La Tour du télégraphe/XIX
XIX
Bras-de-Singe.
Fleuriot éprouvait un véritable accès de rage. Selon toute apparence, le vicomte, après avoir trouvé la maison de Colman envahie par la force publique et Colman lui-même menacé d’arrestation, ne songerait plus à renouveler ses tentatives auprès du banquier. Il allait sans doute quitter Bordeaux et chercher à tirer parti de son vol soit à l’étranger, soit sur un autre point de la France. Or, une fois Cransac hors de Bordeaux, comment le pauvre Fleuriot pourrait-il le rejoindre ?
Les premiers transports passés, il songea que Jacques Rouget était seul capable de lui fournir des renseignements précieux, et qu’il importait avant tout de s’assurer si le Marseillais, qu’on avait attendu en vain toute la journée, n’était pas enfin rentré à l’auberge.
Aussi Fleuriot, sans se préoccuper davantage des passants, se dirigea-t-il de ce côté par le plus court chemin.
Quand il pénétra dans la salle publique du cabaret, il aperçut le matelot qui dormait, la tête appuyée sur une table. Il courut à lui et le secoua pour l’éveiller.
Jacques Rouget se laissa secouer et appeler assez long temps. Enfin il se souleva lourdement, bâilla et regarda Raymond avec des yeux hébétés.
Eh bien ! l’ami, demanda Fleuriot d’un ton d’impatience, où donc êtes-vous allé aujourd’hui ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner, selon nos conventions ? Avez-vous vu Cran… je veux dire le Ponentais ?
— Bagasse ! si je l’ai vu ! répliqua le Marseillais en bâillant toujours ; à preuve que nous avons bu du fameux vin ensemble… Ah ! oui, fameux !… seulement il trouble le fanal, et il y a du brouillard dans la boussole.
En même temps il reposa sa tête sur la table et parút vouloir reprendre le sommeil interrompu ; mais Fleuriot se remit à le secouer vigoureusement.
Allons ! camarade, dit-il, nous avons à causer en semble… Je vous ferai servir tout ce que vous demanderez.
— Tonnerre ! laissez-moi la paix ! gronda le matelot en lançant un coup de poing dans le vide.
Et il s’installa pour dormir, le front appuyé sur les planches graisseuses.
Ce sommeil n’était pas naturel, et, selon toute apparence, on avait fait prendre au pauvre marin quelque drogue narcotique. Voyant l’inutilité de ses efforts pour décider Jacques Rouget à lui répondre, Fleuriot s’approcha d’une vieille servante, elle-même à moitié endormie dans un coin de la salle, et lui demanda :
— Avez-vous du café chaud ici ?
— Certainement, monsieur ; il y a toujours une cafetière sur le feu, parce que, vous savez, les hommes du port……
— Apportez-moi tout ce que vous avez de café, un grand bol et un flacon d’eau-de-vie.
La servante passa dans la cuisine et revint bientôt avec les objets demandés. Raymond emplit de café un bol qui pouvait contenir six tassés ordinaires, édulcora cette bois son avec du sucre, l’aromatisa avec une bonne dose d’eau de-vie ; puis se penchant vers Jacques Rouget, il lui cria dans les oreilles :
— Eh ! camarade, à votre santé !
Le matelot, par instinct de buveur, se redressa tout à coup et allongea le bras comme pour saisir un verre. Ce fut l’énorme bol que Raymond lui mit à la main, et le Marseillais le porta à ses lèvres, sans même s’apercevoir qu’on dirigeait avec adresse tous ses mouvements. Cependant, après avoir avalé les premières gorgées du mélange, il parut le trouver à son goût, et poursuivit sa tâche d’une manière plus ferme. Enfin il vida gaillardement le vase, le déposa sur la table, et dit en faisant claquer ses lèvres :
— Tron de l’air ! voilà un excellent chasse brouillard. Fleuriot l’examina de nouveau : l’œil du marin repre nait déjà son éclat. Au bout de quelques minutes, Jacques n’eut plus aucune velléité de sommeil et recouvra complétement l’usage de ses facultés.
