partie de ce revenu et quelquefois une part du butin prélevé dans les expéditions militaires. C’est à peu près, avec un envoi de volontaires quand le Nedjd est en guerre, le seul lien qui rattache le Djebel-Shammar au suzerain, quoique les Ibn-Raschid ne nient pas leur dépendance et paraissent vivre en bon accord avec les Ibn-Saoud. Ainsi l’une des quatre femmes de Talal est la sœur de l’émir régnant au Nedjd. Bien qu’en fait le Djebel-Shammar ne relève nullement de la Porte, le nom du sultan des Turcs y est prononcé dans la prière publique.

Nous connaissons la famille régnant à Hail sous la suzeraineté des émirs du Nedjd. Voyons maintenant quel est ce peuple des Shammar, qui, sous la conduite des Ibn-Raschid, a fait de si grandes conquêtes. Les Shammar, dit M. Wallin, sont un peuple très entreprenant. Ils ont une grande propension au commerce et aux expéditions guerrières. Contrairement aux autres citadins, les habitans des villes dans le Shammar sont regardés comme supérieurs à leurs frères bédouins sous le rapport du courage et des arts. Il est certain que c’est à eux, et non aux nomades, que les Ibn-Raschid doivent l’établissement de leur autorité sur les tribus voisines. Dans les entreprises pacifiques, le peuple des villes est également supérieur aux nomades. Nous avons parlé de l’escorte fournie par les Shammar aux pèlerins persans et mésopotamiens qu’ils conduisent tous les ans à La Mecque et ramènent au tombeau de leur iman. Le chef de cette escorte est un membre de la famille régnante, et la plupart des Arabes qui accompagnent la caravane sont des citadins, tandis que le nombre des Bédouins est très restreint. Les citadins sont d’ailleurs en rapports continuels avec les. nomades pour l’achat et l’échange des chameaux nécessaires à l’agriculture. Un intérêt mutuel fait qu’il existe d’excellentes relations entre les deux classes de la population, ce qui n’a pas peu contribué à augmenter le pouvoir. de cette tribu, l’une des plus jeunes et des plus vigoureuses de l’Arabie.

Dans un passage très nouveau et très instructif de sa relation, le voyageur finlandais raconte comment, en cette partie de la péninsule les habitans passent de la vie nomade à la vie sédentaire et forment des villages. Il a assisté à cette transformation, où l’on voit en action les divers élémens de la société arabe. « Quelques familles bédouines possèdent des plantations de palmiers auprès d’une source. Vers la fin de l’été, quand les dattes sont mûres, les Arabes arrivent pour les cueillir. Par occasion, ils plantent quelques nouveaux arbres, ou bien ils se contentent d’arroser et de soigner les jeunes rejetons qui ont poussé naturellement. Deux ou trois fois ils reviennent au même endroit pendant le reste de l’année pour soigner les arbres, et, s’il y a eu beaucoup de pluie, pour y amener les ruisseaux de la montagne afin d’augmenter la quantité de l’eau, devenue trop peu abondante, vu l’extension des plantations. Par degrés, ils s’aventurent à semer un peu d’avoine ou de blé, se confiant dans le ciel pour l’arrosage. S’ils réussissent une année, ils étendent leurs champs dès l’année suivante. Deux ou trois personnes âgées restent sur le terrain en culture pour veiller à l’irrigation naturelle, pour prendre soin des champs et des arbres. Avec des baguettes et des feuillages de palmier, elles se bâtissent elles-mêmes une petite hutte, et l’année suivante d’autres les imitent, si bien qu’en peu d’années, en dix peut-être, il s’élève une vingtaine de huttes en palmier. Alors survient une saison sans pluie; pas de récolte, famine. La population nouvellement établie sait déjà qu’elle ne doit pas se fier au ciel seul, et que, pour sa subsistance, l’homme doit compter sur ses propres ressources et sur son travail. Les colons commencent donc à creuser des puits; mais les huttes de feuillages ne les protègent pas contre la pluie et contre le froid de l’hiver ils y substituent des huttes enduites de terre. Ils imaginent de nouveaux moyens de subsistance et de gain ils recueillent du bois dans les montagnes, du foin et des herbes utiles dont ils trafiquent au marché de quelque localité plus importante dans le voisinage. En même temps les frères bédouins errent dans le désert avec leurs troupeaux, et, comme auparavant, ils retournent au nouvel établissement au moment de la récolte. La condition heureuse, la vie comparativement tranquille de leurs parens fixés, décident chaque année un ou deux des nomades à abandonner la tribu quand elle repart pour le désert, et à s’établir aussi. De nouvelles huttes sont bâties, de nouveaux puits sont creusés, les plantations s’étendent à mesure que la population augmente ainsi s’élève par degrés un village dans une vallée qui d’abord n’était que temporairement et à de longs intervalles visitée par les Bédouins errans. Des besoins nouveaux et variés se manifestent. Comme le Bédouin en général a une aversion naturelle pour tout travail manuel, et, quoique établi dans des demeures fixes, garde toujours son caractère, des artisans viennent des villes voisines en quête du travail qui leur a fait défaut dans leur pays. Ils trouvent généralement à s’employer dans les nouveaux villages et s’y établissent. C’est dans les mêmes vues de gain que les marchands et les colporteurs visitent ces localités. Ils y reviennent chaque année une fois, deux fois, échangent leurs marchandises contre des dattes, de la laine, du beurre et d’autres produits du désert. Ils se familiarisent par degrés avec les usages et les manières des Bédouins, choisissent une femme parmi les fraîches filles du désert, et finissent par s’établir définitivement dans le village nouvellement construit. »

Abd-Allah et son fils Talal-ibn-Raschid ont fait de grandes conquêtes depuis la retraite des Égyptiens. Au nord, ils se sont annexé l’oasis d’El-Djôf (sur quelques cartes, El-Gawf) et les villages environnans. Dans le désert de Syrie, ils ont soumis les Anezi-Bischr, qui, d’après le croquis joint au récit de M. Guarmani, ne sont distans de la Mer-Morte que de trente à quarante heures de chameau. Telles sont les possessions du Djebel-Shammar dans le nord; elles ont pris également beaucoup d’extension à l’ouest par la soumission de Teimé et de beaucoup d’autres villages, de sorte qu’aujourd’hui elles enveloppent complétement le Hedjaz au nord. La soumission de la tribu des Bely a presque amené le territoire des Ibn-Raschid jusqu’à la Mer-Rouge, entre Moïlah et Jambo. M. Wallin raconte que les Bely, quoique peu nombreux, étaient une tribu riche, possédant beaucoup de chevaux et de bétail jusqu’en 1847, époque à laquelle ces Arabes furent surpris et pillés par une autre tribu. Ils avaient assez bien réussi à se dédommager de ce désastre sur leurs voisins; mais ils craignaient les envahissemens du cheik du Djebel-Shammar, Abd-Allah-ibn-Raschid. C’est alors qu’ils s’agrégèrent à l’espèce de confédération dont il était chef en payant volontairement le tribut appelé zikâ, qui est une espèce de contribution pie, recommandée par le Coran. Les conditions auxquelles a été faite cette demi-soumission caractérisent nettement l’état politique de cette partie de l’Arabie. La participation des Bely à la confédération ne leur donne droit à aucune protection de la part du cheik contre les tribus ennemies, et ne leur impose aucune contrainte dans leurs transactions avec les autres Bédouins, soit de la confédération, soit étrangers. Les Bely, de leur côté, continuent à lever un tribut sur le village de Teimé, bien que cette localité, comme nous l’ayons indiqué, relève aussi du cheik du Djebel-Shammar. Les Bely perçoivent également une contribution sur la ville d’Elâ, qui, bien qu’appartenant leur tribu, est sous la protection du pacha turc de Médine, à qui elle paie le zikâ. Remarquons cette variété de conditions, cet enchaînement de redevances, cet enchevêtrement qui fait que tel chef est à la fois vassal et seigneur, cette limitation dans les droits du supérieur comme dans les obligations de l’inférieur, le tout reposant sur la tradition ou les contrats, et nullement sur une idée préconçue ou une théorie quelconque. Un tel système a pour base le double principe de la liberté et du droit. Il est impossible de ne pas être frappé aussi de la ressemblance qu’il y a, toute proportion gardée, entre l’organisation actuelle de cette partie de l’Arabie et celle de l’Europe occidentale pendant le moyen âge, en tenant compte des différences de races, et en remarquant que dans l’Europe le sentiment de la solidarité et de l’assistance réciproque était bien plus prononcé.

Le cheik des Shammar administre par des parens ou par des délégués les territoires ainsi annexés. Il est quelquefois en guerre avec ses vassaux. M. Guarmani raconte quelques-unes de ces petites luttes intérieures, qui tournent toujours à l’avantage des Ibn-Raschid. Les villages récemment ou anciennement annexés leur paient la dîme des produits du sol; mais les Bédouins donnent seulement trois mesures de beurre par tente et dix piastres pour un troupeau de vingt brebis ou chèvres. De près ou de loin, les nomades et leurs chefs viennent faire juger leurs litiges par le cheik des Shammar ou par son cadi. Pendant son premier séjour à Hail, M. Wallin a vu environ deux cents personnes qui y attendaient l’issue de leurs procès et qui étaient entretenues aux frais du libéral Abd-Allah. La maison militaire du cheik était alors composée d’environ deux cents noirs aguerris et prêts à obéir aveuglément aux ordres de leur maître. Par le moyen de ce corps de serviteurs, ainsi que par son influence personnelle, Abd-Allah pouvait faire exécuter ses volontés ou ses sentences et punir les réfractaires. Le professeur finlandais a vu un certain nombre de chefs nomades emprisonnés dans le palais pour avoir refusé de payer l’impôt, et un habitant de Hail, soupçonné d’avoir conspiré contre les Ibn-Raschid, qui avait eu les deux mains coupées. Le cheik punit souvent lui-même à coups de bâton ceux de ses sujets qui se sont rendus coupables de fautes moindres. Il y a donc une grande différence entre l’autorité exercée par le cheik des Shammar et celle des autres chefs de tribus ces derniers n’ont de pouvoir sur le moindre membre de leur tribu que par l’ascendant que leurs qualités personnelles leur ont acquis. Il faut remarquer néanmoins que dans le Djebel-Shammar, l’autorité est moins absolue et moins centralisée que dans le Nedjd proprement dit. Du reste, la plus grande sécurité règne dans la contrée.

