Le Caractère des races humaines et l’avenir de la race blanche

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Le Caractère des races humaines et l’avenir de la race blanche
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 76-106).
LE
CARACTÈRE DES RACES HUMAINES
ET
L’AVENIR DE LA RACE BLANCHE

Toutes les races sont-elles de même valeur au point de vue de la civilisation ? La blanche, qui semble supérieure aux autres, est-elle désormais, comme on l’a soutenu, menacée ou d’absorption ou de recul progressif par le flot montant des races noire et jaune ? Après le crépuscule des dieux, aurons-nous, dans un certain nombre de siècles, le crépuscule des blancs ? Sur ce point ont été hasardés les pronostics les plus contraires. Tout récemment un livre de M. Pearson, ancien ministre de l’Instruction publique en Australie, causait un véritable émoi parmi les Anglais et les Américains . Chez nous, M. G. Le Bon et M. Barbé avaient déjà annoncé la rivalité imminente des trois grandes fractions de l’espèce humaine[1]. Les falsificateurs de l’histoire, si fréquens outre-Rhin, avaient jadis représenté comme une lutte de « races » la guerre fratricide de la France et de l’Allemagne, deux pays semblables, en réalité, par la composition ethnique. La vraie lutte des races que verront les siècles à venir, peut-être même le prochain siècle, c’est, prétend-on aujourd’hui, celle des noirs et des jaunes avec les blancs, notamment de la vieille civilisation chinoise avec la nouvelle civilisation européenne. — Vous vous épuisez, nous dit M. Pearson, en armemens gigantesques contre des peuples qui sont vos proches parens ; vous y dépensez votre or, vous y perdez vos forces, tandis que le barbare rassemble les siennes pour le printemps qui va venir. Votre vieille Europe se demande avec anxiété si tel peuple gagnera ou perdra telle province, si la Russie avancera ou n’avancera pas sur Constantinople, tandis que le sort même de la civilisation européenne dans le monde sera bientôt en question pour votre postérité. — Si, malgré ces hardies prédictions, personne ne peut encore rien affirmer de certain sur les destinées de notre race, chacun doit cependant, dès aujourd’hui, en avoir la préoccupation. Il est bon, surtout pour le philosophe, d’élever parfois ses regards au-dessus de l’heure qui passe et de les diriger vers les profondeurs de l’avenir : c’est souvent le meilleur moyen de jeter quelque clarté sur les questions mêmes du jour.


I

Dans le présent, et peut-être aussi dans le passé, tous les types de l’humanité semblent se réduire à trois : l’européo-sémite, l’asiatico-américain, et le nègre, — ou, plus simplement, à deux, le blanc (qui s’est différencié en faces plates et faces anguleuses) et le nègre. On peut concevoir que le nègre soit né le premier, puis ait donné naissance successivement à l’Australoïde aux cheveux frisés, à l’une des formes du brun aux cheveux droits ou ondes, et finalement à l’Européen blond. On peut concevoir que, sur des points différens du globe, des races humaines indépendantes aient pris peu à peu naissance parmi des animaux anthropoïdes préexistans. Mais il faut alors supposer, sur ces divers points, une coïncidence de résultats anatomiques et physiologiques qui n’est pas très vraisemblable. Les monogénistes ont eu gain de cause sur la fécondité entre les races humaines actuelles les plus distantes, qui peuvent toutes se croiser. Les polygénistes l’ont emporté sur l’impuissance des milieux à produire, par eux seuls, certains caractères propres aux races particulières. Ainsi les enfans des blancs qui ont bruni sous les tropiques naissent toujours blancs, et ils restent blancs s’ils ne s’exposent pas eux-mêmes à la lumière des tropiques. Mais c’est qu’il s’agit là d’une coloration brune acquise par les parens pendant leur vie sous l’action du milieu extérieur, non d’un caractère congénital. Il faut simplement conclure de ce fait que l’exposition des parens au soleil tropical brunit leur peau sans brunir les élémens germinaux qui donneront à la peau de leurs enfans la couleur héréditaire. Il n’en résulte pas qu’un enfant brun n’ait jamais pu naître de parens blancs, ni surtout qu’un enfant blanc n’ait jamais pu naître de parens bruns. C’est dans les germes que le jeu des élémens colorés a dû se produire, indépendamment de l’action directe du soleil ; il y a là une question de pigmens qui suppose une combinaison fortuite, comme celle qui fait naître des fleurs à coloris nouveau de fleurs autrement colorées. Une fois qu’un enfant est né avec une peau plus brune ou plus blanche que ses parens, il peut transmettre cette particularité congénitale à sa propre descendance, surtout si elle offre un avantage et si elle se trouve mieux appropriée au climat. La question des origines physiques de l’humanité et de ses diverses races est donc toujours pendante.

Au reste, ces origines importent peu : en remontant assez haut, on finit toujours par les voir se confondre et nous sommes toujours parens ; ce qui importe au philosophe, c’est le présent et l’avenir. Les anthropologistes ont beau sans cesse invoquer la science, ils font entrer leurs partis pris dans leur science encore en bas âge. Voici des anthropologistes qui, quand il s’agit d’opposer l’homme à l’animal, ne veulent admettre aucune différence essentielle et se font un plaisir de montrer l’unité des simiens et des humains ; s’agit-il, au contraire, d’admettre l’unité des races humaines, tout au moins leur unité mentale, ces mêmes anthropologistes ne veulent plus voir que les oppositions : ils mesurent des crânes, des tibias, etc., et creusent aussi profond qu’ils le peuvent l’abîme du nègre au blanc, après avoir essayé de combler l’abîme du singe au nègre. Le dédain qu’ils montrent généralement à l’égard des psychologues n’empêchera pas ces derniers de maintenir que, si l’espèce humaine est composée de variétés très dissemblables, comme d’individus très différens et par le caractère et par les aptitudes, un nègre ou un jaune n’en sont pas moins des hommes, et qui ont droit, comme le blanc, au respect et à la sympathie. Tous les argumens en faveur de l’esclavage fondés sur la prétendue existence « d’espèces » d’hommes différentes, outre qu’ils reposent sur un principe biologique invérifiable, aboutissent à de fausses conséquences morales. Pour les moralistes en effet, comme pour les psychologues, il n’existe qu’une seule espèce d’âme humaine, à prendre ce mot dans sa plus grande généralité, qui n’exclut nullement la profonde différence entre les hommes. En fait, remontez assez haut dans l’histoire et surtout avant l’histoire, vous verrez toutes les races se réunir dans les mêmes occupations, dans l’usage des mêmes instrumens, dans les mêmes coutumes, dans les mêmes croyances, et jusque dans les mêmes rites funéraires. Aussi la psychologie des races doit-elle d’abord s’efforcer de reconstituer le caractère fondamental qui leur est commun à toutes. Et ce caractère pourra être considéré comme étant celui de l’humanité primitive, sans aucune distinction de couleur ; essayons donc d’en déterminer les traits essentiels.

Un crâne fuyant, des arcades sourcilières proéminentes, une mâchoire projetée en avant, l’aspect bestial que supposent les crânes humains les plus anciens trouvés à Neanderthal ; des jambes courtes et, comme celles des singes, sans mollets ; une station qui n’était encore qu’à demi verticale et des genoux fortement fléchis, — caractère qu’on retrouve dans les reproductions de l’homme remontant à l’âge de la pierre taillée ; — pour tout langage des gestes, des hurlemens, des cris et interjections, spontanés ou volontaires : voilà, selon les anthropologistes, quel était l’homme primitif, le futur « roi de la création »[2]. On sait que l’embryon de l’homme possède une queue qui disparaît ensuite ; au septième mois il est recouvert, excepté sur la plante des pieds et des mains, d’un épais revêtement de poils destinés également à disparaître. Or l’embryon, si vite transformé aujourd’hui, récapitule successivement les formes principales par lesquelles ont dû passer nos ancêtres, à travers l’immense durée des périodes géologiques. Il est donc probable que le corps des hommes primitifs était en grande partie recouvert de poils. Une gravure de l’époque de la pierre, exécutée sur un bois de renne, nous montre un jeune chasseur qui poursuit un aurochs : son corps est presque tout poilu ; la colonne vertébrale frappe par sa longueur, et sa forme arquée rappelle celle du singe marchant droit sur ses jambes. Beaucoup de peuplades nègres ne sont pas encore entièrement droites, et plusieurs ont une véritable toison.

Certains singes paraissent très voisins des hommes les plus inférieurs, de ce que dut être autrefois l’homme primitif ou son ancêtre anthropoïde. La grande différence, c’est que l’homme, grâce à sa constitution cérébrale, était plus capable de réflexion et qu’il a pu intentionnellement employer des signes pour se faire un langage. La réflexion et la parole sont les caractéristiques de l’humanité dans toutes les races. Mais il ne faut pas se figurer ces deux aptitudes comme toutes développées et en quelque sorte adultes dès l’origine. La période la plus ancienne de la pierre, nommée archéolithique, ne représente pas encore le vrai début de l’humanité. Sans doute cette période a été universelle : on en a retrouvé les traces non seulement dans toute l’Europe, mais encore en Asie, en Afrique, en Amérique. Est-ce là, pourtant, l’humanité primitive ? Non, et la preuve en est dans la lenteur même des développemens qui ont eu lieu pendant les divers âges de la pierre ; lenteur si grande qu’elle présuppose une période encore bien plus longue avant les premières inventions humaines et l’usage des premiers outils. Considérons quelles suites de siècles représentent les deux âges de la pierre brute et de la pierre polie ; pendant les milliers d’années qui formèrent le premier de ces âges, l’esprit humain ne fit pratiquement aucun progrès dans l’art de tailler le silex. Pendant l’âge de la pierre polie, il mit des siècles à découvrir une chose aussi simple que la substitution de la corne à la pierre dans ses armes. En Europe, durant des milliers d’années, l’homme primitif s’est borné à tailler, souvent à la perfection, l’unique outil de Saint-Acheul et de Chelles. Il n’avait pas même eu l’idée si naturelle d’attacher un silex taillé à un manche pour faire d’un ciseau une hache. De tous les outils néolithiques, la hache, une fois inventée, fut de beaucoup le plus important ; c’est par elle que l’homme remporta la plus grande victoire sur la nature. C’est probablement en faisant éclater des silex et en les polissant que nos ancêtres préhistoriques apprirent par hasard à allumer le feu, qui ne fut ainsi qu’une conquête très tardive. Même au dernier siècle, diverses populations sauvages étaient encore incapables de le reproduire, une fois éteint. C’est seulement depuis la substitution des métaux à la pierre et à la corne que les progrès humains sont devenus mesurables. Encore la capacité de perfectionnement rapide n’a-t-elle caractérisé qu’une partie de l’espèce et ne s’est-elle manifestée que dans les plus récentes heures de son existence.

