Le Docteur Pascal/13
XIII
Ce fut seulement après le déjeuner, vers une heure, que Clotilde reçut la dépêche de Pascal. Elle était justement, ce jour-là, boudée par son frère Maxime, qui lui faisait sentir, avec une dureté croissante, ses caprices et ses colères de malade. En somme, elle avait peu réussi auprès de lui ; il la trouvait trop simple, trop grave, pour l’égayer ; et, maintenant, il s’enfermait avec la jeune Rose, cette petite blonde à l’air candide, qui l’amusait. Depuis que la maladie le tenait immobile et affaibli, il perdait de sa prudence égoïste de jouisseur, de sa longue méfiance contre la femme mangeuse d’hommes. Aussi, lorsque sa sœur voulut lui dire que leur oncle la rappelait, et qu’elle partait, eut-elle quelque peine à se faire ouvrir, car Rose était en train de le frictionner. Tout de suite, il l’approuva, et, s’il la pria de revenir le plus tôt possible, dès qu’elle aurait terminé là-bas ses affaires, il n’insista pas, uniquement désireux de se montrer aimable.
Clotilde passa l’après-midi à faire ses malles. Dans sa fièvre, dans l’étourdissement d’une décision si brusque, elle ne réfléchissait pas, elle était toute à la grande joie du retour. Mais, après la bousculade du dîner, après les adieux à son frère et l’interminable course en fiacre, de l’avenue du Bois-de-Boulogne à la gare de Lyon, lorsqu’elle se trouva dans un compartiment de dames seules, partie à huit heures, en pleine nuit pluvieuse et glacée de novembre, roulant déjà hors de Paris, elle se calma, fut peu à peu envahie de réflexions, finit par se sentir troublée de sourdes inquiétudes. Pourquoi donc cette dépêche, immédiate et si brève : « Je t’attends, pars ce soir » ? Sans doute, c’était la réponse à la lettre où elle lui annonçait sa grossesse. Seulement, elle savait combien il désirait qu’elle restât à Paris, où il la rêvait heureuse, et elle s’étonnait maintenant de sa hâte à la rappeler. Elle n’attendait pas une dépêche, mais une lettre, puis des arrangements pris, le retour à quelques semaines de là. Était-ce donc qu’il y avait autre chose, une indisposition peut-être, un désir, un besoin de la revoir sur l’heure ? Et, dès lors, cette crainte s’enfonça en elle avec la force d’un pressentiment, grandit, la posséda bientôt tout entière.
Toute la nuit, une pluie diluvienne avait fouetté les vitres du train, par les plaines de la Bourgogne. Ce déluge ne cessa qu’à Mâcon. Après Lyon, le jour parut. Clotilde avait sur elle les lettres de Pascal ; et elle attendait l’aube avec impatience, pour revoir et étudier ces lettres, dont l’écriture lui avait paru changée. En effet, elle eut un petit froid au cœur, en constatant l’hésitation, les sortes de lézardes qui s’étaient produites dans les mots. Il était malade, très malade : cela, maintenant, tournait à la certitude, s’imposait à elle par une véritable divination, où il entrait moins de raisonnement que de subtile prescience. Et le reste du voyage fut horriblement long, car elle sentait croître son angoisse à mesure qu’elle approchait. Le pis était que, débarquant à Marseille dès midi et demi, elle ne pouvait prendre un train pour Plassans qu’à trois heures vingt. Trois grandes heures d’attente. Elle déjeuna au buffet de la gare, mangea fiévreusement, comme si elle avait eu peur de manquer ce train ; puis, elle se traîna dans le jardin poussiéreux, alla d’un banc à un autre, sous le soleil pâle, tiède encore, au milieu de l’encombrement des omnibus et des fiacres. Enfin, elle roula de nouveau, arrêtée tous les quarts d’heure aux petites stations. Elle allongeait la tête à la portière, il lui semblait qu’elle était partie depuis plus de vingt ans et que les lieux devaient être changés. Le train quittait Sainte-Marthe, lorsqu’elle eut la forte émotion, en allongeant le cou, d’apercevoir, à l’horizon, très loin, la Souleiade, avec les deux cyprès centenaires de la terrasse, qu’on reconnaissait de trois lieues.
Il était cinq heures, le crépuscule tombait déjà. Les plaques tournantes retentirent, et Clotilde descendit. Mais elle avait eu un élancement, une douleur vive, en voyant que Pascal n’était pas sur le quai, à l’attendre. Elle se répétait depuis Lyon : « Si je ne le vois pas tout de suite, à l’arrivée, c’est qu’il est malade. » Peut-être, cependant, était-il resté dans la salle, ou s’occupait-il d’une voiture, dehors. Elle se précipita, et elle ne trouva que le père Durieu, le voiturier que le docteur employait d’habitude. Vivement, elle le questionna. Le vieil homme, un Provençal taciturne, ne se hâtait pas de répondre. Il avait là sa charrette, il demandait le bulletin de bagages, voulait d’abord s’occuper des malles. D’une voix tremblante, elle répéta sa question :
— Tout le monde va bien, père Durieu ?
— Mais oui, mademoiselle.
Et elle dut insister, avant de savoir que c’était Martine, la veille, vers six heures, qui lui avait commandé de se trouver à la gare, avec sa voiture, pour l’arrivée du train. Il n’avait pas vu, personne n’avait vu le docteur, depuis deux mois. Peut-être bien, puisqu’il n’était pas là, qu’il avait dû prendre le lit, car le bruit courait en ville qu’il n’était guère solide.
— Attendez que j’aie les bagages, mademoiselle. Il y a une place pour vous sur la banquette.
— Non, père Durieu, ce serait trop long. Je vais à pied.
À grands pas, elle monta la rampe. Son cœur se serrait tellement, qu’elle étouffait. Le soleil avait disparu derrière les coteaux de Sainte-Marthe, une cendre fine tombait du ciel gris, avec le premier frisson de novembre ; et, comme elle prenait le chemin des Fenouillères, elle eut une nouvelle apparition de la Souleiade qui la glaça, la façade morne sous le crépuscule, tous les volets fermés, dans une tristesse d’abandon et de deuil.