Ce pays des Shammar, naguère encore inconnu, est aujourd’hui, grâce aux voyages de Wallin, de Guarmani et de Palgrave, une des contrées les moins ignorées du Nedjd. Leurs relations contiennent des informations précieuses sur l’état religieux de cette partie de l’Arabie, où le wahabitisme s’offre, nous l’avons dit, à l’état de secte propagandiste. Les habitans de Hail, la principale ville du Shammar, commencent à se relâcher cependant de la rigueur du wahabitisme. Avec un certain sourire de dérision, ils disent que les autres sujets de l’émir du Nedjd se soumettent à une foule de prescriptions qui ont été reconnues inutiles, ou du moins considérablement modifiées par les Shammar, à qui leurs voyages continuels dans l’Irak[5], dans le Hedjaz et en Égypte, leurs relations avec les étrangers qui visitent leur pays pour se rendre à La Mecque, donnent une plus grande liberté d’opinions. Ainsi par exemple le tabac est toléré, et l’usage en devient plus général. Il y a deux points toutefois de la doctrine wahabite auxquels les Shammar sont inaltérablement attachés. Le premier, c’est le rejet de tous les saints même de Mahomet, comme médiateurs entre Dieu et l’homme. En effet, dans leurs conquêtes, les Shammar s’appliquent toujours à imposer cette croyance aux vaincus. Le second point essentiel à leurs yeux est la nécessité de dire la prière quotidienne en public dans une mosquée, et non pas à la maison, comme le pratiquent les autres musulmans. Aussi chaque quartier dans les villages est-il généralement pourvu d’une petite mosquée où le peuple s’assemble cinq fois par jour pour faire les dévotions en commun aux heures prescrites. A Hail, il y a en outre, dans le palais même du cheik, une grande mosquée où toute la population se réunit le vendredi pour réciter la prière et écouter un sermon. Le cheik tient à ce que tout le monde vienne à ce service du vendredi le prédécesseur du cheik actuel, le fameux Abd-Allah, a plusieurs fois infligé des punitions sévères à ceux qui n’y assistaient pas. Dans la grande mosquée d’Hail, la prière est récitée par un prêtre que le cheik nomme et paie. Ce personnage a reçu ordinairement, soit au Caire, soit à Médine, soit à Ryad, une certaine instruction; qui consiste principalement à savoir réciter par cœur une partie du Coran et à connaître les minutieuses cérémonies du rituel. Il doit aussi être versé dans la controverse entre les wahabites et les autres sectes il est avec le cadi le seul représentant de la science; mais ni l’un ni l’autre ne savent rien en dehors de leur spécialité, et M. Wallin n’en a pu tirer aucun parti pour ses études historiques et grammaticales.

Le fait suivant, raconté par le même voyageur, donnera une idée exacte de l’état politique et social de cette partie de l’Arabie. Le 30 août 1845, il partait d’El-Djôf en compagnie d’une famille bédouine appartenant à une petite tribu du voisinage nommée les Hawazi. « Ces Bédouins, dit-il, sont pauvres et méprisés, exposés aux attaques et aux pillages de leurs puissans voisins de la tribu des Shammar, qui, les harassant par de grandes et petites expéditions, ont volé et emporté chez eux la plus grande partie du bétail et des chameaux de leurs faibles ennemis. C’était en vue d’obtenir la sécurité pour lui-même et pour les faibles restes de ses biens que mon compagnon de voyage s’était décidé à déserter sa patrie et sa propre tribu. Avec sa famille et le peu de chameaux qui lui restaient, il allait immigrer dans le pays ennemi, où il était assuré de trouver la sécurité en se plaçant sous l’allégeance du cheik des Shammar et er. lui payant la taxe zikâ. Comme il appartenait à une tribu en hostilité avec la population dont il allait traverser le territoire, il avait eu besoin d’un protecteur pour le cas où il serait tombé dans un parti ennemi. Ce protecteur était une femme native du village shammar de Gubbé, mais mariée et établie à El-Djôf. Elle nous suivait avec son mari. L’événement prouva que nous avions en elle une sauvegarde, puisque sa présence empêcha que nous fussions dépouillés par un parti de pillards de sa ville natale que nous rencontrâmes dans notre chemin. » Au milieu d’une existence remplie d’actes violens, il y a quelque chose de touchant dans ce respect chevaleresque de la femme, qui non-seulement n’est pas insultée elle-même, mais qui assure la sécurité de ceux qu’elle couvre de son prestige.


II. — LE HEDJAZ.
Le grand-chérifat de La Mecque. — Ses rapports avec les Égyptiens, puis avec les Turcs. — Ibn-Aoun. — L’administration ottomane et les tribus arabes.


Le Hedjaz est borné au nord par le Djebel-Shammar, à l’est par le Nedjd, à l’ouest par la Mer-Rouge, et au sud par le pays indépendant d’Acyr, qui le sépare de l’Yémen proprement dit ou Arabie heureuse. Le Hedjaz a une importance capitale pour les musulmans, car il contient les villes saintes de La Mecque et de Médine, dont le territoire est appelé El-Haram. Les autres villes importantes sont Djeddah, le port de La Mecque, Jambo, le port de Médine, et la place de Taïf, située à l’est de La Mecque sur une haute montagne où, suivant le dire d’Edricy, il gèle même pendant l’été. Cette ville, célèbre par ses jardins, a joué un rôle très important dans toutes les guerres de l’El-Haram; elle est la clé de La Mecque.

Le premier personnage du Hedjaz est le grand-chérif de La Mecque. On appelle chérif les personnes qui descendent ou croient descendre de Fatmé, fille de Mahomet. Les chérifs sont innombrables répandus dans tout le monde musulman, ils sont généralement confondus avec le reste de la population; mais il n’en est pas de même dans le Hedjaz, où l’un d’eux a le privilège d’exercer les fonctions de grand-chérif, qui se transmettent d’ordinaire de père en fils. Depuis la conquête de l’Égypte par Sélim en 1517, la prière est dite pour le sultan des Turcs le vendredi dans les mosquées, et un cadi est envoyé de Constantinople à La Mecque, car le pouvoir du grand-chérif est purement temporel. Le sultan confirme dans le grand-chérifat celui que sa naissance et, dans une certaine mesure, l’assentiment des autres chérifs ont amené à cette haute position; il lui envoie chaque année une pelisse d’investiture. La Porte entretient aussi un pacha et un cadi à Djeddah; mais le vrai maître du Hedjaz était jusqu’au commencement de ce siècle le grand-chérif, qui percevait les impôts et en transmettait seulement une partie à Constantinople. Ordinairement le pacha ne pouvait venir à son poste qu’escorté par la caravane. La Porte profitait quelquefois de la présence des pèlerins pour changer le grand-chérif; mais la pression turque cessait dès que la caravane était partie.

Au moment où les wahabites se répandirent en dehors du Nedjd, la dignité de grand-chérif était occupée depuis 1786 par Ghaleb, fils de Messad. Les Égyptiens arrivèrent bientôt après dans le Hedjaz et furent bien accueillis par Ghaleb, qui contribua même à l’expulsion des wahabites. La bonne harmonie paraissait régner entre les nouveaux conquérans et l’ancienne autorité locale. Cependant Méhémet-Ali, grand niveleur et grand centralisateur, tenait à abaisser le pouvoir héréditaire des grands-chérifs. A l’aide d’une trahison, il se saisit de Ghaleb, qui, par ses qualités personnelles, par ses richesses et par le principe qu’il représentait, exerçait un grand prestige sur les Arabes. Envoyé en exil, le chérif mourut à Salonique en 1816. On l’avait remplacé par un de ses parens, nommé Yayah, qui ne fut plus, comme ses successeurs, qu’un fonctionnaire salarié. Cependant il ne finit pas non plus ses jours sur le siège chérifal. En 1831, il avait assassiné dans le temple même de la Kaaba, à coups de poignard son neveu, qui lui était devenu suspect à cause de son intimité avec le gouverneur égyptien. Méhémet-Ali s’empressa d’investir du grand-chérifat un autre descendant du prophète, nommé Ibn-Aoun, issu d’une famille à qui le siège chérifal, à ce qu’il parait, n’a jamais appartenu. Assiégé dans Taïf, l’ancien grand-chérif Yayah voulut s’échapper, et tomba dans un gros de cavalerie égyptienne qui le fit prisonnier. Conduit au Caire, il y mourut en 1838. Ibn-Aoun fut installé comme grand-chérif.