On a soutenu que l’homme, dès le commencement, avait eu le langage articulé. Mais il est impossible, sans admettre un miracle, de se figurer un premier homme ou de premiers hommes parlant, au sens propre du mot. La partie même du cerveau qui est actuellement dévolue au langage et qui, on le sait, est très localisée, ne pouvait avoir à l’origine ce développement. L’homme a dû se borner d’abord, comme l’enfant même, à émettre des sons au hasard ou des chants, ainsi que des cris et des interjections. On a soutenu aussi que les langues étaient de plus en plus riches à mesure qu’on remonte vers les origines ; c’est là confondre avec des langues originelles les idiomes de civilisations déjà avancées, tels que le sanscrit. Comment le langage primitif aurait-il été riche puisque les idées primitives et les choses à exprimer étaient alors si peu nombreuses ? Le langage actuel des peuplades inférieures peut nous faire entrevoir, par analogie, celui des premiers hommes. Les Tasmaniens n’ont pas de mots pour les idées abstraites et générales ; ils ont bien un terme pour les principales variétés d’arbre, non pour l’arbre. Veulent-ils faire comprendre qu’une chose est dure, ils disent qu’elle est comme une pierre ; longue, comme une jambe ; ronde, comme une boule ou comme la lune. Un paysan illettré n’a besoin, pour la vie qu’il mène, que de trois cents termes environ, d’après les estimations les plus autorisées : les sauvages, eux, n’ont pas besoin de tant de mots et aussi en général, ne les ont-ils pas à leur service. Les Boschimans, dont la langue est des plus rudimentaires, n’arrivent pas à se comprendre entre eux dans l’obscurité. Le geste est presque toujours nécessaire aux sauvages comme complément de la parole. Pour dire : Veux-tu venir avec moi ? ils disent : — Toi, — puis montrent une direction. La caractéristique de leurs langues, ce sont les « mots-phrases », qui, en désignant un objet, désignent aussi l’ensemble des actions dont cet objet est le centre. Toutes les races ont passé par là, comme elles ont passé par la période de la pierre brute et de la pierre taillée.

On peut se faire une idée du caractère de l’homme préhistorique d’après celui de l’enfant et celui du sauvage. L’homme « à l’état de nature » est, comme l’enfant, un sensitif impulsif. Il faut faire exception pour les Indiens d’Amérique, qui savent se dominer eux-mêmes et montrent une sorte de flegme stoïque. Dans tout le reste de la terre, au témoignage des voyageurs, le sauvage manifeste une grande impulsivité, qui, d’ailleurs, se concilie fort bien avec la ruse et les vengeances longtemps méditées. Les animaux eux-mêmes sont à la fois impulsifs et rusés : veulent-ils vous ménager quelque tour de leur façon, le temps n’existe pas pour eux. Le sauvage, quand il n’a pas quelque grand intérêt à se contenir, rit, pleure, gesticule, s’agite de tous ses membres. Rien de plus mobile que son esprit et ses sentimens. Aussi Lubbock a-t-il pu dire : « Les sauvages sont des enfans ayant les passions des hommes. » Quant à leur volonté, elle a le plus ordinairement le caractère explosif : elle se rapproche de l’acte réflexe et se détend comme un ressort sous l’influence de la passion présente, pour retomber ensuite à l’état d’inertie. Ce qui frappe tous les voyageurs chez les races non civilisées, c’est l’habituelle incapacité de tout effort prolongé et méthodique. Les Peaux-Rouges se laissent exterminer plutôt que de s’astreindre à un travail régulier qui leur donnerait l’aisance. Ils ont d’ailleurs un attrait irrésistible pour la vie des forêts : donnez-leur une maison, ils y installeront leurs chevaux et iront dormir sous leur tente. Le travail continu, l’attention persévérante, voilà la chose héroïque pour l’homme primitif comme pour l’enfant ; ils éprouvent une répugnance parfois invincible pour cet état de concentration volontaire que M. Ribot considère comme « artificiel et surajouté », tandis que l’état de distraction serait naturel et fondamental. M. Ribot a remarqué que les plus constans efforts d’attention patiente ont peut-être été faits par les femmes, obligées de soigner leurs enfans et, de plus, astreintes à un travail régulier, tandis que le sexe fort, après avoir chassé, pêche, combattu, se reposait[3]. C’est surtout quand il s’agit de fixer son attention sur une idée, quelle qu’elle soit, que le sauvage montre son impuissance. D’après Burton, essayez de causer dix minutes avec un habitant de l’est de l’Afrique sur son système de numération, pourtant bien simple, vous lui causerez un mal de tête extrême. Chez certains Négritos, la stupidité est telle que, s’ils doivent faire quelque effort pour comprendre, « ils tombent de sommeil ; » insiste-t-on par trop, « ils sont malades. » Un sauvage de la Nouvelle-Calédonie répondait au missionnaire de Rochas, qui offrait de la viande à ses néophytes pour les faire sortir de l’apathie et les rendre attentifs : « Tu parles beaucoup, mais, vois-tu, ce qu’il nous faut, c’est ce qui emplit le ventre. » Chez les sauvages les plus inférieurs, l’inertie intellectuelle entraîne le manque de curiosité : rien ne les étonne, ou, s’ils s’étonnent, ce n’est que pour quelques instans. Lorsque Cook visita les Tasmaniens et les Fuégiens, il ne réussit pas à leur causer de la surprise en leur montrant une foule d’objets inconnus. Un sauvage s’amuse d’un miroir : il ne vous en demande pas l’explication. Les enfans des civilisés, au contraire, ont un instinct déjà développé de curiosité intellectuelle, qui leur met sans cesse aux lèvres le mot : Pourquoi ?

Comme le singe et comme l’enfant, l’homme primitif est foncièrement imitateur. Les Australiens, les Fuégiens, beaucoup de nègres d’Afrique reproduisent tous les mouvemens et gestes de leur interlocuteur à mesure qu’il parle ; ce qui ne laisse pas que d’être gênant. Bagehot rapporte, d’après le capitaine Palmer, qu’un chef des îles Fiji suivait un sentier de montagne escorté par une longue file d’hommes de sa peuplade, quand il lui arriva par hasard de faire un faux pas et de tomber ; tous les autres firent immédiatement de même. Peut-être aussi voulaient-ils, par cette imitation servile, montrer leur obéissance et leur passivité absolues.

Un tel esprit d’imitation favorise la routine, empêche toute innovation. « Parce que même chose fait pour mon père, même chose fait pour moi, « disent les nègres Moussas. On connaît des peuples noirs qui, bien qu’ayant toujours vécu de la chasse, n’ont pas encore trouvé d’autre moyen pour se procurer le gibier que de l’abattre avec des pierres. Les Australiens ichthyophages observés par Dampier, qui avaient cependant toujours habité au bord de la mer, ne savaient fabriquer aucune sorte d’engin pour la pêche, encore bien moins des radeaux ; ils passaient à la nage d’une île à l’autre. Les nègres Boschimans sont incapables des raisonnemens les plus simples pour améliorer leur misérable condition. Décimés par la famine, ils sont entourés de peuples pasteurs ; depuis des siècles ils s’emparent des troupeaux de leurs voisins pour les détruire et les manger, mais pas un n’a eu l’idée d’en élever de semblables ou, simplement, de conserver ceux qu’il avait capturés. Ce trait de génie est au-dessus d’eux ; ils continuent à mourir de faim plutôt que de suivre l’exemple de leurs voisins. Ils ont des armes, qu’ils manient avec la dernière adresse, mais ils sont incapables d’y apporter la moindre amélioration : aussi a-t-on dit que leur arme, — le boomerang, — fait partie de leur individualité immuable.

Ce qui s’est d’abord développé par sélection chez les hommes primitifs, c’est tout ce qui pouvait les aider dans la vie sauvage, tout ce qui pouvait les adapter à leur milieu. Sous ce rapport, ils ont acquis parfois des aptitudes remarquables. Un Esquimau consomme par jour, en moyenne, 24 livres de viande et de graisse et boit de l’huile de baleine comme nous buvons de l’eau. Ne connaissant pas l’usage du feu pour se chauffer, il se met nu dans sa hutte de neige pour avoir plus chaud : la circulation du sang devient alors plus active que sous des vêtemens épais et lourds. Le Chaambi du Sahara, lui, ne dépense pas par mois le double en poids des alimens nécessaires à l’Esquimau pour un seul jour. Il peut parcourir le désert sous un soleil ardent, sans boire ni manger, pendant trois jours consécutifs : une nuit de repos et un peu de nourriture lui rendront ses forces. Les Touaregs font des voyages de six jours à jeun. Les Boschimans, dont nous parlions tout à l’heure, manquant de tout dans leur pays stérile, sont fréquemment réduits à l’état de maigreur d’un squelette : on voit leurs os sous leur peau plissée comme celle d’un cadavre. En revanche, ils ont une faculté d’engraissement extraordinaire : on en a vu, dit M. Zaborowski, passer en quatre jours de la maigreur la plus lugubre à l’embonpoint le plus florissant. N’ayant pas de chevaux, comme les Touaregs, ils ont si bien développé leurs jambes, qu’ils sautent à travers les roches mieux que l’antilope ; un cheval ne peut les suivre en montagne ; dans la plaine, ils suivent eux-mêmes fort bien un cheval au galop. Exposés souvent à périr de soif, ils savent découvrir la présence d’une eau souterraine à de très grandes distances : couchés contre terre, ils distinguent au loin les vapeurs imperceptibles qui, dans l’air sec du désert, s’élèvent au-dessus des sols imprégnés d’humidité. Seule, leur intelligence est restée stérile : ils en sont à l’instinct. Les nains des forêts équatoriales de l’Afrique grimpent aux arbres avec l’agilité des singes, traversant les grandes herbes, dit Schweinfurth, et bondissant à la façon des sauterelles ; ils approchent de l’éléphant, lui mettent leur flèche dans l’œil et vont l’éventrer d’un coup de lance. Pas un homme des forêts de Sumatra ne reculerait, armé de son seul javelot, devant l’attaque par surprise d’un tigre ; fort amateurs de serpens, ils se glissent en rampant auprès de leur proie venimeuse et la saisissent à l’improviste. On peut donc dire que la loi de survivance des mieux adaptés a développé chez les sauvages l’acuité des sens, la rapidité de la perception, l’adresse et la force, enfin les qualités mentales pratiques qui se rapprochent de l’instinct.