Alors Fleuriot lui demanda avidement ce qui s’était passé depuis le matin, et le Marseillais, après quelques hésitations, car certains souvenirs étaient encore confus, lui raconta à peu près ce qui suit :
Pendant la journée, il s’était rendu dans diverses maisons, qu’il avait indiquées lui-même à Cransac comme le refuge ordinaire des marins déserteurs ou ayant maille à partir avec la justice. Nulle part on n’avait pu lui donner de nouvelles de son « Ponentais, » lorsqu’il était arrivé chez le père Michonet, dit Bras-de-Singe, le plus adroit et le plus expérimenté de ces recéleurs d’hommes, dans la bonne ville de Bordeaux.
Michonet qui avait été un peu marin, un peu contrebandier, tenait un cabaret borgne dans une rue écartée du quai de Bacalan. À cette industrie il joignait celle de maquignon et de brocanteur de chevaux ; mais la source principale de ses bénéfices semblait ètre dans l’hospitalité qu’il accordait aux marins déserteurs et même à certains malfaiteurs de la pire espèce.
Jacques Rouget se fit reconnaitre du maître du logis, car, s’il faut le dire, il avait eu besoin autrefois de chercher chez lui une retraite temporaire pour quelques peccadilles de matelot. On l’accueillit avec confiance, comme un ancien habitué de la maison ; on convint volontiers que celui qu’il appelait le Ponentais se trouvait chez Bras-de-Singe, et enfin on l’introduisit dans la cachette réservée aux pensionnaires secrets.
C’était un réduit sordide, auquel une lucarne grillée, qui s’ouvrait sur une ruelle fétide, donnait seule un peu de jour. On y pénétrait par l’écurie, au moyen d’une petite porte dissimulée derrière les mangeoires des chevaux, de telle sorte que, pour la découvrir, il fallait en connaître sûrement l’existence. Cette espèce de prison était meublée d’un mauvais lit, d’une table écloppée et de quelques tabourets ; on y respirait l’odeur nauséabonde de l’écurie voisine.
Voilà pourtant où l’élégant vicomte de Cransac avait passé la nuit précédente et semblait se disposer à passer encore la journée. Assis sur un siége de bois, les vêtements en désordre, il écrivait sur la table. À l’arrivée de Bras-de-Singe et du matelot, il saisit vivement des pistolets placés à portée de sa main ; mais, ayant reconnu les visiteurs, il se rassura et les accueillii avec une aisance amicale.
Jacques Rouget n’était pas en bonnes dispositions, comme on le sait, à l’égard de sa nouvelle connaissance ; mais il n’avait pas compté sur la faconde intarissable, sur l’esprit fertile en expédients du « Ponentais. » Cransac jura ses grands dieux qu’il avait été fort chagrin de leur brusque séparation pendant la soirée précédente ; il était heureux de revoir son compagnon de voyage, et il voulait fêter son retour avec quelques bouteilles de vieux vin du pays. Enfin, il amadoua si bien le Marseillais que celui-ci oublia ses griefs, ses promesses, et se mit à boire avec l’hôte de Bras de-Singe.
Là, les souvenirs de Jacques commençaient à s’altérer. Il se rappelait pourtant qu’il avait trouvé au vin un goût étrange ; puis son compagnon l’avait beaucoup questionné, mais il ne pouvait préciser sur quel sujet avait roulé l’entretien. Peu à peu ses idées s’étaient brouillées, et il s’était endormi profondément, quoiqu’il assurât avoir bu souvent vingt fois davantage sans éprouver un effet semblable.
Il ignorait combien de temps avait duré son sommeil, mais en s’éveillant il s’était trouvé sur un lit, seul et dans une obscurité complète. Surexcité par l’étonnement et l’inquiétude, il avait poussé des cris qui firent accourir Bras-de-Singe avec un flambeau. Le matelot se trouvait encore dans le réduit secret habité par Cransae, et on lui expliqua que, à la suite de sa petite débauche, on avait dù le laisser cuver son vin, tandis que le Ponentais allait à ses affaires dans la ville.