Ibn-Aoun ne jouit pas paisiblement de son usurpation. En 1836, il fut soupçonné d’avoir contribué à une défaite que les troupes égyptiennes essuyèrent dans le pays d’Acyr. Il venait d’épouser une fille du prince de ce pays. Quelque temps après, il était de retour à La Mecque, où arriva bientôt Kourchid-Pacha, investi par Méhémet-Ali d’un commandement supérieur. Il se passa alors entre ces deux personnages une scène qui caractérise vivement les mœurs de cette partie de l’Orient. Comme le grand-chérif, allant rendre une première visite à Kourchid-Pacha, entrait, conformément à un privilège de sa dignité, appuyé sur deux serviteurs « Votre seigneurie est-elle donc malade? lui demanda Kourchid avec une grave malignité; il me semble qu’elle ne marche qu’avec peine. Je désire, répondit sèchement Ibn-Aoun, que vous vous portiez aussi bien que moi. Votre excellence ignore-t-elle que c’est un honneur attaché à mon rang, tout indigne que j’en puisse être J’avoue, dit Kourchid, que je l’avais oublié en voyant tous les jours notre seigneur Méhémet-Ali, malgré son grand âge, marcher seul; mais je suis heureux d’être rassuré sur votre santé. Cependant le grand-chérif, voyant qu’on ne lui présentait pas la pipe due à son rang, s’en fit apporter une par un de ses esclaves. « Pardonnez-moi, seigneur, dit Kourchid; mais depuis que mon maître Méhémet-Ali m’a chargé de grandes affaires, j’ai perdu l’habitude de fumer, et j’oublie d’offrir la pipe. Vous prenez sans doute du café. Excusez-moi de nouveau, j’ai aussi cessé d’en prendre. Seriez-vous donc de la secte des wahabites? » répliqua Ibn-Aoun. Kourchid-Pacha lui répondit « Mon maître Ibrahim-Pacha, que Dieu glorifie, le vainqueur des wahabites, ne peut être soupçonné d’hérésie, et pourtant il a cassé ses pipes et ne prend plus de café. — Oui, dit le grand-chérif; mais on assure qu’il boit du vin. »

C’était une déclaration de guerre courtoise, mais implacable. Bientôt Méhémet-Ali appela le grand-chérif au Caire sous le prétexte de se concerter avec lui sur les affaires de l’Arabie. Ibn-Aoun n’ignorait pas que c’était le signal de sa disgrâce; mais l’occupation militaire ne lui laissait pas les moyens d’y échapper. Il conserva une inaltérable sérénité; entouré de toutes les pompes de son rang, il traversa tranquillement, silencieusement, la ville de Djeddah au milieu de la population stupéfaite, et s’embarqua au mois de mars 1836. Il emmenait en exil son jeune fils. Une fois à bord, Ibn-Aoun, les yeux mouillés de larmes, dit « Espérons, enfant, que le pacha aura pitié de toi; espérons que le fils du grand-chérif, le descendant du prophète, deviendra peut-être colonel. »

Au Caire, où vécut Ibn-Aoun avec une pension honorable, il put rencontrer quelque temps après l’émir Fayssal, chef des wahabites, vaincu en 1838 par le même Kourchid-Pacha à Dhalam, dans le Nedjd oriental. En 1839, au moment de la rupture entre la Turquie et l’Égypte, Ibn-Aoun, par son influence personnelle, attira dans l’armée du vice-roi les bachi-bozouks du Hedjaz. Cette complaisance ne lui valut pas son retour en grâce; mais lorsque les troupes de Méhémet-Ali se retirèrent de l’Arabie à la suite des événemens de 1840, Ibn-Aoun alla reprendre possession du siège chérifal, et il fut pendant quelque temps le seul maître du Hedjaz.

Que serait devenue cette domination indigène, si elle fût restée abandonnée à elle-même? Aurait-elle maintenu l’espèce d’ordre et d’autorité compatible avec la vie des tribus? serait-elle tombée dans l’anarchie si chère aux Arabes? Elle s’annonçait sous les couleurs les plus riantes. Les tribus avaient accueilli avec sympathie un pouvoir qui avait à leurs yeux le mérite de tirer son origine de la religion, de rester pur de tout élément étranger, et de ne pas peser assez sur elles pour contrarier leurs habitudes d’indépendance, de petite guerre et de pillage. Élevés parmi les Bédouins. les grands-chérifs ont toujours tenu à se les attacher. Si l’on ajoute que le retour d’Ibn-Aoun mettait fin à la domination impatiemment supportée des Égyptiens, on s’expliquera ce qui arriva alors. Les tribus établies autour de Médine avaient résisté à Méhémet-Ali comme aux wahabites; elles se soumirent. La paix se fit presque d’elle-même entre l’El-Haram et l’état d’Acyr, dont les frontières furent délimitées. Enfin vingt mille Bédouins se réunirent à La Mecque pour les cérémonies du courban-beïram, invités par le grand-chérif et sous sa responsabilité. Les partisans de toutes les sectes y accomplirent paisiblement leur pèlerinage.

La Porte rentrait, par la retraite des Égyptiens, en possession du Hedjaz. Elle y envoya un gouverneur-général, dont la résidence était à Djeddah. Ibn-Aoun, quoiqu’il eût été installé par Méhémet-Ali aux dépens du grand-chérif légitime Moutaleb, son cousin, fut confirmé par le sultan. Le pacha de Djeddah était le supérieur du grand-chérif et le vrai représentant de la Turquie dans le Hedjaz; mais son autorité ne s’exerça d’abord que dans l’enceinte de la ville où il résidait. Il travailla bientôt à l’étendre, et ses successeurs l’imitèrent en employant tour à tour la ruse ou la force.

J’extrais d’une lettre écrite de Djeddah à cette époque le récit d’un des premiers actes de cette déplorable politique. Dans le courant de l’année 1844, le cheik Roumi, qui commandait une fraction importante de la grande tribu des Harb, s’était mis en état d’insurrection par suite du refus qu’avait fait le gouverneur de reconnaitre ses créances sur le trésor public. Il se borna toutefois à faire évacuer Rabegh, une petite ville occupée par un corps de troupes ottomanes, et à s’emparer d’un magasin de vivres établi sur ce point pour les besoins des caravanes. Les Turcs, qui n’étaient point en force, profitèrent de la permission qu’il leur donna de se retirer sans coup férir avec armes et bagages. Peu de temps après, le pacha conclut la paix avec le chef arabe, lui fit à Djeddah une réception honorable, et traita avec lui pour l’établissement à Rabegh d’une petite forteresse destinée à protéger le dépôt des vivres. Cette construction terminée, le cheik Roumi se rendit auprès du pacha pour réclamer le prix du terrain. Kourdi-Osman, l’un des chefs militaires au service de la Porte, ayant été nommé alors gouverneur de Rabegh, partit avec sa cavalerie, accompagné du cheik Roumi, pour régler cette affaire sur les lieux. Arrivé à Koulays, il fit dresser ses tentes à une demi-heure du village et préparer un banquet où furent invités le cheik et ses frères. Le repas terminé, Kourdi-Osman sortit de la tente qui abritait les convives, tandis qu’un bouffon les égayait de ses lazzis et dansait devant eux un sabre nu à la main ; mais à peine Kourdi-Osman était-il hors de la tente, qu’il donnait à ses soldats en langue kurde le signal du massacre. À l’instant même, un coup de sabre tomba sur la tête du cheik Roumi, qui put à peine articuler ces mots : « Encore une trahison turque ! » car il reçut dans la poitrine une balle qui l’étendit raide mort. Au dehors, les soldats ayant coupé à la fois toutes les cordes de la tente, les Bédouins, qui se trouvaient pris comme dans un filet, furent criblés de balles par des décharges réitérées. Un des frères de Roumi, d’autres disent un esclave, parvint cependant à se dégager, tua un bachi-bozouk et blessa grièvement deux soldats avant de succomber. Un autre frère du cheik, un enfant de douze ans, s’étant fait un rempart des coffres qui se trouvaient dans la tente, n’avait reçu aucune blessure ; mais, lorsqu’il sortit pour prendre la fuite, il fut saisi et eut la tête coupée comme ses aînés. Pas un Bédouin ne réussit à s’échapper ; les têtes des principaux furent exposées à La Mecque ; on forma des chapelets avec les nez et les oreilles.

Au mois de mars 1845, un régiment de troupes régulières arriva pour la première fois à Djeddah. Toutefois le représentant de la Porte n’était pas encore parvenu, cinq ans après, à dominer réellement le pays. Ainsi en 1850 les tribus qui entourent Médine s’étaient soulevées, poussées à bout par les exactions des agens inférieurs la troupe qui fut envoyée de Djeddah contre elles n’en put venir à bout ; le pacha fut obligé de payer aux Arabes le tribut accoutumé, sans que cette concession eût réussi beaucoup mieux que la force à établir la sécurité dans le voisinage des villes saintes. Cependant la Porte ne devait pas tarder à frapper un plus grand coup au foyer même de cette féodalité héréditaire, à laquelle elle a déclaré la guerre dans tout l’empire. Déjà une garnison turque avait été établie à La Mecque, contrairement à d’anciens privilèges, violés une première fois par Méhémet-Ali. Le chérif Ibn-Aoun avait acquis de grandes richesses. Il exerçait beaucoup d’influence sur les Bédouins et se montrait complaisant pour leur passion séculaire, c’est-à-dire pour le rançonnement des voyageurs. Il était intervenu plusieurs fois avec succès par le prestige religieux de son origine tant dans le Nedjd que dans l’Yémen. le prince de l’Acyr était son allié. Le chérif passait même pour être en relations amicales avec Abbas-Pacha, vice-roi d’Égypte il n’en fallait pas davantage pour le faire accuser d’aspirer à l’indépendance. Vers le mois d’août 1852, le pacha de Djeddah reçut l’ordre d’envoyer le chérif à Constantinople avec ses deux fils. La trahison seule pouvait assurer l’exécution d’un tel ordre. Les jeunes chérifs furent mandés à Djeddah, où des troupes avaient été réunies sous le prétexte d’une expédition militaire dont la direction serait confiée à l’un d’eux. Ils se rendirent au palais pour y entendre la lecture du firman d’investiture. Il est d’usage dans ces circonstances de déployer un grand appareil militaire. La lecture eut lieu. Quand elle fut terminée, le gouverneur exhiba l’ordre qu’il avait reçu d’envoyer les deux chérifs à Constantinople, et les portes du palais se refermèrent derrière eux. Le même jour, le pacha militaire de La Mecque cernait l’habitation du grand-chérif avec des troupes et de l’artillerie, mèche allumée. Ibn-Aoun comprit que toute résistance était inutile, et cet homme, qui aurait pu, une heure auparavant, soulever d’un cri presque toutes les tribus et peut-être expulser momentanément les Turcs du Hedjaz, fut amené à Djeddah et embarqué avec ses fils. C’était la seconde fois qu’Ibn-Aoun était conduit en exil, et il devait encore en revenir. Cette exécution frappa de stupeur toutes les tribus.