Au contraire, la plupart des rapports abstraits, qui sont le fond même des lois scientifiques, échappent aux hommes primitifs : d’ailleurs, leur état social rudimentaire n’exige pas de connaissances générales. La numération même leur est extrêmement difficile. Australiens, Boschimans, Papous, Hottentots ne peuvent compter au delà de cinq ; d’autres peuplades, au delà de deux ou de trois. Si un sauvage du sud de l’Afrique vend un mouton pour deux paquets de tabac, il n’arrivera pas à comprendre qu’il doit livrer d’un seul coup deux moutons pour quatre paquets. Il faudra d’abord lui donner deux paquets, en échange desquels il livrera un mouton, puis deux autres paquets pour le second mouton. Peut-être aussi y a-t-il chez lui une défiance prudente ; les voyageurs jugent parfois les sauvages trop défavorablement, parce qu’ils ne se mettent pas à leur place par la pensée. Ainsi on reproche à l’Esquimau qui aperçoit pour la première fois un morceau de verre de le placer dans sa bouche, pour voir s’il va fondre comme la glace ; mais c’est là une preuve d’intelligence, non d’inintelligence. Un physicien à qui on présenterait un corps inconnu le soumettrait aux expériences déjà faites sur les corps qu’il connaît. Nul n’est obligé d’apporter en naissant la notion du verre et de ses propriétés. On reproche de même au Malais de rechercher la chair du tigre par conviction qu’il acquerra le courage de cet animal ; mais, quelque contestable que soit l’induction, encore est-ce une induction : nos médecins en ont fait longtemps qui n’étaient guère supérieures. Hippocrate croyait que les qualités du lait de la nourrice influent sur le caractère de l’enfant, et il n’est pas encore prouvé que cette influence soit nulle. Quant au Zoulou qui mâche et amollit de son mieux un morceau de bois dans l’espérance d’amollir le cœur d’un autre Zoulou auquel il veut acheter sa vache, il est non moins subtil en sa sottise que tel contemporain qui pratique l’envoûtement et perce le cœur d’une statuette. Les croyances les plus fausses du sauvage ne sont souvent que des déviations de l’esprit scientifique, et il y a des manières de déraisonner qui supposent une certaine force de raisonnement. Il n’est pas donné à tous les animaux de faire des sophismes.

Ce qui est vrai, c’est que les explications qui nous paraissent les moins scientifiques étaient les meilleures pour l’homme primitif. Il avait la crédulité de l’enfant ; plus une raison était étrange et même absurde, plus elle avait chance de le frapper : il pratiquait en grand le Credibile quia ineptum. Il n’en était pas moins déjà un animal capable de chercher et de comprendre des raisons générales et, par un progrès nouveau, universelles : c’était un animal scientifique et métaphysique. C’est aussi pour cette raison qu’il était, par excellence, un animal sociable, car il n’avait plus seulement, comme les bêtes, une sociabilité d’instinct, mais une sociabilité d’intelligence. Quoique ses sympathies fussent bornées à la tribu, elles n’en étaient pas moins le germe de cette sympathie universelle qui est identique à la plus haute moralité. De là surtout résulte l’unité morale de l’espèce humaine. Toutes les mensurations de crânes ou de squelettes n’empêcheront pas l’homme, à quelque race qu’il appartienne, d’être capable de moralité, c’est-à-dire d’action consciemment désintéressée en vue d’un autre homme ou en vue d’un groupe.

Physiologiquement l’homme primitif était plutôt un frugivore qu’un carnivore ; on peut donc croire avec Darwin qu’il était doux, non féroce comme le suppose M. Le Bon. Certaines coutumes, telles que le cannibalisme, l’abandon des vieillards, la tyrannie à l’égard des femmes, peuvent être des effets de la misère ou des nécessités de la guerre, qui elle-même fut amenée par la concurrence vitale. Les loups ne se dévorent pas entre eux, ni les lions, ni les tigres ; on ne voit pas pourquoi les hommes auraient éprouvé à l’origine ce besoin contre nature. Les mauvais traitemens infligés aux femmes par un grand nombre de tribus sauvages, l’état de servitude où elles sont tenues, la coutume même de les manger dès qu’elles atteignent un certain âge, toute cette brutalité du sexe fort peut n’avoir pas existé à l’origine. L’homme était alors proche du singe et des autres animaux ; or, parmi les anthropoïdes, la famille existe déjà : femelle et mâle font preuve l’un et l’autre d’une sollicitude touchante envers les jeunes : aussi les petits aiment-ils leur père autant que leur mère. Le gorille, la nuit, s’installe au pied de l’arbre sur lequel est solidement établi le nid où dort la famille. Au reste, les jeunes anthropomorphes, comme les nouveau-nés humains, exigent des soins constans, incapables qu’ils sont de s’aider de leurs membres et de se suffire à eux-mêmes. On ne voit pas les animaux, de quelque espèce qu’ils soient, maltraiter leurs femelles ; au contraire, ils les aiment et, au besoin, se dévouent pour elles. Il serait étrange que l’homme eût commencé par faire exception à la règle universelle.

C’est précisément la supériorité de l’homme sur les animaux, résultant de ce qu’il a la raison et l’expérience, qui l’a amené à différer des animaux tantôt en mieux, tantôt en pire. Aussi l’humanité sauvage offre-t-elle tous les types moraux. Les chefs Maoris de la Nouvelle-Zélande ne respiraient jadis que la guerre. On sait que l’un d’eux, pour justifier l’anthropophagie, disait à Dumont d’Urville : « Tout être de la nature a son ennemi, et il le mange quand il peut. » La barbarie des Dahoméens et des Achantis est bien connue. En revanche, Livingstone a trouvé au cœur de l’Afrique des tribus nègres inoffensives, très supérieures en tout, sauf pour les outils et les armes, aux tribus arabes. Il parle en termes touchans de son amitié pour ces noirs. Mlle Tinné s’exprime aussi avec attendrissement sur le compte de certaines tribus du Soudan qu’elle avait visitées. Au reste, toutes les émotions du sauvage sont irrégulières et inconstantes : de là ce que Burton appelle « un étrange mélange de bien et de mal. » Le sauvage a à la fois un bon caractère et un cœur dur, il est batailleur et circonspect, doux à un moment, cruel, sans pitié et violent à un autre, brave et lâche, têtu et volage, avare et prodigue ; il aime ses enfans et, dans un accès de colère, il les tue pour une simple maladresse. On reconnaît là l’incohérence d’un caractère sans équilibre et sans unité : bien des hommes civilisés ont une irritabilité plus ou moins analogue.

Remarquons, en outre, que plusieurs coutumes des sauvages qui nous semblent abominables sont des conséquences de sentimens qui ne sont point toujours odieux. On leur reproche de manger parfois leur vieux père, mais c’est pour lui donner une sépulture digne de lui (ainsi pensent les Capanagues). On leur reproche de manger un ami mort ou un maître, mais c’est pour « s’assimiler ses bonnes qualités. » Bien des sacrifices humains ont été faits dans une intention religieuse. Sans vouloir trop relever la morale des sauvages, encore ne faut-il pas la juger d’après nos idées et sentimens modernes. Notre « civilisation « même est trop souvent comparable à leur barbarie. Baker voulait convertir Commoro, chef Latouka : « Si on ne croit pas à la vie future, lui disait-il, pourquoi un homme serait-il bon, au lieu d’être méchant quand il y trouve son intérêt ? » Commoro répondit : « La plupart des hommes sont mauvais ; s’ils sont forts, ils pillent les faibles. Les bons sont tous faibles ; ils sont bons parce qu’ils n’ont pas assez de force pour être méchans. » Baker fut profondément scandalisé ; mais, chez les peuples les plus civilisés, ne trouve-t-on pas des hommes d’État qui ont à peu près les mêmes théories et qui les pratiquent sur une bien plus vaste échelle ?

Tenons compte aussi de l’influence perturbatrice exercée souvent par la religion sur la morale. L’indépendance première de la religion et de la morale est aujourd’hui démontrée ; elle est manifeste chez tous les peuples sauvages et dans les plus anciennes religions. La morale a pour point de départ certaines obligations familiales et sociales, conditions élémentaires de la vie en commun. La religion a pour point de départ la croyance à des êtres supérieurs, quoique analogues à nous, qui interviennent d’une façon mystérieuse dans notre destinée. Les conditions du bien moral et les hypothèses sur la destinée ne sont point des choses identiques. C’est seulement plus tard que la religion est devenue une sanction de la morale. Dans les commencemens, à côté de l’appui qu’elle pouvait prêter à certaines règles de conduite envers les autres, elle apportait aussi de nombreux obstacles au progrès moral et surtout scientifique. Quand une coutume, si odieuse soit-elle, quand une croyance, fût-elle absurde, a pris un caractère sacré, elle devient une barrière infranchissable. Elle ressemble à ces objets qui, chez certains sauvages, sont intangibles et qu’ils désignent sous le nom de tabou.

L’unité primordiale de l’esprit humain se montre, d’une manière frappante, dans les mythologies et coutumes religieuses. M. Letourneau, en étudiant l’Évolution religieuse dans les diverses races humaines[4], traite de la mythologie des races noires, jaunes et blanches. C’est au fond toujours la même : animation universelle, croyance aux doubles, aux esprits cachés dans le corps des animaux, des hommes, des êtres inanimés[5]. Puis le spectacle de la mort, ainsi que le souvenir de l’étrange vie du rêve, de l’évanouissement, de la catalepsie, éveille l’idée d’une existence prolongée au delà de ses limites apparentes. De là ce culte des morts qui se montre de si bonne heure chez les hommes préhistoriques, et qu’on retrouve, avec peu de variantes, chez les jaunes et les noirs aussi bien que chez les blancs.

En somme, les aberrations de l’instinct moral, social, religieux prouvent elles-mêmes l’existence de cet instinct, comme les aberrations de l’esprit scientifique et du raisonnement prouvent l’existence d’un être capable de raisonner et, par cela même, d’arriver un jour à une science plus ou moins rudimentaire. L’unité morale de l’espèce humaine, quelles que soient ses origines physiologiques, est donc démontrée. Non qu’il faille entendre par là que tous les hommes, tous les peuples, toutes les races soient capables de concevoir et de comprendre une morale également élevée au point de vue philosophique et scientifique ; mais la moralité n’est pas la science morale. Nul être humain n’est pourvu d’une moralité à sa portée, cela suffit : l’homme est sacré pour l’homme.


