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Le Menteur véridique

La bibliothèque libre.
Théâtre complet d’Eugène ScribeAimé André, Libraire-éditeurTome septième (p. 115-166).
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LE

MENTEUR VÉRIDIQUE,

COMÉDIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE,

Représentée, pour la première fois,
sur le théâtre du Gymnase dramatique,
le 24 avril 1824.

EN SOCIÉTÉ AVEC M. MÉLESVILLE.

PERSONNAGES


LE COMTE DE SAINT-MARCEL.

FRANVAL, riche négociant.

LUCIE, sa fille.

ÉDOUARD DE SAINVILLE.

LOLIVE, valet du comte.

ROSE, suivante de Lucie.

Un Valet à livrée.

Un domestique de l’hôtel.


La scène se passe dans un hôtel garni.

Le théâtre représente un salon élégant, avec porte de fond et portes latérales. À gauche, une table et tout ce qu’il faut pour écrire.


Scène PREMIÈRE.

LOLIVE, ROSE.
ROSE, faisant entrer Lolive.

C’est toi, Lolive ; pour un valet de chambre de grand seigneur, comme tu es matinal ! Peste, levé avant dix heures !

LOLIVE.

J’ai su hier que vous deviez descendre à cet hôtel, et j’accours réclamer ta foi et le prix de onze mois de soupirs.

ROSE.

Ah ça, tu m’as donc été d’une fidélité…

LOLIVE.

Effroyable ; cela m’a fait du tort dans les antichambres : ma constance est passée en proverbe, et l’on ne m’appelle plus que le Céladon de la livrée. Quant à toi, je ne te fais pas de questions sur ce chapitre-là.


Air de Julie.

La confiance est la vertu première
Et d’un amant et d’un mari,
Tendre ou jaloux, infidèle ou sincère,
Rien n’empêche d’être trahi.
Et comment soulever le voile
Qui nous cache la vérité ?
Qu’un autre croie à la fidélité,
Moi je ne crois qu’à mon étoile.

ROSE.

Impertinent ! tu pourrais supposer…

LOLIVE.

Du tout ; en province il faut bien être fidèle, on n’a que cela à faire. Que voulais-tu m’annoncer ?

ROSE.

Que M. Franval, mon maître, le plus honnête et le plus riche armateur de Bordeaux, vient à Paris marier sa fille ; et que celle-ci, qui m’aime beaucoup, m’a promis une dot le jour où l’on signerait son contrat.

LOLIVE.

Une dot ! c’est à merveille. Je ne te demande pas quelle est la somme.

ROSE.

Mille écus.

LOLIVE, avec exaltation.

Peu m’importe ; l’amour compte-t-il les billets de banque ? (Froidement.) Est-ce comptant ?

ROSE.

Oui.

LOLIVE.

Tant mieux, parce que premier valet de chambre d’un grand seigneur, de M. le comte de Saint-Marcel, tu sens que je ne pouvais former une alliance sans y trouver de quoi soutenir mon rang ; tu as une dot, tout est dit, je t’accorde ma main.

ROSE, soupirant.

Ah, Lolive ! le mariage de ma maîtresse n’est pas encore fait.

LOLIVE.

Qui pourrait l’empêcher ?

ROSE.

Je ne sais ; pendant le voyage, j’ai cru remarquer quelque mésintelligence entre le père et la fille. Mademoiselle Lucie est triste, inquiète, et je crains qu’un obstacle…

LOLIVE, vivement.

Un obstacle ! il n’y en a pas, il ne peut pas y en avoir ; ma tendresse, notre bonheur, mille écus comptant, il faut absolument que ce mariage se fasse. Rose, l’honneur, la délicatesse, tout vous fait un devoir de tromper le père s’il le faut ; et si vous avez besoin de moi…

ROSE.

Encore faut-il savoir de quoi il s’agit ; justement mademoiselle Lucie va venir ; je t’engagerais bien à rester, mais je crains que ton maître, M. de Saint-Marcel, ne t’attende.

LOLIVE.

Mon maître ! oh, je le forme.


Air : Un homme pour faire un tableau.

Maint solliciteur chaque jour
Implore humblement sa présence ;
Mais de mon cher maître à mon tour
J’exerce aussi la patience.
Si chez lui l’on attend, dit-on,
Il attend son valet de chambre.
Et c’est dans son propre salon
Que je lui fais faire antichambre.

D’ailleurs, aujourd’hui j’ai ma journée à moi ; madame la comtesse est indisposée ; une aventure hier au bal masqué… je te conterai cela. Voici notre belle affligée ; de la fermeté, Rose, et songez qu’il y va pour vous d’une fortune et d’un mari.


Scène II.

LUCIE, ROSE, LOLIVE.
LUCIE.

Rose, Rose, je te cherchais ; Édouard n’a pas encore paru ?

ROSE.

Non mademoiselle.

LUCIE.

Quelle est cette personne avec qui tu causais ?

LOLIVE, bas à Rose.

Présente-moi donc.

ROSE.

Mademoiselle, c’est le jeune homme dont je vous ai parlé à Bordeaux.

LUCIE.

Ah, j’entends, M. Lolive ; je t’en fais compliment ; mais si votre mariage doit se célébrer le même jour que le mien, je crains bien que vous n’attendiez encore.

ROSE.

Et pour quelle raison ?

LUCIE.

Je suis au désespoir, mon père veut rompre avec Édouard.

LOLIVE, bas à Rose.

Ah, mon Dieu ! et nos mille écus ?

ROSE.

Cela n’est pas possible ; même famille, même fortune, c’est un mariage trop convenable, et monsieur votre père n’oserait pas.

LUCIE.

Aussi, ne vient-il à Paris que pour chercher un prétexte.

ROSE.

Il n’en trouvera pas ; M. Édouard est un jeune homme charmant.


Air des Maris ont tort.

Plein de raison et d’imprudence,
Plein de folie et de bonté,
Souvent il donne à l’indigence
L’argent qu’il gagne à l’écarté.
Rendre service est sa méthode ;
Enfin chez lui sont confondus
Les défauts qui sont à la mode
Et les vertus qui n’y sont plus.

LUCIE.

Oui ; mais puisque tu parles de ses défauts, il en est un que jusqu’ici j’avais su cacher à mon père, et auquel il ne pardonne pas ; un négociant comme lui, qui a toute la droiture, et même la rudesse d’un ancien marin, estime avant tout la franchise, et M. Édouard est sans doute un fort aimable jeune homme ; mais, soit étourderie, soit distraction, il a contracté l’habitude de ne jamais dire un mot de vérité.

LOLIVE.

J’y suis ; il a beaucoup voyagé.

ROSE.

Non ; mais d’abord il est de Bordeaux !

LOLIVE.

Je comprends ; l’influence du sol natal.

ROSE.

Et puis, voilà six mois qu’il est à Paris.

LOLIVE.

Et c’est là que tout se perfectionne.

LUCIE.

