Laurent le Magnifique, son rôle politique, son influence sur les lettres et les arts

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Laurent le Magnifique, son rôle politique, son influence sur les lettres et les arts
Gustave Gruyer


LAURENT LE MAGNIFIQUE
SON RÔLE POLITIQUE
SON INFLUENCE SUR LES LETTRES ET LES ARTS

Lorenzo de’ Medici il Magnifico, von Alfred von Reumont, 2 vol. in-8o, Leipzig 1874.

Quiconque a visité Florence se sera certainement arrêté devant un palais construit au XVe siècle dans la Via Larga par le célèbre architecte Michelozzo. Au rez-de-chaussée, les gros blocs de pierre avec leurs robustes saillies et leurs bossages irréguliers rappellent le style de ces nombreuses constructions qui pendant longtemps avaient servi à la fois d’habitations privées et de forteresses ; mais les deux étages supérieurs ont un caractère moins sévère, quoique très simple : les surfaces polies, les fenêtres élégantes, enfin la haute corniche à modillons qui couronne l’édifice, indiquent le goût et les mœurs d’une époque nouvelle. Dans la première cour du palais se révèle plus clairement encore l’influence déjà régnante des idées de la renaissance. Sous les portiques sont incrustés des inscriptions et des fragmens de sculpture ; au-dessus des portiques, la frise est ornée de beaux vases tenus par des génies et de huit médaillons dus au ciseau de Donatello. C’est dans ce palais, élevé pour Côme de Médicis entre 1430 et 1433[1], que naquit, que vécut Laurent le Magnifique, le chef d’état qui, entre tous les princes italiens, personnifie avec le plus d’éclat l’esprit du XVe siècle. C’est là qu’à l’exemple de son grand-père et de son père il rassembla les trésors d’art qui aux Uffizi et à la bibliothèque San-Lorenzo recommandent aujourd’hui sa mémoire. C’est là qu’il sut attirer et réunir, par une protection sans hauteur et par le charme d’une rare intelligence, l’élite de ses contemporains ; c’est là qu’il trouva le moyen de maintenir entre les états de l’Italie un équilibre profitable à la paix publique et à l’indépendance de la péninsule ; mais c’est là aussi qu’il prépara les actes par lesquels il réussit à confisquer le peu de liberté qui restait aux Florentins. Le palais Riccardi d’ailleurs n’est pas seul à nous parler de Laurent. Ce nom se retrouve partout à Florence, car pendant vingt-trois ans Laurent de Médicis y régna souverainement sans avoir le titre de prince. Il y domina par le despotisme habilement dissimulé sous les dehors des formes républicaines, par l’influence de la richesse, par les encouragemens prodigués aux érudits, aux philosophes, aux poètes et aux artistes, par l’éclat des fêtes et aussi par l’impulsion donnée aux plaisirs de la foule, plaisirs souvent corrupteurs, aussi pernicieux pour la moralité publique que pour la liberté, puisqu’ils tendaient à ressusciter le paganisme aux dépens de la civilisation chrétienne.

Il y a chez Laurent beaucoup à louer, beaucoup à blâmer. On ne saurait le juger tout d’une pièce, et les côtés brillans de son caractère, qui lui ont valu le surnom de Magnifique, ne doivent pas faire passer condamnation sur les faiblesses et les fautes. Cette vie si complexe a été sans doute bien souvent étudiée ; avait-elle été toutefois exposée jusqu’ici avec tous les développemens qu’elle comporte, avec une critique sans préventions ? Roscoe, que l’on consulte d’ordinaire, est un guide peu sûr et presque un panégyriste. Aussi doit-on savoir gré à M. Alfred de Reumont de la tâche qu’il s’est imposée en entreprenant d’écrire une biographie impartiale et complète. M. de Reumont, après avoir longtemps vécu à Rome, dont il a retracé l’histoire, a fait un séjour prolongé à Florence pour y étudier sur place son sujet. Aucun document ne lui a échappé. C’est avec les lettres de Laurent, avec les rapports des ambassadeurs, avec les écrits des contemporains, qu’il a composé son récit. Chaque personnage accessoire est étudié par lui avec autant de soin que le personnage principal. Est-ce à dire que cet important travail ne puisse soulever aucune objection ? D’abord les différentes parties ne forment pas un tout assez homogène ; les vues d’ensemble font défaut. Très précis et presque méticuleux dans les détails, M. de Reumont ne domine pas d’assez haut son sujet. En outre il eût été souhaitable que l’exposé des faits ne fût pas aussi fréquemment interrompu par des digressions, et que, là où l’auteur traite des artistes du XVe siècle, le rôle de Laurent à leur égard fût défini avec plus de netteté. M. de Reumont est très modéré, trop modéré même dans ses jugemens ; souvent il semble craindre d’émettre une opinion personnelle. Pourquoi par exemple, à propos des dilapidations de Laurent, se borne-t-il à rapporter les argumens des historiens qui les stigmatisent et de ceux qui les excusent ? Pourquoi ne pas flétrir une corruption notoire, tout en tenant compte du temps et des circonstances ? Ces réserves une fois faites, il n’est que juste d’applaudir aux efforts accomplis par M. de Reumont pour restituer jusque dans ses moindres traits une des plus grandes figures que présente le XVe siècle en Italie. Grâce aux investigations du savant historien, grâce aux renseignemens qu’il fournit sur la vie publique et privée des Médicis, sur leurs amis, sur la société florentine, sur les maisons de banque de Laurent ainsi que sur les finances de la république, on peut pénétrer au cœur de cette féconde époque et suivre pas à pas celui qui en fut la personnification la plus éclatante.

En nous aidant du travail publié par M. de Reumont, nous voudrions à notre tour apprécier le caractère de Laurent et mesurer l’influence exercée par ce personnage sur la civilisation de son pays et de son temps. Comment a-t-il gouverné Florence ? Quelle a été sa politique à l’égard des divers états dont se composait alors l’Italie ? Quels droits a-t-il, dans la renaissance des lettres et des arts, à la gratitude de la postérité ? Telles sont les questions auxquelles nous allons essayer de répondre.


I

L’autorité que les Médicis s’étaient transmise depuis Jean d’Averardo jusqu’à Laurent était fondée sur la prépondérance du parti qui avait renversé les Albizzi. Cette autorité était devenue de plus en plus personnelle. Côme l’Ancien et son fils Pierre l’avaient notablement accrue par des mesures qui concentraient le gouvernement entre leurs mains, et il convient d’ajouter par d’éminens services rendus à la chose publique. Laurent ne succéda pas à Pierre en vertu d’un droit héréditaire ; il ne pouvait occuper la place de son père que s’il y était appelé par le vœu des citoyens les plus considérables de la faction dominante. À cette faction il fallait un chef, un représentant. Or Laurent de Médicis portait un nom devant lequel on avait déjà coutume de s’incliner ; en plusieurs occasions, il avait donné des preuves d’une rare perspicacité politique et d’une véritable passion pour la poésie, pour les arts, pour les plus nobles manifestations du génie humain ; enfin il n’avait que vingt ans en 1469, et plus d’un ambitieux se flattait d’exercer une influence dominatrice sur un homme aussi jeune. Tommaso Soderini[2], à qui Pierre avait recommandé son fils avant de mourir, et qui comptait bien escompter la reconnaissance de Laurent, convoqua dans le couvent de Sant’ Antonio les principaux d’entre les citoyens attachés au gouvernement des Médicis. Soderini jouissait d’un grand crédit, car il s’était acquitté avec succès de plusieurs ambassades délicates et avait été plus d’une fois gonfalonier. Il triompha de toutes les objections. Deux jours après la mort de Pierre, les délégués de cette réunion allèrent prier Laurent d’accepter la direction de la république et de continuer au profit de Florence les traditions de sa famille, quoiqu’il fût, par son âge, exclu des magistratures.

Laurent trompa bientôt l’espoir de ceux qui avaient cru régner en son nom. En installant partout des amis dévoués, il s’empara de tous les ressorts du gouvernement. Du reste, c’est par les autorités régulièrement instituées qu’il réussit à accroître sa puissance ; c’est par des moyens légaux qu’il restreignit encore la liberté des Florentins. On ne tarda pas à s’apercevoir que l’accès des honneurs était impossible sans son assentiment. Il écarta les citoyens qui par leur crédit, par leurs richesses, par leur parenté, auraient pu devenir trop puissans, ou du moins il leur confia seulement des postes d’apparat ou des dignités secondaires, tandis qu’il élevait aux premiers emplois les hommes sans passé, sans influence, qui lui appartenaient. Soderini lui-même ne trouva point grâce devant ses soupçons et n’occupa pas la haute position qu’il s’était flatté d’obtenir.

Pendant neuf ans, la tranquillité la plus complète justifia les calculs de Laurent. Aucune opposition, aucune velléité d’indépendance chez les Florentins, tandis que dans les autres états de l’Italie, à Gênes, à Ferrare, à Milan, la passion de la liberté avait plus d’une fois abouti à des entreprises révolutionnaires, à des meurtres même ; mais le crime est contagieux et provoque d’autres crimes. Au moment où rien ne semblait moins prochain à Florence qu’une explosion de cet esprit d’insurrection et de vengeance, quelques forcenés avaient résolu déjà la mort de Laurent et celle de son frère Julien.

C’est à Rome que fut ourdie la conjuration des Pazzi (1478). Girolamo Riario, neveu du pape Sixte IV, en fut l’instigateur. Riario, qui trouvait en Laurent un obstacle à ses projets ambitieux sur la Romagne, voulait changer à tout prix le gouvernement de Florence, et ne reculait pas devant l’idée de l’assassinat. Il gagna d’abord Francesco de’ Pazzi, chef d’une maison de banque florentine à Rome, puis Francesco Salviati, archevêque de Pise. Enfin il chargea le condottiere Giovan Battista da Montesecco, alors à son service, de soutenir par la force la révolution qu’il comptait susciter à Florence. L’irritation du souverain pontife contre la politique suivie par Laurent fut également exploitée. On obtint son assentiment, non point au double assassinat projeté, mais à un coup de main qui eût déplacé le pouvoir. Francesco de’ Pazzi et Francesco Salviati se rendirent à Florence et y comptèrent bientôt de nouveaux complices. La conjuration des Pazzi a été trop souvent retracée pour qu’il ne soit pas superflu d’en rapporter ici les péripéties émouvantes. Si l’on veut d’ailleurs en lire le récit détaillé, on le trouvera dans l’ouvrage de M. de Reumont. Le chapitre consacré à ce drame est un des meilleurs de l’ouvrage, et contient beaucoup de particularités nouvelles.