II

Après l’unité, il est légitime de montrer les diversités qui se sont produites entre les races humaines ; nous avons marqué leur commun point de départ, comment se sont-elles de plus en plus différenciées ? — Par la sélection et par l’hérédité. D’une part, les cerveaux ont acquis peu à peu un plus grand nombre de caractères fixes : ils sont devenus plus riches d’instincts ou de tendances, l’héritage cérébral va sans cesse en augmentant chez les races progressives. D’autre part, outre le capital déjà fixé que l’homme apporte en naissant, il possède aussi un capital mobile qui est de plus en plus considérable. Nous voulons dire que le cerveau, en même temps qu’il naît avec plus de parties fixes, a aussi plus de parties malléables et plastiques : il est à la fois plus perfectionné dès sa naissance et plus perfectible après sa naissance. Ce n’est pas tout. Si on considère la masse entière d’une race devenue supérieure, on y trouve plus de cerveaux capables de grands écarts par rapport à la moyenne : c’est-à-dire que la fécondité en talens et en génie y est plus grande. M. Gustave Le Bon et d’autres anthropologistes l’ont fort bien observé : sur mille Européens pris au hasard, il y en aura neuf cent quatre-vingt-quinze qui ne seront pas intellectuellement supérieurs au même nombre d’Hindous également pris au hasard ; mais ce qu’on trouvera chez les mille Européens et ce qu’on ne rencontrera pas chez le même nombre d’Hindous, ce seront un ou plusieurs hommes doués d’aptitudes exceptionnelles. Les différences existant entre les races supérieures et les races demi-civilisées ne consistent donc pas toujours en ce que la moyenne intellectuelle de la masse est inégale dans les deux races, mais en ce que la race inférieure ne renferme pas d’individus capables de dépasser un certain niveau. M. Le Bon croit avoir reconnu, après des recherches effectuées sur un nombre considérable de crânes appartenant à des individus de races différentes, que les races supérieures possèdent toujours un certain nombre de crânes d’une vaste capacité, alors que les races inférieures n’en possèdent pas. On peut dire, par conséquent, que la perfectibilité croît avec la perfection déjà acquise et fixée dans le cerveau. En outre, cette puissance de progrès devient de plus en plus rapide à mesure que les progrès déjà accomplis sont plus considérables : le mouvement social est un mouvement accéléré, dont la vitesse moyenne s’accroît à mesure qu’on se rapproche du but. De là est résultée une distance croissante entre les races. On pourrait les comparer à des coureurs sur le champ de la civilisation : ceux qui sont en avant ont le pouvoir de courir d’autant plus vite que leur avance est déjà plus grande ; il en résulte que les retardataires, par rapport à leurs concurrens, sont de plus en plus en retard. En d’autres termes, dans les sociétés civilisées, les cerveaux aptes aux idées générales et à l’association des rapports abstraits se sont multipliés à mesure qu’ils étaient et plus utiles et plus utilisés. Il en est résulté des races de plus en plus intellectuelles, où ont disparu une foule d’instincts et de talens inférieurs, comme l’acuité des sens ou les ruses presque animales des sauvages, tandis qu’augmentait, et dans la moyenne et chez les hommes supérieurs, le pouvoir de s’élever aux sommets de la science, de l’art, de la moralité. Ainsi, fils ou non d’Adam et d’Eve, il est clair que, dans la grande famille humaine, des familles secondaires se sont peu à peu différenciées.

C’est surtout dans la race noire que la sélection s’est exercée, à travers de longs siècles, en faveur des plus forts, des plus capables de bien se nourrir, des plus capables aussi de l’emporter sur les autres, soit par le courage, soit par la violence et la férocité. Dans la race blanche, la sélection a fini par s’exercer, sous bien des rapports, en un sens différent ; il était impossible que ces deux évolutions aboutissent aux mêmes formes cérébrales et mentales. Que les noirs soient ou non de la même souche humaine, les hérédités accumulées en ont fait une race actuellement inférieure. Tandis que l’indo-Européen a, en moyenne, un cerveau de 1 534 grammes, le nègre d’Afrique en a un de 1 371, l’Australien, de 1 228. Chez le nègre, la masse cérébrale se groupe surtout vers l’occiput ; chez le blanc, vers les lobes frontaux, « cette fleur du cerveau », disait Gratiolet. Le nègre présente la saillie en avant des mâchoires et des dents, le « prognathisme », et si l’appareil de la mastication est chez lui très développé, en revanche, l’arrêt de développement cérébral produit un angle facial plus petit. Chez le nègre, selon Gratiolet, les sutures crâniennes du front et des côtés se soudent les premières, ce qui implique un arrêt de développement ; chez le blanc, c’est l’inverse.

Le caractère nègre, selon Speke, Baker, etc., a pour traits dominans la sensualité, la tendance à l’imitation servile, le défaut d’initiative, l’horreur de la solitude, la mobilité, l’amour désordonné du chant et de la danse, le goût invincible du clinquant et de la parure. C’est un être aimant et un être de plaisir, léger, bavard, imprévoyant, paresseux. Le nègre a d’ailleurs ses qualités : il est sensible aux bons traitemens, susceptible d’un grand dévouement, mais capable aussi de haïr et de se venger avec cruauté. Bref, ce sont les qualités et les défauts de l’homme primitif, plus ou moins altérés par les siècles, par les milieux, par le hasard des circonstances, par les traditions et coutumes, par les rites des religions. La race nègre, depuis son apparition, n’a élevé aucun monument d’art ou de littérature ; l’état de ses connaissances est demeuré rudimentaire. Là même où le nègre a subi le contact des esprits les plus cultivés et reçu une éducation libérale, il n’a pas encore exécuté de travail génial dans un département quelconque de l’activité intellectuelle. Sous le rapport religieux, on sait que les noirs sauvages en sont restés au fétichisme le plus grossier ; ils croient que tous les objets, y compris les rochers et les fleuves, sont animés et peuvent exercer sur leur sort une influence favorable ou défavorable. C’est pour se rendre propices les âmes des morts et les innombrables divinités dont ils peuplent la nature, qu’ils font des sacrifices humains : au Dahomey et chez les Achantis, ce sont de véritables massacres.

La supériorité de la race jaune sur la noire est bien connue. La sous-race chinoise, principalement, a l’industrie patiente, la ténacité appliquée surtout aux petites choses, la sobriété, la constance au travail ; ses défauts sont la sensualité et, dans certains cas, la férocité. Sous le rapport de l’intelligence, il doit manquer quelque chose à la race jaune. Les Chinois en effet, à plusieurs reprises, ont rencontré par hasard de grandes découvertes : presse à imprimerie, poudre à canon, boussole ; mais ils n’ont rien su achever, ils n’ont tiré de rien aucune grande conséquence ; leur esprit reste toujours à moitié chemin. Ils ont graduellement perfectionné l’art de la poterie, mais, pour leur en faire perdre le meilleur secret, il a suffi de la destruction d’une ville où ce secret était conservé. Admirable en son genre, le Chinois est invinciblement utilitaire et positif. Ne lui demandez pas les grands essors, les grandes idées, les vues désintéressées et universelles : il représente la perfection du terre à terre. Les vastes synthèses ne sont point son fait : le détail l’absorbe. Observateur attentif, travailleur ingénieux et adroit, il fera, si on veut, tous les ouvrages de femme avec la plus minutieuse habileté : il coudra, il brodera, il repassera le linge. Ce qu’il aura vu faire une fois, il l’aura bientôt reproduit, car il est beaucoup plus imitateur que le blanc. Toute la pratique, toute la technique, tout ce qui est mécanisme n’aura bientôt plus pour lui de secrets. On sait que les Chinois sont les plus habiles et les plus soigneux des agriculteurs : ne laissant pas un pouce de terrain inutile, ils ont fait de la Chine entière un jardin propre et régulier, séparé en une multitude de propriétés. Quant à l’art chinois, il est resté dans l’enfance, et encore a-t-il décliné. Leur théâtre est méprisable ; ni leurs romans, ni leur poésie n’ont inspiré autre chose aux Européens qu’un faible intérêt de curiosité. M. Pearson leur a justement opposé, sous ce rapport, un peuple de race blanche, la Russie. En Europe, nous ne connaissons pas plus la langue russe que nous ne connaissons le chinois ; la Russie a été déprimée pour un temps par la conquête étrangère, puis absorbée par les difficultés politiques ; cependant la littérature russe, depuis Gogol et Lermontoff jusqu’à Tourguenef et Tolstoï, est en train de faire le tour du monde « en éditions à bon marché ». Voilà le contraste d’une race jeune et féconde avec une race vieille, impuissante pour tout ce qui dépasse un certain niveau.

Au point de vue métaphysique et religieux, la race jaune s’est montrée plus stérile que les autres. Point de grandes conceptions du monde et de la destinée humaine : les spéculations sur l’infini laissent froid le positivisme chinois. Si l’évolution religieuse n’a pas débuté autrement chez les jaunes que chez les nègres et les blancs, elle s’est vite terminée par un arrêt de développement. Le jaune est trop positif. Son utilitarisme religieux se montre dans deux coutumes curieuses : le moulin à prières, ce chef-d’œuvre de l’économie du temps, et la méthode perfectionnée pour faire des dons à un mort : on écrit sur un papier la liste des dons les plus généreux, puis on se borne à brûler le papier sur la tombe. C’est de la munificence à peu de frais. Si la civilisation chinoise couvrait le globe, il serait à craindre qu’elle ne remplaçât tout effort d’invention scientifique par quelque moulin à équations : ce serait le triomphe des procédés mécaniques et des recettes utilitaires.