Enfin, mon père m’a déclaré qu’au premier mensonge bien avéré, bien prouvé, tout serait rompu.

LOLIVE.

Allons donc, on voit bien que monsieur votre père est aussi du pays, et son projet est une plaisanterie, une gasconade ; vouloir empêcher un jeune homme à la mode de mentir ! autant vaudrait faire remonter la Garonne vers sa source.

LUCIE.

C’est ce que vous ne ferez jamais comprendre à mon père, et je ne sais comment prévenir Édouard.

ROSE.

Je vais l’attendre ; il loge ici dessus dans le même hôtel ; et avant qu’il n’entre chez monsieur votre père, je le préviendrai de prendre garde à lui, et de n’annoncer rien que d’officiel, si c’est possible.

LUCIE.

Tais-toi donc ! on parle dans la chambre de mon père, j’ai reconnu la voix d’Édouard.

ROSE.

Il aura passé par l’autre escalier.

LUCIE.

Tout est perdu ! et s’il a causé avec-mon père, je parie que déjà… Il y attache si peu d’importance qu’il ment par habitude et sans y penser.

ROSE.

Alors le coup de maître serait d’empêcher M. Franval de s’apercevoir de ses petits écarts ; qu’est-ce que cela nous fait qu’il mente, pourvu que votre père ne s’en doute pas ?

LOLIVE.

Elle a raison ; ceci est beaucoup plus facile : et si mademoiselle veut me donner plein pouvoir sur lui…

LUCIE.

Ah ! si vous parvenez à cacher son défaut à mon père, ma reconnaissance… Vous pensez bien qu’une fois mariée, je suis sûre de le corriger ; sans cela…

LOLIVE.

Cela va sans dire ; il ne faut pas que M. Édouard me voie ; mais si je pouvais l’entendre, et prendre une idée de son caractère…

ROSE, montrant le cabinet à droite.

Eh mais, ce cabinet… il a précisément un escalier dérobé sur la cour. On vient, entre vite.

LOLIVE.
Air de la Nouvelle télégraphique.


Ne craignez rien,
Tout ira bien,
Et par mes soins j’espère
Le dégager,
Le protéger,
Au moment du danger.

ROSE.

D’après les termes du traité,
Nous servons votre père ;
Un mensonge bien attesté
Vaut une vérité.


ENSEMBLE.

Ne craignons rien, etc.

(Lolive sort par la droite.)

Scène III.

ROSE, LUCIE, FRANVAL, ÉDOUARD.
FRANVAL.

Par exemple, celui-là est trop fort ! cent mille écus de rente.

ÉDOUARD.

C’est comme je vous le dis, une Polonaise, une comtesse ; car dans ce pays-là, on ne peut guère être moins que cela. La comtesse Valniska, et elle me faisait proposer sa main.


Air de Marianne.
Mais pour accepter sa tendresse
(Regardant Lucie.)
J’aimais trop… et vous savez qui.
FRANVAL.
Et c’était bien une comtesse ?
ÉDOUARD.
Qui descendait de Sobiesky.
FRANVAL.

Mais celle belle,
Où donc est-elle ?

Je veux la voir.Je veux la voir.
ÉDOUARD.

Je veux la voir.Êtes-vous malheureux !
Elle est partie
Pour Varsovie.

FRANVAL.

C’est très fâcheux.Non pas, c’est très heureux.

ROSE, à part.

C’est très fâcheux.Non pas, c’est très heureux.

FRANVAL.

Ce trait sent un peu la Gascogne.

ROSE, en montrant Franval.

Je ne crains rien, car le voilà
Forcé de croire celui-là,
Ou d’aller en Pologne.

ÉDOUARD.

Ma chère Lucie, que je suis heureux de vous voir ; mais descendre hier dans cet hôtel, sans m’en faire prévenir… ; si je l’avais su, je n’aurais pas été au bal de l’Opéra, quoiqu’il m’y soit arrivé une aventure charmante. Une jeune dame que l’on allait enlever pour une autre, si je ne m’en étais mêlé… Il faut que je vous conte cette histoire-là.

LUCIE, d’un air suppliant.

Mon cousin, ne la dites pas.

ÉDOUARD.

Oh, ne craignez rien ! elle peut se raconter, et puis je vous en donne ma parole d’honneur, celle-là est vraie.

FRANVAL.

Comment, les autres ne l’étaient donc pas ?

ÉDOUARD.

Si vraiment, elles le sont toutes ; mais celle-là encore plus que les antres. (À Lucie.) Imaginez-vous… Mais qu’avez-vous ? d’où vient cette tristesse ? vous ne savez donc pas que votre père consent à nous unir aujourd’hui même ?

LUCIE.

Il serait vrai ?

ÉDOUARD.

Oui, et il m’a promis que ce soir, après dîner, il signerait notre contrat, à une seule condition, qu’il n’a pas voulu me dire, mais que vous devez connaître, n’est-il pas vrai ?

LUCIE.

Oui, et je crains que déjà il ne soit plus en votre pouvoir de la remplir.

FRANVAL.

Je crois du moins qu’il aura de la peine ; mais je suis équitable, et je ne condamnerai pas sans preuves, bien persuadé, mon cher Édouard, que tu ne seras pas embarrassé de m’en fournir d’ici à ce soir.

ÉDOUARD.

Il paraît qu’en province on parle par énigmes, car je n’y conçois rien ; mais qu’importe ? vous m’aimez, je vous aime ; je suis si heureux de vous voir ; depuis six mois que nous étions séparés…

FRANVAL.

J’espère que tu as mis ce temps à profit, que tu t’es fait des amis, des protecteurs. Tu ne nous parlais pas dans tes lettres de M. le comte de Saint-Marcel, le meilleur ami de ton père : est-ce que, par hasard, tu ne le voyais plus ?

ÉDOUARD.

Si vraiment, tous les jours ; une maison charmante, une femme fort aimable ; l’autre jour encore, j’ai fait une chanson pour elle, dont je devais, aujourd’hui même, lui porter la musique.

ROSE, à Lucie.

Ah, mon dieu ! j’ai bien peur ; Lolive, qui est à son service, me l’aurait dit.

ÉDOUARD.

Ce bon M. de Saint-Marcel, il m’a servi chaudement, il avait pour moi mille bontés ; et la preuve, c’est que j’ai dans ce moment-ci deux ou trois places à ma disposition ; on m’offre la recette de Strasbourg, celle de Marseille…

FRANVAL.

Je préfère cette dernière, et je suis d’avis qu’aujourd’hui même nous allions…

ÉDOUARD.

À peine arrivé, vous occuper déjà d’affaires ; songeons un peu aux plaisirs de la capitale, j’en veux faire les honneurs à ma jolie cousine. Il y a une pièce nouvelle aux Français, j’ai fait retenir une loge ; ensuite, il y a bal masqué.

FRANVAL.

Oh ! d’abord, le bal de l’Opéra, nous n’irons pas, nous n’avons ni masques ni dominos.