Ces explications semblaient toutes naturelles ; cependant Jacques Rouget, se rappelant qu’il était attendu par Fleuriot, témoigna le désir de partir sur-le-champ. Bras-de-Singe fit tous ses efforts pour le retenir ; le Marseillais ne voulut rien entendre ; on insista, il devint furieux. Enfin, comme Bras-de-Singe était incapable de résister au robuste matelot, il le conduisit jusqu’à la porte extérieure de la maison, non sans montrer beaucoup de mauvaise humeur.
Alors Jacques Rouget s’était trainé, il ne savait trop comment, jusqu’au cabaret où il comptait rencontrer Fleuriot ; ne l’y trouvant pas, il s’était assis à une table pour l’attendre. Mais le sommeil, contre lequel il luttait toujours, avait été le plus fort, et il avait dormi jusqu’à l’arrivée de l’employé.
Celui-ci l’avait écouté avec une grande attention. Ah ! camarade Rouget, reprit-il, est-ce là ce que vous m’aviez promis ? Vous deviez, aussitôt après avoir découvert cet homme, venir me chercher ; vous m’eussiez rendu un véritable service… Au lieu de cela vous vous êtes laissé jouer, et votre maladresse aura peut-être de fort tristes résultats.
— Maladresse ! répéta le Marseillais ! en fronçant le sour cil ; prenez donc garde à gonverner droit, le terrien, car un matelot n’aime pas qu’on le bouscule ainsi !
Et pourtant, je vous le répète, n’est-il pas clair comme le jour que vous êtes tombé dans un piége ? Ne comprenez-vous pas que cet irrésistible sommeil a pour cause une drogue que l’on a glissée dans le vin ?
— Bagasse ! que me dites-vous là ?
Fleuriot lui remontra le ridicule et l’odieux de sa conduite avec vivacité, et le brave Marseillais finit par être de son avis.
— C’est vrai, ami soldat, reprit-il ; je me suis laissé entortiller comme un novice… Mais je démolirai le Ponentais à la première occasion, foi de matelot !
— Il y a un autre moyen de se venger de lui, mon cher Jacques Rouget ; et, si vous voulez me croire…
— Tron de Diou ! je vous crois.
— Conduisez-moi donc à l’instant chez Bras-de-Singe ; le Ponentais doit y être rentré maintenant, et nous ne pouvons manquer de l’y trouver.
— Ça va !… Mais, comme c’est lâche de se mettre deux contre un, nous lui en donnerons chacun à son tour… Je commencerai, si vous voulez… Voyons, naviguons-nous de conserve ?
— Etes-vous remis, et pourrez-vous marcher ?
— Pardi !… Ferme sur la quille comme un vaisseau de quatre-vingt-dix ! Votre excellent café m’a radoubé à neuf depuis le fond de cale jusqu’à la pomme de girouette.
— Alors partons.
Fleuriot prévint la servante que peut-être il rentrerait tard dans la nuit ; puis, prenant Jacques par le bras, il l’entraina hors de la maison.
En ce moment les quartiers de la ville, si animés pendant le jour, commençaient à devenir solitaires. Les deux amis marchaient très-vite. Ils atteignirent bientôt l’extrémité du quai de Bacalan, et pénétrèrent dans la rue étroite et fangeuse où demeurait Bras-de-Singe. Le Marseillais indiqua de loin la maison et exprima le désir d’arriver, car, en dépit de sa bonne volonté, il n’était pas encore très-solide sur ses jambes. Aussi Fleuriot craignait-il que son compagnon ne lui fit défaut au moment critique, quand il leur vint un secours inespéré.