Mais le coup terrible que reçut Clotilde, ce fut lorsqu’elle reconnut Ramond, debout au seuil du vestibule, et qui semblait l’attendre. Il l’avait guettée en effet, il était descendu, voulant amortir en elle l’affreuse catastrophe. Elle arrivait essoufflée, elle avait passé par le quinconce des platanes, près de la source, pour couper au plus court ; et, de voir le jeune homme là, au lieu de Pascal qu’elle espérait encore y trouver, elle eut une sensation d’écroulement, d’irréparable malheur. Ramond était très pâle, bouleversé, malgré son effort de courage. Il ne prononça pas un mot, attendant d’être questionné. Elle-même suffoquait, ne disait rien. Et ils entrèrent ainsi, il la mena jusqu’à la salle à manger, où ils restèrent de nouveau quelques secondes en face l’un de l’autre, muets, dans cette angoisse.
— Il est malade, n’est-ce pas ? balbutia-t-elle enfin.
Il répéta simplement :
— Oui, malade.
— J’ai bien compris en vous voyant, reprit-elle. Pour qu’il ne soit pas là, il faut qu’il soit malade.
Alors, elle insista.
— Il est malade, très malade, n’est-ce pas ?
Il ne répondait plus, il pâlissait davantage, et elle le regarda. À ce moment, elle vit la mort sur lui, sur ses mains frémissantes encore, qui avaient soigné le mourant, sur sa face désespérée, dans ses yeux troubles, qui gardaient le reflet de l’agonie, dans tout son désordre de médecin qui était là depuis douze heures, à lutter, impuissant.
Elle eut un grand cri.
— Mais il est mort !
Et elle chancela, foudroyée, elle s’abattit entre les bras de Ramond, qui l’étreignit fraternellement, dans un sanglot. Tous les deux, au cou l’un de l’autre, pleurèrent.
Puis, lorsqu’il l’eut assise sur une chaise et qu’il put parler :
— C’est moi, hier, vers dix heures et demie, qui ai mis au télégraphe la dépêche que vous avez reçue. Il était si heureux, si plein d’espoir ! Il faisait des rêves d’avenir, un an, deux ans de vie… Et c’est ce matin, à quatre heures, qu’il a été pris de la première crise et qu’il m’a envoyé chercher. Tout de suite, il s’était vu perdu. Mais il espérait durer jusqu’à six heures, vivre assez pour vous revoir… Le mal a marché trop vite. Il m’en a dit les progrès jusqu’au dernier souffle, minute par minute, comme un professeur qui dissèque à l’amphithéâtre. Il est mort avec votre nom aux lèvres, calme et désespéré, en héros.
Clotilde aurait voulu courir, monter d’un bond dans la chambre, et elle restait clouée, sans force pour quitter la chaise. Elle avait écouté, les yeux noyés de grosses larmes qui coulaient sans fin. Chacune des phrases, le récit de cette mort stoïque retentissait dans son cœur, s’y gravait profondément. Elle reconstituait l’abominable journée. À jamais elle devait la revivre.
Mais, surtout, son désespoir déborda, lorsque Martine, entrée depuis un instant, dit d’une voix dure :
— Ah ! mademoiselle a bien raison de pleurer, car si monsieur est mort, c’est bien à cause de mademoiselle.
La vieille servante se tenait là debout, à l’écart, près de la porte de sa cuisine, souffrante, exaspérée qu’on lui eût pris et tué son maître ; et elle ne cherchait même pas une parole de bienvenue et de soulagement, pour cette enfant qu’elle avait élevée. Sans calculer la portée de son indiscrétion, la peine ou la joie qu’elle pouvait faire, elle se soulageait, elle disait tout ce qu’elle savait.
— Oui, si monsieur est mort, c’est bien parce que mademoiselle est partie.
Du fond de son anéantissement, Clotilde protesta.
— Mais c’est lui qui s’est fâché, qui m’a forcée à partir !
— Ah bien ! il a fallu que mademoiselle y mît de la complaisance, pour ne pas voir clair… La nuit d’avant le départ, j’ai trouvé Monsieur à moitié étouffé, tant il avait du chagrin ; et, quand j’ai voulu prévenir mademoiselle, c’est lui qui m’en a empêchée… Puis, je l’ai bien vu, moi, depuis que mademoiselle n’est plus là. Toutes les nuits, ça recommençait, il se tenait à quatre pour ne pas écrire et la rappeler… Enfin, il en est mort, c’est la vérité pure.
Une grande clarté se faisait dans l’esprit de Clotilde, à la fois bien heureuse et torturée. Mon Dieu ! c’était donc vrai, ce qu’elle avait soupçonné un instant ? Ensuite, elle avait pu finir par croire, devant l’obstination violente de Pascal, qu’il ne mentait pas, qu’entre elle et le travail il choisissait sincèrement le travail, en homme de science chez qui l’amour de l’œuvre l’emporte sur l’amour de la femme. Et il mentait pourtant, il avait poussé le dévouement, l’oubli de lui-même, jusqu’à s’immoler, pour ce qu’il pensait être son bonheur, à elle. Et la tristesse des choses voulait qu’il se fût trompé, qu’il eût consommé ainsi leur malheur à tous.
De nouveau, Clotilde protestait, se désespérait.
— Mais comment aurais-je pu savoir ?… J’ai obéi, j’ai mis toute ma tendresse dans mon obéissance.
— Ah ! cria encore Martine, il me semble que j’aurais deviné, moi !
Ramond intervint, parla doucement. Il avait repris les mains de son amie, il lui expliqua que le chagrin avait pu hâter l’issue fatale, mais que le maître était malheureusement condamné depuis quelque temps. La maladie de cœur dont il souffrait devait dater d’assez loin déjà : beaucoup de surmenage, une part certaine d’hérédité, enfin toute sa passion dernière ; et le pauvre cœur s’était brisé.
— Montons, dit Clotilde. Je veux le voir.
En haut, dans la chambre, on avait fermé les volets, le crépuscule mélancolique n’était même pas entré. Deux cierges brûlaient sur une petite table, dans des flambeaux, au pied du lit. Et ils éclairaient d’une pâle lueur jaune Pascal étendu, les jambes serrées, les mains ramenées et à demi jointes, sur la poitrine. Pieusement, on avait clos les paupières. Le visage semblait dormir, bleuâtre encore, pourtant apaisé déjà, dans le flot épandu de la chevelure blanche et de la barbe blanche. Il était mort depuis une heure et demie à peine. L’infinie sérénité commençait, l’éternel repos.