L’attentat du 26 avril 1478 ne fit que déchaîner l’indignation publique, et accrut singulièrement la popularité du petit-fils de Côme. Le jour même de l’événement, la foule se porta devant la demeure des Médicis, voulut voir et acclama celui qu’elle avait failli perdre. Avec le tact qui ne l’abandonnait jamais, Laurent essaya de calmer l’animosité de la multitude. Il feignit au moins de le vouloir, et la modération de son langage, où de plus clairvoyans n’auraient reconnu peut-être qu’un calcul d’habileté, fut jugée et vantée par les Florentins comme l’inspiration toute spontanée d’un cœur magnanime. Malgré les paroles de clémence prononcées par le chef de la république, on ne s’arrêta pas dans les représailles, et l’on frappa jusqu’à des innocens. Laurent aurait pu modérer ces excès de zèle. Avait-il donc des instincts sanguinaires ? On ne saurait sans injustice le comparer à Ferdinand, roi de Naples, au duc de Calabre, Alphonse d’Aragon, à Louis le More et à tant de petits princes italiens, habitués à se jouer de la vie humaine. « Il n’était, dit Guichardin, ni violent ni cruel, si ce n’est quand la nécessité l’exigeait. » Ce jugement caractérise aussi bien celui qui en est l’objet que celui-là même qui le porte. Guichardin admet qu’on soit cruel à l’occasion. Laurent ne l’était point par nature et par goût ; mais, quand il croyait son autorité en péril, quand la raison d’état lui semblait prescrire la violence, il n’hésitait pas à sévir, au risque de pousser l’énergie de la répression jusqu’à la cruauté. Avant la conjuration des Pazzi, il avait étouffé dans le sang une tentative de révolte à Prato et mis à sac la ville de Volterra. Plus tard il se montra impitoyable envers un jeune homme sous les coups duquel avait succombé dans une rixe un huissier des huit, et cependant, presqu’à la même époque où il punissait jusqu’à ceux qui avaient essayé d’intercéder en faveur du coupable, ce même Laurent écrivait à la seigneurie de Sienne, en l’exhortant à gracier un rebelle : « C’est par la pitié qu’on mérite la miséricorde de Dieu et la faveur des hommes. »

Les exécutions motivées par la conjuration des Pazzi amenèrent une guerre de deux ans avec Sixte IV et le roi de Naples. Cette guerre mit à deux doigts de sa perte la république florentine, et le pouvoir du chef de l’état ne laissa pas de paraître ébranlé ; même parmi les amis des Médicis, il y avait comme un réveil d’esprit public. Ces tendances s’accentuèrent davantage lorsque Laurent se livra entre les mains de Ferdinand pour obtenir la paix, car on n’était pas sûr que Laurent revînt jamais à Florence. On se permettait de trouver mauvais que les honneurs fussent distribués et les emplois répartis non d’après la volonté des conseils, mais suivant le caprice d’un seul ou de quelques-uns. Le péril général préserva la situation de Laurent et empêcha tout changement à l’état de choses créé par lui.

Après la conclusion de la paix, Laurent jugea nécessaires de nouvelles réformes, afin de déconcerter les tentatives d’opposition et de mettre sa volonté à l’abri de toute atteinte. Il n’eut pas recours à un parlamento, c’est-à-dire à une de ces réunions populaires qui, sur la place publique entourée de soldats, se laissaient arracher la dictature. Cette fois encore Laurent prit pour complices les magistrats et les conseils établis, « gardiens séduits d’une liberté mensongère[3]. » Le 8 avril 1480, suivant la proposition de la seigneurie, tous les pouvoirs furent remis aux mains de trente citoyens entièrement dévoués à Laurent, lesquels s’adjoignirent bientôt quarante autres citoyens parce que leur petit nombre paraissait exciter trop de mécontentement. Ainsi fut formé le conseil des soixante-dix, qui gouverna Florence, pendant toute la vie de Laurent, à la façon d’un conseil d’état sous un prince absolu. On a retrouvé une liste sur laquelle avaient été inscrits les citoyens qui pouvaient un jour ou l’autre y être admis, et à côté de certains noms on lit ces mots : « à éprouver et à gagner. » Du reste, connaissant l’affection du peuple pour les formes de la liberté, Laurent se garda d’abolir les anciens conseils. Il se contenta de leur enlever toute influence sur la direction des affaires publiques. Les buoni-uomini, les gonfaloniers des compagnies, le capitaine du peuple, les huit de garde, les conservateurs des lois, le tribunal de la Mercatanzia, continuèrent à subsister. Qu’importaient à Laurent les institutions démocratiques du passé, puisque, tout en satisfaisant d’innocentes aspirations, elles ne compromettaient pas son gouvernement personnel ? Le conseil des soixante-dix maintint une inaltérable tranquillité dans la ville. En apparence, la concorde régnait entre les citoyens, et les mécontens gardaient un prudent silence. A l’ombre du conseil où s’installaient des ambitions sans vertus publiques, on s’habituait au pouvoir absolu ; Laurent préparait les Florentins à supporter Alexandre de Médicis. Les esprits clairvoyans ne s’y trompèrent pas. L’historien Alamanno Rinuccini, quoique admis à faire partie de la nouvelle assemblée, reconnaissait que la liberté avait reçu un coup mortel.

Ce n’était point encore assez. En 1490, Laurent fit enlever au conseil des soixante-dix la faculté d’élire les seigneurs ainsi que les autres magistrats, et la transporta à une commission peu nombreuse où l’aristocratie nouvelle était mêlée à l’ancienne. Une autre commission restreinte eut en main la dette publique, les impôts, toutes les questions de finances. Au moyen de ces commissions, dont il disposait à son gré, Laurent se dispensait de recourir à des lois et évitait les difficultés qu’engendre la discussion dans les conseils. Sous l’étiquette d’une république et sans exercer ordinairement lui-même aucun pouvoir légal, il arriva donc à posséder une puissance illimitée. Il était véritablement le souverain de Florence. Depuis la conjuration des Pazzi, une escorte d’amis et de cliens l’accompagnait presque toujours ; mais il eut une véritable garde du corps payée par l’état à partir du 6 juin 1481, époque à laquelle un nouveau complot, découvert à temps, n’eut d’autre résultat que le supplice des coupables.

Comment Laurent conserva-t-il cette autorité si adroitement, si laborieusement acquise ? N’ayant plus rien à redouter des Albizzi, tombés en 1434, des Diotisalvi et de Niccolò Soderini, exilés en 1466, des Pazzi et de leurs adhérens, exécutés ou bannis douze ans plus tard, il eut soin de ne laisser parvenir aux magistratures principales et aux grandes fonctions publiques que les anciens amis de sa famille ou les partisans de fraîche date dont la fidélité ne pouvait être suspecte. Les uns participaient, sous sa direction et sous sa surveillance, au gouvernement, et il se montrait avec eux d’une libéralité princière, d’un commerce facile, sans leur permettre de prendre, bien entendu, un ascendant trop prolongé ou de devenir trop indépendans. Aux autres, à ceux qui s’étaient récemment ralliés à lui ou qu’il jugeait capables d’exercer quelque influence par leurs richesses ou leurs relations, il confiait des honneurs inoffensifs ; mais il ne les rendait pas maîtres des scrutins et des impôts. C’est à des hommes comblés de ses bienfaits et qui ne pouvaient se passer de son appui qu’il confiait les affaires délicates, les affaires où il avait besoin de compter sur un dévoûment à toute épreuve. Bien plus, le souci de son intérêt personnel l’entraînait jusqu’à une immixtion tyrannique dans les mariages. Il ne permettait pas les alliances entre les citoyens dont il redoutait la puissance, et il encourageait les unions utiles à sa politique. C’est Guichardin, plutôt favorable qu’hostile aux Médicis, qui nous l’affirme dans son Histoire inédite de Florence, à laquelle M. de Reumont a fait de nombreux emprunts. Naturellement très soupçonneux, Laurent entretenait des rapports particuliers avec les secrétaires de ses ambassadeurs et se faisait donner par eux des informations spéciales pour contrôler les déclarations officielles. comme les magistrats n’exerçaient que pendant peu de temps leurs fonctions, tandis que leurs secrétaires n’étaient pas changés, Laurent exigeait que ces derniers fussent uniquement choisis parmi ses créatures, afin d’être tenu au courant de tout. Veut-on un exemple de l’attention avec laquelle chacun se croyait forcé de ne pas éveiller sa susceptibilité, on le trouvera dans l’histoire du palais Strozzi.

Filippo Strozzi désirait se faire bâtir un palais dont la grandeur et la beauté recommandassent son nom à la postérité ; mais, craignant de porter ombrage au maître de Florence et d’attirer l’attention de Laurent sur ses immenses richesses, il ne révéla son projet que peu à peu et se fit en quelque sorte forcer la main. Sans doute il avait besoin, disait-il, d’une plus vaste demeure, afin de loger ses nombreux enfans ; cependant il n’était pas encore résigné à la dépense que coûterait cette construction, et, quand Benedetto da Maïano lui eut soumis le magnifique plan du palais actuel, il se récria sur la grandeur démesurée d’une pareille habitation. Il ne voulait qu’une maison bourgeoise, spacieuse et commode ; il songeait même à établir au rez-de-chaussée des boutiques dont le produit allégerait d’autant le poids de ses dépenses. L’écho de tous ces pourparlers arriva jusqu’à Laurent, qui désira voir les dessins de Benedetto, et encouragea Filippo Strozzi à élever un édifice dont Florence devait être fière. Peut-être ne réfléchissait-il pas sans une certaine satisfaction aux sommes énormes que Strozzi aurait à débourser et à la diminution de puissance qui en résulterait pour une famille déjà influente. Strozzi se laissa prier, fit mine de résister, puis, n’ayant plus à craindre le mécontentement du chef de l’état, finit par se rendre. Ainsi fut commencé en 1489 ce palais admirable, auquel Simone Cronaca devait ajouter, outre une cour très élégante, cet entablement regardé encore de nos jours comme un incomparable chef-d’œuvre.

Dans la haute position qu’il occupait, Laurent déploya une incroyable activité. C’est à lui que tous s’adressaient, les grands comme les petits, les étrangers comme les citoyens de Florence, les paysans comme les princes. La plupart du temps, il répondait lui-même aux innombrables demandes qui lui étaient faites et donnait son avis de bonne grâce sur les affaires de tout genre qu’on lui soumettait. Un jour il s’emploie auprès du duc de Ferrare en faveur de certains changeurs de Prato, qu’il appelle « ses bons amis. » Une autre fois il examine des contraventions en matière de douane et statue sur des contestations de frontières. Les souverains lui écrivent sur le ton de l’amitié et vont même jusqu’à invoquer sa protection, jusqu’à implorer des avances de fonds considérables, car il avait d’importantes maisons de banque à Rome, à Milan, à Lyon et à Bruges. Les exemples cités par M. de Reumont sont fort curieux et mériteraient d’être rappelés.

Souverain de Florence par l’autorité, Laurent l’était aussi par l’éclat de sa maison et par son hospitalité somptueuse, bien qu’il fût resté simple dans sa vie privée. C’est chez lui que logeaient les princes. Partout du reste on s’habituait à traiter Laurent comme un roi, quoiqu’il affectât, du moins en paroles, de n’être qu’un citoyen de Florence. Ferdinand lui envoyait des chevaux de grand prix. Le soudan d’Égypte, tandis qu’il faisait cadeau d’un lion apprivoisé à la seigneurie, donnait à Laurent, entre autres raretés, des porcelaines inconnues en Italie, de précieux tissus de soie, des vases avec des incrustations, et à leur tour les communes du territoire toscan tenaient aussi à témoigner par des présens de leur déférence envers le chef de la république florentine.