ÉDOUARD.

Et Babin, le costumier qui demeure là en face sur le palier. Est-ce qu’on est jamais embarrassé à Paris, au centre de la civilisation et de la rue de Richelieu ? À propos, comment trouvez-vous l’appartement que je vous ai retenu ? un peu petit, n’est-ce pas ? mais, voyez-vous, je loge au-dessus ; il y a un peu d’égoïsme dans mon fait.

FRANVAL.

J’aurais préféré le boulevard.

ÉDOUARD.

Ah ! si j’avais su cela ! ma maison qui est juste au coin des Italiens.

LUCIE.

Votre maison !

FRANVAL.

Tu as une maison à Paris, toi ?

ÉDOUARD.

Et qui ne m’a pas coûté cher, un billet de loterie… moi qui n’y mets jamais.

FRANVAL.

Peste ! c’est avoir la main heureuse.

ÉDOUARD.

Une maison charmante, toute neuve, entre cour et jardin, dix mille francs de glaces seulement au premier, avec un billard, salle de bains ; cela avait été bâti pour une danseuse qui l’a trouvée trop petite.

FRANVAL.

Parbleu, moi qui ne suis pas si difficile que ces dames, j’irai y loger.

ÉDOUARD.

Ah, que je suis donc fâché ! je l’ai vendue avant-hier.

FRANVAL.

Déjà.

ÉDOUARD.

Soixante mille francs, ça n’est pas cher, mais il y avait des réparations à faire.

FRANVAL.

Des réparations ! une maison toute neuve !

ÉDOUARD.

C’est-à-dire il y avait un pavillon mal construit… Vous concevez.


Air : De sommeiller encor, ma chère.

Des maçons l’on n’est jamais quitte.

FRANVAL.

À construire on est donc bien long ?

ÉDOUARD.

Mais, au contraire, on va trop vite ;
On improvise une maison.
En quinze jours elle est bâtie ;
Mais les travaux, doivent encor durer ;
Car à peine est-elle finie,
Qu’on se met à la réparer.

Aussi, j’ai mieux aimé mes soixante mille francs c’est plus sûr.

FRANVAL.

Et ton acquéreur est-il solide ?

ÉDOUARD.

Oh ! très riche, un ancien marchand, M. Guillaume ; il doit même m’apporter mon argent ce matin ; oh ! je n’en suis pas inquiet.

ROSE, à part.

Ni moi non plus.

LUCIE.

Ah, Rose ! j’ai bien peur que ce n’en soit un.

ROSE.

Et moi aussi.

(Rose sort.)

Scène IV.

Les précédens ; UN VALET de l’hôtel.
LE VALET, donnant une lettre à Franval.

M. Franval, de Bordeaux.

FRANVAL.

C’est bien… (Ouvrant ta lettre.) Ah, ah ! c’est pour ce paiement… (Le valet sort.) Voyons mes lettres de change. Pardon, mon cher Édouard, j’ai quelques papiers à mettre en ordre, cause avec ma fille.

(Il tire son portefeuille et s’assied à gauche.)
LUCIE, à droite, à demi-voix à Édouard.

Vous êtes donc incorrigible !

ÉDOUARD.

Est-ce de mon amour que vous parlez ?

LUCIE.

Non, mais de vos défauts qui nous perdent. Mon père a juré de rompre notre mariage, si d’ici à ce soir il s’aperçoit d’un seul mensonge.

ÉDOUARD.

Dieu, qu’ai-je fait !

LUCIE.

Quoi, monsieur ! tout ce que vous venez de lui dire…

ÉDOUARD.

Est vrai, quant au fond ; mais les détails… ; moi, ce n’est jamais avec mauvaise intention… ; mais la moitié du temps, à raconter les choses telles qu’elles sont, c’est si ennuyeux.

LUCIE.

Que vous ne pouvez résister au désir de les embellir, et que pour déployer les richesses de votre imagination…

ÉDOUARD.

Me voilà corrigé, et je vous jure que jamais…

LUCIE.

Taisez-vous, mon père s’approche…

ÉDOUARD.

Oh ! je ne crains rien.


Air du vaudeville de Turenne.

Si j’obtiens cette main si chère,
Vrai modèle des bons maris,
Vous me verrez toujours sincère,
Toujours constant, toujours épris.

LUCIE.

Toujours… cessez donc ce langage,
Si mon père vous entendait !
Toujours… ce mot seul suffirait
Pour rompre notre mariage.

FRANVAL, tenant un papier.

Je n’aurai jamais assez de fonds… Eh, parbleu ! Édouard, tu peux me rendre ce service.

ÉDOUARD, sans se retourner.

Qu’est-ce que c’est, beau-père ?

FRANVAL.

Une lettre de change de six mille francs à escompter !

ÉDOUARD, riant.

Ma foi, cela se rencontre mal ; je n’ai pas le sou.

ERANVAL.

Bah ! et cet argent ?

ÉDOUARD.

Quel argent ?

FRANVAL.

Le prix de ta maison.

ÉDOUARD.

Ma maison… ah ! oui, c’est juste… c’est que…… dans ce moment…

FRANVAL.

En as-tu disposé ?

ÉDOUARD.

Non, non ; c’est-à-dire dans un sens…

LUCIE, bas à Édouard.

Voyez-vous ce que c’est que de mentir ?

ÉDOUARD.

Au fait ; je ne vois pas pourquoi je ne vous avouerais pas franchement la chose. (À voix basse.) J’avais quelques dettes.

LUCIE, sévèrement.

Encore un…

ÉDOUARD.

Non, c’est la vérité ; un jeune homme ne peut guère vivre sans cela ; et par un hasard assez drôle, il se trouve que mon acquéreur, un monsieur… ; monsieur Lenoir

FRANVAL.

Tu m’as dit M. Guillaume.

ÉDOUARD

M. Guillaume Lenoir… un usurier…

FRANVAL.

Tu m’avais dit un marchand.

ÉDOUARD.

Marchand, parce qu’il fait l’usure en gros ; bref, cet honnête homme était celui qui m’avait prêté… ; si bien qu’en achetant ma maison… il y a eu compensation.

FRANVAL.

Et tu devais à ton acquéreur ?

ÉDOUARD, étourdiment.

Une quarantaine de mille francs.

FRANVAL.

Mais puisque tu as vendu soixante, c’est vingt mille francs qu’il te redoit.

ÉDOUARD, embarrassé.

Vingt mille francs… c’est ce que je vous disais ; mais… (À part.) Comment diable me tirer de là ?

FRANVAL, le regardant.

Est-ce que tu m’aurais fait un conte ? est-ce que par hasard ton acquéreur n’existerait pas ?


Scène V.

Les précédens ; LOLIVE, déguisé en vieux marchand ; ROSE.
ROSE, annonçant.

M. Guillaume Lenoir !

ÉDOUARD, stupéfait.

Monsieur…

FRANVAL, de même.

