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Lamartine (Leconte de Lisle)

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Derniers Poèmes, Texte établi par (José-Maria de Heredia ; le Vicomte de Guerne), Alphonse Lemerre, éditeur (p. 244-250).
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Nous passons du néant à la vie, de Béranger à l’auteur des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn, des Recueillements et de la Chute d’un Ange. Entre ces deux esprits, il y a l’inexprimable distance qui sépare un sens commun très vulgaire, très étroit, au niveau du sol, une nature essentiellement bornée et anti-lyrique, d’une imagination noble, élevée, flottante, marquée de quelques traits saisissants de génie et touchant à la superficie des choses avec éclat.

Mon sincère respect pour certaines parties de l’œuvre de M. de Lamartine, et la certitude où je suis de ne méconnaître aucune de ses remarquables facultés, me permettraient une franchise entière, même dans l’hypothèse toute gratuite que j’eusse le dessein d’être moins sincère que prudent. Mes réserves, d’ailleurs, n’exerceront point d’influence sur les nombreux admirateurs de ces inspirations incomplètes, mais presque toujours hautes et pures. Je n’oublie pas que la critique d’art est vaine en soi, qu’elle n’enseigne rien et ne modifie rien. Il ne s’agit ici que de penser librement.

C’est ce que je vais faire.

M. de Lamartine est arrivé à la gloire sans lutte, sans fatigue, par des voies largement ouvertes. Ses premières paroles ont ému les âmes attentives et bienveillantes au moment propice, ni trop tôt ni trop tard, à l’heure précise où il leur a plu de s’attendrir sur elles-mêmes, où la phtisie intellectuelle, les vagues langueurs et le goût dépravé d’une sorte de mysticisme mondain attendaient leur poète. Il vint, chanta et fut adoré. Les germes épidémiques de mélancolie bâtarde qu’avait répandus çà et là la Chute des feuilles se reprenaient à la vie et s’épanouissaient au soleil factice du Génie du Christianisme. Le grand Byron, mille fois plus religieux et plus tourmenté de toutes les inquiétudes sublimes, achevait alors d’écrire ses poèmes immortels au milieu des huées et des anathèmes imbéciles. Le jeune et indifférent auteur des Méditations eut l’irréparable malheur de réprimander avec une sévérité quelque peu puérile le poète de Caïn et de Manfred, aux applaudissements injurieux des niais et des hypocrites.

Il n’est pas bon de plaire ainsi à une foule quelconque. Un vrai poète n’est jamais l’écho systématique ou involontaire de l’esprit public. C’est aux autres hommes à sentir et à penser comme lui. Le culte de l’Art a ses initiateurs et ses prêtres qui mènent la multitude au temple et ne l’y suivent pas. J’en prends à témoin le plus énergique lutteur de ce temps-ci, la plus vigoureuse nature d’artiste que je sache, l’homme qui a soutenu pendant trente ans l’assaut incessant de la critique sans recul, sans arrêt, et qui assiste encore à son propre triomphe, plus fort qu’aux heures orageuses de sa jeunesse littéraire, maniant avec une certitude puissante l’instrument magnifique qu’il s’est forgé. Victor Hugo a conquis la gloire qui s’est offerte à l’auteur des Méditations. Je l’affirme donc résolument : la marque d’une infériorité intellectuelle caractérisée est d’exciter d’immédiates et unanimes sympathies. Que de noms à l’appui ! Béranger, Scribe, Delavigne, Paul Delaroche, Horace Vernet et tant d’autres. Aussi, M. de Lamartine, malgré ses brillantes qualités d’écrivain, n’est-il pas un artiste. Il n’en possède ni les dons créateurs ni le sens objectif. Les incroyables jugements qu’il a portés sur André Chénier et sur La Fontaine témoigneraient seuls, au besoin, de l’exactitude du fait, si son œuvre propre ne le démontrait surabondamment.

Le vers des Méditations, ample et mou, n’a ni ressort ni flamme. La lymphe en gonfle les contours onctueux. Son énervement le contraint de s’en remettre au vers qui le suit du soin de le soutenir, et tous fondent l’un dans l’autre, à pleine strophe. La pensée qu’ils expriment participe nécessairement de leur vague confusion. Le poète se demande à satiété ce que peuvent être le temps, le passé, Dieu et l’éternité ; mais il ne se répond jamais, par l’excellente raison qu’il s’en inquiète assez peu. Ce sont des lieux communs propices à des développements indéterminés. Il en résulte que la mélopée lyrique en elle-même n’est plus qu’une longue lamentation musicale non rhythmée qui se noie finalement dans les larmes. On sait que les larmes sont d’un usage constant et obligé dans l’école Lamartinienne. Mais qu’on ne s’attendrisse pas trop. Le cœur est dur si l’esprit est tendre. L’héroïque bataillon des élégiaques verse moins de pleurs réels que de rimes insuffisantes. Le goût public les encourage dans l’exercice de cette profession immorale dont le premier mérite est d’être à la portée de tous.