En entrant dans la rue, ils se heurtèrent contre deux hommes qui marchaient en sens inverse et semblaient raser la muraille. Comme cette rencontre avait lieu précisément sous un bec de gaz, Fleuriot et le marin regardèrent ces gens avec curiosité ; Fleuriot reconnut les agents de police qui l’avaient arrêté par mégarde, quelques heures auparavant, dans le voisinage de l’hôtel Colman. Frappé d’une inspiration subite, il les aborda.
— Vous m’avez vu déjà, messieurs, leur dit-il, et vous savez qui je suis ?
L’un d’eux fit un signe affirmatif.
— Vous savez sans doute aussi que, par l’ordre de votre chef… ce vieux monsieur qui toute la journée a porté un bonnet de soie noire…, j’ai le pouvoir de vous requérir en ce qui concerne la mission dont je me suis chargé ?
— C’est vrai.
— Eh bien ! je vous prie de suivre à la lettre les instructions que je vous donne, car, si vous y manquiez en quoi que ce soit, une grave responsabilité pourrait peser sur vous : Je vais entrer avec le brave marin qui m’accompagne dans la maison que vous voyez là-bas…
— La maison du maquignon Bras-de-Singe ? — Précisément. Vous, de votre côté, vous vous tiendrez dans les environs, mais sans vous montrer. Si vous entendez des cris, un tumulte à l’intérieur, vous accourrez au plus vite, sinon vous ne bougerez pas pendant une demi-heure. Ce temps écoulé, si je ne suis pas venu en personne… en personne, vous m’entendez ? lever votre consigne, l’un de vous courra chercher du renfort au poste le plus voisin, on cernera la maison et on la visitera minutieusement… M’avez-vous compris ?
— Oui ; mais ne pouvez-vous nous dire ?… Rien… Seulement, je vous le répète, la moindre omis sion peut avoir les conséquences les plus fâcheuses, dont il vous sera demandé compte.
— Il suffit ; dans une demi-heure, c’est convenu.
Fleuriot satisfait entraîna de nouveau son compagnon, qui n’avait pas l’air de comprendre de quoi il s’agissait, et ils s’approchèrent de la demeure de Bras-de-Singe, tandis que les agents de police les suivaient à distance.
Cette maison n’était guère qu’une masure, à laquelle l’écurie et les greniers attenants donnaient pourtant quelque importance. Au moment où Fleuriot et son compagnon s’arrêtèrent devant la porte, tout y semblait endormi, aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Cependant, Rouget ayant frappé d’une certaine manière, on ouvrit ; quelqu’un apparut dans l’ombre du corridor et chercha à reconnaître les visiteurs. Aussitôt Raymond et le marin entrèrent résolûment, refermèrent la porte, et poussèrent la personne qui était venue les recevoir vers une pièce voisine où l’on apercevait de la lumière.
On se trouva bientôt dans la salle principale du cabaret, en présence de Bras-de-Singe, le maître du logis. C’était un vieillard sordide, aux traits ignobles ; ses cheveux, jadis rouges, avaient pris, par suite de l’âge, des teintes jaunes du plus désagréable effet ; enfin il avait de longs bras maigres, qui le faisaient ressembler à un orang-outang, d’où lui venait son surnom. Cet homme, en reconnaissant Jacques, à la lueur de l’unique chandelle qui éclairait la salle, lui dit d’une voix enrouée :
— Mille tonnerres ! matelot, est-ce encore toi ? que diable me veux-tu ? J’allais me coucher… La cambuse est fermée pour aujourd’hui.
Le Marseillais, irrité de cette rude apostrophe, se disposait à répondre sur le même ton, quand Fleuriot s’interposa :
— Michonet… Bras-de-Singe, ou quel que soit le nom qu’on vous donne, dit-il d’un ton ferme, Jacques Rouget est venu ici à mon instigation, et moi j’ai le plus sérieux intérêt à savoir ce qui se passe chez vous.
— Ouiche ! s’écria le cabaretier maquignon en ouvrant de grands yeux, et si je ne veux pas que vous le sachiez, moi ? Il m’est aussi facile de vous jeter par la fenêtre que par la porte.