III

Les races aujourd’hui inférieures peuvent être modifiées par deux moyens, l’un psychologique, l’autre physiologique : l’éducation et le croisement. L’éducation produit de très grands résultats, surtout après un certain nombre de générations, mais son influence a des limites qu’il ne faut pas méconnaître. Nous avons vu que les races inférieures et les races supérieures ont acquis chacune, par leur évolution en sens divers, des qualités et tendances fort différentes. Toutes les aptitudes qui se rapprochent des instincts de l’animal, la civilisation les a fait disparaître, et il n’est aucune éducation qui pût tout d’un coup nous les rendre. Si on nous transportait chez les Esquimaux, pourrions-nous avoir l’énorme puissance digestive de leur estomac ? Et les Esquimaux, à leur tour, pourraient-ils acquérir, sinon après des siècles, l’énorme puissance digestive de nos cerveaux aryens ? Il y a, sinon inégalité primitive, du moins inégalité consécutive d’aptitudes et disparité actuelle entre les races humaines. Les cerveaux sont des concentrations de pensées comme les soleils des concentrateurs de lumière, et il y a des soleils de diverses grandeurs. Le travail des siècles ne peut pas être remplacé, pour les enfans des races inférieures, par un simple entraînement de quelques années. Il serait sans doute désirable que le premier enfant venu des Boschimans n’eût besoin que de s’asseoir quelque temps sur les bancs de nos écoles pour devenir égal en aptitudes à nos propres enfans ; mais la solidarité des générations à travers le temps s’y oppose. Le jeune sauvage pourra, étant données ses capacités, avoir autant et plus de mérite moral que les autres, selon la bonne volonté qu’il aura apportée au travail, mais, en général, il n’aura pas les mêmes talens. Quand on voit, en Afrique, un énorme chameau s’agenouiller à la voix d’un petit enfant, ce n’est pas en vertu d’un dressage immédiat, portant sur un animal sauvage : cet acte exprime, comme on l’a dit avec raison, la somme de tous les efforts faits de temps immémorial pour domestiquer l’espèce. De même, lorsqu’un homme descend d’une famille de race inférieure, dépourvue de toute culture ancestrale, il est généralement impossible de l’élever du premier coup au-dessus d’un certain niveau. Pendant les années où il a pu observer de près la mission égyptienne, M. Mismer déclare que, toujours, la capacité d’un élève se trouvait en rapport étroit avec la culture générale de ses ancêtres et avec les facultés constituant le privilège de sa race. « L’enfant d’une race inculte est obligé de tout apprendre, là où celui d’une race civilisée ne fait que se souvenir[6]. » L’enfant des races inférieures peut cependant s’assimiler avec assez de rapidité l’instruction la plus élémentaire, qui roule généralement sur des choses simples et ayant rapport à la vie sensitive. Tant que vous vous adressez à ses sens, à sa mémoire, à son imagination reproductive, vous obtenez des résultats. Voulez-vous dépasser un certain niveau, arriver aux notions les plus abstraites, aux combinaisons de logique ou d’invention scientifique, le développement s’arrête. M. Souffret a connu un jeune Touranien de douze ans qui s’exprimait en plusieurs langues, arabe, turc, français, avec la plus grande correction, mais qui n’a jamais pu retenir aucune notion d’histoire naturelle[7]. Et cependant ce Touranien était déjà d’une race relativement supérieure. Les faits de ce genre, si souvent observés, tiennent à ce que l’instruction première s’adresse à des facultés encore demi-sensitives ou demi-imaginatives, à une intuition plus ou moins spontanée et voisine de l’instinct ; or, ces facultés représentent l’héritage commun de toutes les races humaines, y compris celles qui sont aujourd’hui au-dessous des autres. Mais le surplus exige des cerveaux déjà façonnés par les siècles : c’est l’héritage particulier de la civilisation, c’est le résultat de la sélection sociale en faveur des têtes les mieux douées. Une loi physiologique veut que les types d’organisme les moins développés demandent moins de temps pour arriver à leur forme complète ; Spencer a montré que cette loi s’applique aux races humaines. Un cerveau plus volumineux, plus lourd et plus complexe demande plus d’années pour son entière formation ; aussi l’homme arrive-t-il moins vite à maturité que les autres mammifères, l’homme civilisé que le sauvage, le blanc que le nègre. De même, la puberté arrive plus tôt chez les races inférieures. C’est la preuve d’une nature moins plastique, ayant une rigidité et une immutabilité prématurées. Selon M. Reade, dans l’Afrique équatoriale, les enfans nègres ont « une précocité absurde. » Burton dit que les Africains de l’ouest sont d’une vivacité d’esprit remarquable avant l’âge de la puberté, comme si cette époque physiologique, de même que chez les Hindous, troublait leur cerveau. Chez les Australiens, la vigueur mentale semble décliner après l’âge de vingt ans et paraît à peu près éteinte vers l’âge de quarante. Loin de s’extasier devant les facultés précoces et les prodiges des jeunes nègres, il faut au contraire en concevoir de l’inquiétude. « Le noir, a-t-on dit, ne gagne pas en vieillissant. » Toutefois, l’expérience prouve deux choses : la première, c’est que l’intelligence des sauvages est, au fond, de même essence que la nôtre, puisqu’elle est susceptible de la même éducation fondamentale ; la seconde, qu’une série plus ou moins longue de générations est nécessaire pour faire acquérir au cerveau la même capacité, à l’intelligence la même étendue que chez les races civilisées.

Remarquons en outre que, parmi les sauvages, il n’y a pas seulement des primitifs, mais encore des dégradés beaucoup moins éducables. Si pauvre qu’ait été le développement des sauvages à travers les siècles, ils en ont eu un cependant. Par exemple, leurs préjugés et leurs superstitions, en s’accumulant, sont devenus innombrables. Parfois les circonstances défavorables du milieu ont augmenté progressivement leur férocité ; certaines tribus, qui n’étaient pas cannibales à l’origine, le sont devenues à mesure que la nourriture se faisait plus rare. Dans plusieurs pays, on trouve aujourd’hui à l’état sauvage des tribus qui eurent autrefois une certaine civilisation. Quelques-unes possèdent encore des instrumens dont elles ne savent plus faire l’usage qu’en faisaient leurs aïeux. Les Tasmaniens avaient des baguettes destinées à faire du feu et ignoraient même le but de cet instrument, conservé par tradition. Dans les coutumes religieuses et sociales d’un grand nombre de tribus actuelles de l’Australie, les observateurs ont reconnu des usages divers qui ne purent naître qu’à une époque où ces populations avaient atteint un certain degré de développement, bien supérieur à celui qu’elles présentent de nos jours. La déchéance est aussi fréquente dans les races que le progrès. On peut même ajouter qu’en général une race qui n’avance pas recule. Elle a donc un chemin plus long et plus pénible à faire pour remonter.

Les missions chrétiennes ont rendu l’immense service d’adoucir les mœurs. Sous le rapport religieux, elles n’ont pas toujours réussi ; elles ont souvent porté chez les noirs des préjugés nouveaux et des superstitions nouvelles. D’autre part, comment enseigner aux sauvages une « morale indépendante » et philosophique, qui serait au-dessus de leur compréhension ? Le problème de la moralisation des sauvages dans leur propre pays est un des plus difficiles à résoudre. Mais, quelle que soit la religion qui se répandra le plus, on n’en prévoit pas moins le moment où tous les peuples sauvages auront acquis un certain degré de civilisation relative. Les fameux Maoris, ces anciens cannibales, en sont un des plus récens exemples. Aujourd’hui, les voyageurs nous représentent leur pays comme un paradis terrestre[8].

Le second moyen de civiliser les races, qui est le croisement, amène aussi le psychologue et le moraliste devant les plus graves problèmes. On a depuis longtemps observé que le mélange de deux races a des effets psychologiques tout opposés, selon qu’elles sont égales ou inégales. Dans le premier cas, vous avez en présence deux constitutions cérébrales qui diffèrent sans doute sur certains points, mais qui coïncident sur un très grand nombre d’autres. Elles n’ont pas seulement en commun le fond encore barbare et presque animal qu’on retrouve jusque sous les caractères civilisés ; elles partagent aussi un grand nombre de tendances supérieures, produits de la civilisation : elles ne se séparent donc que par les plus hauts rameaux de l’arbre et s’épanouissent librement, nourries de la même sève circulant dans le même tronc. Aussi le croisement produit-il dans la race nouvelle un nouvel équilibre de facultés, qui ne diffère de l’ancien que par une plus grande richesse. Par exemple, qu’un Breton s’allie à un Normand, la volonté persévérante et la pensée méditative du premier ne contredira nullement la volonté entreprenante et la souplesse d’esprit du second : il pourra même en résulter un caractère mieux tempéré et plus harmonieux. Qu’un Breton s’allie à un Gascon, la distance est déjà plus grande, mais cependant ce ne sont encore que deux variétés d’une même race. Ernest Renan nous a longuement décrit l’état d’esprit qui, en sa personne, serait, selon lui, résulté de ce mélange. Il prétend que l’équilibre n’était pas parfait dans sa tête, qu’il oscillait assez souvent du rêve à l’ironie, du sérieux breton à la bouffonnerie gasconne. Peut-être, en effet, son esprit devait-il en partie à ce mélange ce qu’il eut de paradoxal. Pendant que, comme dans Don Juan, le Breton chantait sa romance à l’idéal, le Gascon l’accompagnait de ses arpèges moqueurs. Malgré ces contrastes, et même à cause d’eux, la fusion des races put amener ici un alliage rare et précieux. Mêlez à l’or un peu de cuivre et d’étain, l’or acquerra des qualités de résistance qui lui manquaient. Difficiles à apprécier chez les individus, les effets du mélange des races sont grossis chez les peuples et y deviennent visibles. Les variétés de la race blanche se sont fondues dans tous les pays de l’Europe et ont ensuite débordé en Amérique. Les mélanges qu’elles ont produits peuvent être plus ou moins heureux et plus ou moins homogènes, mais l’harmonie fondamentale des composans est telle, que le fond ethnique perd son importance devant l’influence croissante des élémens historiques, c’est-à-dire scientifiques, religieux, juridiques et politiques. L’Europe et l’Amérique blanche ne sont qu’une grande famille. Le centre de gravité peut se déplacer d’un peuple de blancs à l’autre, il ne change pas l’équilibre général de la race.

