Le Rhin/Conclusion/XII

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Conclusion
XII
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Du reste, dans le fatal remaniement de 1815, il n’y a pas eu d’autre idée que celle-là. Le surplus a été fait au hasard. Le congrès a songé à désorganiser la France, non à organiser l’Allemagne.

On a donné des peuples aux princes et des princes aux peuples, parfois sans regarder les voisinages, presque toujours sans consulter l’histoire, le passé, les nationalités, les amours-propres. Car les nations aussi ont leurs amours-propres, qu’elles écoutent souvent, disons-le à leur honneur, plus que leurs intérêts.

Un seul exemple, qui est éclatant, suffira pour indiquer de quelle manière s’est fait sous ce rapport le travail du congrès. Mayence est une ville illustre. Mayence, au neuvième siècle, était assez forte pour châtier son archevêque Hatto ; Mayence, au douzième siècle, était assez puissante pour défendre contre l’empereur et l’empire son archevêque Adalbert. Mayence, en 1225, a été le centre de la hanse rhénane et le nœud des cent villes. Elle a été la métropole des minnesaenger, c’est-à-dire de la poésie gothique ; elle a été le berceau de l’imprimerie, c’est-à-dire de la pensée moderne. Elle garde et montre encore la maison qu’ont habitée, de 1443 à 1450, Gutenberg, Jean Fust et Pierre Schaeffer, et qu’elle appelle par une magnifique et juste assimilation dreykonigshof, la maison des trois rois. Pendant huit cents ans, Mayence a été la capitale du premier des électorats germaniques ; pendant vingt ans, Mayence a été un des fronts de la France. Le congrès l’a donnée comme une bourgade, à un état de cinquième ordre, à la Hesse.

Mayence avait une nationalité distincte, tranchée, hautaine et jalouse. L’électorat de Mayence pesait en Europe. Aujourd’hui elle a garnison étrangère. Elle n’est plus qu’une sorte de corps de garde où l’Autriche et la Prusse font faction, l’œil fixé sur la France.

Mayence avait gravé en 1135 sur les portes de bronze que lui avait données Willigis les libertés que lui avait données Adalbert. Elle a encore les portes de bronze, mais elle n’a plus les libertés. Dans le plus profond de son histoire, Mayence a des souvenirs romains ; le tombeau de Drusus est chez elle. Elle a des souvenirs français ; Pépin, le premier roi de France qui ait été sacré, a été sacré, en 750, par un archevêque de Mayence, saint Boniface. Elle n’a point de souvenirs hessois, à moins que ce ne soit celui-ci : au seizième siècle, son territoire fut ravagé par Jean Le Batailleur, landgrave de Hesse.

Ceci montre comment le congrès de Vienne a procédé. Jamais opération chirurgicale ne s’est faite plus à l’aventure. On s’est hâté d’amputer la France, de mutiler les populations rhénanes, d’en extirper l’esprit français. On a violemment arraché des morceaux de l’empire de Napoléon ; l’un a pris celui-ci, l’autre celui-là, sans regarder même si le lambeau par hasard ne souffrait pas, s’il n’était pas séparé de son centre, c’est-à-dire de son cœur, s’il pouvait reprendre vie autrement et se rattacher ailleurs. On n’a posé aucun appareil, on n’a fait aucune ligature. Ce qui saignait il y a vingt-cinq ans saigne encore.

Ainsi on a donné à la Bavière quelques anneaux de la chaîne des Vosges, vingt-six lieues de long sur vingt et une de large, cinq cent dix-sept mille quatre-vingts âmes, trois morceaux de nos trois départements de la Sarre, du Bas-Rhin et du Mont-Tonnerre. Avec ces trois morceaux, la Bavière a fait quatre districts. Pourquoi ces chiffres et pas d’autres ? Cherchez une raison ; vous ne trouverez que le caprice.