Fleuriot tira un pistolet de sa poche.
— Écoutez-moi, reprit-il ; vous cachez ici un malfaiteur de haute volée dont la capture occupe les plus grands personnages de Bordeaux ; s’il est découvert chez vous votre établissement sera fermé, vous serez arrêté vous-même. Conduisez-moi à l’instant auprès de cet homme, que vous appelez, je crois, le Ponentais : si, après une courte conversation avec lui, je me trouve satisfait, je me retire sans scandale. En revanche, si vous ou lui vous essayez de la résistance, sachez que la police est là à votre porte ; au moindre bruit elle envahira votre maison et vous aurez, j’imagine, de fort vilains comptes à régler avec elle. Si dans une demi-heure je ne suis pas allé moi-même lever la consigne des hommes qui attendent dans la rue, ils doivent encore entrer chez vous et s’assurer de tous ceux qui s’y trouvent… Cela n’est-il pas vrai, monsieur Rouget ?
— Il ne ment pas, Bras-de-Singe ! dit le matelot en clignant des yeux ; pour de bon, les requins de terre gardent les écoutilles, et il s’agit de ne pas courir des bordées à droite et à gauche.
— Il y a déjà dix minutes d’écoulées, ajouta Fleuriot en regardant sa montre.
Rien ne saurait peindre la terreur de Bras-de-Singe en entendant ces mots de « police » et de « requins de terre. »
Jusqu’ici, grâce à son adresse, il avait pu donner le change à l’autorité locale sur les mystères de sa maison, et voilà que tout allait sans doute se découvrir. Aussi répliqua-t-il d’un ton singulièrement radouci :
— Ma foi ! si les choses en sont là… Mais Jacques Rouget a dû vous apprendre, monsieur, que le Ponentais avait quitté ma maison aujourd’hui ?
— En effet, il est sorti à la chute du jour, mais il est rentré deux ou trois heures plus tard, et il se trouve sans doute en ce moment dans la chambre secrète.
En voyant Fleuriot si bien instruit, Bras-de-Singe fit un geste de consternation,
— Il n’y a moyen de rien vous cacher, reprit-il ; eh bien ! c’est vrai, le Ponentais est rentré sur le coup de dix heures. Je ne sais ce qui lui était arrivé, mais il avait l’air bouleversé, ses habits étaient déchirés, couverts de boue… Il ne s’est arrêté ici qu’un moment ; il aa fait lestement son paquet, puis il est parti en m’annonçant qu’il ne reviendrait plus.
Fleuriot, à son tour, manifesta un profond désappointement.
— Cela est-il bien vrai ? demanda-t-il.
— Que jamais plus je ne baisse la main si je mens ! s’écria le cabaretier en élevant le bras au-dessus de sa tête.
— N’importe, je veux visiter votre maison, et surtout le réduit qui se trouve derrière les mangeoires de vos chevaux.
— Mon bon monsieur, c’est inutile… je vous jure…
— Il n’y a plus que quinze minutes ! s’écria Fleuriot en regardant sa montre.
Cet argument surmonta les répugnancea de Bras-de Singe, qui prit la chandelle et précéda les deux amis pour leur faire visiter sa demeure. Quant au corps de logis principal, ce fut bientôt fait ; outre la salle basse, il se composait de deux chambres, dont une était occupée par Michonet lui-même, et dont l’autre était vide. Certain que Cransac n’était pas là, Fleuriot voulut être conduit sur-le-champ à la chambre secrète. On traversa donc la cour et on gagna l’écurie.
Il y avait trois ou quatre chevaux attachés au râtelier. Lorsqu’on entra, un jeune garçon d’écurie, qui dormait à demi vêtu dans un coin, se leva prestement en se frottant les yeux.
— Qu’y a-t-il maître ? demanda-t-il ; est-ce qu’on vient voir les chevaux ?