À le revoir ainsi, à se dire qu’il ne l’entendait plus, qu’il ne la voyait plus, qu’elle était seule désormais, qu’elle le baiserait une dernière fois, puis qu’elle le perdrait pour toujours, Clotilde avait eu un grand élan de douleur, s’était jetée sur le lit, en ne pouvant balbutier que cet appel de tendresse :
— Oh ! maître, maître, maître…
Ses lèvres s’étaient posées sur le front du mort ; et, comme elle le trouvait refroidi à peine, encore tiède de vie, elle put avoir un instant d’illusion, croire qu’il restait sensible à cette caresse dernière, si longtemps attendue. N’avait-il pas souri dans son immobilité, heureux enfin et pouvant achever de mourir, à présent qu’il les sentait là tous deux, elle et l’enfant qu’elle portait ? Puis, défaillante devant la terrible réalité, elle sanglota de nouveau, éperdument.
Martine entrait, avec une lampe, qu’elle posa à l’écart, sur un coin de la cheminée. Et elle entendit Ramond, qui surveillait Clotilde, inquiet de la voir bouleversée à ce point, dans sa situation.
— Je vais vous emmener, si vous manquez de courage. Songez que vous n’êtes pas seule, qu’il y a le cher petit être, dont il me parlait déjà avec tant de joie et de tendresse.
Dans la journée, la servante s’était étonnée de certaines phrases, surprises par hasard. Brusquement, elle comprit ; et, comme elle était sur le point de quitter la chambre, elle s’arrêta, elle écouta encore.
Ramond avait baissé la voix.
— La clef de l’armoire est sous l’oreiller, il m’a répété plusieurs fois de vous en avertir… Vous savez ce que vous avez à faire ?
Clotilde tâcha de se rappeler et de répondre.
— Ce que j’ai à faire ? pour les papiers, n’est-ce pas ?… Oui, oui ! je me souviens, je dois garder les dossiers et vous donner les autres manuscrits… N’ayez pas peur, j’ai toute ma tête, je serai très raisonnable. Mais je ne veux pas le quitter, je vais passer la nuit là, bien tranquille, je vous le promets.
Elle était si douloureuse, l’air si résolu à le veiller, à rester avec lui tant qu’on ne l’emporterait pas, que le médecin la laissa faire.
— Eh bien ! je vous quitte, on doit m’attendre chez moi. Puis, il y a toutes sortes de formalités, la déclaration, le convoi, dont je veux vous éviter le souci. Ne vous occupez de rien. Demain matin, tout sera réglé, quand je reviendrai.
Il l’embrassa encore, il s’en alla. Et ce fut alors seulement que Martine disparut à son tour, derrière lui, fermant à clef la porte, en bas, courant par la nuit devenue noire.
Maintenant, dans la chambre, Clotilde était seule ; et, autour d’elle, sous elle, au milieu du grand silence, elle sentait la maison vide. Clotilde était seule, avec Pascal mort. Elle avait approché une chaise, contre le lit, au chevet, elle s’était assise, immobile, seule. En arrivant, elle avait simplement retiré son chapeau ; puis, s’étant aperçue qu’elle avait gardé ses gants, elle venait aussi de les ôter. Mais elle demeurait là en robe de voyage, poussiéreuse, fripée, par les vingt heures de chemin de fer. Sans doute, le père Durieu avait, depuis longtemps, déposé les malles, en bas. Et elle n’avait ni l’idée ni la force de se débarbouiller, de se changer, anéantie à présent sur cette chaise où elle était tombée. Un regret unique, un remords immense, l’emplissaient. Pourquoi avait-elle obéi ? pourquoi s’était-elle résignée à partir ? Si elle était restée, elle avait la conviction ardente qu’il ne serait pas mort. Elle l’aurait tant aimé, tant caressé, qu’elle l’aurait guéri. Chaque soir, elle l’aurait pris entre ses bras pour l’endormir, elle l’aurait réchauffé de toute sa jeunesse, elle lui aurait soufflé de sa vie dans ses baisers. Quand on ne voulait pas que la mort vous prît un être cher, on restait pour donner de son sang, on la mettait en fuite. C’était sa faute, si elle l’avait perdu, si elle ne pouvait plus, d’une étreinte, l’éveiller de l’éternel sommeil. Et elle se trouvait imbécile de n’avoir pas compris, lâche de ne s’être pas dévouée, coupable et punie à jamais de s’en être allée, quand le simple bon sens, à défaut du cœur, devait la clouer là, dans sa tâche de sujette soumise et tendre, veillant sur son roi.
Le silence devenait tel, si absolu, si large, que Clotilde détacha un instant les yeux du visage de Pascal, pour regarder dans la chambre. Elle n’y vit que des ombres vagues : la lampe éclairait de biais la glace de la grande psyché, pareille à une plaque d’argent mat ; et les deux cierges mettaient seulement, sous le haut plafond, deux taches fauves. À ce moment, la pensée lui revint des lettres qu’il lui écrivait, si courtes, si froides ; et elle comprenait sa torture à étouffer son amour. Quelle force il lui avait fallu, dans l’accomplissement du projet de bonheur, sublime et désastreux, qu’il faisait pour elle ! Il s’entêtait à disparaître, à la sauver de sa vieillesse et de sa pauvreté ; il la rêvait riche, libre de jouir de ses vingt-six ans, loin de lui : c’était l’oubli total de soi, l’anéantissement dans l’amour d’une autre. Et elle en éprouvait une gratitude, une douceur profondes, mêlées à une sorte d’amertume irritée contre le destin mauvais. Puis, tout d’un coup, les années heureuses s’évoquèrent, sa jeunesse, son adolescence près de lui, si bon, si gai. Comme il l’avait conquise d’une lente passion, comme elle s’était sentie sienne, après les révoltes qui les avaient un instant séparés, et dans quel emportement de joie elle s’était donnée à lui, pour être davantage et toute à lui, puisqu’il la désirait ! Cette chambre où il se refroidissait à cette heure, elle la retrouvait tiède encore et frissonnante de leurs nuits de tendresse.