Comment ?

LOLIVE, courant à Édouard.

Mille pardons, mon cher monsieur Édouard, de vous poursuivre ainsi chez les autres ; mais les affaires avant la politesse… On vient de me dire que vous étiez en famille, et je n’ai pas cru être indiscret ; c’est sans doute monsieur votre père et mesdemoiselles vos sœurs que je me fais l’honneur de saluer ? Désolé de vous interrompre… Deux mots, et je me sauve.

ÉDOUARD, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LUCIE.

Ces messieurs ont à causer d’affaires ; mon père, permettez-moi de me retirer.

ÉDOUARD.

Pourquoi donc ? je n’ai de secrets pour personne, moi…

LOLIVE.

Ah ! ce n’est pas amusant, pour une jeune personne, d’entendre parler d’enregistrement, d’état de lieux… ; si c’était un contrat de mariage, je ne dis pas ; on prend patience, parce qu’on se dit : les affaires avant la politesse.

FRANVAL.

Va, mon enfant, nous te rejoindrons bientôt.

LUCIE, à Rose en s’en allant.

Ne les quittez pas, ma chère Rose.

(Elle sort.)

Scène IV.

Les mêmes, excepté LUCIE.
LOLIVE.

Ah ça, mon cher monsieur, je viens voir si vous voulez enfin terminer l’affaire de votre maison ?

ÉDOUARD, étonné.

De ma maison !

LOLIVE.

Quand je dis votre maison, c’est-à-dire la mienne. J’ai acheté, vous m’avez vendu, il ne s’agit plus que de me mettre en possession. Du reste, mille choses aimables de la part de madame Guillaume Lenoir mon épouse : je ne vous en parlais pas d’abord, parce que les affaires avant la politesse.

ÉDOUARD.

Ah ! vous venez pour… (À Franval.) Par exemple, voilà bien l’aventure la plus extraordinaire.

FRANVAL.

Qu’est-ce que tu y trouves donc d’extraordinaire ? tu as vendu ta maison.

ÉDOUARD.

J’entends bien : ce n’est pas cela qui m’étonne ; mais si vous saviez…

LOLIVE.
Air : Vaudeville de l’Écu de six francs.

La minute n’est pas signée ;
Mais tout est réglé comme il faut ;
Et pendant la présente année
C’est vous seul qui payez l’impôt.

ÉDOUARD.

Quoi, je le paie ! est-ce possible !
Il ne manquait plus que cela ;
Et grâce à cette maison-là,
Je vais me trouver éligible.
C’est dommage de l’avoir vendue.

LOLIVE.

Mais c’est fait, l’argent est prêt, et quand vous voudrez…

ÉDOUARD, à part.

C’est une mystification ; mais, parbleu, je vais bien l’attraper. (Haut.) Puisque mon argent est prêt, mon cher Guillaume, c’est une affaire faite ; donnez-le-moi.

LOLIVE.

Certainement, monsieur ; (fouillant dans sa poche et tirant sa tabatière) aussitôt que vous aurez signé le contrat, et que le délai pour purger les hypothèques sera écoulé.

FRANVAL.

C’est juste.

LOLIVE.

Du reste, vous savez nos conventions : il ne vous revient que vingt mille francs..

ÉDOUARD, à part.

Je ne conçois pas que l’on puisse mentir avec ce front-là.

LOLIVE.

Et je les ai déposés chez votre notaire.

ÉDOUARD.

C’est fâcheux : j’aurais voulu savoir de quelle couleur est votre argent ; et je vous avoue même qu’à cause de mon beau-père et pour d’autres considérations, si vous aviez pu me payer sur-le-champ, (à part) la plaisanterie aurait été bien meilleure.

LOLIVE.

Je conçois que, dans votre situation, vous devez avoir besoin d’argent, ne fût-ce que pour votre cautionnement.

ÉDOUARD.

Mon cautionnement…

LOLIVE.

Oui, pour, votre recette de Marseille.

FRANVAL.

Comment, il serait vrai ? ce que tu me disais de cette place…

LOLIVE.

La nomination est publique, et c’est grâce au crédit de M. de Saint-Marcel.


Air du vaudeville de la Somnambule.

Je l’ai vu ce matin encore,
Il a pour vous beaucoup d’égard ;
Madame surtout vous adore,

Même je dois vous gronder de sa part.
Donnez-lui donc la musique nouvelle,
Cette musique… oui, vous savez, mon cher,
De la chanson que vous fîtes pour elle,
Et qui ne peut aller sur aucun air.

ÉDOUARD, à part.

Parbleu ! celui-là est trop effronté. (Haut.) Ah, ça ! monsieur…

LOLIVE.

Adieu, monsieur le receveur… une place superbe, où, avec un peu d’esprit et de bons conseils, on peut faire son chemin : on criera après vous, on dira monsieur le receveur par ci, monsieur le receveur par là ; moquez-vous de tout cela, faites toujours fortune, quand cela devrait les désobliger, parce que, les affaires avant la politesse. Sur ce, je vous baise bien les mains. Votre très humble serviteur, de tout mon cœur.

(Il sort.)



Scène VII.

Les mêmes, excepté LOLIVE.
ÉDOUARD, le regardant sortir.

Voilà bien le plus hardi hâbleur.

FRANVAL.

Mon cher Édouard, que j’ai d’excuses à te faire : croirais-tu que j’avais suspecté ta bonne foi ?

ÉDOUARD.

Comment, vous auriez pu !…

FRANVAL.

Mais voici qui change bien la thèse : je veux qu’à l’instant même nous allions chez M. de Saint-Marcel, que tu me présentes à lui comme ton beau-père, et que je le remercie.

ROSE, à part.

C’est fait de lui.

ÉDOUARD, embarrassé.

C’est aujourd’hui lundi ; il sera à sa petite maison de Saint-Ouen, un endroit délicieux, au bord de la Seine, vis-à-vis l’île de Cage, Nous y allons une ou deux fois par semaine. Imaginez-vous, beau-père, qu’il y a là un billard sur lequel l’autre jour j’ai fait un coup…

FRANVAL.

Oui ; mais M. de Saint-Marcel n’y jouera pas aujourd’hui ; M. Guillaume nous a dit l’avoir vu ce matin à Paris ; ainsi, comme je ne me soucie pas d’y aller sans toi, partons.

ÉDOUARD.

Demain, si vous voulez ; mais aujourd’hui cela m’est impossible.

FRANVAL.

Et pour quelle raison ?

ÉDOUARD.

J’ai ce matin des amis que j’attends, et ils se faisaient même une fête de se trouver avec vous.

FRANVAL.

Je ne peux… je déjeune en ville, chez Saint-Phar.

ÉDOUARD, vivement.

La ! moi qui ai commandé un déjeuner magnifique.


Air : Dans ce castel dame de haut lignage.

J’ai dix flacons d’un champagne admirable,
Dinde truffée et vrai pâté d’Amiens.
Mon cœur d’avance en ce banquet aimable
A confondu vos amis et les miens.