— Dors, dors, Victorin, répliqua Bras-de-Singe d’un ton bourru ; cela ne te regarde pas.
Et il se dirigea vers la porte secrète.
— Bon ! je comprends, répliqua Victorin, en ricanant ; c’est un « nouveau »… Il y a là une chambrette qui ne chôme guère ; et sans doute on donnera encore pour boire au garçon,
Sans écouter, le maître du logis fit jouer un ressort, et l’on pénétra dans le réduit où Jacques Rouget avait vu Cransac le jour même. Mais il ne fallut à Fleuriot qu’un coup d’ail pour s’assurer que Cransac n’y était plus. Il ne restait là que quelques effets abandonnés comme inutiles, Fleuriot reconnut entre autres le fameux caban que le vicomte avait porté toute la soirée, et qu’il n’avait pas sans doute jugé prudent de conserver.
En acquérant la certitude que son ennemi lui avait échappé encore, le pauvre employé au télégraphe ne put retenir un geste de désespoir. Mais presque aussitôt, par un énergique effort de volonté, il se mit à questionner Bras-de-Singe sur les projets supposés de Cransac en quittant la maison. Le cabaretier jura ses grands dieux qu’il ne savait rien.
Monsieur, dit-il humblement, la demi-heure doit être bien près de finir ; et, puisque j’ai rempli ma promesse, puisque vous voyez vous-même que le Ponentais est parti… Tenez, tenez… Il me semble que les requins de terre frap pent déjà à la porte de la rue !
— Eh bien ! qu’ils frappent, qu’ils entrent, s’il le faut ! répliqua Fleuriot au comble de l’irritation ; peut-être par viendront-ils à vous faire parler, eux ! Mais, mon bon monsieur, que voulez-vous que je réponde ? Ce gaillard ne s’est pas confessé à moi, vous sentez bien. Tout ce que je peux dire, c’est que je lui ai vendu un cheval.
— Ah ! voilà enfin quelque chose… Alors il est parti d’ici monté sur le cheval qu’il venait de vous acheter ?
— Du tout ; il est parti à pied, en emportant sa valise sous son bras… et mon garçon Victorin a conduit le cheval sur la route de Montauban, où l’homme devait le rejoindre.
Sur la route de Montauban ! s’écria Fleuriot ; allons ! tout n’est pas perdu encore… Eh bien ! père Michonet, il vous reste plusieurs chevaux ; pouvez-vous m’en vendre, ou plutôt m’en louer un pour quelques jours ?
Le seul espoir de vendre un cheval transfigura Bras-de Singe ; le maquignon dominait encore en lui le recéleur et le cabaretier. Il oublia tout le reste et répondit avec volubilité :
— Si j’ai des chevaux, monsieur ! Des bêtes superbes !… Pas un marchand de Bordeaux n’est mieux assorti… Venez seulement les voir… je veux que vous les voyez !
Et, saisissant la lumière, il passa dans l’écurie. Là il obligea les pauvres rosses qui dormaient sur la litière à se lever, et il commença l’éloge de chacune d’elles avec une verye qui aurait pu avoir le plus grand succès dans une foire. Victorin renchérit encore sur son maître, et jamais les coursiers vainqueurs du derby ne reçurent d’éloges aussi outrés que ces misérables bêtes.
Fleuriot arrêta son choix sur l’une d’elles, un peu moins étique et moins fourbue que les autres. Il en demanda timidement le prix ; nous disons « timidement, » car sa bourse était maigre, et il avait fort écorné les quatre cents francs provenant de l’humble dot de Lucile.
— Ah ! vous vous y entendez, camarade ! s’écria le cabaretier maquignon avec un enthousiasme réel ou feint ; vous tombez précisément sur mon meilleur cheval, Celui-ci n’a pas un défaut, et votre Ponentais, qui a l’air d’un fin connaisseur, me l’a payé huit cents francs il n’y a pas plus de quelques heures.