Quelle était cependant en face de Laurent, devenu l’égal d’un roi, l’attitude de la population florentine ? Dans les hautes classes, l’intérêt avait attaché peu à peu au nouveau système de gouvernement ceux même qui regrettaient les anciennes libertés. D’autres, craignant les violences et les hasards d’une révolution, acceptaient en silence, à l’écart des emplois publics, un régime qu’ils réprouvaient. Bon nombre de citoyens subissaient d’ailleurs le prestige d’un homme supérieur auquel leur patrie devait un ascendant incontesté sur les autres états de l’Italie. Grâce à la paix, qu’aucune secousse ne menaçait, l’industrie et le commerce retrouvaient une activité singulière, comme le prouvent les curieux renseignemens fournis par Benedetto Dei dans sa chronique. Cette prospérité permettait à l’aristocratie bourgeoise, qui acquérait chaque jour plus d’opulence, de s’adresser aux architectes en renom pour construire ses demeures et d’employer à l’embellissement intérieur des maisons les vaillans artistes de cette époque privilégiée. Quant au peuple, il trouvait son compte dans les fêtes que Laurent donnait aux princes étrangers, ou qu’il lui prodiguait à lui-même. Un jour c’était un tournoi, un autre jour c’était un spectacle religieux, une procession solennelle, un mystère dont l’ingénieur Cecca et le peintre Francesco Granacci ne dédaignaient pas de régler le programme ou de composer les décorations ; puis, à l’époque du carnaval, les mascarades succédaient aux fêtes religieuses ou civiles, et, la licence gagnant alors jusqu’aux enfans, ce n’étaient partout que propos ou chansons obscènes. Laurent se mêlait aux plaisirs de la foule et composait pour elle les Canti carnascialeschi, poésies où certains passages sont d’une incroyable immoralité. En cela, il obéissait au dévergondage de sa propre imagination, et aussi à un calcul politique qui a toujours été celui des usurpateurs de la liberté. « Afin d’empêcher les citoyens de penser à un changement, s’écriait Savonarole en 1493, ils savent distraire et occuper les esprits par des fêtes, des parades et des spectacles. » Or il est incontestable que Laurent contribua beaucoup à la démoralisation de ses contemporains, et, sous ce rapport, il mérite toutes les sévérités de l’histoire.

A ne considérer les choses qu’au point de vue matériel, les dix dernières années de la vie de Laurent pouvaient être regardées comme les plus heureuses que les Florentins eussent jamais traversées. De son côté, Laurent croyait avoir complété, non-seulement à son profit, mais au profit de sa postérité, l’entreprise tentée par ses ancêtres. Cependant vers la fin de sa vie les nuages commencèrent à obscurcir l’horizon. Un moine du couvent de Saint-Marc à Florence osa revendiquer son indépendance religieuse et ne relever que de sa conscience en face d’un homme habitué aux hommages et à l’obéissance du clergé tout entier. En prêchant l’austère doctrine de l’Évangile à des auditeurs qui entendaient souvent dans les églises les échos de l’érudition profane, et dont les noms d’Aristote et de Platon frappaient aussi fréquemment les oreilles que le nom de Jésus-Christ, — en annonçant les châtimens réservés par Dieu à une société plus affamée des trésors d’ici-bas que des biens du ciel, il décriait implicitement le faux paradis terrestre où Laurent avait parqué ses concitoyens. Vainement le maître de Florence enjoignit-il au réformateur de modifier ses prédications. Savonarole, sous une impulsion irrésistible, poursuivit ce qu’il regardait comme une mission imposée par Dieu, et, chose étrange, il conquit en peu de temps une immense popularité auprès de cette multitude naguère encore si frivole, si avide de plaisirs. Laurent se résigna ; mais dans sa clairvoyance il dut remarquer que peu à peu les Florentins échappaient à son influence, et qu’une sourde opposition se formait, même parmi les hommes de son entourage. Cette opposition n’était point très redoutable pour lui, mais elle pouvait devenir un sérieux péril pour son fils. C’est ce qui arriva. Le pouvoir de Laurent après tout était un pouvoir exclusivement personnel, reposant tout entier sur un homme. Or Pierre de Médicis, qui joignait à la présomption la faiblesse et l’incapacité, n’était pas de force à soutenir un pareil fardeau. Il succomba sous le poids de ses fautes, après avoir lâchement trahi, au profit de Charles VIII, les intérêts d’un peuple dont son père avait si bien su assurer le bien-être à l’intérieur et défendre l’honneur au dehors.

II

Quelque réputation de prudence et de sagesse qu’ait laissée Laurent dans ses rapports avec les différens états de l’Italie, il lui arriva pourtant de commettre plus d’une faute, et ce ne fut qu’après avoir reçu les rudes leçons de l’expérience qu’il parvint à posséder cette merveilleuse perspicacité qui lui permit de traverser heureusement les situations les plus critiques. Comblé de faveurs par Sixte IV, il eut le tort d’exciter la colère du souverain pontife par des tracasseries mesquines et de transformer ainsi un allié en un implacable ennemi. A quoi bon par exemple défendre aux banquiers florentins établis à Rome d’avancer au pape la somme nécessaire à l’acquisition de la ville d’Imola pour Girolamo Riario, puisque le pape ne pouvait manquer de trouver ailleurs les fonds dont il avait besoin ? A quoi bon soutenir le vicaire pontifical de Città di Castello, Niccolò Vitelli, en révolte contre le saint-siège ? Pourquoi s’opposer pendant trois ans à l’intronisation de Francesco Salviati, nommé par Sixte IV archevêque de Pise ? Pourquoi, après la conjuration des Pazzi, alors que Sixte IV était exaspéré par les révélations de Montesecco[4], et fort inquiet du surcroît d’autorité que l’échec de cette conjuration avait procuré à Laurent, retenir prisonnier durant plusieurs mois le cardinal Raffaello Riario, dont l’innocence était avérée ? Pourquoi enfin ne pas dissimuler les griefs, si légitimes qu’ils fussent, et affronter les hasards de la guerre, quand Florence ne pouvait attendre aucun secours efficace ni de Milan, gouvernée au nom d’un enfant par une femme sans cesse aux prises avec les factions, ni de Venise, tenue constamment en échec par les Turcs ? Laurent du moins fut assez adroit pour amener les Florentins à confondre leur cause avec la sienne, quoiqu’ils eussent pu éviter une rupture avec Sixte IV et Ferdinand, s’ils eussent consenti à exiler les Médicis, et, lorsque la guerre eut gravement entamé le territoire de la république, c’est par son initiative hardie qu’il sauva l’indépendance de son pays. Sachant bien qu’il ne parviendrait pas à fléchir le pape, Laurent résolut de traiter avec Ferdinand seul, se rendit à Naples et se mit à la discrétion du roi. Reçu comme un prince, il répandit l’argent à pleines mains, donna des festins, dota de pauvres filles, éblouit le peuple par sa magnificence, gagna des alliés à la cour par son érudition littéraire et séduisit son hôte lui-même par la profondeur de ses calculs politiques. La paix fut signée, et le souverain pontife la ratifia, ne pouvant seul continuer la lutte. Laurent avait réparé ses fautes au moins en partie, grâce à son audace, grâce à ses qualités de diplomate, que M. de Reumont fait parfaitement ressortir.

La sage conduite du petit-fils de Côme pendant la guerre dirigée contre Ferrare par Venise et par Sixte IV est aussi exposée avec netteté dans l’ouvrage du savant historien, quoique le récit des opérations militaires ne laisse pas d’être trop long. Laurent, dans ces circonstances, mérita bien de sa patrie. Il importait à Florence que les Vénitiens ne se rapprochassent pas trop d’elle et que leur voisinage ne devînt pas une menace permanente. Fidèle à ses engagemens, le chef de la république florentine demeura l’allié du roi de Naples et appuya Hercule d’Esté, gendre de Ferdinand. Ses conseils épargnèrent à Ferrare une ruine complète et rendirent momentanément la paix à l’Italie.

Sous le pontificat d’Innocent VIII, successeur de Sixte IV, la prudence et l’habileté de Laurent apparurent encore avec plus d’éclat. Décidé à ne pas rompre l’alliance qui l’unissait au roi de Naples, il se trouva dans une situation fort embarrassante au milieu des conflits qui se succédèrent entre Innocent VIII et Ferdinand. Les deux partis le sollicitèrent en même temps, et il sut conserver avec chacun des relations amicales, négociant sans relâche pour amener un arrangement, pour maintenir l’équilibre des forces entre les puissances italiennes, pour empêcher le souverain pontife d’appeler dans la péninsule les Espagnols et les Français. Ses instructions à l’ambassadeur florentin offrent le plus haut intérêt et honorent celui qui les écrivit. Rien mieux que ces instructions ne permet de juger Laurent. C’est avec une rare pénétration que le chef de la république apprécie l’inconsistance d’Innocent VIII, la déloyauté de Ferdinand, la versatilité et l’ambition sans scrupule de Louis le More. Ses tentatives réitérées de conciliation méritaient d’aboutir et aboutirent en effet à un accommodement. La gratitude générale accrut son influence en Italie tout en fortifiant son autorité à Florence même.

Il avait d’ailleurs acquis des droits à la reconnaissance de ses concitoyens par l’activité qu’il mit à revendiquer les possessions que la république avait perdues dans la guerre contre Sixte IV et Ferdinand. Que de peines il se donna pour recouvrer l’importante place de Sarzana, dont les Génois s’étaient emparés en 1479 malgré la signature d’un armistice ! Avec quel à-propos il exploita les révolutions périodiques de Sienne pour se faire rendre par les Siennois le territoire qu’il avait été forcé de leur céder ! Quelle dignité, quelle noble fierté de langage lorsqu’il repoussa l’ingérence de Louis le More dans les affaires de Florence ! Attentif à tout ce qui pouvait augmenter la sécurité de sa patrie, il chercha à faire des petits états du voisinage un boulevard pour la capitale de la Toscane. Il atteignit ce but en établissant avec eux des rapports d’amitié ou de protection, en maintenant parmi eux la bonne intelligence. Ses relations avec Sienne, Lucques, Bologne, Faënza, Pérouse, Città di Castello et bien d’autres villes dénotent presque toujours un véritable esprit de conciliation. « Florence, leur écrivait-il, est touchée de vos périls comme elle le serait des siens ; mais souvenez-vous que la meilleure sauvegarde consiste dans un sage et juste gouvernement, dans la concorde entre les citoyens. » Sauf quelques déviations passagères, par exemple à l’égard de Piombino, de Sienne et de Lucques, il demeura fidèle à cette ligne de conduite. — Quant aux grandes puissances italiennes, sa pensée dominante fut de les contre-balancer les unes par les autres, et de n’en laisser aucune prendre trop d’accroissement. Ce système de bascule n’était pas toujours d’une application facile, et ne pouvait être suivi que par un esprit sans cesse en éveil ; il exigeait beaucoup de finesse, beaucoup de suite dans les idées, souvent beaucoup de condescendance, parfois une fermeté inébranlable. Laurent avait toutes ces qualités ; il savait d’ailleurs à quoi s’en tenir sur le compte de ses alliés aussi bien que sur le compte de ses ennemis. Les protestations d’amitié de Ferdinand et surtout de Louis le More ne le trompaient point. Il eut mille occasions d’apprécier ce que valaient les belles paroles de ces personnages, et plus d’une fois il les paya de la même monnaie. On doit pourtant reconnaître qu’il avait en général plus de droiture que les autres princes de l’Italie, non par délicatesse de conscience, mais par habileté. C’est cette droiture relative qui lui donna tant d’influence sur les affaires de la péninsule. Son crédit cependant avait pour cause principale les services qu’il avait rendus aux amis de la paix et ses constans efforts pour prévenir de nouvelles guerres.