Abd-el-Moutaleb, de la tribu de Zeïd, fils du chérif Ghaleb dépossédé par Méhémet-Ali en 1813 et héritier légitime du siège de La Mecque, arriva presque aussitôt à Djeddah. Il y fut reçu avec solennité et respect tant par les autorités turques que par les chérifs venus de la ville sainte. Quelles qu’aient été au début les promesses ou les dispositions personnelles de Moutaleb, un changement de personnes ne pouvait pas modifier la situation respective des Arabes et des Turcs dans le territoire sacré, cette situation étant le résultat de la juxtaposition de deux pouvoirs différens par leur caractère et par leur origine, le grand-chérifat et l’administration ottomane. Le nouveau grand-chérif était à peine installé depuis quelques mois qu’il adoptait un système d’isolement et vivait dans les termes les plus froids avec le gouverneur de Djeddah. À la première visite qu’il fit à La Mecque, Kiamil-Pacha essaya de se concilier son rival naturel par des marques extérieures de la plus grande déférence ; il ne réussit qu’à lui inspirer des soupçons sur ses intentions et à le déterminer à s’enfuir à Taïf, où se trouvaient ses parens et ses richesses. Le gouverneur demanda à Constantinople la destitution du chérif; celui-ci, du fond de sa retraite, semait l’agitation dans le pays et ne tenait aucun compte de l’autorité du sultan. En même temps il excitait le fanatisme dans toute la péninsule en répandant le bruit que les infidèles allaient conquérir Constantinople et renverser l’islamisme. C’était au moment de la campagne de Crimée. Un ordre du sultan ordonnant la fermeture des bazars d’esclaves vint, vers le milieu de l’année 1855, faire éclater la guerre dans le Hedjaz. La garnison turque fut obligée de s’enfermer dans les forts de La Mecque. Les Algériens, comme sujets de la France, y furent insultés. Médine se soulevait, et le nom du sultan n’y était plus prononcé dans les prières publiques. Sur ces entrefaites arriva la nouvelle de la destitution de Moutaleb, remplacé par le vieil Ibn-Aoun, qu’on rappelait de l’exil. Le seul événement remarquable de la guerre provoquée par la fermeture des bazars d’esclaves fut une tentative infructueuse des Turcs pour s’emparer de Taïf, refuge de Moutaleb. L’infanterie et la cavalerie du sultan y furent mises en déroute par les Arabes. Le chérif destitué, après une courte apparition à La Mecque, n’en restait pas moins toujours enfermé dans Taïf, ce qui permit à Ibn-Aoun d’entrer dans la ville sainte le 17 avril 1856. Quant à Moutaleb, il finit par être pris et conduit à Salonique: On ne s’attendait pas à une solution aussi prompte, et dans la prévision de la prolongation de la guerre on avait parlé d’une intervention de l’Égypte[6].

Cependant la réinstallation d’Ibn-Aoun n’eut point pour effet d’accroître l’autorité de la Turquie dans le Hedjaz. Le gouverneur turc de Djeddah fut obligé de laisser le commerce des esclaves se continuer comme auparavant. C’est aux puissances européennes que les Arabes attribuaient les tentatives de suppression de ce trafic. La nouvelle, qui se répandit bientôt après, de la prochaine organisation d’un service de bateaux à vapeur dans la Mer-Rouge jeta l’alarme parmi les propriétaires et les capitaines des barques arabes, qui jusqu’alors avaient fait seules le cabotage dans ces eaux. A Djeddah en particulier, les maîtres de ces barques, presque tous originaires de la contrée d’Hadramout, avaient eu depuis quelque temps des démêlés très vifs avec le consulat britannique. En outre il s’était établi dans cette ville, depuis une dizaine d’années environ, un certain nombre de maisons de commerce européennes qui devaient faire une concurrence redoutable aux indigènes. Ces circonstances locales avaient produit parmi les habitans une grande excitation, qui, suivant l’usage, prit facilement le caractère du fanatisme religieux. De lugubres scènes marquèrent la journée du 15 juin 1858. Les consulats de France et d’Angleterre furent envahis par une population furieuse, et les deux consuls assassinés[7].

Du reste, les pèlerins de La Mecque et de Médine ne sont pas eux-mêmes plus favorisés que les étrangers sous le rapport de la sécurité. Depuis le départ des Égyptiens, les routes n’ont été complètement libres que lorsque l’administration turque a payé aux Arabes le tribut auquel ils croient avoir droit. En 1853, les pèlerins étaient obligés de rétrograder; le même fait s’est reproduit en 1858. La puissante tribu des Harb a plusieurs fois assiégé la garnison de Médine. En 1859, Mustapha-Pacha Scodrali, personnage célèbre dans les fastes de la Haute-Albanie[8], avait été nommé gouverneur des villes saintes. Il eut l’idée de se rendre directement de Jambo à Médine, et fut obligé de rétrograder en toute hâte, quoiqu’il eût payé de fortes sommes aux Bédouins, qui avaient promis d’assurer son passage.

Une nouvelle crise éclata en 1861, et voici à quelle occasion dans la ville de Rabegh, un soldat turc surprit un Bédouin qui entrait chez lui pour voler, et le tua. La tribu de ce Bédouin réclama le prix du sang, que le pacha refusa d’acquitter. Les Bédouins, mécontens de ce qu’on ne leur avait pas payé depuis deux ans le tribut accoutumé, vinrent mettre le siège devant Rabegh; mais le pacha avait eu le temps d’y envoyer trois cents hommes de garnison et deux pièces de campagne. Une quinzaine de Bédouins et quelques soldats turcs furent tués dans une sortie. Du reste, la terreur que l’artillerie inspire aux Arabes les empêcha de rien entreprendre de sérieux contre la place. Le grand-chérif de La Mecque ayant offert sa médiation, les tribus demandèrent qu’on leur payât l’arriéré du tribut et qu’on leur permît d’égorger autant de Turcs qu’il avait péri d’Arabes depuis la reprise des hostilités. Ces conditions ne pouvaient être acceptées. Le grand-chérif tenta lui-même contre les Arabes une expédition ou plutôt une razzia, qui n’eut d’autre résultat que de soulever les tribus qui étaient restées tranquilles, et qui furent les premières victimes des dévastations. Cet état de choses se prolongea jusqu’au commencement de l’année 1864, les Bédouins continuant à intercepter la route de Médine à La Mecque et celle de Médine au port de Jambo. Il arriva même plusieurs fois que Médine manqua de vivres par suite de l’interruption de ses communications avec la mer. Enfin au mois d’avril 2864 les autorités de Djeddah se décidèrent à payer aux Bédouins le tribut accoutumé, montant annuellement à environ 250,000 francs. Les Turcs disent de ces Arabes que ce sont les chiens de la maison, et que, quand ils aboient, il vaut mieux leur jeter un peu de pâture que de chercher à les exterminer. Au mois de mai, la sécurité des routes paraissait à peu près rétablie, et le pèlerinage de 1864 s’accomplit sans encombre. Cependant la grande caravane de Syrie fut attaquée à son retour; mais les Bédouins ne l’empêchèrent pas de continuer sa route.

Le grand-chérif de La Mecque, Ibn-Aoun, qui avait été réinstallé en 1856 après la mort de Moutaleb, mourut le 28 mars 1858. Ce personnage fut généralement regretté à cause de sa générosité et de son caractère conciliant. Il était âgé de quatre-vingt-dix ans, et fut remplacé par son fils Abd-Allah-ibn-Aoun, qui exerce, comme son père, un grand prestige sur les Arabes. Cette succession était une nouvelle atteinte au principe de la légitimité. représenté par Moutaleb. Adb-Allah a résidé longtemps à Constantinople, où il était membre du grand conseil au moment de la mort de son père.


III. L’YÉMEN ET L’ACYR.


Les wahabites et les Égyptiens dans l’Yémen. — Arrivée des Turcs, la politique anglaise. — L’imanat de Saana.


Entre le Hedjaz, dont nous venons de retracer les vicissitudes politiques, et l’Yémen proprement dit, dont nous n’avons pas encore parlé, se trouve la contrée appelée Acyr. Ce pays, qui a joué un si grand rôle dans l’histoire contemporaine de l’Arabie, était complétement inconnu à l’Europe il y a une centaine d’années. M. Jomard, qui en a dressé en 1838 la première carte détaillée, constate qu’aucun des géographes et historiens arabes n’en a fait mention. L’Acyr est borné à l’ouest par la Mer-Rouge, au nord par le Hedjaz, au sud par l’Yémen. Ses limites à l’est ne sont pas bien déterminées ou bien connues. Il possède une petite étendue de côtes et de bons mouillages depuis Haly, limite méridionale du Hedjaz, jusqu’à Birk-el-Kasah, au sud. Les Acyres n’ont manifesté jusqu’à présent aucun désir d’entrer en relations avec les puissances européennes leur pays produit d’ailleurs tout ce qui est nécessaire à leur consommation. L’Acyr est un des états les mieux constitués de l’Arabie, et peut réunir une force militaire relativement considérable. Il a successivement accordé sa coopération aux Égyptiens, aux Turcs ou aux chefs indigènes, et la victoire est presque toujours restée au parti qui s’était assuré son concours. L’Acyr jouit d’une véritable indépendance, qui a été défendue jusqu’à présent par le courage des habitans et par la configuration du pays; non-seulement ce territoire est montagneux, mais les hauteurs arrivent jusqu’au bord de la mer, sans laisser, comme dans l’Yémen, une côte basse, un téhama, suivant l’expression arabe, où les envahisseurs puissent s’établir.

Immédiatement au sud de l’Acyr, par conséquent dans la partie septentrionale de l’Yémen, se trouve la principauté d’Abou-Arisch. Ce pays dépendait autrefois de l’iman de Saana. Au commencement du XVIIIe siècle, les chérifs qui en étaient gouverneurs se sont rendus et sont restés depuis à peu près indépendans, quoiqu’ils aient quelquefois reconnu la suzeraineté des uns ou des autres et payé à diverses reprises un tribut.