Sept heures sonnèrent à la pendule, et Clotilde tressaillit à ce tintement léger, dans le grand silence. Qui donc avait parlé ? Elle se rappela, elle regarda la pendule, dont le timbre avait sonné tant d’heures de joie. Cette pendule antique avait une voix chevrotante d’amie très vieille, qui les amusait, dans l’obscurité, quand ils veillaient, aux bras l’un de l’autre. Et, de tous les meubles, à présent, lui venaient des souvenirs. Leurs deux images lui semblèrent renaître, du fond argenté et pâle de la grande psyché : elles s’avançaient, indécises, presque confondues, avec un flottant sourire, comme aux jours ravis, où il l’amenait là, pour la parer de quelque bijou, un cadeau qu’il cachait depuis le matin, dans sa folie du don. C’était aussi la table où brûlaient les deux cierges, la petite table sur laquelle ils avaient fait leur dîner de misère, le soir qu’ils manquaient de pain et qu’elle lui avait servi un festin royal. Que de miettes de leur amour elle retrouverait dans la commode à marbre blanc, cerclé d’une galerie ! Quels bons rires ils avaient eus, sur la chaise longue, aux pieds raidis, quand elle y mettait ses bas et qu’il la taquinait ! Même de la tenture, de l’ancienne indienne rouge décolorée, devenue couleur d’aurore, un chuchotement lui arrivait, tout ce qu’ils s’étaient dit de frais et de tendre, les enfantillages infinis de leur passion, et jusqu’à l’odeur de sa chevelure, à elle, une odeur de violette, qu’il adorait. Alors, comme la vibration des sept coups de la pendule avait cessé, si longue en son cœur, elle ramena les yeux sur le visage immobile de Pascal, et de nouveau elle s’anéantit.
Ce fut dans cette prostration croissante que Clotilde, quelques minutes plus tard, entendit un bruit soudain de sanglots. On était entré en coup de vent, elle reconnut sa grand’mère Félicité. Mais elle ne bougea pas, elle ne parla pas, tellement elle était déjà engourdie de douleur. Martine, devançant l’ordre qu’on lui aurait sûrement donné, venait de courir chez la vieille madame Rougon, pour lui apprendre l’affreuse nouvelle ; et celle-ci, stupéfaite d’abord d’une catastrophe si prompte, bouleversée ensuite, accourait, débordante d’un chagrin bruyant. Elle sanglota devant son fils, elle embrassa Clotilde, qui lui rendit son baiser, comme dans un rêve. Puis, à partir de cet instant, celle-ci, sans sortir de l’accablement où elle s’isolait, sentit bien qu’elle n’était plus seule, au continuel remue-ménage étouffé dont les petits bruits traversaient la chambre. C’était Félicité qui pleurait, qui entrait, qui sortait sur la pointe des pieds, qui mettait de l’ordre, furetait, chuchotait, tombait sur une chaise pour se relever aussitôt. Et, vers neuf heures, elle voulut absolument décider sa petite-fille à manger quelque chose. Deux fois déjà, elle l’avait sermonnée, tout bas. Elle revint lui dire à l’oreille :
— Clotilde, ma chérie, je t’assure que tu as tort… Il faut prendre des forces, jamais tu n’iras jusqu’au bout.
Mais, d’un signe de tête, la jeune femme s’obstinait à refuser.
— Voyons, tu as dû déjeuner à Marseille, au buffet, n’est-ce pas ? et tu n’as rien pris depuis ce moment… Est-ce raisonnable ? Je n’entends pas que tu tombes malade, toi aussi… Martine a du bouillon. Je lui ai dit de faire un potage léger et d’ajouter un poulet… Descends manger un morceau, rien qu’un morceau, pendant que je vais rester là.
Du même signe souffrant, Clotilde refusait toujours. Elle finit par bégayer :
— Laisse-moi, grand’mère, je t’en supplie… Je ne pourrais pas, ça m’étoufferait.
Et elle ne parla plus. Pourtant, elle ne dormait pas, elle avait les yeux grands ouverts, obstinément fixés sur le visage de Pascal. Durant des heures elle ne fit plus un mouvement, droite, rigide, comme absente, là-bas, très loin, avec le mort. À dix heures, elle entendit un bruit : c’était Martine qui remontait la lampe. Vers onze heures, Félicité, qui veillait dans un fauteuil, parut inquiète, sortit de la chambre, puis y rentra. Dès lors, il y eut des allées et venues, des impatiences rôdant autour de la jeune femme, toujours éveillée, avec ses grands yeux fixes. Minuit sonna, une idée têtue demeurait seule dans son crâne vide, comme un clou qui l’empêchait de s’endormir : pourquoi avait-elle obéi ? Si elle était restée, elle l’aurait réchauffé de toute sa jeunesse, il ne serait pas mort ! Et ce fut seulement un peu avant une heure, qu’elle sentit cette idée elle-même se brouiller et se perdre en un cauchemar. Elle tomba à un lourd sommeil, épuisé de douleur et de fatigue.
Quand Martine était allée annoncer à la vieille madame Rougon la mort inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement, avait eu un premier cri de colère, mêlé à son chagrin. Eh quoi ! Pascal mourant n’avait pas voulu la voir, avait fait jurer à cette servante de ne pas la prévenir ! Cela la fouettait au sang, comme si la lutte qui avait duré toute l’existence, entre elle et lui, devait continuer par-delà le tombeau. Puis, après s’être habillée à la hâte, lorsqu’elle était accourue à la Souleiade, la pensée des terribles dossiers, de tous les manuscrits qui emplissaient l’armoire, l’avait envahie d’une passion frémissante. Maintenant que l’oncle Macquart et Tante Dide étaient morts, elle ne redoutait plus ce qu’elle nommait l’abomination des Tulettes ; et le pauvre petit Charles lui-même, en disparaissant, avait emporté une des tares les plus humiliantes pour la famille. Il ne restait que les dossiers, les abominables dossiers, menaçant cette légende triomphale des Rougon qu’elle avait mis sa vie entière à créer, qui était l’unique préoccupation de sa vieillesse, l’œuvre au triomphe de laquelle, obstinément, elle avait voué les derniers efforts de son esprit d’activité et de ruse. Depuis de longues années, elle les guettait, jamais lasse, recommençant la lutte quand on la croyait battue, toujours embusquée et tenace. Ah ! si elle pouvait s’en emparer enfin, les détruire ! Ce serait l’exécrable passé anéanti, ce serait la gloire des siens, si durement conquise, délivrée de toute menace, s’épanouissant enfin librement, imposant son mensonge à l’histoire. Et elle se voyait traversant les trois quartiers de Plassans, saluée par tous, dans son attitude de reine, portant noblement le deuil du régime déchu. Aussi, comme Martine lui avait appris que Clotilde était là, hâtait-elle sa marche, en approchant de la Souleiade, talonnée par la crainte d’arriver trop tard.