Quand M. de Reumont indique non-seulement les lignes générales du système politique adopté par le petit-fils de Côme, mais les applications multiples de ce système, il ne fait guère que répéter avec plus de détails ce qu’on sait déjà. Toutefois il y a deux épisodes sur lesquels l’historien de Laurent donne des l’enseignement nouveaux, et où il montre quelle liberté de paroles le chef de la famille des Médicis croyait pouvoir se permettre à l’égard d’Innocent VIII. Laurent résolut d’abord de marier Maddalena, sa troisième fille, à un neveu du saint-père, Franceschetto Cibo, quoique le caractère et les talens de ce personnage lui inspirassent une médiocre estime. L’alliance une fois accomplie (1488), il ne cessa d’insister pour que le souverain pontife accrût la position de Franceschetto. Il invoqua tour à tour la bonté naturelle du pape et la bienveillance méritée par ses propres services, et, comme les libéralités ne venaient pas assez vite, comme Franceschetto prétendait que « son oncle ressemblait au bœuf qui a besoin de l’aiguillon, » il n’hésita pas à rappeler à Innocent VIII la fragilité d’une existence frappée déjà par plusieurs attaques. « Votre sainteté occupe la chaire de saint Pierre depuis cinq ans, lui écrivait-il, et le seigneur Franceschetto est toujours pauvre. Cependant l’histoire atteste que peu de papes ont régné plus de cinq ans, et que beaucoup d’entre eux n’ont pas attendu si longtemps pour prouver leur puissance. »

Dans la pensée de Laurent, le mariage de Maddalena avec le neveu du pape devait faciliter à Jean, son second fils, l’acquisition du chapeau de cardinal. Cette dignité, comme toutes les moindres dignités de l’église, était surtout aux yeux du chef de la république florentine un instrument de puissance mondaine ; mais avant de rechercher la pourpre pour son fils il avait songé à enrichir celui-ci. Jean n’avait que sept ans lorsque Sixte IV le déclara apte à recevoir des bénéfices. Louis XI lui donna l’abbaye de Font-Doulce. D’Innocent VIII, Laurent obtint pour Jean l’abbaye de La Vallombreuse, de Ferdinand celle du Mont-Cassin, de Louis le More celle de Miramondo. Sa principale préoccupation pour ce même fils devint ensuite l’accès du sacré collège. On eût dit qu’aucune affaire n’importait davantage à l’état. « Employez toute votre influence, écrivait-il à Lanfredini, l’ambassadeur de Florence à Rome, afin que cette promotion bénie ait lieu le plus tôt possible. » Le pape se montrant irrésolu, il lui adressa les mots suivans, sous lesquels se cachait une impatience croissante : « Je ne crois pas que votre sainteté puisse faire pendant tout son pontificat quelque chose qui excite davantage la reconnaissance de la ville. Par contre, Florence éprouverait un sentiment fort pénible, si son espérance était trompée. »

Florence avait-elle bien le désir qu’un enfant de treize ans siégeât parmi les cardinaux ? Innocent VIII en doutait peut-être. Ce dont il ne doutait pas, c’était l’ardente convoitise qu’il hésitait à satisfaire. Plusieurs cardinaux, entre autres Ascanio Sforza, furent mis en campagne par le solliciteur, et 70,000 florins d’or distribués en secret. Enfin, le 9 mars 1489, Jean de Médicis fut nommé membre du sacré-collège ; mais la décision du pape devait rester secrète pendant trois ans. On eût dit qu’Innocent VIII en rougissait. Aussi le souverain pontife menaça-t-il d’excommunication quiconque divulguerait la nomination de Jean, ce qui n’empêcha pas la nouvelle de se répandre sur-le-champ. Quant à Laurent, il éprouva une joie d’autant plus grande qu’il avait eu à triompher de difficultés en apparence insurmontables. Il eût voulu remercier de vive voix le souverain pontife « à l’occasion de ce bienfait mémorable. » Ne pouvant s’absenter, il se contenta de lui écrire, et mit à la disposition du saint-père le surcroît d’autorité qu’il venait d’obtenir. En attendant le délai convenu, Jean poursuivit ses études à l’université de Pise, tandis que son père se mettait pour lui en quête de nouveaux bénéfices, sans même attendre la mort des titulaires. Ce n’était point encore assez, Laurent souhaitait que la nomination de son fils fût rendue publique avant les trois ans, afin que celui-ci pût prendre part au conclave que la santé précaire du pape annonçait comme prochain. C’est en vain qu’il insista sur ce point. Tout en protestant qu’il était disposé à traiter en fils le cardinal Jean, Innocent VIII ne céda pas. Le 9 mars 1492 seulement, la bulle pontificale fut ouverte et lue par-devant notaire. La cérémonie eut lieu dans l’abbaye de Fiesole, où l’église et le cloître rappelaient la munificence des Médicis. Cette cérémonie du reste n’était que le prélude des fêtes qui accompagnèrent l’entrée et le séjour du jeune cardinal à Florence avant son départ pour Rome. Laurent était au comble de ses vœux, au faîte de sa puissance ; il ne lui restait rien à désirer..Innocent VIII pouvait mourir, et il mourut bientôt après (25 avril 1492).

Si l’on peut reprocher à Laurent la pression qu’il exerça sur Innocent VIII pour procurer à un enfant des fonctions qui exigeaient au moins la maturité de l’esprit, on doit constater qu’il s’efforça d’inspirer à son fils des sentimens à la hauteur d’une dignité si éminente. Les conseils donnés à Jean dénotent une élévation morale, une sagesse politique, un tact et une mesure vraiment admirables. Ces conseils, rédigés par Laurent lui-même et publiés par Roscoe avant de l’être par M. de Reumont, semblent au premier abord un peu surprenans sous la plume d’un homme qui, dans sa vie, n’était rien moins que régulier, et qui manifesta souvent un respect médiocre pour les dignités comme pour les dignitaires ecclésiastiques ; mais l’étonnement cesse lorsqu’on réfléchit aux contrastes qui abondent dans le caractère de Laurent. L’esprit de ce personnage avait une souplesse extraordinaire, était capable des plus hautes spéculations. Laurent passait sans peine des chants carnavalesques à l’étude de Platon. Après avoir accompli quelque équipée galante, il dissertait avec éloquence sur la vertu ou sur l’immortalité de l’âme. C’est cette souplesse d’intelligence, c’est l’aptitude à tout sentir, à tout comprendre, à tout admirer, qui fit du maître de la république florentine et du politique avisé le protecteur des lettres, des sciences et des arts, le représentant par excellence d’une époque complexe dont il seconda les aspirations avec un zèle et une autorité sans pareils.


III

Le milieu dans lequel Laurent fut élevé était particulièrement favorable au développement de son esprit, à la formation de son goût. Partout en Italie, princes et peuples rivalisaient d’enthousiasme pour les monumens de l’antiquité, et favorisaient à l’envi les architectes, les sculpteurs et les peintres ; mais c’est à Florence surtout que ces tendances étaient le plus accentuées. La république rendait aux savans des hommages solennels et leur accordait souvent le titre de citoyen. A côté de la seigneurie, les familles riches ou puissantes exerçaient un patronage fécond et s’associaient sans réserve au mouvement intellectuel. Cette bourgeoisie florentine, tout à la fois si pratique et si intelligente, consacrait à l’étude ses loisirs, et à l’art les trésors que le commerce lui avait procurés. Malgré les préoccupations des affaires privées ou publiques, on se pressait avec passion autour des professeurs qui commentaient les écrivains de la Grèce et de Rome, et l’on regardait la découverte d’un manuscrit comme un événement national. Au souvenir des érudits les plus distingués et des artistes les plus fameux se rattache celui de Côme, leur protecteur et leur ami. Côme fut en effet un des plus zélés promoteurs de la renaissance. Pierre, fils de Côme, transmit à Laurent ce goût éclairé pour les choses de l’esprit. L’influence de l’aïeul sur le petit-fils fut du reste considérable, car celui-ci avait déjà quinze ans lorsque Côme mourut.

Sous la haute direction de Gentile Becchi, d’Urbin, qui fut chanoine à Florence, scripteur à Rome et évêque d’Arezzo, Laurent suivit les leçons d’Argiropoulo pour le grec, de Cristoforo Landino pour la poésie, de Marsile Ficin pour la philosophie. D’un esprit facile et ouvert, il s’assimila tous les enseignemens, toutes les lectures, et s’éprit de toutes les formes du beau. Quoique les tournois et les fêtes le séduisissent habituellement, les dissertations savantes ou philosophiques semblaient l’intéresser davantage encore, et il y brillait malgré sa jeunesse. L’amour de ces discussions était alors très répandu. On s’y livrait jusque dans les excursions à la campagne, dans les solitudes voisines des monastères. Laurent n’avait guère que vingt ans lorsqu’il alla passer plusieurs jours aux Camaldules avec son frère Julien et plusieurs lettrés de leurs amis, parmi lesquels se trouvait le célèbre architecte Léon-Baptiste Alberti. La messe entendue, l’on gravit les pentes boisées de la montagne et l’on s’assit auprès d’une source, à l’ombre d’un hêtre. La vie active et la vie contemplative furent le sujet d’un long entretien où Laurent démontra qu’elles ne devaient pas s’exclure et qu’il fallait allier aux salutaires méditations qu’inspire la solitude l’accomplissement des devoirs imposés par la société. Le lendemain, Alberti expliqua les rapports de l’Enéide avec la philosophie platonicienne.

A un esprit très positif, Laurent unissait l’imagination qui fait le poète ; mais comment montrer une verve originale dans la langue qui était alors seule en vogue, dans une langue morte où les pensées prenaient un tour artificiel ? Les écrivains d’alors ne se servaient en général que du latin et dédaignaient la langue italienne comme trop vulgaire et trop pauvre. Malgré sa passion pour les classiques de l’antique Rome, Laurent, tout jeune encore, comprit les mérites de sa langue natale. En 1466, à la suite d’une visite que lui avait faite Frédéric d’Aragon, le plus jeune fils de Ferdinand, il envoya au prince napolitain un recueil de poésies italiennes où, à côté de Dante et de Pétrarque, trouvèrent place Guittone d’Arezzo, Guido Guinicello, Guido Cavalcanti et Bonagiunta, jugés tous par lui avec beaucoup de justesse. Plus tard, dans une de ses lettres, il démontrait la dignité et la souplesse de la langue italienne. « N’a-t-elle pas suffi, sous la plume de Dante, de Pétrarque et de Boccace, pour exprimer tous les sentimens, toutes les idées, depuis les plus graves et les plus profondes jusqu’aux plus gracieuses et aux plus tendres ? Elle n’a pas manqué aux écrivains, ce sont les écrivains qui lui ont manqué. » Laurent ne lui manqua point.