Jeunes et vieux, dès le premier service,
Sont du même âge ; et par un charme heureux,
À table il faut que chacun rajeunisse ;
Là, le vin seul a le droit d’être vieux.

(Pendant ce couplet, Rose a l’air d’écouter attentivement les détails du repas.)
FRANVAL.

À la bonne heure ; mais il est dix heures, ton déjeuner sera, comme le mien, pour midi, et d’ici là nous aurons le temps de faire une visite. Ainsi, tu vas venir avec moi, je l’exige : qu’est-ce que c’est donc que cela ?

ÉDOUARD, à part.

Il n’en démordra pas.

ROSE, à part.

Le pauvre jeune homme ne sait plus où donner de la tête.

FRANVAL.

Eh bien ! qu’as-tu donc ? et d’où vient cet air embarrassé ? tu ne peux pas t’absenter de chez toi pour une demi-heure ?

ÉDOUARD.

Eh bien ! non, beau-père, puisqu’il faut vous le dire, puisque, malgré mes efforts, il est impossible de vous le cacher : je ne puis de toute la matinée m’absenter une seule minute. (À voix basse.) J’ai une affaire d’honneur, j’attends mon adversaire.

FRANVAL.

Ah, mon dieu !

ROSE.

J’en étais sûre ; voilà du nouveau.

FRANVAL.

Et alors, ce déjeuner que tu me décrivais avec tant de facilité…

ÉDOUARD.

Il est là, il est toujours là. Je comptais prier un de mes amis que j’attends de me servir de témoin.

FRANVAL.

C’est cela, une mauvaise tête, un écervelé qui va tout gâter : c’est moi que cela regarde, je me charge d’arranger l’affaire.

ÉDOUARD.

Mais non, beau-père, ne vous mêlez pas de cela, et laissez-nous faire : cela peut vous compromettre, tandis que nous autres jeunes gens…

FRANVAL.

Du tout ; je veux savoir de quoi il s’agit, et comment cela est arrivé, ou sinon point de mariage.

ÉDOUARD, à part.

Quel diable d’homme ! (Haut.) Mais votre déjeuner chez Saint-Phar ?

FRANVAL.

Est-ce que j’y pense maintenant ! il m’attendra : quand il s’agit de ton honneur, de tes jours, toi, le fils de mon meilleur ami, mon propre fils ; car maintenant je te regarde comme tel. Allons, parle, et raconte-moi tous les détails.

ÉDOUARD, à part.

Au fait, c’est un brave homme. (Haut.) Écoutez donc, beau-père, vous prenez cela trop au tragique ; c’est une aventure comme tant d’autres, un malentendu, une plaisanterie.

FRANVAL.

Une plaisanterie ! qui compromet votre existence, ou celle d’un compatriote.

ÉDOUARD.

D’abord, c’est un Anglais.

FRANVAL.

C’est égal. Mais pourquoi vas-tu t’exposer à des voies de fait ?

ÉDOUARD.

Je ne l’ai pas touché.

FRANVAL.

Ou à des paroles.

ÉDOUARD.

Je ne lui ai pas parlé.

FRANVAL.

Mais alors…

ÉDOUARD.

Voilà ce qui est arrivé : Je dînais hier dans une maison charmante ; et vu la beauté de la journée, vraie journée d’été, toute la société prenait le café sur une petite terrasse qui donne sur le boulevard, une terrasse de la hauteur d’un entresol, et qui n’a pas même de balustrade ; notez bien le fait.

ROSE, à part.

Voilà une exposition qui me fait frémir.

ÉDOUARD, comme un homme qui cherche toujours ce qu’il va dire.

La maîtresse de la maison… une femme fort aimable… jeune encore, des yeux noirs magnifiques… la maîtresse de la maison me versait un moka brûlant ; et, occupé à la regarder et à lui adresser quelques complimens, je ne m’apercevais pas que le trop plein de ma tasse tombait perpendiculairement sur mon pied, qui n’était défendu que par un simple bas de soie. Un geste rétrograde que je fais pousse un monsieur qui était derrière moi, au bord de la terrasse, et ma foi…

FRANVAL et ROSE.

Ah, mon Dieu !

ÉDOUARD.

Pas le moindre danger… cinq ou six pieds d’élévation ; mais le malheur veut que, juste au même moment, passe un Anglais qui le reçoit sur ses épaules.

ROSE, riant.

Ah, ah, je n’y tiens plus !

FRANVAL.

Comment, Rose, cela te fait rire ?

ROSE.

Oui, monsieur, je n’ai pu m’en empêcher.

ÉDOUARD.

C’est ce que fit aussi toute la société. L’Anglais furieux s’en prend à moi, prétend que j’ai jeté exprès un homme sur lui. Je cherche à arranger l’affaire ; je lui propose même sa revanche, en lui accordant un étage de plus, c’est-à-dire qu’on le jettera sur moi du premier. Il se refuse à toute espèce d’arrangement ; nous échangeons nos adresses, et lord Cook Brook, mon adversaire, doit venir me prendre ce matin avec son épée.

FRANVAL, secouant la tête.

Je t’avouerai que cette histoire-là me semble bien extraordinaire ; mais n’importe, je ne te quitte pas, je serai ton témoin.

ÉDOUARD, à part.

Est-il tenace ! (Haut.)


Air du Petit Courrier.

Franchement je n’ai pas le droit
De vous faire attendre, beau-père ;
Car enfin, si mon adversaire
Ne venait pas.., cela se voit.
Il est des gens pleins de sagesse,
Craignant fort de s’aventurer,
Et qui demandent votre adresse,
Pour ne jamais vous rencontrer.

FRANVAL.

Eh bien ! s’il n’arrive pas, nous irons chez lui.


Scène VIII.

Les précédens ; LOLIVE, en anglais, un Valet.
LE VALET, annonçant.

Milord Cook Brook.

FRANVAL, étonné.

Comment, il se pourrait !

ÉDOUARD, stupéfait.

Encore ! ce tour-là vaut l’autre.

ROSE, à part.

À merveille ! courons prévenir ma maîtresse, et prendre ses ordres.

(Elle sort.)

Scène IX.

LOLIVE, ÉDOUARD, FRANVAL.
LOLIVE, baragouinant.

Je venais, messié, prendre vous pour le petit boxage à l’épée.

ÉDOUARD, à part.

À l’épée !

FRANVAL.

Quoi, milord, cette aventure d’hier !

LOLIVE.

Elle était fort désagréable, et c’était pour en garder le colère que je avais gardé le chapelier comme il était hier. (Montrant son chapeau tout défoncé.) Voyez-vous, aussi je demandai réparation dans les formes.

ÉDOUARD.

Je n’y suis plus, et je cherche à me rappeler si par hasard je n’aurais pas dit vrai.

LOLIVE.

