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Le Chant des transportés

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Le Chant des transportés
Chants et ChansonsAlexandre HoussiauxTome I (p. 41-43).


LE CHANT DES TRANSPORTÉS


1849


Pendant que sous la mer profonde
Les cachalots et le requin,
Ces écumeurs géants de l’onde,
Libres, dévorent le fretin,
Nous autres, cloués à la rive
Où la bourrasque a rejeté
Notre barque un instant rétive,
Nous pleurons notre liberté.

Et cependant, ô sainte République !
Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,
Chacun de nous pour ta gloire eût péri
Et mourrait encor sans réplique.
Nous le jurons par l’Atlantique,
Par nos fers et par Saint-Merry !

Les goëlands à l’aile grise,
Les hirondelles de la mer,
À leurs petits, aux jours de brise,
Apprennent le chemin de l’air ;
Nos enfants ont perdu leur guide,
Peut-être n’ont-ils plus d’abri,
Et la mère à leur bouche avide
Ne fait mordre qu’un sein tari.

Et cependant, ô sainte République !
Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,
Chacun de nous pour ta gloire eût péri
Et mourrait encor sans réplique.
Nous le jurons par l’Atlantique,
Par nos fers et par Saint-Merry !


Sous les yeux du fort, sur la grève
Quand nous errons le long du jour,
Nous berçant dans quelque doux rêve
Ou de République ou d’amour,
La vague des plages lointaines
Apporte à notre simple écueil
Râles de morts et bruits de chaînes.
La démocratie est en deuil !

Et cependant, ô sainte République !
Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,
Chacun de nous pour ta gloire eut péri
Et mourrait encor sans réplique.
Nous le jurons par l’Atlantique,
Par nos fers et par Saint-Merry !

Glaive rouge de la Hongrie,
Quel gant de fer t’aurait brisé ?
Un homme, traître à sa patrie,
Aux pieds du Czar t’a déposé.
Au sultan demandez asile,
Kossuth et Bem au bras puissant :
Georgey, dans sa villa tranquille,
Boit et mange le prix du sang.

Et cependant, ô sainte République !
Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,
Chacun de nous pour ta gloire eût péri
Et mourrait encor sans réplique.
Nous le jurons par l’Atlantique,
Par nos fers et par Saint-Merry !

Les obus ont forcé Venise,
Le sage Manin est banni ;
Pardonnez-nous Rome soumise,
Ô Garibaldi, Mazzini !

Quand Jésus a dit à saint Pierre :
L’épée au fourreau doit dormir,
Pourquoi voyons-nous son vicaire
Et ses cardinaux la rougir ?

Et cependant, ô sainte République !
Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,
Chacun de nous pour ta gloire eût péri
Et mourrait encor sans réplique.
Nous le jurons par l’Atlantique,
Par nos fers et par Saint-Merry !

Il nous vient du pays de Bade,
De Doullens ou de Saint-Michel,
Tantôt des bruits de fusillade,
Tantôt des plaintes vers le ciel.
Chez le Turc et sur la Tamise
On cherche l’hospitalité :
Où donc est la terre promise,
Dieu d’amour et de liberté ?

Et cependant, ô sainte République !
Quoique aujourd’hui de ton pain noir nourri,
Chacun de nous pour ta gloire eût péri
Et mourrait encor sans réplique.
Nous le jurons par l’Atlantique,
Par nos fers et par Saint-Merry !


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