C’est dans cet idiome si harmonieux et si flexible qu’il traduisit ses propres conceptions. Tantôt, comme dans les Sonnets et les Canzones, il célèbre l’amour et loue les yeux de sa dame, non sans se souvenir un peu trop de Pétrarque, non sans évoquer avec une complaisance exagérée les héros de la mythologie, mais en empruntant à la nature, aux fourmis par exemple et aux abeilles, des comparaisons pleines de charme[5]. Tantôt, comme dans l’Altercazione, il examine, sous forme de dialogue, les conditions du bonheur, et, ne le trouvant ni chez les prétendus heureux du siècle, ni chez l’homme adonné aux travaux des champs, il arrive à constater, par la bouche de Ficin, représentant des doctrines platoniciennes, que la connaissance et l’amour de Dieu procurent seuls la véritable félicité. Ailleurs, il s’abandonne à la peinture des champs et des bois, au sein desquels il place des bergers, à la façon de Théocrite, ou bien, à l’imitation d’Ovide, il imagine des métamorphoses agrestes : Corinto et Ambra sont deux idylles dans lesquelles abondent les gracieux détails, mêlés à quelque subtilité et à quelque affectation. C’est encore à la campagne que nous transporte la Nencia da Barberino, où le sérieux et la gaîté tirent des poésies populaires et des locutions villageoises une grande partie de leur attrait naïf. Grâce à la Chasse au faucon, nous avons devant les yeux l’image fidèle d’une distraction fort goûtée par Laurent. Veut-on au contraire lire une satire, on trouvera dans les Beoni[6] mainte aventure comique et des informations singulièrement curieuses sur les mœurs du temps. Ainsi ce curé d’Antella qui ne marche jamais sans sa bouteille, et ce curé de Fiesole qui, pendant que ses confrères font cercle autour de lui et le cachent de leurs manteaux, se couvre le visage avec sa tasse, ont probablement existé. Ce sont là de ces faits qui, entre mille autres bien plus graves, allaient arracher à Savonarole des plaintes si énergiques contre le clergé ; mais il faut reconnaître que Laurent insiste avec complaisance sur ces scandales, et qu’il s’arrête volontiers aux scènes les plus triviales. Cette prédilection pour la grossièreté est plus sensible encore dans les Canzoni a ballo et dans les Canti carnascialeschi. Quand ces poésies ne révoltent pas tout d’abord par leur obscénité, elles sont empreintes d’un épicurisme décevant ; le poète exhorte ses concitoyens aux jouissances vulgaires et les presse de s’y livrer parce que la vie est courte. Cette morale, recommandée au milieu des fêtes et des mascarades nocturnes par le maître de Florence, n’obtint que trop de succès ; elle répondait du reste, nous l’avons vu, aux propres instincts de Laurent et à son système de gouvernement. Énerver les âmes et les distraire des pensées viriles, tel a toujours été le but de ceux qui ont aspiré à une domination sans contre-poids et sans contrôle. On se tromperait cependant, si l’on croyait ne trouver en Laurent qu’un homme de plaisir. Chez lui, le philosophe s’alliait au partisan d’une vie déréglée. Le chrétien réapparaissait aussi de temps en temps à côté du philosophe. Comment d’ailleurs Laurent eût-il pu se soustraire complètement à l’influence d’une religion qui avait produit presque sous ses yeux saint Antonin, dont il provoqua la canonisation ? C’est sous l’impulsion de ces sentimens, et peut-être par condescendance pour l’entraînement traditionnel des Florentins vers les pompes religieuses, qu’il composa ses Laudes spirituelles et son drame lyrique de Saint Jean et Paul[7]. Ce drame, un peu décousu, où l’auteur, par un retour sur lui-même, a décrit la tâche ardue des hommes dont la mission est de gouverner les peuples, fut représenté, dit-on, par la confrérie de saint Jean et Paul aux noces de Maddalena avec Franceschetto Cibo. En 1489, Pierre et Julien, fils de Laurent, ainsi que plusieurs citoyens considérables, se chargèrent des rôles. Quant aux Laudes, c’est le peuple qui les chantait, soit à l’intérieur des églises, soit en plein air, au coin des rues, devant les tabernacles et les madones, suivant l’usage adopté depuis le milieu du XIIIe siècle. Lucrezia Tornabuoni, mère de Laurent, s’était exercée dans ce genre de poésie. Nous possédons quelques-unes de ses Laudes, et elles ne sont pas dépourvues de mérite. Celles de son fils sont agréables à lire, mais d’une élégance un peu monotone ; on n’y sent pas la spontanéité d’une inspiration véritable.

Les titres des poésies de Laurent suffiraient pour montrer la souplesse et la fécondité de son esprit en même temps que les contrastes de sa nature. La poésie lyrique, la poésie élégiaque, la poésie descriptive, la poésie philosophique, la poésie populaire, la poésie satirique et la poésie religieuse ont tour à tour sollicité sa plume. On reconnaît dans ses œuvres le disciple de Platon à côté de l’épicurien, le sceptique à côté du chrétien, l’imitateur des Latins et des Grecs à côté du disciple de la muse italienne. Les aspirations nobles et relevées alternent chez lui avec les tendances d’un matérialisme grossier. Un autre trait distinctif de son talent, c’est le goût des subtilités métaphysiques ; c’est aussi une certaine mélancolie toute moderne, et par-dessus tout le sentiment des beautés de la nature. Sous le rapport de la forme, on lui reproche un peu de rudesse et d’incorrection, des mots latins arbitrairement italianisés, une facilité excessive qui l’empêche quelquefois de donner à sa pensée le relief d’une expression suffisamment ferme. Malgré ces imperfections, Laurent occupe une place éminente parmi les poètes du XVe siècle. Il n’y a que Politien et Pulci qui lui soient supérieurs. Pulci et Politien faisaient partie de sa société intime. C’est aussi en italien que tous deux écrivirent leurs poèmes les plus célèbres. Le Morgante Maggiore de Pulci est une épopée comique qui ne se rattache à aucun modèle et qui reflète fidèlement le XVe siècle, époque d’incrédulité et de foi. Dans le Tournoi de Julien, la poésie lyrique est revêtue par Politien des formes les plus harmonieuses, et la perfection des vers fait presque oublier ce que le sujet a de peu intéressant.

Laurent, nous l’avons constaté, aimait les vieux poètes italiens. Comment eût-il pu ne pas vouer une sorte de culte à l’homme de génie qui les dépassait tous, au chantre des mondes invisibles ? Quoique le souvenir de Dante ne fût qu’en médiocre estime dans ce XVe siècle si fanatiquement dévot à l’antiquité, Laurent sentit vivement les beautés du poème immortel et exprima en termes chaleureux les impressions qu’elles lui avaient laissées. Du reste, on n’avait pas cessé complètement à Florence de vénérer l’illustre banni. En 1430, Francesco Filelfo commentait la Divine Comédie. Leonardo Bruni, Giannozzo Manetti, Giovan Maria Filelfo, écrivaient chacun une biographie du poète. En 1465, la république confiait au pinceau de Michelino le soin de le représenter à l’intérieur de la cathédrale. Puis Antonio Manetti composait un dialogue sur la forme de l’Enfer. À Foligno, en 1472, on imprima pour la première fois l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis ; mais c’est à un ami de Laurent, Cristoforo Landino, que revient l’honneur d’avoir donné l’édition fameuse de 1481. Landino accompagna le texte d’un précieux commentaire et offrit à la seigneurie ce magnifique livre, imprimé par Niccolò della Magna. En retour, la seigneurie fit présent à Landino d’une maison dans son pays natal, sanctionnant ainsi un travail qu’on lit encore avec fruit malgré les études sans nombre qui l’ont suivi. A l’égard du grand gibelin, elle s’efforça de réparer par des hommages publics l’ingratitude et les torts des Florentins de 1301 : le buste de Dante fut placé dans le Baptistère ; Ficin prononça une allocution latine[8] et Girolamo Benivieni récita des vers. Peu de temps après (1483), Domenico da Corella, de l’ordre des frères prêcheurs, était chargé d’expliquer une fois de plus à Santa Maria del Fiore l’œuvre dont Landino venait d’accroître la popularité.

Quoique passionné pour la langue italienne et pour les monumens de cette langue, Laurent ne négligea pas les écrivains de l’antiquité. Les érudits qui commentaient les ouvrages grecs et latins jouissaient de toute sa faveur. Au premier rang brillait Politien, philologue consommé qui, le premier, fixa les principes d’une saine critique à l’égard des textes. Laurent lui procura une chaire à Florence, le donna comme précepteur à son fils Pierre et l’aima toujours tendrement. Dans la villa des Médicis à Fiesole, Politien était pour ainsi dire chez lui. C’est là qu’il composa la plupart de ses poésies latines. Pour peu qu’on ait gravi la colline de Fiesole, d’où la vue s’égare avec ravissement sur les jardins en fleurs, sur les orangers, les figuiers et les oliviers, sur de vastes espaces légèrement ondulés, et sur le bleu des montagnes lointaines qui semblent servir de remparts à Florence, on comprendra sans peine que Politien ait dû à ce séjour d’heureuses inspirations.

Quant à la philosophie platonicienne, elle trouva en Laurent non-seulement un protecteur, mais un de ses plus fervens adeptes. Laurent prenait part aux séances de l’académie fondée par Côme, et y déployait un profond savoir, rehaussé par une élocution facile et brillante. On sait que Marsile Ficin était l’âme de cette académie. Sa traduction complète des œuvres de Platon et sa Théologie platonicienne sur l’immortalité de l’âme l’avaient mis à la tête des philosophes de son temps ; mais ce qui est moins connu et ce que met en lumière M. de Reumont, c’est le noble caractère de Marsile Ficin. Quoique en relations avec les hommes les plus distingués et les plus puissans de l’Italie et des pays étrangers, Ficin resta simple, sans prétention, content de peu. La faiblesse de sa complexion ne l’empêcha pas de montrer une activité surprenante. Il trouvait le temps de prêcher, de se livrer à l’enseignement, de composer des ouvrages considérables, d’écrire lettres sur lettres, et ce qui mérite surtout d’être noté, c’est que, malgré la reconnaissance qui l’attachait aux Médicis, il garda toujours avec eux son franc-parler. Ainsi il osait écrire à Laurent, dont les débordemens l’inquiétaient : « Au nom du Dieu éternel, je te conjure d’économiser chaque minute de ce temps si court qui nous est accordé. Que la dissipation et ses irréparables conséquences ne te préparent pas des regrets inutiles. Devant moi, quand il avait soixante-dix ans, Côme déplorait amèrement le temps perdu. Les bagatelles et les amusemens stériles te dérobent à toi-même. Ils te rendent esclave, toi qui étais né pour commander. Délivre-toi de cette misérable servitude pendant que tu le peux. Seul, le moment présent t’appartient ; demain, il sera trop tard. » Cette liberté de langage ne déplaisait pas à Laurent, bien qu’il ne tînt guère compte des conseils de Ficin.

Un autre ami de Laurent, sur lequel M. de Reumont nous donne les plus intéressans détails, est Pic de la Mirandole. Fils d’un petit prince italien, il s’adonna dès l’enfance aux études sérieuses avec une incessante ténacité, comme s’il avait dû y chercher un gagne-pain. Grâce à la merveilleuse précocité de son intelligence, à l’étendue de sa mémoire, à la variété de ses connaissances, il conquit de bonne heure l’admiration de ses contemporains, tout en les séduisant par la vivacité de sa conversation, par la noblesse de sa tenue, par la beauté de ses traits. C’est vers l’âge de vingt ans qu’il se rendit à Florence. La guerre de Ferrare venait de finir ; Laurent, au comble de la puissance, donnait à sa patrie l’apparence d’une nouvelle Athènes, et les citoyens, à peu près résignés à la servitude, trouvaient dans les arts, dans les lettres, dans les fêtes, dans le luxe, toutes les jouissances que permettent ou favorisent les gouvernemens despotiques. Comment ne pas subir le charme d’un pareil milieu ? comment résister à la fascination de ces doctes assemblées, où une libre carrière était ouverte à la sagacité de l’érudit, à l’imagination du poète, à la verve de l’orateur ? Pic en devint lui-même un des ornemens, une des gloires, et mit au service des lettres toute l’ardeur de sa jeunesse. Il gagna vite l’amitié non-seulement de Laurent le Magnifique, mais de tous les hommes remarquables qui vivaient alors à Florence. Il exerça même un véritable ascendant sur le chef de la famille des Médicis, car c’est lui, dit-on, qui, subjugué par la parole de Savonarole au chapitre de Reggio, décida Laurent à demander que ce religieux se fixât à Florence. De son côté, Laurent éprouvait un attachement si sincère pour Pic de la Mirandole, qu’afin de le retenir à Florence il lui fit accorder le droit de citoyen et la faculté d’acquérir une propriété de 6,000 florins d’or. La réputation de Pic était-elle du moins méritée ? Inférieur à Politien et à Pulci dans les lettres, à Ficin dans la philosophie, il eut le mérite d’être le premier à étudier les langues orientales, et par là il ouvrit à l’érudition un champ plus étendu. Tout en partageant l’enthousiasme de ses amis pour Platon, il étudia avec passion la littérature juive du moyen âge, la cabale et la magie, et y chercha des argumens en faveur de la foi chrétienne. Aucune des connaissances de son temps ne lui fut étrangère ; seulement on peut lui reprocher de ne s’en être guère approprié que les surfaces et de n’avoir pas approfondi les objets de ses méditations. S’il écrivait très facilement le latin et le grec, il n’avait pas en italien la moindre élégance. Que dire aussi de son jugement ? N’osa-t-il pas préférer aux poèmes de Dante et de Pétrarque les vers de Laurent le Magnifique[9] ! La légèreté de ce verdict n’avait même pas encore pour excuse la reconnaissance que justifièrent plus tard les bienfaits de Laurent.