D’ailleurs, dès qu’elle se fut installée dans la maison, Félicité se remit tout de suite. Rien ne pressait, on avait la nuit devant soi. Pourtant, elle voulut, sans tarder, avoir Martine avec elle ; et elle savait bien ce qui agirait sur cette créature simple, enfoncée dans les croyances d’une religion étroite. Son premier soin fut donc, en bas, au milieu du désordre de la cuisine, où elle était descendue voir rôtir le poulet, d’affecter une grande désolation, à la pensée que son fils était mort, avant d’avoir fait sa paix avec l’Église. Elle questionnait la servante, exigeait des détails. Mais celle-ci hochait la tête, désespérément : non ! aucun prêtre n’était venu, monsieur n’avait pas même fait un signe de croix. Elle seule s’était agenouillée, pour réciter les prières des agonisants, ce qui, bien sûr, ne devait pas suffire au salut d’une âme. Avec quelle ferveur, cependant, elle avait prié le bon Dieu, afin que Monsieur allât droit au paradis !
Les yeux sur le poulet qui tournait, devant un grand feu clair, Félicité reprit à voix plus basse, d’un air absorbé :
— Ah ! ma pauvre fille, ce qui l’empêche surtout d’y aller, en paradis, ce sont les abominables papiers que le malheureux laisse là-haut, dans l’armoire. Je ne puis comprendre comment la foudre du ciel n’est pas encore tombée sur ces papiers, pour les mettre en cendres. Si on les laisse sortir d’ici, c’est la peste, le déshonneur, et c’est l’enfer à jamais !
Toute pâle, Martine l’écoutait.
— Alors, Madame croit que ce serait une bonne œuvre de les détruire, une œuvre qui assurerait le repos de l’âme de monsieur ?
— Grand Dieu ! si je le crois !… Mais, si nous les avions, ces affreuses paperasses, tenez ! c’est dans ce feu que je les jetterais. Ah ! vous n’auriez pas besoin d’ajouter d’autres sarments, rien qu’avec les manuscrits de là-haut, il y a de quoi faire rôtir trois poulets comme celui-ci.
La servante avait pris une longue cuiller pour arroser la bête. Elle aussi, maintenant, semblait réfléchir.
— Seulement, nous ne les avons pas… J’ai même, à ce propos, entendu une conversation que je puis bien répéter à madame… C’est quand mademoiselle Clotilde est montée dans la chambre. Le docteur Ramond lui a demandé si elle se souvenait des ordres qu’elle avait reçus, avant son départ sans doute ; et elle a dit qu’elle se souvenait, qu’elle devait garder les dossiers et lui donner tous les autres manuscrits.
Félicité, frémissante, ne put retenir un geste d’inquiétude. Déjà, elle voyait les papiers lui échapper ; et ce n’étaient pas les dossiers seulement qu’elle voulait, mais toutes les pages écrites, toute cette œuvre inconnue, louche et ténébreuse, dont il ne pouvait sortir que du scandale, d’après son cerveau obtus et passionné de vieille bourgeoise orgueilleuse.
— Il faut agir ! cria-t-elle, agir cette nuit même ! Demain peut-être serait-il trop tard.
— Je sais bien où est la clef de l’armoire, reprit Martine à demi-voix. Le médecin l’a dit à mademoiselle.
Tout de suite, Félicité avait dressé l’oreille.
— La clef, où donc est-elle ?
— Sous l’oreiller, sous la tête de monsieur.
Malgré la flambée vive du feu de sarments, un petit souffle glacé passa ; et les deux vieilles femmes se turent. Il n’y eut plus que le grésillement du jus qui tombait du rôti dans la lèchefrite.
Mais, après que madame Rougon eût dîné seule, et promptement, elle remonta avec Martine. Dès lors, sans qu’elles eussent causé davantage, l’entente se trouva faite, il était décidé qu’elles s’empareraient des papiers avant le jour, par tous les moyens possibles. Le plus simple consistait encore à prendre la clef sous l’oreiller. Certainement, Clotilde finirait par s’endormir : elle paraissait trop épuisée, elle succomberait à la fatigue. Et il ne s’agissait que d’attendre. Elles se mirent donc à épier, à rôder de la salle de travail à la chambre, aux aguets pour savoir si les grands yeux élargis et fixes de la jeune femme ne se fermaient pas enfin. Toujours, il y en avait une qui allait voir, tandis que l’autre s’impatientait dans la salle, où charbonnait une lampe. Cela dura jusqu’à près de minuit, de quart d’heure en quart d’heure. Les yeux, sans fond, pleins d’ombre et d’un immense désespoir, restaient grands ouverts. Un peu avant minuit, Félicité se réinstalla dans un fauteuil, au pied du lit, résolue à ne pas quitter la place, tant que sa petite-fille ne dormirait pas. Elle ne la quittait plus du regard, s’irritant à remarquer qu’elle battait à peine des paupières, dans cette fixité inconsolable qui défiait le sommeil. Puis, ce fut elle, à ce jeu, qui se sentit envahie d’une somnolence. Exaspérée, elle ne put rester là davantage. Et elle alla trouver de nouveau Martine.
— C’est inutile, elle ne s’endormira pas ! dit-elle, la voix étouffée et tremblante. Il faut imaginer autre chose.
L’idée lui était bien venue déjà de forcer l’armoire. Mais les vieux bâtis de chêne semblaient inébranlables, les vieilles ferrures tenaient solidement. Avec quoi briser la serrure ? sans compter qu’on ferait un bruit terrible et que ce bruit s’entendrait certainement de la chambre voisine.
Elle s’était cependant plantée devant les portes épaisses, les tâtait des doigts, cherchait les places faibles.
— Si j’avais un outil…
Martine, moins passionnée, l’interrompit en se récriant.
— Oh ! non, non, madame ! on nous surprendrait !… Attendez, peut-être que mademoiselle dort.
Elle retourna dans la chambre, sur la pointe des pieds, et revint tout de suite.
— Mais oui, elle dort !… Ses yeux sont fermés, elle ne bouge plus.