Le plus ancien état de l’Arabie méridionale est l’imanat de Saana. L’iman a été pendant des siècles le souverain non-seulement de l’intérieur de l’Yémen, où il réside, mais aussi. de la côte appelée Téhama. blême à l’époque de la plus grande expansion de la puissance turque, la Porte n’a possédé effectivement, mais non sans contestation, une partie de l’Yémen que pendant soixante ans, de 1570 à 1630. C’est vers le commencement de ce siècle, comme on le verra bientôt, que les Égyptiens d’abord, les Turcs ensuite, sont revenus disputer à l’iman la suzeraineté effective ou nominale de l’Yémen; nous disons nominale, parce que depuis une centaine d’années beaucoup de vassaux s’étaient rendus indépendans. C’est ainsi que le prétendu sultan de Laheï, de qui les Anglais ont depuis acquis Aden, s’était soustrait à l’autorité de l’iman en 1728. Le trône de Saana est héréditaire. Les princes sont à la fois spirituels et temporels chefs de la secte des zeïdites[9], ils s’attribuent, comme le sultan des Turcs et celui du Maroc, le titre d’émir-el-mouménin, c’est-à-dire de commandeur des croyans. Jusqu’à ces derniers temps, ils ont frappé monnaie à leur coin et battu leur pavillon, qui représentait l’épée d’Ali à double lame sur un champ rouge. Peut-être le font-ils encore malgré l’état de faiblesse où ils sont tombés. Telles sont les divisions actuelles de l’Yémen. Pour plus de clarté, nous ne comprenons pas dans cette énumération quelques pays peu importans dont l’existence séparée est contestable ou précaire, et qui n’ont pas été mêlés aux événemens dont nous nous occupons.

Dans un précieux mémoire sur l’Arabie[10], le savant M. Jomard donne le récit d’un témoin oculaire de l’invasion des wahabites, le cheik A’ous. D’un autre côté, M. Playfair, capitaine de l’artillerie de Madras et premier assistant politique résident d’Aden, a publié à Bombay en 1859 une histoire de l’Arabia Felix ou Yémen, qui contient des renseignemens pleins d’intérêt sur ce pays. C’est à ces sources, ainsi qu’aux travaux et aux correspondances des savans et des voyageurs français, que nous avons puisé nos informations sur l’Yémen et l’Acyr.

Lorsque les wahabites se furent solidement établis dans le Nedjd et qu’ils eurent conquis le Hedjaz, ils se tournèrent vers l’Yémen, où leur réussite ne fut jamais aussi complète. Seuls les Acyres acceptèrent facilement la réforme, et l’émir Saoud mit à leur tête un de ses chefs, Abd-el-Hakal, surnommé, à cause d’une taie qui le rendait borgne, Abou-Nogtah ou le Père de la tache. Abou-Nogtah fut chargé en 1804 de propager la nouvelle doctrine dans l’Yémen à la façon du pays, c’est-à-dire par la guerre. Il s’adressa d’abord à l’état qui touche immédiatement à la frontière méridionale de l’Acyr. Cet état, la principauté d’Abou-Arisch, était alors possédé par un chérif nommé Hamoud Abou-Mesmar, qui refusa d’adopter la croyance wahabite et fut attaqué par les Acyres. La guerre fut si terrible, dit le narrateur arabe, que les chevaux nageaient dans le sang. La ville d’Abou-Arisch fut forcée de se rendre et Hamoud de s’enfuir. L’iman de Saana était trop faible pour arrêter les envahisseurs. Deux villes importantes de la côte, Loheïa et Hodeïda, tombèrent au pouvoir d’Abou-Nogtah.

Cependant le chérif d’Abou-Arisch, Hamoud, après avoir adopté ostensiblement le wahabitisme, avait été rétabli dans sa principauté. En 1809, il rompit avec les wahabites et replaça sous l’autorité de l’iman Loheïa et Hodeïdah. A la nouvelle de cette défection, Abou-Nogtah marcha contre lui au mois de juillet, et remporta un premier succès à Djezan; mais Hamoud ne se laissa pas abattre, et avec des secours venus de Saana il réunit environ trois mille fantassins et quatre cents cavaliers. Le prince des Acyres était campé avec une dizaine de mille hommes près d’Abou-Arisch. Hamoud quitta cette ville la nuit avec quarante cavaliers déguisés en wahabites, et, faisant un circuit, il atteignit à l’aube l’arrière-garde du camp ennemi, où il pénétra sans exciter de soupçons. Arrivés à. la tente du chef, les gens d’Abou-Arisch poussent leur cri de guerre; Hamoud tue Abou-Nogtah de sa propre main et réussit à s’échapper dans le désordre; les Acyres, attaqués sans doute en même temps par toutes les forces ennemies, sont mis en pleine déroute. L’Yémen respira jusqu’au moment où les Égyptiens furent envoyés en Arabie au nom de la Porte.

Lorsque Méhémet-Ali eut reconquis les villes saintes et fut devenu maître du Hedjaz, il tourna ses regards vers l’Yémen. Il y expédia en 1813 un agent nommé Aga-Jousef. Le chérif Hamoud, à qui il demanda d’abord son concours contre les wahabites, fit une réponse évasive. Aga-Jousef se rendit ensuite à Saana, où l’iman lui déclara qu’il était disposé à concourir à la répression de l’ennemi commun, mais qu’il n’avait aucun moyen de le faire, ce qui était vrai. L’ennemi commun était Thamy, alors prince de l’Acyr. Thamy professait ouvertement le wahabitisme, et avait reçu l’investiture de l’émir Saoud, de même que son prédécesseur, le célèbre borgne Abou-Nogtah. Depuis cinq ans, il était en possession de la place de Confounda, qui fait partie du Hedjaz. Les troupes égyptiennes lui reprirent cette place en 1814, au mois de mars, non sans y perdre beaucoup de monde. En mai, les Acyres, sous le commandement de Thamy en personne, surprirent la même ville. La garnison égyptienne s’embarqua précipitamment, poursuivie l’épée dans les reins jusque sur ses navires. Les bagages, les armes, les munitions, les bêtes de somme, les chevaux, restèrent au pouvoir du vainqueur.

Méhémet-Ali dirigea tous ses efforts contre ces wahabites du sud et marcha contre eux en personne au commencement de l’année 1815. C’est alors qu’il remporta l’importante victoire de Bisel, appelée aussi la « victoire de Koulacq. » Le vice-roi déploya en cette grande lutte autant d’énergie que de talent. Il sut, par une retraite simulée, attirer son impétueux ennemi dans la plaine. Ce fut la cause de la défaite des wahabites, à qui l’émir Saoud avait pourtant recommandé en mourant de ne jamais combattre les Égyptiens en rase campagne. L’armée arabe était commandée par Fayssal, fils de Saoud; au premier rang des combattans était Thamy avec les Acyres, dont quelques-uns déployèrent un courage héroïque. Des détachemens entiers de ces Arabes furent trouvés, sur les montagnes, liés ensemble par des cordes qui entouraient leurs jambes. En quittant leurs familles, ils avaient juré de ne pas fuir ils n’attendirent pour cesser de se battre que le moment où leurs munitions furent épuisées, et finirent par être taillés en pièces sans quitter le poste qu’ils s’étaient assigné eux-mêmes. La même année, les Égyptiens, poursuivant leurs succès, pénétrèrent sur le territoire des Acyres, qu’ils attaquèrent auprès du château de Tor. Thamy, à cheval, en avant de ses soldats, les animait par des chants guerriers. La résistance fut plus acharnée qu’à Bisel, mais l’artillerie finit encore par disperser les Arabes. Thamy resta le dernier sur le champ de bataille et se réfugia auprès d’Abou-Arisch, chez un parent d’Hamoud. Celui-ci, en apparence wahabite, était toujours prêt à se prononcer pour le vainqueur et entretenait des relations avec les uns comme avec les autres. Les Égyptiens paraissant alors avoir le dessus, Hamoud livra l’infortuné Thamy à Méhémet-Ali. Le vainqueur de Confounda, le vaincu de Tor, était un homme de petite taille; il portait une longue barbe blanche. La noblesse de son maintien imposa même à Méhémet-Ali, qui le traita avec courtoisie et promit d’intercéder en sa faveur auprès du sultan. Cependant, arrivé au Caire, il lui fit mettre au cou une énorme chaîne, et le héros arabe fut promené sur un chameau dans les rues de la ville, portant suspendue aux épaules la tête d’un autre chef wahabite. Thamy fut ensuite envoyé à Constantinople et décapité.

Quelques années après, un ancien mamelouk, à qui son ignorance de la langue turque avait valu le sobriquet de Turktché-Bilmez, sous lequel il est connu, fut mêlé dans le Hedjaz à une révolte militaire causée principalement par le retard de la solde. Il en était devenu le chef, et la Porte, qui se brouillait alors avec le vice-roi, lui avait conféré le gouvernement du Hedjaz. Il ne put s’y maintenir devant les forces envoyées d’Égypte, et échoua également devant Confounda; mais, s’étant dirigé vers l’Yémen, il réussit à s’emparer de la place importante d’Hodeïdah, et alla bientôt s’établir à Moka. Ces événemens se passaient en 1832. L’iman de Saana, le légitime souverain de l’Yémen, essaya de chasser Turktché-Bilmez de ses états il n’en vint pas à bout. Alors les Égyptiens dirigèrent sur l’Yémen une armée de quinze mille hommes. Le prince de l’Acyr, successeur de Thamy, s’appelait Ali-Mujessen il s’était d’abord abouché avec Turktché-Bilmez; mais, ayant appris la venue des Égyptiens en si grand nombre et voulant s’attirer la faveur de Méhémet-Ali, il marcha avec vingt mille Arabes contre Moka, où Turktché-Bilmez s’était enfermé, et que l’escadre égyptienne vint bloquer. Il enleva la place d’assaut et la livra au pillage pendant trois jours. La ville la plus commerçante de l’Yémen ne s’est jamais relevée de ce désastre, dont Hodeïdah et plus tard Aden ont profité. Quant à Turktché-Bilmez, il avait réussi à se réfugier à bord du navire anglais le Tigris, qui le transporta à Bombay. De là il se rendit à Bagdad. ·at~ il mourut sans avoir plus fait parler de lui. Des garnisons furent. laissées par les Égyptiens à Hodeïdah, à Confounda et dans plusieurs places de l’intérieur.