L’amitié de celui-ci pour Pic de la Mirandole se manifesta d’abord à l’occasion d’une aventure galante (1485). Le jeune comte, en se rendant à Rome, passa par Arezzo avec une suite de vingt-deux personnes. Il avait donné rendez-vous près de la ville à une femme qu’il aimait et qui avait pour mari un préposé à la perception des impôts nommé Julien de Médicis, parent éloigné de Laurent. Cette femme était déjà à cheval derrière le comte quand l’indignation du peuple se traduisit par une agression tumultueuse. Pendant que les cloches sonnaient à toutes volées, il y eut un véritable combat : si quelques citoyens y perdirent la vie, les gens de la suite de Pic furent en partie tués, en partie dévalisés et faits prisonniers. Au milieu de la mêlée, le comte parvint à s’échapper et à gagner Marciano ; mais là il fut arrêté. Sa détention dura plusieurs jours, et il ne dut sa liberté qu’à l’intervention de Laurent. Cette équipée, accidentelle dans la vie de Pic, inspira un sincère repentir à celui qui en fut le héros, et qui a écrit en parlant de lui-même : « Il s’afflige de son péché et il ne prétend pas défendre sa conduite. Peut-être mérite-t-ii son pardon parce qu’il n’invoque aucune excuse. Rien de plus faible que l’homme, rien de plus puissant que l’amour. »

Pic de la Mirandole devait bientôt avoir sur les bras une affaire plus sérieuse. Il avait offert de soutenir publiquement à Rome neuf cents propositions et invité tous les savans à ce « tournoi intellectuel, » promettant aux moins aisés de payer les frais du voyage ; mais quelques-unes de ces propositions parurent suspectes à la cour pontificale, et si le défi n’eut pas de suites, les rapports de Pic avec l’autorité spirituelle ne tardèrent pas à entrer dans une phase tout à fait critique. Un bref condamnant les thèses regardées comme contraires à l’orthodoxie fut préparé le 5 août 1486. Il ne fut pas publié parce que Pic déclara se soumettre. Cependant une apologie des points réprouvés parut à Naples, apologie dédiée par Pic à Laurent, et portant la date du 31 mai. Malgré cette date, la cour romaine vit dans le nouvel écrit un acte de rébellion, et le 15 décembre lança le bref de condamnation. Pic eut beau soutenir que l’apologie avait été imprimée avant le 5 août et qu’il n’y avait pas eu antidate, on ne le crut point. Cité devant le pape et menacé d’arrestation, le comte quitta momentanément l’Italie, puis revint à Florence, où il fut en sûreté auprès de Laurent. C’est grâce à Laurent que l’excommunication ne fut pas prononcée. Ses lettres à l’ambassadeur Lanfredini témoignent d’une active intervention et de négociations poursuivies avec persévérance pour obtenir en faveur de Pic une absolution complète. « Pic, écrivait-il, vit retiré comme un moine, s’occupant de théologie, commentant les psaumes, lisant le bréviaire, observant les jeûnes. Son train de maison est le plus simple du monde et sa vie absolument exemplaire. Il souhaiterait être justifié et recevoir un bref qui reconnût en lui un fils fidèle et un bon chrétien. J’y tiendrais beaucoup aussi, car j’aime et j’estime peu d’hommes autant que lui. Selon moi, c’est un vrai chrétien. Il se conduit de telle sorte que toute la ville se porterait caution pour lui (19 juin 1489)[10]. » Quoique Laurent eût beaucoup d’influence sur Innocent VIII, quoiqu’il ne se lassât pas dans ses sollicitations, il échoua contre les intrigues de ceux qu’il appelait des envieux et des ignorans. Le bref désiré ne parut que le 18 juin 1493 sous Alexandre VI. En attendant, Pic se consola par l’étude, par l’amour des livres, par l’amitié des savans, soit à Florence, soit à l’abbaye de Fiesole ou sous les ombrages de Querceto. C’est là qu’il composa son livre contre l’astrologie, livre qui devait faire partie d’un grand ouvrage sur les sectes hostiles au christianisme et qui mérita les suffrages de Savonarole.

Pic de la Mirandole, Landino, Ficin, Politien et Pulci sont les hommes les plus distingués de la société littéraire patronnée à Florence par Laurent le Magnifique. Bien d’autres cependant mériteraient d’être nommés. Les étrangers eux-mêmes étaient accueillis à bras ouverts dans le palais des Médicis. Avec tous les lettrés de l’Italie, Laurent entretenait une active correspondance, examinant avec une extrême sollicitude les diverses questions qui s’agitaient entre les savans. Dès le début de son règne, il donna une nouvelle impulsion aux études de la jeunesse en rétablissant l’université de Pise, université qui avait été supprimée après l’assujettissement de cette ville ; enfin à Florence même il eut la gloire de retenir les plus illustres professeurs, tels que Démétrius Chalchondyle et Lascaris, que l’on venait entendre de toutes les parties de l’Europe.

La passion pour les livres et pour les études philologiques trouva alors un précieux et puissant auxiliaire dans la propagation de l’imprimerie, récemment inventée. C’est à Subiaco (1465) que l’heureuse découverte commença à recevoir son application en Italie. Rome et plusieurs autres villes s’empressèrent d’adopter le nouveau procédé. Si Florence ne se l’appropria pas tout d’abord, puisque le premier ouvrage qu’on y imprima est le commentaire de Servius sur les Bucoliques de Virgile (1471), c’est du moins chez elle que furent taillés et fondus les premiers caractères italiens. Elle les dut à l’orfèvre Bernardo Cennini, connu d’ailleurs pour avoir travaillé sous la direction de Lorenzo Ghiberti à la dernière porte du Baptistère et pour avoir coopéré au fameux parement d’autel du temple de Saint-Jean. Bernardo Cennini fut aidé par ses deux fils Domenico et Pietro. Avec un légitime orgueil, il inséra ces mots dans le titre du livre qu’il venait d’imprimer : Florentinis ingeniis nil ardui est. Malheureusement son invention ne lui procura que de la gloire. La générosité de Laurent ne s’étendit pas jusqu’à lui. Après un labeur de seize mois, il fut réduit à engager sa maison et forcé de revenir à ses anciens travaux. À partir de cette époque, l’activité des typographes ne se ralentit pas, et pourtant les manuscrits continuèrent à être aussi recherchés qu’auparavant. Quand on ne craignait pas la dépense, on les préférait aux livres imprimés. Quoi de plus agréable à l’œil en effet que la finesse et le poli du parchemin, la délicatesse des miniatures, la variété des arabesques ? Dans ses écrits, Vespasiano da Bisticci, le principal représentant du commerce des livres en Italie, ne mentionne qu’une fois l’imprimerie, et pourtant il mourut en 1497. Parlant de la bibliothèque du duc d’Urbin, bibliothèque qu’il avait en partie composée, il s’écrie avec orgueil : « Elle ne contient aucun livre imprimé ; le duc en aurait rougi ! »


IV

On vient de voir quel intelligent et fécond patronage le chef de la famille des Médicis exerça sur la littérature, la philosophie et l’érudition à la fin du XVe siècle. L’influence de Laurent sur les arts du dessin a-t-elle été aussi heureuse ? Quels chefs-d’œuvre a-t-il suscités ? En un mot, quelle est la responsabilité de Laurent devant l’histoire au point de vue esthétique ? Lorsque Laurent succéda à Pierre de Médicis en 1469, les plus grands artistes florentins du XVe siècle, ceux qui s’étaient montrés novateurs ou qui avaient imprimé à leur art une direction particulière, n’existaient plus. Brunelleschi était mort en 1446, Ghiberti en 1455, Donatello en 1468, Masaccio en 1443, Jean de Fiesole en 1455 ; mais les traditions subsistaient et se perpétraient. L’enthousiasme et l’activité n’avaient diminué ni chez ceux qui cherchaient à exprimer leur pensée avec le ciseau ou le pinceau, ni chez ceux qui aspiraient à provoquer de belles œuvres. Couvens, élises, palais publics et particuliers, se disputaient les architectes, les peintres et les sculpteurs.

Parmi les architectes de la fin du XVe siècle, il n’y a que Giuliano Giamberti da San-Gallo dont Laurent se soit servi. Léon-Baptiste Alberti, l’ami de sa jeunesse, cessa de vivre en 1472 et Michelozzo était mort dès 1470. Quant à Cronaca, l’architecte de l’église des franciscains sur la colline de San-Miniato, l’auteur de la sacristie de San-Spirito et de l’entablement du palais Strozzi, il ne semble avoir eu aucun rapport avec Laurent. C’est à Giuliano Giamberti que celui-ci confia la construction des deux seuls monumens auxquels il ait attaché son nom : le couvent des augustins en dehors de la porte San-Gallo et la villa de Poggio a Cajano. Le couvent de la porte San-Gallo dut son origine à la tendresse du dominateur de Florence pour le moine augustin Mariano da Gennazzano, prédicateur en renom, plus préoccupé de la rhétorique que de l’Évangile, ambitieux courtisan qui mit au service de Laurent et d’Alexandre VI son implacable haine contre Savonarole. On admira tant les proportions grandioses du nouvel édifice, que Giuliano Giamberti fut dès lors appelé Giuliano da San-Gallo. Nous ne pouvons contrôler cette admiration, car le siège de Florence en 1529 détruisit le couvent de fond en comble. Chacun peut au contraire, dans la villa de Poggio a Cajano, apprécier le grand escalier extérieur, le portique, la frise en terre cuite et la vaste salle surmontée d’une coupole. Les talens de Giuliano furent utilisés aussi pour la défense du territoire toscan. C’est Giuliano qui, pendant la guerre de 1478, fortifia la ville de Castellina ; c’est lui qui, en 1488, reconstruisit la citadelle de Poggio Impériale, près de Poggibonsi. Enfin Laurent mit à contribution son architecte favori pour gagner la bienveillance des princes italiens. Ferdinand ou Louis le More désiraient-ils avoir un modèle de palais, Laurent leur envoyait un dessin de San-Gallo. L’affection qu’il portait aux Giamberti fut du reste payée de retour. Giuliano, ayant reçu de Ferdinand, comme récompense de quelques travaux exécutés à Naples, un buste d’Adrien, une statue de femme et un Amour endormi, fit cadeau à Laurent de ces précieuses œuvres d’art. Quant à Antonio da San-Gallo, frère de Giuliano, il tint sur les fonts baptismaux un enfant naturel de Julien de Médicis, et, quand Julien eut été assassiné, cet enfant, qui devait être le pape Clément VII, fut remis entre les mains des Giamberti.

Sans être aussi intimes, les relations entre Laurent de Médicis et Giuliano da Maïano témoignent d’une entente réciproque. Giuliano, en passant à Urbin, trouva si beau le palais ducal, qu’il écrivit sans retard à Laurent pour l’exhorter à s’en procurer le dessin. De son côté, Laurent ne crut pas pouvoir mieux prouver à Giuliano sa sympathie qu’en l’envoyant comme architecte au roi de Naples en 1480, mettant ainsi le sceau à sa réconciliation avec Ferdinand et associant l’art aux calculs de la politique. En outre, lorsque Giuliano mourut à Naples en 1490, le chef de la république florentine exprima aussitôt, dans une lettre au duc de Calabre, le sincère regret que cette mort lui causait ; mais alors comment expliquer qu’il n’ait jamais eu recours pour lui-même aux talens d’un homme qu’il estimait à ce point ? Comment n’a-t-il pas eu non plus la pensée de s’adresser à Benedetto, frère de Giuliano, l’illustre architecte du palais Strozzi ? N’est-on pas en droit de lui reprocher d’avoir jusqu’à un certain point méconnu la supériorité de ces artistes ?