Quoi donc ! demanda Fleuriot avec étonnement, on vous a payé ce cheval et il est encore dans votre écurie ? Bras-de-Singe demeura confus en s’apercevant qu’il avait lâché une sottise.
— Ne m’avez-vous pas dit, répliqua-t-il avec embarras, que ce Ponentais était un vaurien du grand ton ?
— Il est vrai.
— Eh bien, moi, j’avais une idée de la chose ; et j’ai deviné qu’il voulait faire un mauvais usage de ce cheval. Aussi, quoique ce soir il me l’ait acheté et payé, Victorin a imaginé de lui en amener un autre de même robe et de même taille, mais beaucoup moins bon, et qui passe même pour un peu rétif. Comme il faisait nuit, l’homme ne s’est pas aperçu de la substitution, și bien…
— Mais, maître, s’écria Victorin, ce n’est pas moi qui ai manigancé l’affaire, c’est vous qui m’avez commandé…
— Te tairas-tu ! grommela Bras-de-Singe en allongeant furtivement un coup de pied à son garçon d’écurie. Fleuriot ne paraissait pas s’apercevoir de cette altercation.
Monsieur Michonet, reprit-il, je ne peux vous acheter cet animal, et pourtant j’en ai le plus pressant besoin. Je vous prie donc de me le louer pour quatre à cinq jours. Passé ce délai je m’engage à vous le rendre en bon état, je vous en payerai la location d’avance et de la manière la plus libérale.
Il offrit une somme qui égalait la moitié de son avoir ; mais Bras-de-Singe fit une grimace dédaigneuse.
— Je ne loue pas mes chevaux, répliqua-t-il d’un ton sec ; n’en parlons plus.
En ce moment on frappa réellement à la porte de la rue et un murmure de voix s’éleva, comme si un grand nombre de personnes stationnait devant la maison. Bras-de-Singe devint pâle ; Fleuriot tira sa montre.
— C’est la police, dit-il ; la demi-heure est expirée. Mille millions de diables ! s’écria le maquignon qui oublia tout à coup son maquignonage ; s’ils entrent ici, je suis flambé.
— Et moi donc ! dit Victorin avec terreur, je ne suis pas en règle non plus, et, si l’on s’avise de m’éplucher…
— Que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua Fleuriot. Le bruit redoubla au dehors.
— Ouvrez ! criait-on, ouvrez, au nom de la loi !
Bras-de-Singe n’y tint plus.
Monsieur, dit-il précipitamment à Fleuriot, vous aurez mon cheval, vous le garderez tant que vous voudrez, vous m’en payerez la location comme il vous plaira ; mais, je vous en supplie, renvoyez-les bien vite ou je suis ruiné, coulé à fond, perdus corps et biens.
— Renvoyez-les, monsieur, dit à son tour Victorin qui pleurait, et je vous fournirai les moyens de retrouver votre Ponentais, je vous le jure… Je sais des choses dont on ne se doute pas ; mais comment pourrai-je vous les dire si l’on me met en prison ?
À la bonne heure ! reprit Fleuriot ; eh bien, père Michonet, demain, à trois heures du matin, c’est-à-dire dans quelques heures d’ici, votre cheval tout sellé et bride sera conduit à la porte de mon auberge. Ce jeune garçon me l’amènera ; en même temps, il me donnera les renseignements qu’il m’annonce, et pour lesquels il sera généreusement récompensé… Est-ce entendu ?
— Oui, oui, à trois heures du matin… Le cheval, la selle et la bride… Mais renvoyez-les, ou ils vont enfoncer la porte.
— Je conterai tout, ajouta Victorin de sa voix gémissante ; je viderai mon sac, je vous le promets.
— N’essayez pas de me tromper ; je vais congédier les agents de police, mais il me sera très facile de les rappeler plus tard ; si à trois heures du matin vous n’avez pas rempli vos engagements envers moi, vous n’aurez rien perdu pour attendre… Soyez bien et dûment avertis.