Les Acyres auraient bien voulu retenir leurs conquêtes, et c’est sans doute au dépit qu’ils éprouvèrent alors qu’il faut attribuer leur rupture avec les Égyptiens. En 1835, Méhémet-Ali envoya, pour les réduire, un de ses neveux nommés Ibrahim. Réuni à Taïf dans le Hedjaz, le corps égyptien, composé des 16e et 9e régimens d’infanterie et d’un goum de mille Bédouins, se dirigea contre l’Acyr. Fatigués d’un trajet pénible au milieu des sables, manquant d’eau et de moyens de transport à cause de la lassitude des bêtes de somme, les Égyptiens rencontrèrent une vigoureuse résistance de la part des Acyres, retranchés dans leurs montagnes. Le 16e régiment gravit l’élévation sur laquelle les défenseurs étaient retranchés, tandis que le 9e tournait la position pour détourner l’attention et seconder l’attaque. Ce mouvement dans un pays inconnu fut mal exécuté, et le 9e régiment n’arriva pas à faire sa jonction ; le 16e régiment fut écrasé, et le 9e, qui prit la fuite, poursuivi rudement. Ibrahim fut obligé de se retirer dans le plus grand désordre et avec des pertes considérables. C’était la seconde fois depuis 1815 que les Acyres infligeaient une véritable défaite aux troupes du vice-roi. On a déjà vu que les Égyptiens se vengèrent de ce nouveau désastre sur le grand-chérif de La Mecque, Ibn-Aoun, qui fut alors envoyé au Caire. Cependant Ibrahim reprit bientôt l’offensive il rétablit les affaires dans le Téhama, mais sans entamer l’Acyr.

En 1837, au moment où un voyageur français, M. Botta, visitait l’Yémen, les Égyptiens n’avaient fait encore aucun progrès dans l’intérieur ; mais ils se préparaient à y pénétrer en profitant des discordes des chefs indigènes[11]. En 1839, les Anglais s’emparèrent d’Aden. Cet événement n’eut pas une influence immédiate sur les destinées de l’Yémen. Au commencement de l’année 1840, les Égyptiens se disposaient à évacuer l’Yémen comme le reste de l’Arabie. L’iman de Saana était trop faible pour remettre tout le pays sous sa domination. Le chérif d’Abou-Arisch, qui s’appelait Hussein. s’entendit avec les Acyres et fit arriver un corps de troupes à Hoeleïdah le 22 avril, le jour même où les Égyptiens évacuaient cette ville. Ces mouvemens jetèrent l’Yémen dans la plus grave confusion les Acyres occupèrent pour leur propre compte Hodeïdah, imposèrent une contribution de 120,000 thalaris aux habitans, et défendirent, comme autrefois, aux chrétiens de monter à cheval, ainsi, que de passer par la porte de La Mecque. Cependant Hussein finit par s’établir à Moka et par se faire reconnaître comme gouverneur du Téhama moyennant un tribut annuel de 90,000 thalaris.

Pendant l’administration du chérif Hussein, le pavillon anglais fut insulté à Moka. Un pareil fait s’était déjà produit en 1817 la compagnie des Indes avait fait bombarder la ville en 1823 et imposé des conditions fort dures à l’iman de Saana, qui y exerçait alors l’autorité. Une factorerie, un consulat avec des gardes, y avaient été installés; mais le prestige moral des Anglais était singulièrement affaibli en 1840. Lorsqu’on lui demanda la réparation des insultes et vexations dont les sujets de la reine avaient souffert, Hussein répondit au gouvernement de Bombay par une sommation d’évacuer Aden. En même temps l’iman de Saana, qui venait de triompher d’une révolte religieuse, méditait de reconquérir le Téhama sur Hussein, et il le sommait de rendre ce territoire à son légitime souverain. Le chérif répondit qu’il l’avait reçu de Dieu et qu’il le défendrait jusqu’à la dernière extrémité. Aux mois d’avril et de juillet 1841, l’iman proposa aux Anglais de combiner une attaque contre le chérif Hussein; mais à ces deux démarches et à une autre qui eut lieu en 1843, le résident politique répondit toujours que son gouvernement s’était imposé la règle de ne pas intervenir dans les démêlés intérieurs des chefs arabes, qu’il garderait par conséquent la neutralité. C’est à Constantinople que l’Angleterre avait demandé la réparation de ses griefs. En 1842, un commissaire turc, nommé Eschref-Bey, fut envoyé en Arabie, et y revint en 1843 sans réussir à rien conclure avec Hussein. Il échoua également à Saana, où il alla proposer à l’iman de reconnaître l’autorité de la Porte.

En 1348, l’iman de Saana réunit toutes ses forces et tenta un effort suprême pour ressaisir le Téhama sur le chérif Hussein. La guerre durait avec des chances diverses depuis une année lorsque survint un troisième et plus gros compétiteur. Le 23 mars 1849, une expédition turque partait de Djeddah ; elle était forte de quatre à cinq mille hommes. Toufieh-Pacha s’était assuré au moins la neutralité des Acyres, et il amenait avec lui le grand-chérif de La Mecque, Ibn-Aoun. Le 19 avril, Hussein, enfermé dans Hodeïdah, était sommé de rendre la place. Les renseignemens sur ce qui s’est passé alors sont contradictoires. D’après des informations venues de Djeddah, Hodeïdah aurait été livrée par un cousin de Hussein, et ce chérif aurait été emmené à Constantinople, où une pension de 3,000 piastres par mois lui était assignée. D’après la relation plus détaillée de M. Playfair, le chérif aurait traité lui-même avec les Turcs et consenti à rendre toutes les villes du Téhama à la condition de recevoir une pension, et il se serait retiré dans sa principauté d’Abou-Arisch, où il avait mis en sûreté, lors d’un voyage antérieur, les dépouilles recueillies dans le Téhama depuis neuf ans. La pension promise n’ayant jamais été payée, il se serait déterminé à faire le voyage de Constantinople pour s’entretenir avec le sultan mais il serait mort en route au mois de mars 1851, under circunstances of great suspicion, dit le premier assistant politique résident d’Aden. Haider, cousin d’Hussein, conserva la principauté d’Abou-Arisch moyennant un tribut annuel de 10,000 thalaris. Ce n’en fut pas moins la fin de la domination de cette famille dans le reste du Téhama de l’Yémen, où les Turcs établirent un simple pachalik, dont le chef-lieu est à Hodeïdah.

Aussitôt que le Téhama fut conquis, les Turcs se tournèrent vers l’iman de Saana et le sommèrent de faire sa soumission à la Porte. L’iman se rendit lui-même à Hodeïdah au mois de juillet 1849 ; il y fut reçu avec des honneurs royaux, au son du canon. Cédant probablement aux suggestions d’lbn-Aoun, il aurait signé une convention en vertu de laquelle une partie des revenus de la principauté serait versée à la Turquie, qui ferait occuper la ville de Saana par une garnison de mille réguliers. Tel est le récit de M. Playfair. Toufieh-Pacha, le grand-chérif de La Mecque et l’iman se rendirent à Saana, et huit cents hommes de troupes turques furent installés dans la forteresse-un jeudi. Le lendemain, le nom du sultan Abdul-Medjid fut substitué dans la prière publique à celui de l’iman. La population, qui est de la secte des zéïdites, en fut exaspérée. Les habitans coururent aux armes et massacrèrent un grand nombre de soldats. Ceux qui étaient restés ou qui se réfugièrent dans la forteresse bombardèrent la ville, mais sans résultat. L’iman qui avait amené les Turcs fut déposé et remplacé par Al-Mansour. qui montait sur le trône pour la troisième fois. Toufieh-Pacha, qui avait été blessé dans la bagarre, obtint de se retirer avec le reste de ses troupes moyennant une rançon de 20,000 thalaris. Une nouvelle révolution renversa bientôt Al-Mansour. Ghaleb, fils du dernier iman, se proclama lui-même en 1850; mais les habitans refusèrent de le reconnaître, et le pays tomba dans la plus grande anarchie, si bien que les marchands, pour maintenir un peu d’ordre, se décidèrent à nommer un gouverneur parmi eux. Cette situation se prolongea environ huit ans. M. Stern, missionnaire biblique, qui visita Saana en 1856, en fait le plus triste tableau. Il n’y restait plus que trois marchands étrangers, dont deux furent assassinés pendant son séjour; le troisième, un vieillard, était sur le point d’abjurer sa religion dans l’espoir de sauver ses jours. Vers 1858, l’iman Ghaleb fut rappelé. C’est avec douleur, pourquoi ne le dirions-nous pas? que nous voyons la décadence d’un état qui, il n’y a pas longtemps encore, avait rendu puissante, prospère, heureuse cette partie de l’Arabie. Ne refusons pas un regret à cette grandeur qui agonise à quelques journées du sol bouleversé où le savant cherche, sur quelques inscriptions à demi effacées, les traces. de la reine de Saba dans les ruines de Mareb.


V. — LA POPULATION.
Mœurs et caractères. — Condition des femmes. — Les Banians. — Les Hadramauts. — Invasion du sang noir.


Les événemens qui viennent d’être racontés ont pu donner une idée assez précise de l’état moral de la population dans les diverses contrées de la péninsule arabique. On aura remarqué que les Arabes, surtout ceux des tribus, ont un goût inné pour les combats, une grande mobilité d’esprit et un amour immodéré de la liberté, même désordonnée. Ils y joignent un certain sentiment de l’honneur entendu à leur manière. Ils ont un orgueil et une sorte de pudeur de race. Ils aiment à citer les qualités qui, à leurs yeux, distinguent les Arabes des autres peuples. « Ne fuis pas la mort, s’écrie Antar, le héros légendaire, ne te déshonore pas aux yeux des nobles Arabes » Dans le même poème d’Antar, un autre chef dit « Avant tout, les Arabes aiment l’équité. » Du reste, malgré cette sorte de solidarité morale, il n’y a dans la péninsule aucun germe, aucune aspiration même d’unité politique. Ce qui domine l’idée toujours assez vague de la race, c’est l’amour de la tribu, le soin des intérêts et de la réputation de la petite patrie ambulante. C’est une faute d’aller piller dans le voisinage de son territoire; c’est un crime honteux d’enlever une femme appartenant à cette grande famille[12].