Que dire aussi du rôle que joua Laurent au moment où les Florentins espérèrent que la cathédrale allait enfin avoir une façade en rapport avec le reste du monument ? Les consuls de l’art de la laine résolurent[11], le 12 février 1490, de faire achever à leurs frais Sainte-Marie-des-Fleurs. On fit appel à toutes les bonnes volontés. Peintres, architectes, sculpteurs, se mirent à l’œuvre. Un héraut de la ville et un chanoine envoyèrent aussi chacun leur dessin. Le 5 janvier 1491, une commission, composée en partie des plus illustres artistes, se réunit pour juger les différens projets. Les modèles étaient déjà classés selon leurs mérites respectifs quand le chanoine Benci, un des concurrens, demanda que Laurent fût consulté, afin que le goût d’un homme aussi compétent préservât l’assemblée de toute erreur. Allant plus loin encore, Bartolomméo Scala se prononça pour l’ajournement de la décision dans une affaire qui, suivant lui, réclamait de plus mûres réflexions. Cette opinion, partagée par Laurent, prévalut, quoique deux des juges s’y fussent seuls rangés ouvertement. Au moins aurait-on pu croire qu’au bout de quelque temps une résolution aurait été prise. Il n’en fut rien. Seize mois après, Laurent mourait sans avoir provoqué une nouvelle délibération, et les malheurs des temps qui suivirent nous ont légué un édifice où la nudité de la façade forme un triste contraste avec les marbres et les sculptures dont les côtés sont revêtus[12]. Faut-il, à l’exemple de M. Rio, accuser Laurent d’avoir volontairement mis obstacle à une entreprise désirée de tous ? Faut-il au contraire, conformément aux conclusions de M. de Reumont, approuver la conduite de Laurent, sous prétexte que les architectes d’alors n’étaient capables ni de comprendre le style qui avait été originairement adopté pour la construction de Sainte-Marie-des-Fleurs, ni de conformer leurs propres plans au système du fondateur de la cathédrale ? La question, faute de documens, n’est pas facile à trancher. Parmi des artistes tels que Giuliano et Benedetto da Maïano et Francesco di Giorgio, n’y avait-il personne en état de reprendre les traditions d’Arnolfo ? Si les projets étaient défectueux, ne pouvait-on les corriger les uns par les autres ? Quoi qu’il en soit, Laurent, dont la négligence relégua dans l’oubli le vœu si noble et si patriotique des marchands de laine florentins, nous semble mériter un blâme. On ne doit pourtant pas méconnaître que son intérêt comme son goût le portaient à embellir la capitale de la Toscane, et que la façade de la cathédrale l’avait, lui aussi, vivement préoccupé. C’est d’après un dessin de sa main que l’on improvisa plus tard, quand Jean de Médicis, devenu Léon X, fit son entrée à Florence, une façade à Sainte-Marie-des-Fleurs, œuvre qu’exécutèrent Jacopo Sansovino en qualité d’architecte et de sculpteur, Andréa del Sarto en qualité de peintre[13].

Si de l’architecture nous passons à la sculpture, nous voyons Laurent accorder surtout sa faveur à Verrocchio et à Antonio Pollaiuolo. Il commanda à Verrocchio, pour y déposer les restes de son père et de son oncle Jean, le tombeau qu’on ne se lasse pas d’admirer dans l’église de San-Lorenzo, tombeau merveilleux, où le bronze s’épanouit, sur le sarcophage de porphyre et au-dessus du sarcophage, en feuillages et en bouquets de fleurs avec une souplesse nerveuse, tandis qu’il forme plus haut, entre la sacristie et la chapelle de la Vierge, une grille dont les mailles ressemblent à celles d’un filet. C’est aussi pour Laurent que Verrocchio modela l’enfant au dauphin, qui, après avoir décoré une fontaine dans la village Careggi, orne aujourd’hui une autre fontaine dans la cour du Palais-Vieux. C’est également pour lui qu’il cisela les bustes en demi-relief de Charlemagne et de Darius, destinés à Mathias Corvin. Enfin, après l’attentat de 1478, il dessina la figure dont se servit Orsino pour une statue en cire de Laurent. Quant à Pollaiuolo, il consacra par une intéressante médaille le souvenir du péril auquel Laurent avait échappé, et, comme orfèvre, il exécuta le casque d’argent donné à Frédéric d’Urbin, vainqueur de Volterra (1472). A cela se bornent à peu près les encouragemens de Laurent aux sculpteurs de son époque, à moins qu’on ne veuille reconnaître son intervention dans les commandes faites par la république, par certaines églises, ou même par certaines familles, ce qui est possible, car son influence s’étendait partout et à tout, et l’on ne résistait guère à ses conseils. Ce qui est certain, c’est que son nom ne figure nulle part à côté des noms de Luca délia Robbia, de Desiderio da Settignano, de Mino da Fiesole. Les œuvres si gracieuses et si pures de ces maitres furent suscitées par la piété ou la munificence des simples citoyens ; elles n’ont rien de commun avec le protectorat officiel ou privé de Laurent.

Laurent s’intéressait cependant à toutes les manifestations de l’art. Les graveurs de médailles ne le trouvèrent pas indifférent, et il eut ce mérite de ressusciter pour ainsi dire l’art des camées et des intailles. Grâce aux collections du palais des Médicis, les artistes purent étudier les délicates merveilles que l’antiquité avait produites en ce genre, et souvent ils atteignirent à une telle perfection que leurs créations et leurs copies sont difficiles à distinguer des pièces véritablement antiques. A la tête des plus célèbres sculpteurs de camées et de gemmes, il convient de placer Giovanni delle Corniole, l’auteur du fameux portrait de Savonarole, et le Milanais Domenico de’ Cammei, à qui l’on attribue dans le musée des Offices les portraits de Louis le More et de Laurent le Magnifique, ainsi qu’une onyx sur laquelle on voit un taureau conduit au sacrifice par trois hommes d’une surprenante beauté. C’est pour Laurent que ce dernier camée avait été exécuté. A la même école se formèrent Valerio Vicentino, qui n’avait que vingt-quatre ans lorsque mourut Laurent, et une foule d’autres artistes dont Vasari nous a conservé les noms. Parmi les graveurs de médailles, il faut mentionner avant tous les autres, outre Pollaiuolo, Pietro di Niccolò, à qui nous devons la médaille de Laurent de Médicis.

Dans le domaine de la peinture, Laurent nous apparaît aussi comme un Mécène plein de zèle quoique moins bien inspiré. Antonio Pollaiuolo peignit pour lui Hercule étouffant Antée, Hercule terrassant un lion et Hercule tuant l’hydre de Lerne, tableaux où la tension des muscles était merveilleusement rendue. Sandro Botticelli, dit Vasari, orna de plusieurs tableaux le palais des Médicis, et il cite avec éloge une Minerve et un saint Sébastien, aujourd’hui perdus. C’est également au pinceau de Botticelli que furent demandés le portrait de Lucrezia Tornabuoni, mère de Laurent, et celui de la belle Simonetta, maîtresse de Julien de Médicis. Laurent apprécia aussi le talent de Filippino Lippi. Il reporta sur le fils de Filippo Lippi une partie de la bienveillance que Côme avait témoignée au moine aventureux. Filippino dut au patronage de Laurent la faveur de peindre à Rome, dans l’église de la Minerve, la glorification de saint Thomas. Pour son protecteur, il eut à représenter un sacrifice sous le portique de la villa de Poggio a Cajano. Vasari ne mentionne aucune autre œuvre sollicitée de Filippino par Laurent. Il ne nous reste que deux noms à rappeler : celui d’Alesso Baldovinetti et celui de Domenico Ghirlandajo. Parmi les personnages contemporains que Baldovinetti avait groupés dans sa fresque, aujourd’hui anéantie, du chœur de Santa-Trinità, il avait introduit Laurent et Julien de Médicis. Quant à Ghirlandajo, il reproduisit aussi les traits de Laurent dans la même église lorsqu’il peignit, à la prière de Francesco Sassetti, saint François faisant approuver sa règle par Honorius. Plusieurs tableaux de sa main furent, dit-on, destinés au petit-fils de Côme ; mais c’est à la prière de Jean Tornabuoni, proche parent des Médicis, que Ghirlandajo exécuta les fresques du chœur de Santa-Maria-Novella, une de ses œuvres les plus importantes. Il y associa aux personnages de l’Évangile plusieurs des hommes qui appartenaient au cercle intime de Laurent, entre autres Marsile Ficin, Landino, Gentile Becchi et Politien, sans parler d’autres personnages dont les figures, pour ainsi dire vivantes, nous montrent les physionomies et les élégans costumes du XVe siècle.

Tels sont les principaux peintres florentins auxquels Laurent accorda sa bienveillance. Quant à Lorenzo di Credi, l’auteur de cette Adoration des Mages qui est un des ornemens de l’Académie des Beaux-Arts, et quant à Léonard de Vinci, ils demeurèrent toujours à l’écart, quoique tous deux élèves de Verrocchio. Léonard n’alla pourtant s’établir auprès de Louis le More qu’en 1483, et à cette époque il avait déjà peint la fameuse rondache, un des anges dans le Baptême du Christ de Verrocchio, la Tête de Méduse, d’autres ouvrages encore, parmi lesquels peut-être la Vierge aux Sochers) du Louvre. Aucun document ne signale non plus le moindre travail de Pérugin pour le chef de la maison des Médicis, et cependant le peintre ombrien séjourna à Florence de 1482 à 1491.

Ce qui nous frappe dans les renseignemens que nous a transmis Vasari, c’est le choix des sujets imposés, aux artistes par leur protecteur. Il n’est guère question que de sujets mythologiques. La passion de l’antiquité semble dominer presque exclusivement l’esprit de Laurent. On ne voit pas que Laurent ait demandé aux peintres de son temps la décoration de quelque chapelle, ni qu’il ait le mérite d’avoir fait exécuter quelqu’une de ces œuvres divinement inspirées, gloire principale de l’école florentine, à moins que l’Adoration des Mages de Botticelli n’ait été peinte par son ordre[14]. Sans doute nous ne prétendons pas que la peinture religieuse n’ait inspiré à Laurent que de l’indifférence ou du dédain, mais ses préoccupations habituelles l’entraînaient ailleurs. En peinture, de même qu’en littérature, c’est à faire revivre l’antiquité qu’il mettait tous ses soins. On peut lui reprocher d’avoir contribué à précipiter l’art aussi bien que les mœurs vers le paganisme, et d’avoir favorisé des tendances qui, raisonnables et fécondes à l’origine, menaçaient de dégénérer et dégénérèrent plus tard en excès condamnables.

Il ne faudrait pas d’ailleurs s’exagérer l’influence de Laurent sur l’école florentine du XVe siècle, ni représenter cette école comme plongée dans l’idolâtrie de l’antiquité. Assurément l’enthousiasme était grand pour les œuvres du génie antique ; mais on ne saurait sans injustice imputer à l’art de cette époque les intentions grossières que révèlent-parfois les œuvres du siècle suivant. Même quand les artistes abordent directement la mythologie, ne donnent-ils pas en général à leurs conceptions une chasteté vraiment chrétienne ? Qu’il y ait eu de temps en temps dans l’amour de l’antiquité et du naturalisme quelques exagérations et quelques écarts, nous ne le contestons pas. Pourquoi par exemple Pollaiuolo, lorsqu’il représente sur une médaille la conjuration des Pazzi, met-il en scène des personnages nus ? Pourquoi Giuliano da San-Gallo mêle-t-il des centaures et des hommes nus aux charmantes arabesques et aux têtes de chérubins dont il orne le tombeau de Francesco Sassetti à Santa-Trinità ? Mais ces abus étaient rares encore, ils n’étaient que les symptômes d’inclinations qu’il eût fallu combattre au lieu d’en favoriser le développement.