Yes, messié, ce était une conduite incivile ; je n’empêche point à vous de jeter un homme, s’il faisait plaisir ; mais on devait auparavant crier par le fenêtre : gare l’homme ! car enfin, je avais un parapluie que j’aurais pu ouvrir.

ÉDOUARD, à part.

Parbleu ! je saurai quel est le mauvais plaisant qui a juré de me mystifier ainsi. (Haut.) Eh bien ! monsieur, puisque vous êtes venu pour vous battre, nous nous battrons ici, à l’instant même.

FRANVAL, les séparant.

Édouard, est-ce là la modération dont vous m’avez parlé ?


Scène X.

Les précédens ; LUCIE.
LUCIE, accourant.

Eh, mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?

LOLIVE, bas à Lucie.

Venez nous séparer. (Haut à Édouard.) Je batterai pas, moi.

ÉDOUARD.

C’est ce que nous verrons.

FRANVAL.

Et moi, je vous ordonne de m’écouter ; qu’est-ce que c’est donc que cela ? (À part.) Moi qui croyais d’abord que c’était une plaisanterie ; je vois trop qu’il y va bon jeu bon argent. (À Lolive.) C’est vous, monsieur, qui êtes l’offensé ?

ÉDOUARD.

Du tout, c’est moi.

FRANVAL.

Lorsque vous avez manquer de le tuer, de le blesser !

ÉDOUARD.

Ce n’est pas vrai.

LOLIVE.

C’est vrai.

FRANVAL.

Oui, monsieur, c’est vrai, vos torts ne sont que trop réels.

ÉDOUARD.

Puisque vous l’attestez, il faut bien que je le croie.

FRANVAL.

À la bonne heure, il reconnaît ses torts, il revient à la raison ; de votre côté, milord, j’espère que vous devez oublier votre ressentiment.

LOLIVE.

Si monsieur n’a pas eu l’intention…

FRANVAL.

Il ne l’a pas eue.

ÉDOUARD.

Je ne l’ai pas eue.

FRANVAL.

Alors, que tout soit oublié ; et pour mieux sceller le raccommodement, milord déjeunera avec nous.

LUCIE.

À merveille. Je respire.

ÉDOUARD.

Au fait, je n’ai pas trop à me plaindre, et je dois plutôt remercier l’original qui s’acharne ainsi à me rendre service. Holà ! Rose, Lafleur, quelqu’un ! Il faudrait faire préparer à la hâte…

FRANVAL.

À quoi bon ?

ÉDOUARD.

Puisque monsieur déjeune avec nous.

FRANVAL.

Eh bien ! ce superbe repas que tu as commandé ce matin, et qui est ici !

ÉDOUARD, regardant Lolive.

Ah, oui ! certainement ; mais peut-être qu’un déjeuner à la française ne conviendra pas à monsieur ?

LOLIVE.

Pardon : en Français comme en Anglais je déjeunai toujours ; mon estomac il était cosmopolite.

ÉDOUARD.

Allons, me voilà pris.


Scène XI.

Les mêmes ; ROSE.
ROSE.

Monsieur, le déjeuner est servi.

ÉDOUARD, étonné.

Le déjeuner !

ROSE.

Un coup d’œil magnifique : un pâté d’Amiens, et du vin de Champagne, au moins dix bouteilles.

ÉDOUARD, à part.

Dix ! elles y sont ! C’est fini, je ne peux plus mentir ; aussi maintenant je ne risque rien ; et cela me donne une confiance…


Air : Amis, voici la riante semaine.

Allons, milord, déjeunons en famille ;
Le verre en main nous allons voir beau jeu ;
C’est dans le vin que la vérité brille.

ROSE, bas à Édouard.

Prenez bien garde et buvez-en très peu.

ÉDOUARD, à Lolive.

Oui, c’en est fait, abjurons la vengeance,
El qu’en nos cœurs elle n’ait plus d’accès.

(Sur la ritournelle de l’air, il traverse le théâtre et donne une poignée de main à Lolive.)

La haine expire où l’appétit commence,
Un déjeuner vaut un traité de paix.


TOUS ENSEMBLE.
La haine expire, etc.
(Édouard, Lolive, Lucie et Franval sortent par la porte à gauche.)

Scène XII.

ROSE, seule.

Pauvre jeune homme ! il n’en revient pas ; il n’est pas habitué à un pareil régime : condamné à la vérité pour vingt-quatre heures. Aussi il nous donne une peine ; car il est d’une étourderie dans ses mensonges : il avait déjà oublié son déjeuner ; heureusement que nous y avions pensé ; et, grâce à l’argent de mademoiselle et au voisinage de madame Chevet, on peut créer à Paris un déjeuner complet en cinq minutes.


Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

On pourra s’offenser peut-être
De voir que Lolive, un valet,
Se place à la table du maître…
La nécessité l’exigeait.
À ses talens je rends justice ;
Mais je crains, moi qui le connais,
Que l’appétit ne le trahisse…
Il est vrai qu’il fait un Anglais.

Alors il n’y a plus à craindre que cette visite de remerciement que son beau-père veut rendre à M. de Saint-Marcel. Comment l’en empêcher ? il n’y a qu’un moyen : en faisant venir ici M. de Saint-Marcel. Je vais prévenir Lolive, il faut qu’il expédie son déjeuner, et qu’il nous fasse encore ce personnage-là ; cela ne lui sera pas bien difficile, car son maître… hein ! que veut ce monsieur ?


Scène XIII.

ROSE, M. DE SAINT-MARCEL.
M. DE SAINT-MARCEL.

Monsieur Édouard de Sainville n’est-il pas ici ?

ROSE.

Oui, monsieur ; mais il est à déjeuner avec M. de Franval, son futur beau-père.

M. DE SAINT-MARCEL.

Un déjeuner de famille, un déjeuner de noce ; me préserve le ciel de le déranger ! j’attendrai.

ROSE.

Si monsieur voulait dire son nom ?

M. DE SAINT-MARCEL.

C’est inutile.

ROSE.

Ce n’est pas pour savoir ; mais si on connaissait seulement pour quelle affaire…

M. DE SAINT-MARCEL.

Je la lui expliquerai moi-même, à lui ou à son beau-père.

ROSE.

Comme monsieur voudra.


Scène XIV.

FRANVAL, M. DE SAINT-MARCEL, ROSE.
FRANVAL, la serviette à la main, à la cantonade.

Je suis à vous, milord ; je veux ratifier le traité d’alliance avec d’excellente liqueur de Bordeaux que j’ai rapportée moi-même.

ROSE, à M. de Saint-Marcel.

Voici justement M. Franval.

FRANVAL.

Qu’est-ce que c’est ?

ROSE.

Un monsieur qui voulait dire deux mots, à vous ou à votre gendre. (À part.) Allons vite préparer Lolive au nouveau rôle qu’il doit jouer.


Scène XV.

FRANVAL, M. DE SAINT-MARCEL.
M. DE SAINT-MARCEL.