Alors, toutes deux allèrent la voir, retenant leur souffle, évitant le moindre craquement du parquet, avec des soins infinis. Clotilde, en effet, venait de s’endormir, et son anéantissement paraissait tel, que les deux vieilles femmes s’enhardissaient. Mais elles craignaient pourtant de l’éveiller, si elles la frôlaient, car elle avait sa chaise placée contre le lit même. Et c’était aussi un acte sacrilège et terrible, dont l’épouvante les prenait, que de glisser la main sous l’oreiller du mort et de le voler. N’allait-il pas falloir le déranger dans son repos ? ne remuerait-il pas, sous la secousse ? Cela les faisait pâlir.
Félicité, déjà, s’était avancée, le bras tendu. Mais elle recula.
— Je suis trop petite, bégaya-t-elle. Essayez donc, vous, Martine.
La servante, à son tour, s’approcha du lit. Elle fut prise d’un tel tremblement, qu’elle dut, elle aussi, revenir en arrière, pour ne pas tomber.
— Non, non, je ne puis pas ! Il me semble que monsieur va ouvrir les yeux.
Et, frissonnantes, éperdues, elles restèrent encore un instant dans la chambre, pleine du grand silence et de la majesté de la mort, en face de Pascal immobile à jamais et de Clotilde anéantie, sous l’écrasement de son veuvage. La noblesse d’une haute vie de travail leur apparut peut-être sur cette tête muette, qui, de tout son poids, gardait son œuvre. La flamme des cierges brûlait très pâle. Une terreur sacrée passait, qui les chassa.
Félicité, si brave, qui n’avait, autrefois, reculé devant rien, pas même devant le sang, s’enfuyait comme poursuivie.
— Venez, venez, Martine. Nous trouverons autre chose, nous allons chercher un outil.
Dans la salle, elles respirèrent. La servante se souvint alors que la clef du secrétaire devait être sur la table de nuit de Monsieur, où elle l’avait aperçue la veille, au moment de la crise. Elles y allèrent voir. La mère n’eut aucun scrupule, ouvrit le meuble. Mais elle n’y trouva que les cinq mille francs, qu’elle laissa au fond du tiroir, car l’argent ne la préoccupait guère. Vainement, elle chercha l’Arbre généalogique, qu’elle savait là d’habitude. Elle aurait si volontiers commencé par lui son œuvre de destruction ! Il était resté sur le bureau du docteur, dans la salle, et elle ne devait pas même l’y découvrir, au milieu de la fièvre de passion qui lui faisait fouiller les meubles fermés, sans lui laisser le calme lucide de procéder méthodiquement, autour d’elle.
Son désir la ramena, elle revint se planter devant l’armoire, la mesurant, l’enveloppant d’un regard ardent de conquête. Malgré sa petite taille, malgré ses quatre-vingts ans passés, elle se dressait, dans une activité, une dépense de force extraordinaire.
— Ah ! répéta-t-elle, si j’avais un outil !
Et elle cherchait de nouveau la lézarde du colosse, la fente où elle allait introduire les doigts, pour le faire éclater. Elle imaginait des plans d’assaut, elle rêvait des violences, puis elle retombait à la ruse, à quelque traîtrise qui lui ouvrirait les battants, rien qu’en soufflant dessus.
Brusquement, son regard brilla, elle avait trouvé.
— Dites donc, Martine, il y a un crochet qui retient le premier battant ?
— Oui, madame, il s’accroche dans un piton, en dessus de la planche du milieu… Tenez ! il se trouve à la hauteur de cette moulure, à peu près.
Félicité eut un geste de victoire certaine.
— Vous avez bien une vrille, une grosse vrille ?… Donnez-moi une vrille !
Vivement, Martine descendit à sa cuisine et rapporta l’outil demandé.
— Comme ça, voyez-vous, nous ne ferons pas de bruit, reprit la vieille dame en se mettant à la besogne.
Avec une singulière énergie, qu’on n’aurait pas soupçonnée à ses petites mains desséchées par l’âge, elle planta la vrille, elle fit un premier trou, à la hauteur désignée par la servante. Mais elle était trop bas, elle sentit que la pointe s’enfonçait ensuite dans la planche. Une seconde percée l’amena droit sur le fer du crochet. Cette fois, c’était trop direct. Et elle multiplia les trous, à droite et à gauche, jusqu’à ce que, se servant de la vrille elle-même, elle pût enfin pousser le crochet, le chasser du piton. Le pêne de la serrure glissa, les deux battants s’ouvrirent.
— Enfin ! cria Félicité, hors d’elle.
Puis, inquiète, elle resta immobile, l’oreille tendue vers la chambre, craignant d’avoir réveillé Clotilde. Mais toute la maison dormait, dans le grand silence noir. Il ne venait toujours de la chambre qu’une paix auguste de mort, elle n’entendit que le clair tintement de la pendule sonnant un seul coup, une heure du matin. Et l’armoire était grande ouverte, béante, montrant, sur ses trois planches, l’entassement de papiers dont elle débordait. Alors, elle se rua, l’œuvre de destruction commença, au milieu de l’ombre sacrée, de l’infini repos de cette veillée funèbre.
— Enfin ! répéta-t-elle tout bas, depuis trente ans que je veux et que j’attends !… Dépêchons, dépêchons, Martine ! aidez-moi !
Déjà, elle avait apporté la haute chaise du pupitre, elle y était montée d’un bond, pour prendre d’abord les papiers de la planche supérieure, car elle se souvenait que les dossiers se trouvaient là. Mais elle fut surprise de ne pas reconnaître les chemises de fort papier bleu, il n’y avait plus là que d’épais manuscrits, les œuvres terminées et non publiées encore du docteur, des travaux inestimables, toutes ses recherches, toutes ses découvertes, le monument de sa gloire future, qu’il avait légué à Ramond, pour que celui-ci en prît le soin. Sans doute, quelques jours avant sa mort, pensant que les dossiers seuls étaient menacés, et que personne au monde n’oserait détruire ses autres ouvrages, avait-il procédé à un déménagement, à un classement nouveau, pour soustraire ceux-là aux recherches premières.
— Ah ! tant pis ! murmura Félicité, il y en a tellement, commençons par n’importe quel bout, si nous voulons arriver… Pendant que je suis en l’air, nettoyons toujours ça… Tenez, réchappez, Martine !
Et elle vida la planche, elle jeta, un à un, les manuscrits entre les bras de la servante, qui les posait sur la table, en faisant le moins de bruit possible. Bientôt, tout le tas y fut, elle sauta de la chaise.