Les Arabes, à quelque classe qu’ils appartiennent, ont des manières distinguées; ils se piquent de politesse. Leur hospitalité est proverbiale et célébrée de préférence à toutes les autres qualités par des poètes dont les récits sont encore chantés de nos jours. Les Bédouins ont conservé l’antique vertu hospitalière de leur race. Niébuhr raconte que non-seulement les chefs arabes subviennent à tous les besoins des voyageurs, mais qu’au moment du départ ils leur offrent de l’argent pour les aider à continuer leur route. Toujours ils reçoivent l’étranger avec une courtoise bienveillance, et ils défendent autour d’eux qu’on leur cède rien à prix d’argent. L’hospitalité est même considérée comme un attribut de la souveraineté, comme un droit régalien. Le célèbre émir wahabite Saoud fut sur le point de déshériter son fils Abd-Allah, qui, oubliant une fois le touchant et glorieux privilège de son père, s’était permis d’inviter lui-même des étrangers à sa table. A Hail, dans le Djebel-Shammar, le voyageur le plus obscur, s’il n’a pas d’amis ou de connaissances dans la ville, descend au palais du cheik, et il y est hébergé avec ses bêtes aussi longtemps qu’il lui plaît de rester. Lorsque M. Botta explora le mont Saber, le cheik Hassan, dont il était l’hôte, fournit non-seulement à tous les besoins de notre savant et aimable compatriote, mais il donna aux gens de sa propre-maison une somme de 400 thalaris, afin de les récompenser des soins qu’ils avaient eus pour l’étranger, et il voulut faire transporter à ses frais les caisses contenant les plantes recueillies pour le Muséum de Paris. Le fils du même cheik avait prêté à M. Botta une petite somme d’argent lorsque le voyageur européen voulut s’acquitter, l’Arabe lui répondit que s’il acceptait son visage deviendrait noir, c’est-à-dire qu’il serait déshonoré. Il faut reconnaître du reste qu’il y a quelquefois un peu d’ostentation et de vanité dans la manière dont les Arabes exercent l’hospitalité.

Ce qu’il y a de plus particulier dans la nature des Arabes, c’est l’abondance des contrastes. Ainsi leur rapacité est aussi proverbiale que leur libéralité. Ils sont âpres au gain comme beaucoup d’Orientaux, musulmans ou chrétiens; mais, la richesse ne suffit pas pour donner la considération, surtout parmi les Bédouins, qui respectent bien plus la naissance, la sainteté, la libéralité, le courage. D’un autre côté, tel homme qui ne toucherait pas à un cheveu de son ennemi réfugié sous sa tente, et qui défendrait un inconnu, son hôte, au péril de ses jours, a assassiné tous ses parens. L’Arabe est crédule, et en même temps il ne se fait pas scrupule de trahir ses alliés; seulement il ne les trahira pas volontiers d’une certaine manière et dans certaines circonstances. S’il le fait, c’est avec la conscience de pécher, et il y perd une partie de sa considération. Il existe d’ailleurs dans son esprit une fâcheuse distinction entre la foi privée et la foi publique. Non-seulement une telle disposition est triste au point de vue de la morale, mais elle a de funestes conséquences dans l’ordre politique elle contribue beaucoup à produire dans la péninsule ces continuelles révolutions qui épuisent le pays et qui facilitent la domination étrangère. Les Turcs sont très habiles à profiter de la mobilité et de la crédulité des Arabes; mais il faut l’avouer, et nous avons eu malheureusement occasion de le constater, les fonctionnaires ottomans n’ont pas donné aux indigènes l’exemple de la bonne foi et de la moralité, et ne leur inspirent aucune confiance. Leurs manières fières et froides choquent les Arabes, plus brillans et plus expansifs; leur mauvaise prononciation de la langue arabe leur fait aussi grand tort néanmoins ils réussissent presque toujours à venir à bout des indigènes.

L’Arabie offre en définitive, ces récits l’ont prouvé, des individualités singulièrement puissantes le grand-chérif Ibn-Aoun dans le Hedjaz, — Saoud, Abd-Allah, les Ibn-Raschid, dans le Nedjd et le Djebel-Shammar, — Thamy dans l’Acyr, — le chérif Hussein dans l’Yémen. C’étaient des hommes énergiques et doués des qualités les plus brillantes. On ne peut se défendre de s’intéresser à eux, surtout quand on se rappelle qu’après avoir joué un rôle grand et mérité, ils ont presque tous péri de mort violente.

Nous avons déjà eu occasion de parler des femmes arabes. Qu’il nous soit permis de revenir sur ce sujet, car c’est au degré de respect que l’homme porte à la femme et à l’autorité morale qu’il lui accorde qu’on reconnaît la valeur d’une société. Loin de moi la pensée de me faire le défenseur de la polygamie, et en général de la condition que les antiques mœurs de l’Orient, plutôt que l’islamisme, y ont faite aux femmes; mais il faut se garder de croire qu’elles y soient partout et toujours un objet de mépris. Dans les temps anté-islamitiques, le héros Antar tue un esclave parce qu’il n’avait pas respecté « les femmes arabes. » Le roi Zoheïr loue alors Antar par ces paroles « Voilà un garçon qui combattra l’injustice et sera zélé pour les femmes! » Il en est encore de même parmi les Bédouins et les montagnards. Excepté dans quelques villes, les femmes de l’Arabie jouissent d’une grande liberté et souvent d’un grand pouvoir dans leurs maisons; elles ont paru à Niebuhr aussi heureuses que le peuvent être celles de l’Europe. M. Botta fait l’éloge des montagnardes de l’Yémen; il a remarqué la parfaite aisance de leurs manières. Ces femmes ne manquent pas non plus de fierté; ainsi Mohammed-Pacha fut empoisonné en 1853 par une fille de l’Yémen qu’il avait entraînée de force dans son harem. La polygamie est rare, le divorce l’est moins; mais il faut remarquer d’abord que les femmes peuvent aussi le demander, en second lieu qu’il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’en Asie pour constater les inconvéniens des unions précaires. D’ailleurs la femme arabe conserve sa dot avant et après le mariage, ce qui est une condition d’indépendance. J’ajouterai, d’après le témoignage répété de Burckhardt, que dans les désordres de la guerre les femmes sont toujours respectées.

Toutefois ce qui atteste le plus que les femmes des montagnards et des Bédouins ne sont pas des esclaves, c’est la part qu’elles prennent à la vie morale de la tribu. Un voyageur que nous avons souvent consulté, M. Wallin, a remarqué la piété des femmes wahabites dans le Djebel-Shammar. Le vieux tyran du Nedjd a une Égérie c’est une de ses filles qui depuis trente ans écrit toute sa correspondance diplomatique. Au siège de Rass en 1817, les femmes vinrent éclairer les défenseurs dans un combat nocturne en agitant des torches de palmes de dattier qu’elles avaient enduites de résine. Pendant l’un des combats contre Ibrahim-Pacha autour de Derryeh, elles portaient à boire aux combattans, comme les dames françaises dans la chanson d’Antioche, et comme les jeunes filles des Beni-Abs qui viennent exciter « leurs guerriers » dans le roman d’Antar. Enfin la tribu des Begoun était conduite à la guerre par une femme nommée Ghalié, qui inspirait une terreur superstitieuse aux Turco-Égyptiens. Ce n’est point un fait isolé M. Palgrave parle d’une jeune fille de la tribu des Ajmans qui, montée sur un chameau, animait par ses chants le courage des guerriers, et qui fut tuée au premier rang dans un combat contre les Nedjdli.

Aux Arabes de la péninsule sont mêlées d’autres populations qui méritent une mention spéciale, quoique rapide je veux parler des Banians et des Hadramauts. Les Banians, originaires de l’Inde, sont répandus dans toute la Mer-Rouge, où, en s’associant, ils ont réussi à accaparer presque tout le commerce. On dirait une communauté religieuse appliquée aux questions de négoce. Chacun d’eux a fourni primitivement une mise de fonds pour laquelle il a droit à une part proportionnelle sur les bénéfices généraux. A chaque membre de l’association est assignée une fonction spéciale. Les uns s’occupent de l’administration intérieure et des détails les plus infimes, comme par exemple du soin des appartemens, de la préparation de la nourriture. Parmi ceux qui s’occupent du négoce proprement dit, les uns conduisent les grandes opérations, font les voyages, surveillent la pêche des perles; les autres sont chargés de la vente en détail. Du reste, une hiérarchie sévèrement réglée détermine la distribution des fonctions et des rangs. Au sommet de l’association est le trésorier, qui est élu. Les Banians déploient dans les affaires une grande habileté et même beaucoup de ruse; mais leur caractère doux et inoffensif les fait aimer des indigènes. Ils observent très sévèrement leur religion dans ses moindres pratiques. L’esprit de bienveillance universelle que ce culte répand sur toute la nature vivante s’accommode parfaitement avec l’islamisme. Les musulmans voient de bon œil les Banians traiter les animaux avec les plus grands égards, et subvenir par exemple le samedi à la nourriture de tous les chiens enfans, généralement bannis des villes de l’Yémen et du Hedjaz.