C’est à M. Franval que j’ai l’honneur de parler ? enchanté, monsieur, de vous trouver à Paris ; je ne vous connaissais que de réputation, et d’après les récits de mon vieux camarade, M. de Sainville, qui, dans toutes ses lettres, me parlait de vous et de son fils Édouard.

FRANVAL.

Vous êtes un ami de M. de Sainville ? Son plus ancien et son meilleur ami, M. de Saint-Marcel.

FRANVAL.

Comment, monsieur le comte ! vous vous donnez la peine de venir nous voir ; c’est moi qui aujourd’hui même voulais vous faire ma visite, pour vous remercier de toutes les bontés dont vous avez comblé mon gendre.

M. DE SAINT-MARCEL.

Des bontés !… il me semble que je n’ai encore rien fait pour lui ; mais c’est sa faute : j’apprends hier par ma femme, madame de Saint-Marcel, qu’il était à Paris : et comment l’a-t-elle su ? au bal de l’Opéra.

FRANVAL.

Au bal de l’Opéra !

M. DE SAINT-MARCEL.

Oui. Sans Édouard, qui pourtant ne la connaissait pas, la comtesse se trouvait compromise dans la plus sotte affaire…

FRANVAL.

Qu’est-ce que vous dites là ? comment, depuis trois mois…

M. DE SAINT-MARCEL.

Je ne l’ai pas vu une seule fois ; et j’ai reçu avant-hier de son père une lettre qui me paraissait une énigme : il se plaignait de ce que son fils n’avait pas encore obtenu une recette à Marseille. Que diable, quand on veut obtenir, on demande ; moi, je ne pouvais pas deviner, et je venais exprès pour lui faire une querelle.

FRANVAL.

Parbleu ! j’en ai bien d’autres à lui faire. Comment, monsieur, Édouard de Sainville ne va pas habituellement chez vous ?

M. DE SAINT-MARCEL.

Non, monsieur.

FRANVAL.

Je ne dis pas à Paris, mais à votre petite maison de campagne.

M. DE SAINT-MARCEL.

Ma maison de campagne ! je n’en ai pas.

FRANVAL.

Soit ; mais un pied-à-terre à Saint-Ouen, une vue magnifique… une salle de billard.

M. DE SAINT-MARCEL.

Je suis très-maladroit, et je n’y joue jamais.

FRANVAL.

J’aurais dû m’en douter. Imaginez-vous, monsieur, un système de mensonges tellement compliqué, tellement combiné, que même maintenant je ne peux pas m’y reconnaître. Mais, vous voilà, vous m’aiderez à le confondre ; et bien certainement, il n’aura pas ma fille.

M. DE SAINT-MARCEL.

Y pensez-vous ? moi qui me faisais une fête de lui offrir mon présent de noce.

FRANVAL.

Il ne sera pas mon gendre.

M. DE SAINT-MARCEL.

Mais votre parole ?

FRANVAL.

Je la retire, et il n’a pas droit de se plaindre. Je l’ai prévenu qu’au premier mensonge que je pourrais prouver, tout serait rompu. Je suis trop heureux de vous avoir rencontré, et nous allons voir comment il soutiendra votre présence. Le voici ; je vous prie de ne pas vous nommer.

M. DE SAINT-MARCEL, à part.

Et moi qui venais pour le remercier d’un service…


Scène XVI.

Les précédens ; ÉDOUARD, LUCIE, ROSE.
ÉDOUARD.

Parbleu ! vous êtes tous d’aimables convives : vous, beau-père, vous nous quittez au milieu du déjeuner, et un instant après, milord disparaît à la seconde bouteille de Champagne.

ROSE.

Quelqu’un le demandait.

ÉDOUARD.

Ah, oui : peut-être quelque jeune homme qui était dans l’embarras ; car je suis forcé de convenir qu’il est fort obligeant ; il rend service, et sans intérêt ; c’est beau, dites donc, beau-père ! Qu’est-ce que nous faisons ce matin ?

FRANVAL.

J’avais envie de sortir ; mais voici une visite qui nous arrive : un ami de la famille.

ÉDOUARD, à M. de Saint-Marcel.

Pardon ; je n’avais pas eu le plaisir de voir monsieur. Monsieur est de Bordeaux ?

FRANVAL.

Justement.

ÉDOUARD.

Je l’aurais parié ; nous autres, gens du midi, nous avons un air de loyauté, de franchise. Si monsieur est pour quelque temps à Paris, je me ferai un plaisir de lui servir de guide, de conducteur. Je vous en prie, ne vous gênez pas avec moi ; dès que vous êtes l’ami du beau-père…

M. DE SAINT-MARCEL, à Franval.

Je vous fais compliment, monsieur ; votre gendre me paraît un aimable garçon.

FRANVAL, bas à M. de Saint-Marcel.

Attendez, attendez. (À Édouard.) Il faut te dire, mon ami, que monsieur est ici pour solliciter, et aurait besoin de M. de Saint-Marcel.

ÉDOUARD.

Tant mieux. On dit que c’est un homme juste et impartial, dont tout le monde s’accorde à faire l’éloge.

FRANVAL.

Oui, Mais toi, qui le connais intimement, ne pourrais-tu, par ton crédit…

ÉDOUARD.

Ah, certainement ! et j’aurai l’honneur de lui présenter monsieur. Vrai, vous en serez content… Un homme charmant, qui, sans me vanter, me veut du bien.

FRANVAL, riant.

Hein !

M. DE SAINT-MARCEL, bas à Franval, en riant.

Eh, mais jusqu’à présent, je trouve qu’il dit vrai.

ÉDOUARD.

Et d’une gaîté… Ce n’est pas lui qui m’aurait laissé seul à table, comme vous l’avez fait. Tenez, hier encore, nous avons déjeuné ensemble chez lui.

FRANVAL et M. DE SAINT-MARCEL.

Vous avez déjeuné…

ÉDOUARD.

Oui ; nous étions à côté l’un de l’autre.

FRANVAL.

Il faut donc que depuis hier il soit bien changé.

ÉDOUARD.

Pourquoi cela ?

FRANVAL, montrant M. de Saint-Marcel.

C’est que le voilà, et que tu ne l’as pas reconnu.

ÉDOUARD, surpris.

M. de Saint-Marcel !

ROSE, à part.

C’est fait de nous.

LUCIE, de même.

Tout est perdu.

ÉDOUARD, se remettant sur-le-champ.

Comment ! c’est là M. de Saint-Marcel !… Je suis désolé, mais je n’ai pas l’honneur de reconnaître…

FRANVAL.

Je le crois bien ; mais il n’en est pas moins vrai que c’est lui.

ÉDOUARD.

Permettez donc, beau-père, je ne dis pas le contraire ; mais ce n’est pas avec monsieur que j’ai déjeuné hier, voilà l’exacte vérité. Vous expliquer comment cela se fait, je l’ignore ; mais à moins qu’il n’y ait dans Paris plusieurs Saint-Marcel…

M. DE SAINT-MARCEL.

Je n’en connais pas d’autre que Théodore de Saint-Marcel, mon frère, qui est au ministère des affaires étrangères.