Supposons maintenant des races très distantes : l’une est restée barbare ou, depuis longtemps, s’est arrêtée et comme figée à un degré de civilisation inférieur ; l’autre, représentant les plus hauts sommets de la civilisation moderne, est toute tournée vers l’avenir. Si elles se mélangent, quels seront les résultats pour le caractère ? La psychologie des races mêlées s’éclaire par leur physiologie. Darwin a démontré que, dans les croisemens trop accusés, c’est la « loi de régression » qui l’emporte, de manière à ramener à la surface les traits inférieurs, souvent disparus depuis des générations lointaines. La théorie mécanique des croisemens est du reste bien établie : deux forces contraires tendent à s’annuler, si bien qu’une troisième force, même originairement faible, peut finir par l’emporter sur la résistance des deux autres, à mesure que celles-ci se rapprochent du point de neutralisation mutuelle. De là, dans les croisemens, ce qu’on a appelé la « loi d’incohérence », qui se traduit par un double effet : désharmonie au sein de l’individu et dissemblance entre les divers individus, tantôt rapprochés d’une souche, tantôt de la souche opposée. La déséquilibration se retrouve souvent au moral comme au physique. La fusion, en effet, ne peut avoir lieu que dans les parties communes, ou tout au moins harmoniques ; or, ces parties sont ici peu nombreuses. Par exemple, qu’est-ce qu’un Boschiman ou un Australien a de commun avec le blanc ? Les instincts les plus primitifs de l’espèce humaine. Unissez un Boschiman à une femme européenne, la lutte des élémens antagonistes, au lieu d’exister entre divers individus, sera transportée au sein d’un seul et même individu. Vous aurez un caractère divisé contre lui-même, incohérent, qui obéira tantôt à une impulsion, tantôt à l’impulsion opposée, sans pouvoir adopter une ligne fixe de conduite. Les hystériques, en qui la personnalité tend à se dédoubler, nous offrent l’image de ce désordre intérieur : ce n’est plus un caractère, ce sont deux ou trois caractères en un seul. Quand des races se mélangent, celle qui est trop inférieure n’emprunte souvent à l’autre que ses vices, beaucoup mieux en harmonie que les qualités avec ses propres tendances ancestrales. Les Arabes disent : Dieu a créé le blanc, Dieu a créé le noir, le diable a créé le métis. On prétend aussi que les tendances sympathiques, les instincts de dévouement à la famille et à la race, se trouvant partagés entre des lignes contraires, tendent à s’annuler pour laisser place à l’amour de soi. Le métis, a-t-on dit, ne peut aimer une race ; il faudrait qu’il en aimât et défendît deux, trois, dix : toutes ces forces se neutralisent, et il n’en reste plus qu’une seule active, l’égoïsme. Il faut cependant ici faire la part de l’exagération. Comment distinguer les effets imputables au mélange des sangs et ceux qui proviennent de deux éducations contradictoires, celle du père et celle de la mère ? Le plus souvent, c’est quelque aventurier européen qui épouse une femme de race noire ou jaune ; l’influence du père n’est pas toujours bonne ; l’influence de la mère, dont la religion est toute différente, ajoute un élément perturbateur. Comment se reconnaître au milieu d’un problème si complexe, à la fois physique et mental ? L’union de l’Anglais et de l’Hindou actuel, dit Bagehot, donne un produit qui n’est pas seulement entre deux races, mais entre deux morales ; « ceux qui ont cette origine n’ont pas de croyance héréditaire, pas de place marquée pour eux dans le monde ; ils n’ont aucun de ces sentimens bien arrêtés qui sont le soutien de la nature humaine. » Comment en auraient-ils, avec un père chrétien, une mère vichnouvite ? De même pour l’union de l’Espagnol avec le nègre et l’Indien.

C’est au mauvais résultat produit par le croisement de races trop inégalement développées que le docteur G. Le Bon attribue l’existence tourmentée des républiques hispano-américaines et la fréquence de leurs révolutions. Pareillement, selon lui, ce ne sont pas les prouesses guerrières des barbares qui furent la principale cause de la chute de l’empire romain ; ce fut, outre l’accroissement énorme des taxes, le déclin de la race dominante et la montée de races encore inférieures dans le sein même de l’empire ; ce fut le brusque mélange des anciens Romains avec les étrangers. — Oui, mais ce n’était pas seulement un mélange physiologique, c’était encore et surtout un pêle-mêle psychologique et moral.

Voici donc tout ce qu’il est permis de conclure : dans l’état ; actuel des races, il y a des limites, tenant à l’organisation et à l’orientation cérébrales, que les races inférieures ne sauraient franchir assez vite, soit par l’éducation, soit par les croisemens, pour rejoindre à temps les races supérieures. Celles-ci forment, jusqu’à nouvel ordre, une aristocratie naturelle au sein de l’humanité.


IV

Nous avons vu le passé et le présent des races, ainsi que les lois de leur évolution ; reste à savoir si on peut en tirer quelques prévisions sur leur avenir. Le problème des races ne prend-il pas, à une époque de transition comme la nôtre, une forme des plus complexes et des plus graves ?

Trois hypothèses sont possibles. Ou le mélange final des races blanche, jaune et noire ; ou leur coexistence parallèle en trois groupes à peu près fermés, analogues aux castes ; ou enfin la prédominance de l’une d’elles et la disparition des deux autres. Il y a, sur l’avenir de notre race, des prophètes optimistes et des pessimistes. Écoutez les premiers : ils vous diront que les blancs, parmi lesquels la race européenne forme déjà un tiers de la population du globe, tendent à se propager par toute la terre, aux dépens des hommes de couleur. La race océanienne disparaît à vue d’œil devant la race européenne. Les Indiens d’Amérique vont chaque jour déclinant, même là où le gouvernement anglais et celui des États-Unis les protègent. Dans les îles Sandwich, au temps du grand voyageur Cook, c’est-à-dire vers la fin du siècle dernier, la population était d’environ 30 0000 hommes ; aujourd’hui elle arrive à peine à 40 000. Dès la naissance, le cerveau du blanc se trouve en avant sur celui des autres races : sensibilité plus vive et plus délicate, intelligence toute prête pour la science et pour l’industrie, volonté énergique, capable de se maîtriser, à la fois très individuelle et douée d’instincts largement sociaux. Dans de telles conditions, l’avantage ne peut manquer de rester à la race blanche. Celle-ci accapare bientôt toutes les ressources de la contrée ; les races inférieures se trouvent de plus en plus privées de leurs anciens moyens d’existence. En outre, elles sont décimées par les maladies, par les vices qu’elles reçoivent de la civilisation et qui, souvent, sont leurs seuls emprunts de quelque importance. — Sans doute, répondent les pessimistes, les races inférieures disparaissent devant les blancs ; mais cette loi ne se vérifie que sous les climats tempérés, où les blancs ont tous leurs avantages dans la lutte pour l’existence. Sous le rapport physique, ils se trouvent alors adaptés au milieu extérieur ; sous le rapport moral, ils ont les supériorités dues au caractère et à la civilisation. Mais en est-il de même dans les régions tropicales ? Ici, le tempérament se modifie et, avec lui, le caractère. Deux effets, surtout, sont sensibles : le sang s’appauvrit, les nerfs s’usent. D’où une intelligence moins vive, une volonté moins capable d’effort. De plus, l’acclimatation est souvent impossible. Un voyageur américain voyait récemment à l’œuvre les émigrés allemands qui se sont établis au Brésil. Après une expérience de deux ans, dit-il, vous trouvez le colon allemand assis à l’ombre d’un figuier planté par son prédécesseur portugais. Pour faire son ouvrage, il a loué un nègre. Revenez quelques années après ; d’ordinaire, il ne restera que le nègre : le colon allemand sera mort de la fièvre ou reparti. Le long de l’Amazone, selon un autre voyageur, les familles de race blanche pure commencent généralement à disparaître vers la troisième génération : elles deviennent alors victimes de la scrofule, et le mal est sans remède. Au Guatemala, il ne reste que peu de sang espagnol ; au Mexique, en comparaison du chiffre de la population, les Européens ne sont qu’une poignée. Les limites des races, qu’on croyait indéfiniment mobiles, semblent donc immuables et se confondent avec les limites mêmes des zones terrestres.

Aussi les territoires ouverts dans l’avenir à l’émigration européenne sont-ils, selon M. Pearson, très restreints. Que reste-t-il d’habitable à la race blanche ? Un peu de place dans l’Amérique du Nord, dans l’Argentine, dans l’Asie centrale, dans quelques îles de l’Océanie, sur les bords de la Méditerranée et au nord du Cap. Il est probable que les Chinois envahiront la Malaisie ; ils entrent déjà pour moitié dans la population de la plupart des grandes villes. Probablement aussi ils nous préviendront dans l’Asie centrale. En Chine seulement, ils sont déjà 400 millions ; un peu après le milieu du prochain siècle ils seront 800 millions. Comment arrêter ce flot montant des races colorées, qui menace d’engloutir les « îlots blancs » ? Le mouvement qui existe en Asie existe aussi en Afrique. Une population nègre double en quarante ans. Pourrons-nous résister à ce qu’on a justement nommé « la puissance imbécile du nombre ? » En 1842, l’Angleterre s’empare du Natal, où on ne comptait que cinq noirs par mille carré. Attirés par le climat, les Européens accourent ; mais les noirs d’accourir aussi — sans compter les Chinois et les Hindous, — grâce à la sécurité que leur offrait le gouvernement des blancs. Aujourd’hui, pour un blanc, il y a treize hommes de couleur. Avant cinquante ans, les Européens auront été absorbés dans la masse.

Ainsi la loi de la population, qui tend à amener une natalité stationnaire chez les nations les plus civilisées, vient compliquer la loi de l’acclimatation et agir dans le même sens. Ajoutez-y maintenant le jeu des lois économiques. Sur les marchés industriels, nous sommes, selon M. Pearson, vaincus d’avance. Les Hindous, au nombre de 300 millions, sont en train de redevenir une société industrielle, qui, au lieu d’être un foyer d’importation, deviendra uniquement foyer d’exportation. Dans une récente étude sur l’Inde contemporaine[9], M. Em. Barbé nous montre les fabricans anglais, fatigués des grèves si fréquentes en Angleterre, re transportant l’industrie des cotonnades dans son berceau primitif, l’Inde. Ils trouvent là-bas des bailleurs de fonds, des ouvriers, des contremaîtres, des comptables, voire d’excellens ingénieurs-mécaniciens, le tout pour des salaires qui sembleraient dérisoires à l’Européen. Aujourd’hui, un fils de capitaine anglais en est réduit à considérer « comme une bonne aubaine de débuter comme conducteur de locomotive à 30 roupies, — 60 francs par mois. » Bientôt, on se passera de lui tout à fait : les natifs font le service et le font bien, pour 8 à 10 roupies par mois. Dans cette lutte imprévue de la colonie et de la métropole, un premier résultat est déjà acquis : décadence irrémédiable du conquérant dans sa conquête elle-même. Les créoles, capitans à la première génération, sont devenus plantons d’administration à la seconde, mendians à la troisième.

Les 400 millions de Chinois sont également en passe de devenir grands producteurs ; ils profitent, eux aussi, des leçons que nous avons bien voulu leur donner. Apparaissent-ils quelque part, l’ouvrier blanc ne peut lutter contre eux. À Victoria, en Australie — où M. Pearson était ministre de l’Instruction publique, — les Chinois ont récemment entrepris la fabrication des ameublemens ; en cinq ans, ils ont tué la main-d’œuvre blanche et sont restés seuls maîtres du terrain. La Chine est à la veille d’une révolution économique. Demain ou après-demain, elle aura le combustible à bon marché en le tirant de ses mines de charbon ; elle aura les transports à bon marché, par chemins de fer et bateaux à vapeur ; enfin elle aura fondé des « écoles techniques » où la science occidentale deviendra la possession de l’Orient.