Bras-de-Singe et le valet d’écurie promirent encore de se conformer aux instructions qu’ils avaient reçues. Alors Fleuriot fit signe de le suivre à Jacques Rouget, spectateur silencieux de cette scène, et ils retournèrent, précédés par le cabaretier, à la porte extérieure de la maison. Il était temps ; ceux qui frappaient commençaient à s’im patienter et se disposaient, en effet, à enfoncer la porte. Quand elle s’ouvrit, Fleuriot aperçut non-seulement les deux agents qu’il connaissait déjà, mais encore six soldats qu’on était allé chercher au poste voisin, et enfin le petit vieillard en bonnet de soie noire qu’il savait être le chef de la police locale.
Raymond et son ami étant sortis, ils furent aussitôt cernés par les agents de la force publique. Fleuriot s’empressa de dire d’un ton ferme :
— Messieurs, c’est moi qui vous ai requis de visiter cette maison ; mais j’ai été induit en erreur par des rapports mensongers, et la personne que je guette n’est plus ici. Je vous remercie donc de votre concours ; comme il est devenu inutile, vous pouvez vous retirer.
— Je ne sais, dit un agent avec humeur, jusqu’à quel point nous devons tourner ainsi au caprice d’une personne étrangère à l’administration…
— Tout est bien ! s’écria le petit vieux en bonnet de soie noire d’un ton d’autorité ; que les soldats rentrent à leur poste, et vous autres continuez votre tournée… Il faut obéir à M. Fleuriot, c’est l’ordre.
Aussitôt la troupe se dispersa ; tandis que les soldats se retiraient au pas cadencé, les agents disparaissaient dans l’obscurité de la rue. Alors le chef de la police dit avec déférence à Fleuriot :
— Sur ma foi ! monsieur, je commençais à craindre pour vous ; car, s’il faut l’avouer, la maison de Bras-de-Singe n’a pas bon renom… Mais ne savez-vous rien au sujet de ce maudit Cransac, qui nous met sur les dents ?
— Il m’a encore échappé ; cependant je ne perds pas l’espoir de le rejoindre. Où donc était-il caché ?
— Peu importe maintenant ; il a quitté Bordeaux…
— Quant à moi ; je serai à ses trousses, je l’espère, avant le jour.
— Ne pouvez-vous me communiquer les renseignements que vous avez recueillis ?
Fleuriot lui apprit en peu de mots ce qu’il savait des projets de Cransac.
— À merveille, reprit le chef de la police ; « parti à minuit sur un cheval bai-brun un peu rétif, a pris la route de Montauban… » Je vais donner ces détails à la gendarmerie et on lancera une brigade entière dans cette direction…
— Eh bien, monsieur Fleuriot, vous devriez vous reposer et nous laisser faire maintenant ; vous le voyez, jusqu’ici, ce satané Cransac s’est trouvé le plus fin !
— Aussi, ai-je à cœur de prendre ma revanche.
Raymond salua et s’éloigna rapidement avec Jacques Rouget.
Celui-ci était tout abasourdi de ce qui venait de se passer. Quand on eut gagné le quai, il dit à son compagnon d’un ton respectueux :
— Ah çà ! ami soldat, qui diable êtes-vous ? Les requins de terre vous obéissent au doigt et à l’œil. Vous devriez bien m’apprendre votre secret ; ça serait fièrement l’affaire du matelot, quand il a eu quelque batterie à terre avec un camarade, quand il a cassé la vaisselle du cambusier et quand il n’a plus le sou pour payer la casse ! Tron dé Diou ! vous êtes au moins le capitaine d’un équipage de terriens !
Fleuriot sourit, mais il n’avait ni le temps ni la volonté de donner au marin les explications qu’il réclamait. Il fallait se séparer ; et l’employé après avoir remercié Jacques Rouget de ses bons offices, après lui avoir témoigné l’espoir de le retrouver un jour, lui avoir serré cordialement la main, rentra chez lui pour s’occuper de ses préparatifs de départ.