— Au feu ! au feu !… Nous finirons bien par mettre la main sur les autres, sur ceux que je cherche… Au feu ! au feu ! ceux-ci d’abord ! Jusqu’aux bouts de papier grands comme l’ongle, jusqu’aux notes illisibles, au feu ! au feu ! si nous voulons êtres sûres de tuer la contagion du mal !
Elle-même, fanatique, farouche dans sa haine de la vérité, dans sa passion d’anéantir le témoignage de la science, déchira la première page d’un manuscrit, l’alluma à la lampe, alla jeter ce brandon flambant dans la grande cheminée, où il n’y avait pas eu de feu depuis vingt ans peut-être ; et elle alimenta la flamme, en continuant à jeter, par morceaux, le reste du manuscrit. La servante, résolue, comme elle, était venue l’aider, avait pris un autre gros cahier, qu’elle effeuillait. Dès lors, le feu ne cessa plus, la haute cheminée s’emplit d’un flamboiement, d’une gerbe claire d’incendie, qui, par instants, ne se ralentissait que pour s’élever avec une intensité accrue, quand des aliments nouveaux la rallumaient. Un brasier s’élargissait peu à peu, un tas de cendre fine montait, une couche épaissie de feuilles noires où couraient des millions d’étincelles. Mais c’était une besogne longue, sans fin ; car, lorsqu’on jetait trop de pages à la fois, elles ne brûlaient pas, il fallait les secouer, les retourner avec les pincettes ; et le mieux était de les froisser, d’attendre qu’elles fussent bien enflammées, avant d’en ajouter d’autres. L’habileté leur venait, la besogne marchait grand train.
Dans sa hâte à aller reprendre une nouvelle brassée de papiers, Félicité se heurta contre un fauteuil.
— Oh ! madame, prenez garde, dit Martine. Si l’on venait !
— Venir, qui donc ? Clotilde ? elle dort trop bien, la pauvre fille !… Et puis, si elle vient quand ce sera fini, je m’en moque ! Allez, je ne me cacherai pas, je laisserai l’armoire vide et toute grande ouverte, je dirai bien haut que c’est moi qui ai purifié la maison… Quand il n’y aura plus une seule ligne d’écriture, ah ! mon Dieu, je me moque du reste !
Pendant près de deux heures, la cheminée flamba. Elles étaient retournées à l’armoire, elles avaient vidé les deux autres planches, il ne restait que le bas, le fond, qui semblait bourré d’un pêle-mêle de notes. Grisées par la chaleur de ce feu de joie, essoufflées, en sueur, elles cédaient à une fièvre sauvage de destruction. Elles s’accroupissaient, se noircissaient les mains à repousser les débris mal consumés, si violentes dans leurs gestes, que des mèches de leurs cheveux gris pendaient sur leurs vêtements en désordre. C’était un galop de sorcières, activant un bûcher diabolique, pour quelque abomination, le martyre d’un saint, la pensée écrite brûlée en place publique, tout un monde de vérité et d’espérance détruit. Et la grande clarté, qui, par instants, pâlissait la lampe, embrasait la vaste pièce, faisait danser au plafond leurs ombres démesurées.
Mais, comme elle voulait vider le bas de l’armoire, ayant déjà brûlé, à poignées, le pêle-mêle de notes qui s’entassait là, Félicité eut un cri étranglé de triomphe.
— Ah ! les voici !… Au feu ! au feu !
Elle venait enfin de tomber sur les dossiers. Tout au fond, derrière le rempart des notes, le docteur avait dissimulé les chemises de papier bleu. Et ce fut alors la folie de la dévastation, une rage qui l’emporta, les dossiers ramassés à pleines mains, lancés dans les flammes, emplissant la cheminée d’un ronflement d’incendie.
— Ils brûlent, ils brûlent !… Enfin, ils brûlent donc !… Martine, encore celui-ci, encore celui-ci… Ah ! quel feu, quel grand feu !
Mais la servante s’inquiétait.
— Madame, prenez garde, vous allez allumer la maison… Vous n’entendez pas ce grondement ?
— Ah ! qu’est-ce que ça fait ? tout peut bien brûler !… Ils brûlent, ils brûlent, c’est si beau !… Encore trois, encore deux, et le dernier qui brûle !
Elle riait d’aise, hors d’elle, effrayante, lorsque des morceaux de suie enflammée tombèrent. Le ronflement devenait terrible, le feu était dans la cheminée, qu’on ne ramonait jamais. Cela parut encore l’exciter, tandis que la servante, perdant la tête, se mit à crier et à courir autour de la pièce.
Clotilde dormait à côté de Pascal mort, dans le calme souverain de la chambre. Il n’y avait pas eu d’autre bruit que la vibration légère du timbre de la pendule sonnant trois heures. Les cierges brûlaient d’une longue flamme immobile, pas un frisson ne remuait l’air. Et, du fond de son lourd sommeil sans rêve, elle entendit pourtant comme un tumulte, un galop grandissant de cauchemar. Puis, quand elle eut rouvert les yeux, elle ne comprit pas d’abord. Où était-elle ? pourquoi ce poids énorme qui écrasait son cœur ? La réalité lui revint dans une épouvante : elle revit Pascal, elle entendit les cris de Martine, à côté ; et elle se précipita, angoissée, pour savoir.
Mais, dès le seuil, Clotilde saisit toute la scène, d’une netteté sauvage : l’armoire grande ouverte, et complètement vide, Martine affolée par la peur du feu, sa grand’mère Félicité radieuse, poussant du pied dans les flammes les derniers fragments des dossiers. Une fumée, une suie volante emplissait la salle, où le grondement de l’incendie mettait comme un râle de meurtre, ce galop dévastateur qu’elle venait d’entendre du fond de son sommeil.
Et le cri qui lui jaillit des lèvres fut celui que Pascal avait poussé lui-même, la nuit d’orage, lorsqu’il l’avait surprise en train de voler les papiers.
— Voleuses ! assassines !
Tout de suite, elle s’était précipitée vers la cheminée ; et, malgré le ronflement terrible, malgré les morceaux de suie rouge qui tombaient, au risque de s’incendier les cheveux et de se brûler les mains, elle saisit à poignées les feuilles non consumées encore, elle les éteignit vaillamment, en les serrant contre elle. Mais c’était bien peu de chose, à peine des débris, pas une page complète, pas même des miettes du travail colossal, de l’œuvre patiente et énorme de toute une vie, que le feu venait de détruire là en deux heures. Et sa colère grandissait, un élan de furieuse indignation.