Aux prévisions de M. G. Le Bon, de M. Pearson, les journaux anglais de l’Inde ont répondu que les ouvriers orientaux finiraient par avoir nos besoins et, par conséquent, deviendraient aussi exigeans pour les prix que les ouvriers occidentaux. L’auteur des Civilisations de l’Inde réplique à son tour que le caractère psychologique de la race hindoue est trop stable pour pouvoir être modifié assez vite. Il y a longtemps que les Chinois sont établis, en Amérique et en Australie, dans les centres les plus civilisés ; malgré le luxe qui les entoure, la tasse de thé et la poignée de riz continuent de suffire à leurs besoins journaliers. Quand un ouvrier hindou a gagné les cinq ou six sous nécessaires à sa subsistance, l’appât des sommes les plus élevées est sur lui sans action. M. Le Bon remarque en outre que l’immense chemin de fer transsibérien, qui avance à pas de géant, réunira bientôt la Chine à l’Europe : les transports de Shanghaï, qui demandent quarante-cinq jours actuellement, s’effectueront en dix-huit par la voie russe. Chine et Inde, en attendant les nègres, nous enlèveront alors tous nos débouchés en dehors de l’Europe et essaieront de nous inonder nous-mêmes de leurs marchandises. Que deviendra l’industrie européenne, quand elle n’aura plus devant elle, comme jadis, les larges horizons, les longs espoirs et les vastes pensées ? Que deviendra, du même coup, le caractère de la race blanche en Europe ? « L’affaissement de qui n’a plus rien à attendre ni à espérer, l’indifférence aux inventions et aux progrès, remplaceront, dit M. Pearson, la superbe confiance de races qui, en ce moment, ne cessent de soupirer après des mondes nouveaux à conquérir. » Dès qu’une race s’abandonne, faute de stimulans à son activité indéfinie, la voilà qui cesse d’être créatrice, non seulement dans l’industrie, mais, par contre-coup, dans la science même, dans la littérature, dans les arts. Nous serons refoulés, bloqués, assiégés dans notre vieux continent ; et nous y étoufferons.

Aurons-nous la consolation d’avoir passé aux autres races, avec la suprématie sur le globe, la grande tâche de réaliser une civilisation de plus en plus élevée ? Le Chinois, par exemple, deviendra-t-il un jour inventeur ? Fera-t-il avancer la science, la morale, l’art ? On peut sans doute l’espérer, mais c’est une espérance aléatoire. Jusqu’ici, nous l’avons vu, la race jaune a dormi d’un long sommeil sur ses premières inventions. Quant aux noirs, nous avons vu aussi qu’ils sont encore loin des jaunes eux-mêmes. Comment donc ces trois tronçons de l’humanité, comme ceux d’un serpent, arriveront-ils à se rejoindre ?

— Ce qu’on dit aujourd’hui des races de couleur, a-t-on objecté, les enfans de l’Hellade et du Péloponnèse auraient pu le dire des Germains et des peuples errans sans lois, sans gouvernement, sans tradition, sans histoire, dans les profondeurs de la Scythie et de la Germanie. Qu’est-ce qu’ont produit, pendant les dix siècles du moyen âge, et les Germains et les Slaves ? Qu’ont produit les Anglo-Saxons ? Eurent-ils des inventeurs, des poètes, des savans, des philosophes, une flotte puissante, des colonies ? Dans l’histoire de la Grèce, supprimez deux siècles ; en quoi les Grecs l’auraient-ils emporté sur les autres nations ? Ou, plus simplement, supprimez une seule ville, Athènes, et voyez quel vide ! — Rien de plus vrai, et personne n’a le droit de fermer entièrement l’avenir aux races de couleur. Mais il faut reconnaître que les peuples appelés barbares par les Grecs et les Romains étaient en réalité leurs plus proches parens et, pour ainsi dire, leurs cousins germains. Les noirs sont aussi nos cousins, mais tellement éloignés aujourd’hui, que les différences de constitution physique et mentale sont devenues énormes. Tout autre est une race jeune, comme l’étaient les anciens Germains, tout autre une race vieillie et figée dans son antique civilisation, comme est la Chine. Les Germains, c’était l’avenir ; la Chine, c’est le passé. Les Germains étaient peu nombreux et faciles à absorber dans le grand monde latin, avec lequel ils ne pouvaient mettre en balance leur bas degré de civilisation ; les Chinois, au contraire, ont une civilisation complète en son genre, au-dessus de laquelle, actuellement, ils ne conçoivent rien. Transformer cinq cents millions d’hommes qui se trouvent parfaits comme ils sont, c’est une tâche difficile. Il est hasardeux de s’attendre à ce que les Chinois révèlent désormais une originalité, une élévation intellectuelle, un sens de l’idéal qu’ils n’eurent jamais dans le cours de leur interminable histoire. Ce sera déjà un beau résultat pour eux que de s’élever à ce niveau uniforme et trivial qui, pour les peuples héritiers du renom européen, serait une annihilation pratique. Plusieurs races humaines, a dit ingénieusement M. Zaborowski, sont aujourd’hui dans la situation de ces vieillards qui ont assez d’esprit pour voir combien tout change et s’améliore autour d’eux, mais qui ont passé l’âge où l’on peut soi-même acquérir et changer.

La disparition ou la diminution des élémens supérieurs de l’humanité est donc à craindre. Supposez que, dans l’Inde ancienne, on n’eût pas établi le régime des castes, si sage pour l’époque ; où serait aujourd’hui la poignée de blancs qui avait soumis les noirs établis sur le sol, — ces noirs que les légendes hindoues symbolisent sous le nom de singes et contre lesquels les Aryas soutinrent leurs luttes gigantesques ? On aurait bientôt vu se diluer les quelques gouttes de sang blanc dans l’océan noir ; la substance cérébrale des Aryas, si précieuse pour l’avenir du globe, aurait perdu toute sa valeur en devenant une quantité négligeable au sein d’une masse inerte et routinière. La future situation des blancs par rapport aux jaunes et aux noirs peut devenir plus ou moins analogue. Il y a eu des temps, avant nous, où la civilisation fut menacée, malgré sa confiance arrogante en sa propre force. L’empire d’Occident fut conquis et brisé ; l’empire d’Orient fut réduit en servitude ; les Tartares occupèrent pour des siècles les trois quarts de la Russie ; les Turcs envahirent la moitié de la Hongrie et assiégèrent Vienne au XVIIe siècle. Aujourd’hui, plus de la moitié de la terre n’a qu’une civilisation nulle ou incomplète ; n’est-ce pas un danger pour l’autre moitié, alors même que ce danger ne prendrait pas la forme d’une conquête militaire ? Supposez seulement nos classes industrielles réduites à ce niveau de corvée journalière, accomplie sans plainte, qui est le secret du succès chinois ; supposez nos classes aisées admettant le millionnaire chinois à partager leur vie et à épouser leurs filles ; nos écrivains s’efforçant de plaire à la masse des lecteurs chinois ; est-ce que « ces petits changemens n’impliqueront pas déjà par eux-mêmes une graduelle détérioration de la vie nationale ? » M. Pearson croit que le rôle historique de l’Angleterre est de préparer la belle mort de la race blanche, son « euthanasie », en organisant, créant et transportant sur le monde entier, comme elle le fait, paix, lois et ordre. Par là, elle fournira aux autres races tous les élémens de notre absorption finale dans l’universelle médiocrité.

Telles sont les prévisions pessimistes, et à coup sûr il y a là un sujet de grande inquiétude. Examinons pourtant s’il faut aller jusqu’à la désespérance. L’avenir de la race blanche, par rapport aux races de couleur, est avant tout une question d’acclimatation. Il s’agit, en effet, de savoir si les blancs pourront vivre et se propager dans les pays chauds, ou si les races de couleur pourront seules y prospérer et y faire souche. Or, il y a déjà eu une invasion blanche partie, selon les uns, des massifs du Bolor et de l’Hindoukoh, ou, selon l’opinion la plus probable, du nord-ouest de l’Europe, et qui, en tout cas, a pu arriver d’un côté jusqu’à l’extrémité de la presqu’île du Gange et à Ceylan ; de l’autre, jusqu’en Islande et au Groenland. Les localités chaudes et sèches sont parfaitement accessibles à la civilisation. C’est dans une région chaude et sèche, l’Egypte, que se développa la plus antique civilisation dont l’histoire ait gardé le souvenir ; c’est dans des régions chaudes et sèches que prirent naissance les civilisations babylonienne, assyrienne et phénicienne. M. Spencer a remarqué que, de la région sans pluie qui s’étend à travers le nord de l’Afrique, Arabie, Perse, Thibet et Mongolie, sont parties toutes les races conquérantes de l’ancien monde. Si le type tartare, et peut-être l’égyptien, était inférieur, les types aryen et sémite étaient supérieurs.

Il est des régions funestes aux hommes de toutes les races, comme le vaste estuaire du Gabon. Sans aller aussi loin, on connaît les Maremmes et les marais de la Corse. En France, les étangs de la Dombe et l’embouchure de la Charente, aujourd’hui assainis en partie, n’étaient guère moins dangereux. À latitudes égales, les régions chaudes de l’hémisphère austral sont généralement bien plus accessibles aux races blanches que les régions de l’hémisphère boréal. Boudin a montré que la mortalité moyenne des armées de France et d’Angleterre est environ onze fois plus forte dans notre hémisphère que dans l’hémisphère opposé, et il en a trouvé la cause dans le plus ou moins de fréquence ou de gravité des fièvres paludéennes. Au nord de l’Equateur, ces fièvres remontent en Europe jusqu’au 59e degré de latitude. Au sud, elles ne dépassent qu’assez rarement le tropique et s’arrêtent souvent en deçà. Taïti, qui n’est qu’à 18 degrés de l’équateur géographique et presque sous l’équateur thermal, en est exempte. Il est possible d’assainir peu à peu les pays fiévreux et, par là, d’y rendre l’acclimatation moins difficile. D’autre part, les progrès de la médecine microbienne réservent certainement des surprises, des découvertes inattendues. Il suffira d’une connaissance exacte des germes qui produisent les maladies des pays chauds, ainsi que d’une vaccination appropriée, pour permettre aux blancs d’habiter des pays jusque-là inhabitables pour eux. En outre, s’ils arrivent à une extension lente et progressive de leur race, s’ils font « la tache d’huile », ils pourront acquérir des immunités analogues à celles que la race nègre a acquises. La manière tout opposée dont les noirs et les blancs supportent, les uns les fièvres miasmatiques, les autres la phtisie, en est la preuve. Vaccinés contre les fièvres, les noirs ne le sont pas contre la phtisie, qui fait chez eux de bien plus grands ravages qu’ailleurs. Il est donc probable que la race blanche, avec les progrès incessans de la médecine et de l’hygiène, pourra s’acclimater bien loin en dehors de sa zone habituelle.

