Le Salut par les Juifs/Chapitre 6
VI
Je les nomme les Trois Vieillards, parce que je ne sais aucune autre manière de les désigner. Ils sont peut-être cinquante en cette ville privilégiée qui ne semble pas en être plus fière. Mais je n’en avais que trois devant les yeux et c’était assez pour que les dragons les plus insolites m’apparussent.
Tout ce qui portait une empreinte quelconque de modernité s’évanouit aussitôt pour moi et les youtres subalternes qui me coudoyaient en fourmillant comme des moucherons d’abattoir s’interrompirent d’exister. Ils n’en avaient plus le droit, n’étant absolument rien auprès de ceux-ci.
Leur ignominie, que j’avais estimée complète, irréprochable et savoureuse autant que peut l’être un élixir de malédiction, n’avait plus la moindre sapidité et ressemblait à de la noblesse en comparaison de cet indévoilable cauchemar d’opprobre.
L’aspect de ces trois fantômes dégageait une si nonpareille qualité d’horreur que le blasphème seul pourrait être admis à l’interpréter symboliquement.
Qu’on se représente, s’il est possible, les Trois Patriarches sacrés : Abraham, Isaac et Jacob, dont les noms, obnubilés d’un impénétrable mystère, forment le Delta, le Triangle équilatéral où sommeille, dans les rideaux de la foudre, l’inaccessible Tétragramme !
Qu’on se les figure, — j’ose à peine l’écrire, — ces trois personnages beaucoup plus qu’humains, du flanc desquels tout le Peuple de Dieu et le Verbe de Dieu lui-même sont sortis ; qu’on veuille bien les supposer, une minute, vivants encore, ayant, par un très-unique miracle, survécu à la plus centenaire progéniture des immolateurs de leur grand Enfant crucifié ; ayant pris sur eux, — Dieu sait en vue de quels irrévélables rémérés ! — la destitution parfaite, l’ordure sans nom, la turpitude infinie, l’intarissable trésor des exécrations du monde, les huées de toute la terre, la vilipendaison dans tous les abîmes, — et l’étonnement éternel des Séraphins ou des Trônes à les voir se traîner ainsi dans la boue des siècles… !