Pour avoir une idée complète du mouvement de l’art à l’époque de Laurent, il faudrait aussi parler de la miniature et de la mosaïque. Bartolommeo della Gatta, Attavante, Monte di Giovanni, Zanobi Strozzi, Francesco Rosselli, furent contemporains de Laurent, et rivalisèrent avec Libérale de Vérone, Girolamo de Crémone et les miniaturistes de Sienne. Ce sont des artistes en faveur auprès de Laurent qui s’occupèrent de relever l’art de la mosaïque. Baldovinetti répara les mosaïques du Baptistère. Vers 1490, Gherardo di Giovanni et D. Ghirlandajo firent l’Annonciation qu’on voit au-dessus d’une des portes latérales du Dôme, et ils commencèrent la décoration de la chapelle située derrière le chœur dans la même église. Enfin l’on ne doit pas négliger de remarquer l’essor que prit alors la gravure. Florence avait donné l’exemple. Les écoles voisines allaient développer les ressources de cet art que Marc-Antoine éleva jusqu’à la perfection.

Nous ne savons pas l’impression que produisirent sur Laurent de Médicis les progrès de la gravure, progrès réalisés sous ses yeux ; mais sans doute il n’y resta pas insensible. Dans ses collections durent entrer les estampes de Baccio Baldini, de Botticelli et des autres maîtres de la même époque. Les collections du palais de la Via Larga se composaient en effet des œuvres d’art les plus variées. Les livres, les manuscrits, y trouvaient place à côté des tableaux et des statues. Cependant, ce qu’on y admirait par-dessus tout, c’étaient les pierres gravées, les camées, les bronzes et les vases antiques. Quant aux jardins que Laurent possédait auprès du couvent de Saint-Marc, ils étaient peuplés de magnifiques marbres grecs et romains. Laurent ne cherchait pas dans ces trésors une jouissance égoïste ; il les mit libéralement à la disposition des artistes et fonda même, au milieu des chefs-d’œuvre du passé, une académie ou école de dessin dont il confia la direction à Bertoldo, élève de Donatello. Michel-Ange avait quinze ans lorsque, sur la recommandation de Ghirlandajo, son maître, le jardin des Médicis lui fut ouvert. Il y sculpta la tête de faune qui lui valut la protection spéciale de Laurent.

Laurent mérita donc, au moins en partie, le surnom de Magnifique ; mais sa munificence et sa libéralité furent payées cher par les Florentins. Aux sommes énormes que lui coûtèrent ses collections et les encouragemens donnés aux lettres et aux arts s’ajoutaient d’ailleurs les dépenses, plus considérables encore, que nécessitaient, sans les justifier, sa vie princière, l’établissement de ses enfans, la Consolidation de son pouvoir à Florence et de son influence au dehors. Il pouvait d’autant moins faire face à tous ces frais avec sa propre fortune qu’il laissa tomber ses affaires pécuniaires dans le plus triste état. Peu apte aux opérations de banque, il négligea les maisons qu’il avait à Rome, à Milan, à Lyon et à Bruges, et fut d’ailleurs mal secondé par ses représentans ; Après avoir usé d’expédiens passagers, il finit par trouver des ressources permanentes en rapport avec ses besoins. Le conseil des soixante-dix, institué par lui en 1480 et composé de ses créatures, nommait dans son propre sein une commission de douze membres, à laquelle étaient réservées toutes les questions de finances et qui était renouvelée de deux en deux mois. Laurent eut soin de ne laisser admettre dans cette commission que des hommes docilement soumis à ses Volontés. Les trésoriers et les percepteurs des impôts furent tous pris parmi ses créatures. Dès lors la fortune de l’état fut à sa disposition, et il s’en empara sans scrupule. Plus de 100,000 florins d’or, dit Giovanni Cambi, passèrent à Bruges, où la banque des Médicis était sur le point de faire faillite. Laurent eut du moins la prudence de restreindre ses affaires commerciales, sans toutefois les discontinuer, car il y trouvait un moyen d’assurer les combinaisons de sa politique. Antonio Miniati, directeur du mont (dette publique) et membre de la commission des finances, et Giovanni Guidi, notaire et greffier des archives publiques, mirent entre ses mains le trésor de la commune et lui conseillèrent les mesures capables de remplir à son profit les caisses de l’état. De nouveaux impôts, arbitrairement fixés, pesèrent sur les Florentins. Malgré ces impôts, le mont ne put toujours servir intégralement les intérêts de la dette nationale ; il n’en paya plusieurs fois que la moitié et même le cinquième. Le mécontentement était d’autant plus grand à Florence qu’on n’ignorait pas-les malversations de Laurent. Ce fut bien pis encore quand il osa toucher au Monte delle fanciulle, établissement très populaire où les grands et petits déposaient, sous le nom de leurs filles, des fonds qui au bout d’un temps déterminé constituaient une dot. En 1485, le Monte delle fanciulle ne paya qu’un cinquième des dots ; le reste devait être inscrit sur un registre spécial et rapporter 7 pour 100, taux qui, six ans plus tard, fut abaissé à 3 pour 100. Cette espèce de banqueroute diminua beaucoup le nombre des mariages. Il semble que tant d’exactions auraient dû relever complètement la fortune de Laurent. Il n’en fut rien. Les banques de Lyon et de Bruges furent obligées de prendre des arrangemens avec leurs créanciers. Lorsqu’en 1494, pendant le passage de Charles VIII à Florence, le seigneur de Balassat donna le signal du pillage dans le palais des Médicis, il déclara que les richesses de ce palais le dédommageraient enfin des pertes que lui avait imposées la banque de Lyon ; mais la victime la plus notable de cette banque fut Philippe de Commines. En dépit de ses instances, il ne reçut qu’un maigre appoint sur ce qu’il avait le droit d’exiger. Rien de plus instructif que la correspondance échangée entre le débiteur et le créancier : Laurent proteste de son dévoûment et de sa reconnaissance, il offre en paroles tous ses biens à l’ambassadeur français. « L’amitié de votre excellence, ajoute-t-il, est plus précieuse à mes yeux que n’importe quelle somme d’argent. » Voyant qu’il ne pouvait rien ou presque rien obtenir, Commines, qui tenait à conserver la faveur du chef de la républiques florentine, se résigna et cessa d’importuner son correspondant besoigneux. Cinq ans après la mort de Laurent, il n’était pas encore remboursé intégralement, et il eût acquis, en échange de sa créance, une partie de la riche bibliothèque des Médicis, si le patriotisme de Savonarole n’eût conservé à Florence cette incomparable collection.

En somme, quel fut le rôle de Laurent ? A l’intérieur, il supprimât complètement les libertés des Florentins, tout en ayant l’air de les respecter, et il parvint à exercer un pouvoir complètement absolu. Sa volonté devint la volonté de tous ceux qui occupaient les charges de la république. L’ambition lui attacha les plus nobles familles, aussi bien que les hommes qui lui devaient leur élévations Par le conseil des soixante-dix, il disposa de tous les emplois ; par le conseil des finances, le trésor public fut à sa discrétion. Aucun homme n’a puisé comme lui dans les caisses de l’état. En portant la main sur le Mont des Filles, il combla la mesure de ses déprédations, sans que le mécontentement de tous allât jusqu’à la révolte. C’est que les Florentins avaient fini par s’habituer au joug et par trouver plus que tolérable un gouvernement qui leur assurait la tranquillité dans la ville et la paix au dehors. Vis-à-vis des différens états de l’Italie, Laurent déploya en effet une habileté peu commune et finit par maintenir entre eux un équilibre profitable au repos général. S’il s’attira d’abord une guerre formidable, il effaça ses fautes par la prudence de sa conduite postérieure et sut éviter tous les écueils. On loua ses conseils au duc de Ferrare ; on lui sut gré de sa médiation entre Innocent VIII et Ferdinand. Les Florentins virent avec orgueil son crédit auprès du pape et les marques de déférence que lui donnaient tous les souverains. La prise de Sarzana contribua surtout à sa popularité. Laurent du reste s’entendait à flatter les passions du peuple et à endormir les esprits. Aux compétitions des partis avaient succédé les fêtes, les spectacles, les danses, les saturnales de l’ancienne Rome, et l’auteur des chants carnavalesques ne craignait pas de se mêler aux orgies du carnaval. La corruption publique fut son moyen principal de domination. Au surplus, il faut reconnaître que, pour les hommes inaccessibles aux séductions vulgaires, il y avait alors dans le courant qui entraînait la société tout entière vers les lettres et les arts un dédommagement à l’inaction politique et à la perte de la liberté. L’érudition, la philologie, l’étude des auteurs grecs et latins, des philosophes et des poètes, étaient devenues l’occupation et la préoccupation de chacun. On prenait parti pour Aristote ou pour Platon comme pour des contemporains. Aux peintres et aux sculpteurs, on demandait des fresques, des statues, des bas-reliefs pour la décoration des palais et des chapelles. Le beau était dans l’air qu’on respirait, et l’on en jouissait avec un zèle patriotique. Dans ce domaine des lettres et des arts, Laurent, il faut le redire, ne demeura rien moins qu’inactif ; mais, il faut le redire aussi, on peut à bon droit lui reprocher son culte excessif pour l’antiquité. En peinture et en sculpture comme en littérature, il contribua plus qu’aucun autre à subordonner les idées et les croyances de son époque aux souvenirs du paganisme, méconnaissant ainsi les saines traditions de l’école florentine, où l’influence de l’antiquité, l’étude de la nature et les inspirations chrétiennes avaient été jusqu’alors combinées dans une si juste mesure. Par là, il prépara les esprits à la tyrannie de ce matérialisme qui devait aboutir à l’avilissement de l’art, et contre lequel Savonarole tenta de réagir, aux applaudissemens des plus grands maîtres, aux applaudissemens de Michel-Ange lui-même.


GUSTAVE GRUYER.


  1. Il s’appelle maintenant palais Riccardi, d’après le nom du personnage qui l’acheta en 1659. Depuis 1842, il appartient au gouvernement.
  2. Pierre de Médicis avait eu pour femme Lucrezia Tornabuoni, et Tommaso Soderini avait épousé Dianora Tornabuoni, sœur de Lucrezia. Soderini était par conséquent l’oncle de Laurent.
  3. Carlo Capponi.
  4. Montesecco avait divulgué les rapports des conjurés avec V. Riario et Sixte IV.
  5. Voyez les pages 150 et 156 dans la petite édition de Barbera, 1859.
  6. Les buveurs.
  7. Les saints dont il est ici question sont deux eunuques de la fille de Constantin qui subirent le martyre sous Julien l’Apostat.
  8. Il avait déjà traduit le traité de Dante sur la monarchie.
  9. Lettre à Laurent, juillet 1484.
  10. Voyez, entre autres lettres, celle d’octobre 1489, citée par M. de Reumont, t. II, p. 114-115.
  11. Peut-être à l’instigation de Laurent, selon les annotateurs de Vasari.
  12. Rio, l’Art chrétien, t. Ier, p. 455-458. — Vasari, t. VII, p. 238.
  13. Vasari, t. VIII, p. 267.
  14. Dans ce tableau, qui de Santa-Maria-Novella a passé aux Offices, les trois adorateurs de l’enfant Jésus ne sont autres que Côme, Jean son fils et Julien son petit-fils.