— Vous êtes des voleuses, des assassines !… C’est un meurtre abominable que vous venez de commettre ! Vous avez profané la mort, vous avez tué la pensée, tué le génie !
La vieille madame Rougon ne reculait pas. Elle s’était avancée au contraire, sans remords, la tête haute, défendant l’arrêt de destruction rendu par elle et exécuté.
— C’est à moi que tu parles, à ta grand’mère ?… J’ai fait ce que j’ai dû faire, ce que tu voulais faire avec nous autrefois.
— Autrefois, vous m’aviez rendue folle. Mais j’ai vécu, j’ai aimé, j’ai compris… Puis, c’était un héritage sacré, légué à mon courage, la dernière pensée d’un mort, ce qui restait d’un grand cerveau et que je devais imposer à tous… Oui, tu es ma grand’mère ! et c’est comme si tu venais de brûler ton fils !
— Brûler Pascal, parce que j’ai brûlé ses papiers ! cria Félicité. Eh ! j’aurais brûlé la ville, pour sauver la gloire de notre famille !
Elle s’avançait toujours, combattante, victorieuse ; et Clotilde qui avait posé sur la table les fragments noircis, sauvés par elle, les défendait de son corps, dans la crainte qu’elle ne les rejetât aux flammes. Elle les dédaignait, elle ne s’inquiétait seulement pas du feu de cheminée, qui heureusement s’épuisait de lui-même ; pendant que Martine, avec la pelle, étouffait la suie et les dernières flambées des cendres brûlantes.
— Tu sais bien pourtant, continua la vieille femme dont la petite taille semblait grandir, que je n’ai eu qu’une ambition, qu’une passion, la fortune et la royauté des nôtres. J’ai combattu, j’ai veillé toute ma vie, je n’ai vécu si longtemps que pour écarter les vilaines histoires et laisser de nous une légende glorieuse… Oui, jamais je n’ai désespéré, jamais je n’ai désarmé, prête à profiter des moindres circonstances… Et tout ce que j’ai voulu, je l’ai fait, parce que j’ai su attendre.
D’un geste large, elle montra l’armoire vide, la cheminée où se mouraient des étincelles.
— Maintenant, c’est fini, notre gloire est sauve, ces abominables papiers ne nous accuseront plus, et je ne laisserai derrière moi aucune menace… Les Rougon triomphent.
Éperdue, Clotilde levait le bras, comme pour la chasser. Mais elle sortit d’elle-même, elle descendit à la cuisine laver ses mains noires et rattacher ses cheveux. La servante allait la suivre, lorsque, en se retournant, elle vit le geste de sa jeune maîtresse. Elle revint.
— Oh ! moi, mademoiselle, je partirai après-demain, lorsque monsieur sera au cimetière.
Il y eut un silence.
— Mais je ne vous renvoie pas, Martine, je sais bien que vous n’êtes pas la plus coupable… Voici trente ans que vous vivez dans cette maison. Restez, restez avec moi.
La vieille fille hocha sa tête grise, toute pâle et comme usée.
— Non, j’ai servi monsieur, je ne servirai personne après monsieur.
— Mais moi !
Elle leva les yeux, regarda la jeune femme en face, cette fillette aimée qu’elle avait vue grandir.
— Vous, non !
Alors, Clotilde eut un embarras, voulut lui parler de l’enfant qu’elle portait, de cet enfant de son maître, qu’elle consentirait à servir peut-être. Et elle fut devinée, Martine se rappela la conversation qu’elle avait surprise, regarda ce ventre de femme féconde, où la grossesse ne s’indiquait pas encore. Un instant, elle parut réfléchir. Puis, nettement :
— L’enfant, n’est-ce pas ?… Non !
Et elle acheva de donner son compte, réglant l’affaire en fille pratique, qui savait le prix de l’argent.
— Puisque j’ai de quoi, je vais aller manger tranquillement mes rentes quelque part… Vous, mademoiselle, je puis vous quitter, car vous n’êtes pas pauvre. Monsieur Ramond vous expliquera demain comment on a sauvé quatre mille francs de rente, chez le notaire. Voici, en attendant, la clef du secrétaire, où vous retrouverez les cinq mille francs que Monsieur y a laissés… Oh ! je sais bien que nous n’aurons pas de difficultés ensemble. Monsieur ne me payait plus depuis trois mois, j’ai des papiers de lui qui en témoignent. En outre, dans ces temps derniers, j’ai avancé à peu près deux cents francs de ma poche, sans qu’il sût d’où l’argent venait. Tout cela est écrit, je suis tranquille, mademoiselle ne me fera pas tort d’un centime… Après-demain, quand monsieur ne sera plus là, je partirai.
À son tour, elle descendit à la cuisine, et Clotilde, malgré la dévotion aveugle de cette fille qui lui avait fait prêter les mains à un crime, se sentit affreusement triste de cet abandon. Pourtant, comme elle ramassait les débris des dossiers, avant de retourner dans la chambre, elle eut une joie, celle de reconnaître tout d’un coup, sur la table, l’Arbre généalogique, étalé tranquillement et que les deux femmes n’y avaient pas aperçu. C’était la seule épave entière, une relique sainte. Elle le prit, alla l’enfermer dans la commode de la chambre, avec les fragments à demi consumés.
Mais, quand elle se retrouva dans cette chambre auguste, une grande émotion l’envahit. Quel calme souverain, quelle paix immortelle, à côté de la sauvagerie destructive qui avait empli la salle voisine de fumée et de cendre ! Une sérénité sacrée tombait de l’ombre, les deux cierges brûlaient, d’une pure flamme immobile, sans un frisson. Et elle vit alors que la face de Pascal était devenue très blanche, dans le flot épandu de la barbe blanche et des cheveux blancs. Il dormait dans de la lumière, auréolé, souverainement beau. Elle se pencha, le baisa encore, sentit à ses lèvres le froid de ce visage de marbre, aux paupières closes, rêvant son rêve d’éternité. Sa douleur fut si grande de n’avoir pu sauver l’œuvre dont il lui avait laissé la garde, qu’elle tomba à deux genoux, en sanglotant. Le génie venait d’être violé, il lui semblait que le monde allait être détruit, dans cet anéantissement farouche de toute une vie de travail.