ÉDOUARD.

Précisément ; c’est chez lui sans doute que j’ai été présenté, et c’est avec lui probablement que j’aurai déjeuné hier.

M. DE SAINT-MARCEL.

Je le croirais assez sans une petite difficulté, c’est que depuis trois mois il est en Angleterre.

ÉDOUARD, à part.

Ah, diable ! (Haut.) Il sera donc revenu secrètement ; car hier il était à Paris.

ERANVAL.

Il n’y était pas.

ÉDOUARD.

Il y était.

FRANVAL.

Eh bien ! mon garçon, j’oublie tout, si tu peux me prouver celui-là.


Scène SCÈNE XVII.

Les précédens ; un Valet, LOLIVE, en habit brodé,
le chapeau a plumes sous le bras.
LE VALET, annonçant.

M. de Saint-Marcel.

LOLIVE, d’un air d’aisance.

Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

M. DE SAINT-MARCEL, à part.

Que vois-je ! c’est ce fripon de Lolive, mon valet de chambre.

LOLIVE.

Nous voici bien du monde… Serviteur, messieurs. Bonjour, mon cher Édouard.

ÉDOUARD.

C’est vous, mon cher protecteur ! j’avoue que cette fois je n’y comptais plus. Mon étoile avait pâli, et vous faites bien de venir à mon secours. Je vous présente à mon beau-père et à monsieur votre frère.

LOLIVE, s’avance d’un air dégagé, et apercevant M. de Saint-Marcel.

Dieu ! mon maître !

M. DE SAINT-MARCEL, à part.

Et avec mon habit brodé !

FRANVAL, étonné.

Ils se reconnaissent.

(Édouard, Franval, Lolive et Lucie restent tous immobiles de surprise.)
M. DE SAINT-MARCEL.

Quel tableau ! personne n’y est plus. Venons à leur secours, car ils ne s’en tireraient jamais. (Allant à Lolive.) Eh bien, mon cher frère !

TOUS.

Son frère !

M. DE SAINT-MARCEL.

Pourquoi ce trouble, cet embarras ? Vous vouliez donc me faire un mystère de votre arrivée ?

ÉDOUARD.

Comment, monsieur, c’est votre frère, Théodore de Saint-Marcel, qui revient d’Angleterre ?

M. DE SAINT-MARCEL.

Eh oui ! est-ce que cela ne vous arrange pas ?

ÉDOUARD.

Si vraiment ; mais aujourd’hui, c’est comme un fait exprès, je n’invente que des vérités. Ce n’est pas ma faute, beau-père ; mais en conscience, vous êtes obligé de me donner votre fille.

M. DE SAINT-MARCEL, riant.

Oui, monsieur, il faut consentir à cette union. Vous n’avez plus de mensonges à lui reprocher.

FRANVAL.

Excepté celui de la recette de Marseille.

M. DE SAINT-MARCEL.

La voici ; c’est le présent de noce que je lui destinais.

LUCIE.

Comment ! il se pourrait…

ÉDOUARD.

Ah ! je parie que c’est vrai ; tout est vrai aujourd’hui. Ainsi, beau-père, consentez, tout le monde vous en supplie.

FRANVAL.

Je suis sûr qu’on me trompe.

LOLIVE.

Et moi aussi.

M. DE SAINT-MARCEL.

Et moi aussi ; et cependant vous consentez…

FRANVAL.

Il le faut bien, ne fut-ce que par curiosité, et pour avoir le mot de l’énigme.

LOLIVE, jetant son chapeau.

Vivat ! La parole de monsieur vaut de l’or. Je reprends la livrée, et mets aux pieds de Rosette M. Guillaume Lenoir, mylord Cook-Brook, et bien plus, le fidèle Lolive, valet de chambre de monsieur le Comte.

ÉDOUARD.

Comment, coquin, c’était toi ?

FRANVAL.

Fais donc l’étonné.

ÉDOUARD.

Je vous jure que je n’en savais rien, et que je ne le connaissais pas.

FRANVAL.

Encore ! par exemple, c’est là le plus difficile à croire.

LUCIE.

Et cependant, mon père, c’est la vérité ; nous vous mettrons au fait de tout.

ÉDOUARD.

Le ciel m’est témoin que, si j’en ai imposé aujourd’hui, c’était pour la dernière fois, et à mon corps défendant. Oui, monsieur, oui ? mon cher protecteur, je jure de me corriger, de ne plus retomber dans un défaut dont je vois trop tous les dangers. Lolive, je me souviendrai de ta leçon ; je te promets une récompense.

LOLIVE.

Bien sûr !

LUCIE, lui donnant une bourse.

Et moi, je te la donne.

LOLIVE.

C’est encore mieux.

(Pesant la bourse. )
Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.


VAUDEVILLE.
LUCIE.

De vérités trop redoutables
L’amour-propre peut s’offenser ;
La Fontaine a su par des fables
Le corriger sans le blesser.
Dans un charme heureux il nous plonge
Par sa douce naïveté,
Et c’est à l’aide du mensonge
Qu’il fait passer la vérité.

FRANVAL.

Si les belles ont des caprices,
C’est afin qu’on les aime plus.
Si l’on est faux, c’est que les vices
Rapportent plus que les vertus.
Si maint Crésus que l’ennui ronge
Par ses courtisans est flatté,
C’est qu’on gagne avec le mensonge
Bien plus qu’avec la vérité.

M. DE SAINT-MARCEL.

En tout temps loyal et sincère,
Du grand jour rechercher l’éclat,
Tel fut toujours le caractère
Du véritable homme d’état.

Pour que son crédit se prolonge,
Pour que son nom soit respecté,
Il n’a pas besoin du mensonge,
Et ne craint pas la vérité.

ROSE.

Vous qui ne contemplez les astres
Que pour nous prédire des maux ;
Vous qui ne rêvez que désastres,
De grâce, messieurs les journaux,
Pourquoi par de si tristes songes
Effrayer la crédulité ?
Faites-nous de plus doux mensonges,
Ou dites-nous la vérité.

LOLIVE.

Cherchez la vérité ! l’un prouve
Qu’on la rencontre dans le vin ;
L’autre en un puits dit qu’on la trouve ;
Ce fait me paraît plus certain.
Car à Paris où, plus j’y songe,
Bacchus est souvent frelaté,
C’est dans le vin qu’est le mensonge,
C’est dans l’eau qu’est la vérité.

ÉDOUARD, au public.

Ce matin, selon mon usage,
Lorsqu’à tout propos je mentais,
J’ai dit du bien de cet ouvrage,
J’ai même prédit un succès.
Daignez réaliser ce songe,
Et grâces à votre bonté,
Que pour moi ce dernier mensonge
Soit encore une vérité.


FIN DU MENTEUR VÉRIDIQUE.