On a aussi montré dans la religion musulmane un des moyens de conquérir à la civilisation le continent noir. La polygamie musulmane permet d’hybrider les populations indigènes avec très peu d’immigrans ; or la loi du « retour au type, » — une des grandes lois de l’hérédité, qui fait que la race croisée avec les hybrides les plus voisins les absorbe rapidement, — peut donner le moyen de ramener au type blanc les hybrides acclimatés des premiers colons. Quoi qu’il en soit, il est probable que la science trouvera des ressources pour étendre au loin la race blanche. Si on n’aboutit qu’à acclimater une race plus ou moins mêlée, il en résultera simplement ce fait que les régions trop chaudes demeureront l’apanage d’une humanité plus médiocre, mais cependant civilisée et progressive, tandis que les régions tempérées auront en partage l’aristocratie directrice de l’humanité entière. Au Cap, il y a cinquante ans à peine, les Basoutos étaient plongés dans la plus complète sauvagerie ; maintenant, ils ont des milliers de charrues, leur pays est admirablement cultivé et arrose ; leur instruction moyenne est supérieure à celle de mainte population européenne ; et, dans les examens, nombre de Basoutos réussissent beaucoup mieux que les élèves de la race blanche. Faut-il s’en plaindre ? De même, dans les États esclavagistes de l’Union. Avant la guerre de Sécession, la loi punissait d’une amende élevée et de cinquante coups de fouet l’enseignement de la lecture aux nègres. Aujourd’hui, ces mêmes nègres ont établi vingt-quatre mille écoles, qui comptent un million et demi d’élèves, près du cinquième de la population. Ces Africains méprisés ont fait, en vingt-cinq ans, ce que bien des nations européennes sont encore loin d’avoir réalisé. Faut-il donc rétablir les coups de fouet, pour la plus grande gloire de la race supérieure ?

Au point de vue économique, il sera possible de se défendre. Les Chinois s’étaient entourés d’une muraille ; nous y avons fait une brèche par la force, dans cette guerre imprévoyante et égoïste des Anglais et des Français à la Chine : maintenant, on voit les blancs élever à leur tour une muraille contre l’invasion jaune. Les États-Unis ont commencé. Les « ouvriers à cinq sous par jour » ont soulevé la protestation jalouse des ouvriers à cinq francs, et la question d’intérêt a primé le reste. Le territoire de l’Union est désormais interdit à tout émigrant de Chine. De même pour le territoire de l’Australie. Ce protectionnisme d’un genre nouveau risque d’aller en s’étendant : ce sera le protectionnisme des races au lieu d’être celui des peuples. Il donnera le temps, d’une part, à la race blanche de se multiplier elle-même, d’autre part, à la race jaune de s’élever peu à peu à un degré voisin de la race blanche. On sait avec quelle étonnante rapidité le Japon déjà se modernise ; il y apporte même une sorte de fièvre. L’exemple du Japon donne espoir pour la Chine.

Quant au mouvement ascendant de la population noire et jaune, il est le principal danger. Pourtant, les Anglo-Saxons et les Russes peuvent lutter sous ce rapport avec la Chine même. On a calculé qu’au siècle prochain il y aurait par toute la terre un milliard d’Anglo-Saxons. La Russie, en 1879, avait 96 millions d’âmes ; elle en a aujourd’hui 115 millions ; augmentation en huit ans : 19 millions d’âmes. C’est presque la population de l’Europe ; l’augmentation représente plus du tiers de la population allemande. En vingt-quatre ans, la Russie s’accroîtra d’un chiffre de population supérieur à celui de tout l’empire germanique. Les autres pays d’Europe pratiquent déjà le malthusianisme et, à mesure qu’ils auront une population plus dense avec une aisance croissante, ils le pratiqueront de plus en plus. Même en Allemagne, on en voit les symptômes. Il n’y en a aucun en Russie, où d’ailleurs les territoires non remplis abondent. Tandis qu’il naît un soldat en France, a-t-on dit, il naît un régiment en Allemagne, un corps d’armée en Russie. Ce dernier pays est appelé à être, en Asie, notre barrière contre les invasions possibles de la race jaune. C’est en Asie que sont ses vrais intérêts et que seront aussi ceux de l’Europe de demain, sinon d’aujourd’hui. La Russie le comprendra sans doute, au lieu de vouloir jouer un rôle d’apparat sur le vieux théâtre de l’Europe. La Russie renferme cent millions d’hommes sans culture, et par conséquent, dit M. G. Le Bon, sans besoins, encadrés par une petite élite d’esprits cultivés ; elle est le seul peuple européen qu’on puisse soulever aujourd’hui au nom d’un idéal religieux ; elle est le seul qui ait une force d’expansion énorme. Les Allemands sont bloqués chez eux, comme nous le sommes nous-mêmes. Les Russes voient devant eux l’Asie.

Ce qui arrivera forcément un jour, c’est l’alliance de toutes les puissances européennes contre les menaces des jaunes et des noirs : elles seront unies par la nécessité en face de l’ennemi commun. Supposez une guerre décisive qui réduisît l’Angleterre au second rang ; il est probable, comme le remarque M. Pearson, que l’Hindoustan se formerait en empire séparé. Supposez que la Russie fût mutilée et démembrée, ce serait pour la Chine l’occasion de devenir une puissance de premier ordre. Au contraire, que les puissances d’Europe, qui ont des intérêts en Asie, s’unissent pour y maintenir la prééminence européenne, ce sera un pas vers le maintien de la paix en Europe même. Cette fédération pour un dessein unique, mais d’importance majeure, réagira sur l’Occident : les puissances alliées dans l’est seront portées à des compromis sur les petites dissensions de l’ouest.

L’avenir immédiat est sans doute enveloppé de ténèbres, mais il faut reporter ses regards vers le lointain. À ce point de vue, nous pouvons reprendre courage, car la question des races vient, si nous ne nous trompons, aboutir à un dilemme. Ou les races de couleur se rapprocheront assez de la race blanche, sous le rapport psychologique et physiologique, pour que le mélange par croisemens progressifs donne un type moyen élevé et perfectible ; ou, au contraire, l’abîme ira se creusant entre les races colorées et la race blanche, comme le pensent ceux qui croient à une inégalité progressive. Mais, dans cette dernière hypothèse, la race blanche deviendra de plus en plus supérieure aux autres. S’il en est ainsi, jaunes et noirs auront beau nous menacer, la race blanche trouvera dans sa science même et dans sa puissance d’invention des ressources capables de balancer la force du nombre acquise par les races inférieures. Elle restera l’élite durable de l’humanité, invincible et respectée. Dès aujourd’hui, le perfectionnement de l’intelligence étant devenu incomparablement plus utile à l’homme que n’importe quelle modification organique, l’influence de la sélection se porte de plus en plus vers ce côté. Or, dans toutes les prophéties pessimistes, on ne tient pas assez compte de l’élite intellectuelle, qui trouvera des moyens toujours nouveaux pour assurer et maintenir sa supériorité[10].

  1. Voir Pearson, National life and character, Londres, 1893. — G. Le Bon, les Premières civilisations, Paris, 1889 ; les Civilisations de l’Inde, Paris, 1890. — Barbé, Revue Scientifique du 29 juillet 1893.
  2. Voir à ce sujet le docteur Le Bon, l’Homme et les sociétés. Voir aussi Spencer, Sociologie, t, I.
  3. Chez les Bhils, dit Spencer, les hommes haïssent le travail, mais les femmes sont industrieuses ; de même chez les Konkris et les Nagas ; de même encore en Afrique. Dans le Loango et sur la Côte d’Or, bien que les hommes soient inertes, les femmes « s’occupent d’agriculture avec une ardeur incroyable. »
  4. Un vol. in-8o, Paris, Battaille, 1894.
  5. Dans l’Amérique du Sud, si un Tupis vient à heurter du pied une pierre, il entre en fureur contre elle et la mord comme un chien…
  6. Le monde musulman. Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française. Paris, Sandoz.
  7. La disparité des races humaines. Paris, Alcan.
  8. Quand le christianisme pénétra chez eux, il y a quatre-vingts ans, la population était près de trois fois supérieure. Leur grand nombre les obligeait à batailler opiniâtrement, et leurs perpétuelles guerres de tribu à tribu faisaient de la vigueur physique la première des qualités. Aujourd’hui, leurs mœurs sont très douces ; leur organisation sociale donne à chacun sa part dans la richesse commune. Point d’ivrognerie habituelle, grâce à la proscription des liqueurs fortes ; ni mendicité, ni prostitution. Pas d’emprisonnement pénal : l’amende et la restitution. Ni fort, ni prison, pas un être moralement dégradé. Les Maoris se mettent rarement en colère et, s’ils sont irrités, leur plus grosse insulte est de s’appeler chat, bœuf, chien ou mouton. M. Frederick Moss, dans la Forthnightly Review, nous montre la population se rendant aux offices, les hommes avec des vêtemens confectionnés à la dernière mode d’Angleterre, les femmes couvertes de dentelles en imitation, de bijouterie fausse et de fleurs artificielles, les uns et les autres sans souliers. Le dimanche se passe presque tout entier en prières. En somme, le résultat moral et religieux est des plus remarquables ; mais, par une loi qui semble partout se vérifier, depuis que la paix et la civilisation ont répandu leurs bienfaits sur les farouches Maoris, ils se sont mystérieusement atrophiés : leur population s’est réduite des deux tiers, et eux-mêmes semblent envisager comme une conclusion fatale l’extinction de leur orgueilleuse race. — L’auteur de cette étude, en Anglais pratique, invite ses compatriotes à mettre la main sur ces îles fortunées, d’un climat tempéré et sain, qui sont situées, comme on sait, aux antipodes de la France.
  9. Revue Scientifique du 29 juillet 1893.
  10. A une condition toutefois, c’est que nos démocraties ne se découronnent pas peu à peu de cette élite en nivelant tout : en abaissant, par exemple, le niveau de l’enseignement sous prétexte d’égalité, en ouvrant les carrières libérales à ceux qui n’ont reçu qu’une instruction inférieure ; en admettant dans leurs Universités une foule de plus en plus envahissante et de moins en moins choisie. Si ce mouvement, appelé démocratique et qui, en réalité, est la perte de la démocratie, s’accentuait en Angleterre et en Allemagne comme en France, si, de plus, triomphait un socialisme utilitaire et inspiré par l’égoïsme des classes, c’est alors que nous deviendrions vraiment les équivalens intellectuels des Chinois : par cela même, nous ne pourrions plus lutter avec des races plus nombreuses et ayant des besoins moindres.