On rencontre aussi sur la côte orientale de la Mer-Rouge des Arabes venus de la côte méridionale de la péninsule, d’un pays nommé Hadramout, qui, comme l’Oman, auquel il confine, n’a pas été mêlé d’une manière active aux mouvemens politiques et religieux de l’Arabie. Les habitans de ce pays passent pour grossiers, ignorans et fanatiques ils accomplissent régulièrement le pèlerinage de La Mecque, dont le grand-chérif jouit à leurs yeux d’une considération toute particulière. Les Hadramauts s’expatrient facilement pour un temps et retournent dans leur pays quand ils ont amassé de l’argent ce sont les Auvergnats de l’Arabie. Ils forment aussi des associations qui deviennent quelquefois assez puissantes, comme on l’a vu à Djeddah en 1858. Les plus pauvres sont employés comme portefaix; d’autres font le commerce ou possèdent des barques. Les Hadramauts, comme les Banians, donnent aux autres habitans de l’Arabie l’exemple de l’activité et de la persévérance, sans réussir cependant à leur inspirer en général le désir de les imiter. En somme, leur présence est utile; mais il nous reste à parler d’une autre immigration, lente, continue, insaisissable et insensible à la fois, qui pénètre dans le monde arabe et en a déjà profondément modifié la nature. Il s’agit des noirs.

Il est vrai que les montagnards et les Bédouins ont conservé de l’horreur pour les mélanges mélaniens. Ainsi dans la grande tribu des Anezi, qui occupe une partie de l’Arabie septentrionale et de la Syrie, non-seulement l’Arabe blanc n’épouse jamais une négresse, mais le nègre, même affranchi, ne saurait épouser une fille blanche. En général, le nomade, fier de son sang, méprise même l’habitant des villes et ne se soucie pas d’épouser sa fille. Mais, parmi le peuple établi dans les résidences fixes, le sentiment qui porte à vouloir propager une race pure n’est pas aussi fort, et les noirs se marient avec les Arabes des villes et des villages. Or les noirs sont déjà très nombreux dans la péninsule. Sans parler des esclaves que, d’après la relation de Guarmani, possède le cheik du Djebel-Shammar, M. Wallin cite à Tébouk et à El-Djôf des tribus entières d’anciens esclaves noirs. Il y aussi beaucoup de nègres dans le Nedjd. L’émir Saoud entretenait un grand nombre d’esclaves noirs son favori Hark, qui était de cette couleur, a quelquefois commandé des expéditions. Au siège de Derryeh, en 1817, la garde particulière d’Abd-Allah était composée de 400 noirs. Le trésorier actuel de l’émir du Nedjd est un nègre. Dans le Hedjaz, les grands-chérifs entretenaient aussi des soldats noirs. Il y a à Médine un assez grand nombre d’Abyssins; des femmes de cette race noire y sont mariées à des habitans. A Djeddah et surtout à La Mecque, l’usage d’entretenir des esclaves abyssiniennes et de les épouser est très répandu. Burckhardt attribue à ces mélanges le teint foncé qui distingue les habitans de cette dernière ville de ceux du désert. Les relations de M. Palgrave renferment des détails intéressans et précis sur l’accroissement rapide de l’élément noir dans l’Oman et dans le sud du Nedjd. M. Botta a constaté que dans les montagnes de l’Yémen la population, qui a été peu mélangée, reste complétement blanche et remarquable par la beauté des. traits, les cheveux longs, le nez droit, les yeux grands et ouverts, et que dans le Téhama au contraire la population sédentaire est devenue presque noire. Les Arabes ont laissé dans ces mélanges leur physionomie propre, et leur langue en a été altérée au point de devenir difficilement intelligible. Si cette population continue à s’imprégner de sang noir, elle y perdra ce qu’elle peut avoir conservé de vigueur, de distinction et de noblesse.

il est remarquable que les familles princières soient celles qui montrent le moins de souci de conserver la pureté de leurs races. Les récits des voyageurs en fournissent de nombreux exemples. L’émir Kaled, un prétendant au trône du Nedjd, qui est mort à Djeddah en 1857, était appelé l’émir noir à cause de sa couleur. Le grand-chérif Yayah était presque noir. Le fils du cheik Hassan, qui ne voulut pas permettre à M. Botta de lui rembourser un prêt en disant par métaphore que sa figure deviendrait noire, était le fils d’une négresse, dont il avait le teint. En 1763, l’iman régnant de Saana était d’une couleur noirâtre; il avait une vingtaine de frères; dont quelques-uns, dit Niebuhr, noirs comme de l’ébène, avec le nez épaté et de grosses lèvres, comme les Cafres d’Afrique. Lorsque lord Valentia visita Saana en 1805, l’aîné des fils de l’iman était l’enfant d’une Abyssinienne. L’iman Al-Mansour avait aussi la même origine.

D’où viennent les noirs qui sont répandus et qui se répandent encore tous les jours en Arabie? De l’immigration libre et de la traite. Il arrive sur la côte orientale de la Mer-Rouge un assez grand nombre de noirs saumalis et abyssins qui y sont librement attirés par la facilité de se procurer les moyens d’existence dont ils sont dépourvus chez eux; mais c’est la traite qui est le grand pourvoyeur de sang africain, surtout de femmes noires. Or c’est par les femmes que les mélanges entre races inégales se font le plus facilement, les hommes noirs trouvant rarement à épouser des femmes blanches. La traite s’opère sur une si grande échelle et avec tant de liberté que le produit en est maintenu au plus bas prix. Ainsi, d’après le témoignage de Palgrave, un esclave coûte de 13 à 14 liv. sterl. dans le Djebel-Shammar, et de 7 à 8 seulement dans le Nedjd.

Ce qui menace le plus la race arabe dans la péninsule, ce n’est en définitive ni la domination turque, ni l’influence européenne c’est le sang noir. Le grand danger pour la race de Sem est l’enfant de Cham. L’ennemi bien malheureux et bien innocent du mal qu’il va faire, c’est la petite fille ou la jeune mère africaine que le chasseur d’esclaves arrache à sa famille pour alimenter les marchés de l’Yémen, de l’Oman ou du Hedjaz. Le sang blanc de l’Arabie, qui n’a aucun moyen de se renouveler, finira par s’épuiser; mais ce qui ne s’épuisera pas, c’est la population noire de l’Afrique. La lutte est inégale. Cependant les Arabes n’ont pas le sentiment de ce danger. On a même vu la population s’insurger quand le sultan, sous l’impulsion de l’Europe, a voulu prendre des mesures contre la traite. Il y a dans cet aveuglement un châtiment providentiel il semble qu’une race perde l’instinct de quelques-uns de ses intérêts vitaux là précisément où le sens moral vient à lui manquer.


ADOLPHE D’AVRIL.

  1. Le thalari vaut environ 5 francs.
  2. Voyez le Zeitschrift für allgemeine Erdkunde (Berlin 1865), où M. G. Rosen résume ce voyage.
  3. La relation de M. Palgrave a été publiée d’abord dans les Proceedings et dans le Journal de la Société géographique de Londres pour l’année 1864. Elle vient de paraitre plus complète en deux volumes intitulés : Narrative of a year’s Journey through central eastern Arabia.
  4. Son histoire a été racontée par M. Palgrave et par M. Wallin, professeur de l’université d’Helsingfors. Voyez les relations de M. Wallin dans les volumes 20 et 24 du Journal de la Société géographique de Londres.
  5. Il y a deux Irak : l’Irak adjemi ou la Perse, et l’Irak arabe, qui est le pays arrosé par le cours inférieur de l’Euphrate et du Tigre.
  6. On sait que, par une disposition spéciale des arrangemens de 1841, l’Égypte est tenue à fournir annuellement un contingent de 400 hommes pour le service de l’Arabie. En 1853, des nègres y avaient été envoyés par le vice-roi Abbas. En 1855, 280 de ces nègres se révoltèrent dans l’Yémen contre le gouverneur Mohammed-Pacha et se retirèrent dans la montagne.
  7. On connait les dramatiques incidens de cette journée. L’Annuaire des Deux Mondes (tomes VIII et IX) les a racontés avec détail, et ce serait nous écarter d’ailleurs du plan de ce récit que de revenir sur les attentats dont furent victimes le gérant du consulat anglais M. Page et le consul français M. Éveillard.
  8. Voyez Histoire et description de la Haute-Albanie ou Guégarie, par Hecquard.
  9. Cette secte se rapproche de celle des chiites: elle ne reconnaît pas la légitimité des quatre premiers califes successeurs de Mahomet.
  10. Imprimé à la suite de l’Histoire sommaire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Ali, par M. Félix Mengin.
  11. Quelques détails empruntés au récit de ce consciencieux observateur nous feront connaître les mœurs politiques de cette partie de l’Arabie. Le jeune iman qui régnait alors à Saana s’appelait Al-Mansour. C’était un homme de trente-cinq ans environ, qui s’était rendu odieux dans tout l’Yémen par la faiblesse de son gouvernement et par ses vices ; il était particulièrement adonné à l’ivrognerie. Son œil louche avait une expression sinistre. M. Cruttenden, de l’armée des Indes, qui visita Saaxa en 1836, constata que cette cour était bien déchue de son ancienne splendeur. Saana avait toujours passé pour la ville des plaisirs. À cette époque du moins, les goûts des habitans n’avaient rien de délicat ; leurs divertissemens consistaient principalement dans l’ivrognerie et les spectacles licencieux. L’oncle de l’iman, nommé Kassim, aspirait à remplacer son neveu et s’était mis en révolte contre lui dans la ville de Taez. Ce personnage fut visité par M. Botta en 1837, au moment même où il se préparait à attaquer l’iman. « Il habitait par humilité une toute petite chambre dans les combles de sa maison. Cet homme, voulant supplanter son neveu, odieux par des débauches de tous les genres, avait jugé à propos de se concilier l’estime publique par une conduite opposée. Il affectait une grande piété, s’habillait simplement, priait continuellement et jeûnait toute l’année, c’est-à-dire que, selon l’usage des musulmans dans leurs jeûnes, il ne mangeait qu’après le coucher du soleil. Je le trouvai priant sur un modeste tapis. J’attendis debout qu’il eût terminé ses nombreuses génuflexions, après lesquelles il me fit asseoir, m’adressa d’une voix humble et doucereuse quelques questions, me parla avec tristesse de l’état misérable de son pays, de son amour pour le bien public, et de ses efforts pour faire refleurir l’ordre et la religion. »
  12. Voir le roman d’Antar, pages 12, 14, 58, 290, 302, 321 de la traduction de M. Devic.