On a donné à Hesse-Darmstadt le bout septentrional des Vosges, le nord du département du Mont-Tonnerre, et cent soixante-treize mille quatre cents âmes. Avec ces âmes et ces Vosges, la Hesse a fait onze cantons.

Si l’on promène son regard sur une carte d’Allemagne vers le confluent du Mein et du Rhin, on est agréablement surpris d’y voir s’épanouir une grande fleur à cinq pétales, découpée en 1815 par les ciseaux délicats du congrès. Francfort est le pistil de cette rose. Ce pistil, où vivent en plein développement deux bourgmestres, quarante-deux sénateurs, soixante administrateurs et quatre-vingt-cinq législateurs, contient quarante-six mille habitants, dont cinq mille juifs. Les cinq pétales, peints tous sur la carte de différentes couleurs, appartiennent à cinq états différents ; le premier est à la Bavière, le deuxième est à Hesse-Cassel, le troisième à Hesse-Hombourg, le quatrième à Nassau, le cinquième à Hesse-Darmstadt.

Etait-il nécessaire d’accommoder et d’envelopper de cette façon une noble ville où il semble, lorsqu’on y est, qu’on sente battre le cœur de l’Allemagne ? Les empereurs y étaient élus et couronnés ; la diète germanique y délibère ; Goëthe y est né.

Lorsqu’il parcourt aujourd’hui les provinces rhénanes, sur lesquelles rayonnait il n’y a pas trente ans cette puissante homogénéité qui a pénétré si profondément en moins d’un siècle et demi l’antique landgraviat d’Alsace, le voyageur rencontre de temps à autre un poteau blanc et bleu, il est en Bavière ; puis voici un poteau blanc et rouge, il est dans la Hesse ; puis voilà un poteau blanc et noir, il est en Prusse. Pourquoi ? Y a-t-il une raison à cela ? A-t-on passé une rivière, une muraille, une montagne ? A-t-on touché une frontière ? Quelque chose s’est-il modifié dans le pays qu’on a traversé ? Non. Rien n’a changé que la couleur des poteaux. Le fait est qu’on n’est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en Bavière ; on est sur la rive gauche du Rhin, c’est-à-dire en France, comme sur la rive droite on est en Allemagne.

Insistons donc sur ce point : l’arrangement de 1815 a été une répartition léonine. Les rois ne se sont dit qu’une chose : Partageons. ― Voici la robe de Joseph, déchirons-la, et que chacun garde ce qui lui restera aux mains. ― Ces pièces sont aujourd’hui cousues au bas de chaque état ; on peut les voir ; jamais loques plus bizarrement déchiquetées n’ont traîné sur une mappemonde, jamais haillons ajustés bout à bout par la politique humaine n’ont caché et travesti plus étrangement les éternels et divins compartiments des fleuves, des mers et des montagnes.

Et, tôt ou tard les nobles nations du Rhin y réfléchiront, c’est d’elles que le congrès s’est le moins préoccupé. On a pu entrevoir dans ces quelques lignes nécessairement sommaires avec quel dédain le congrès a traité l’histoire, le passé, les affinités géographiques et commerciales, tout ce qui constitue l’entité des nations. Chose remarquable, on distribuait des peuples et l’on ne songeait pas aux peuples. On s’agrandissait, on s’arrondissait, on s’étendait, voilà tout. Chacun payait ses dettes avec un peu de la France. On faisait des concessions viagères et des concessions à réméré. On s’accommodait entre soi. Tel prince demandait des arrhes ; on lui donnait une ville. Tel autre réclamait un appoint ; on lui jetait un village.

Mais sous cette légèreté apparente, nous l’avons indiqué, il y avait une pensée profonde, une pensée anglaise et russe qui s’exécutait, disons-le, aussi bien aux dépens de l’Allemagne qu’aux dépens de la France. Le Rhin est le fleuve qui doit les unir ; on en a fait le fleuve qui les divise.

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