Dans les Harmonies, le souffle grandit, le vers est d’une trempe meilleure, mieux construit, plus sonore, moins sacrifié à l’ensemble de la strophe, la pensée s’élève et s’accentue. Il y a ici un éclat et un mouvement lyriques très supérieurs à tour ce qu’on admire dans les Méditations. C’est pour cela sans doute que les lecteurs enthousiastes mettent le Lac fort au-dessus de Novissima Verba. Ceci était inévitable. Le succès moins retentissant des Harmonies explique leur plus haute valeur d’art. L’assentiment général va d’instinct aux choses dont le relief ne dépasse pas le niveau commun. J’entends parler ici d’un public choisi, lettré, et qui, plus est, doué d’une certaine compréhension du Beau ; car les Méditations ne sont pas moins inaccessibles que les Harmonies elles-mêmes aux adorateurs du Dieu des bonnes gens. La célébrité de M. de Lamartine n’est point de la popularité. Un poète ne saurait être populaire, en France, qu’à cette inexorable condition de rimer des chansons à boire ou de combiner les palpitantes péripéties de quelque complainte immonde. L’espace où se meut l’imagination de M. de Lamartine s’étend bien au delà des perceptions de la foule ; mais, en revanche, il est familier à cet autre vulgaire mondain, pour qui la sphère de l’Art est fermée et qui a retrouvé, dans Jocelyn, les émotions débilitantes qui lui conviennent.

Ce poème est la révélation complète d’une nature d’esprit qui, je l’avoue, me blesse et m’irrite dans toutes mes fibres sensibles. Sauf de rares morceaux pleinement venus, il y a dans ce gémissement continu une telle absence de virilité et d’ardeur réelle, cette langue est tellement molle, efféminée et incorrecte, le vers manque à ce point de muscles, de sang et de nerfs, qu’il est impossible d’en poursuivre la lecture et l’étude sans un intolérable malaise. Jocelyn n’aime ni son Dieu ni sa maîtresse ; ses actes ne sont déterminés ni par la volonté ni par la passion ; il cède à tous les souffles qui l’atteignent et flotte perpétuellement du désespoir à la résignation, sans se résoudre à rien. Laurence est plus nulle encore que son déplorable amant. L’immense succès de ce roman donne, en dernier lieu, la mesure de ce qu’il vaut. Mais je n’insiste pas. M. de Lamartine a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies ; il a écrit la Chute d’un Ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du très petit nombre, je le sais. La critique, d’ordinaire si élogieuse, a rudement traité ce poème, et le public lettré ne l’a point lu ou l’a condamné. La critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues dans la Chute d’un Ange. Les lacunes, les négligences de style, les incorrections de langue y abondent, car les forces de l’artiste ne suffisent pas toujours à la tâche ; mais les parties admirables qui s’y rencontrent sont de premier ordre.

En relisant ces vers, oubliés de l’auteur lui-même, aujourd’hui absorbé par un travail effréné de prose hâtive, je cherche à me rendre compte du dédain singulier qu’il professe pour la Poésie, à laquelle il doit toute sa renommée. Est-ce un excès de fatuité, est-ce une perturbation mentale ? Est-ce le désir de plaire à la race impure des Philistins modernes ? Rien de cela. La sincérité de ce dédain est entière. M. de Lamartine n’est pas né croyant : c’est un esprit radicalement sceptique. La foi, l’amour, la poésie n’ont été pour lui que des matières d’amplifications brillantes. S’il n’en était pas ainsi, jamais ces tristes blasphèmes ne seraient tombés de ses lèvres. On peut brûler, on peut maudire ce qu’on a adoré, mais on ne l’avilit qu’en s’avilissant soi-même. Aucun, s’il n’est frappé de démence, ne peut nier la lumière que ses yeux ont une fois contemplée. Or, M. de Lamartine est en pleine possession de sa raison ; s’il dédaigne, s’il nie, c’est qu’il ne voit ni ne croit. Son irresponsabilité ne fait pas doute.

Imagination abondante, intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles, mais changeants, plutôt que d’aptitudes réelles ; nature d’élite, destinée heureuse, éclatante, qui s’est levée dans un ciel pur et beau comme elle-même, et qui se dissipe maintenant dans une nuée sombre avant de descendre sous l’horizon ; homme rare assurément, poète souvent très admirable, M. de Lamartine laissera derrière lui, comme une expiation, cette multitude d’esprits avortés, loquaces et stériles, qu’il a engendrés et conçus, pleureurs selon la formule, cervelles liquéfiées et cœurs de pierre, misérable famille d’un père illustre.

Qu’est-ce donc que l’auteur des Harmonies et de la Chute d’un Ange ? Que lui a-t-il manqué pour être un très grand poète, l’égal des plus grands ? Il lui a manqué l’amour et le respect religieux de l’Art. C’est le plus fécond, le plus éloquent, le plus lyrique, le plus extraordinaire des amateurs poétiques du dix-neuvième siècle ; mais le goût ardent, le désir puissant du Beau n’en valent point la passion absolue et satisfaite, et nul ne possède la Poésie, s’il n’est exclusivement possédé par elle.

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