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Le Colporteur (recueil)/Le Tic

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(Redirigé depuis Le Tic)
Le ColporteurLouis Conard, libraire-éditeur (p. 227-234).
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LE TIC.


Les dîneurs entraient lentement dans la grande salle de l’hôtel et s’asseyaient à leurs places. Les domestiques commencèrent le service tout doucement, pour permettre aux retardataires d’arriver et pour n’avoir point à rapporter les plats ; et les anciens baigneurs, les habitués, ceux dont la saison avançait, regardaient avec intérêt la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait, avec le désir de voir paraître de nouveaux visages.

C’est là la grande distraction des villes d’eaux. On attend le dîner pour inspecter les arrivés du jour, pour deviner ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Un désir rode dans notre esprit, le désir de rencontres agréables, de connaissances aimables, d’amours peut-être. Dans cette vie de coudoiements, les voisins, les inconnus, prennent une importance extrême. La curiosité est en éveil, la sympathie en attente et la sociabilité en travail.

On a des antipathies d’une semaine et des amitiés d’un mois, on voit les gens avec des yeux différents, sous l’optique spécial de la connaissance de villes d’eaux. On découvre aux hommes, subitement, dans une causerie d’une heure, le soir, après dîner, sous les arbres du parc où bouillonne la source guérisseuse, une intelligence supérieure et des mérites surprenants, et, un mois plus tard, on a complètement oublié ces nouveaux amis, si charmants aux premiers jours.

Là aussi se forment des liens durables et sérieux, plus vite que partout ailleurs. On se voit tout le jour, on se connaît très vite ; et dans l’affection qui commence se mêle quelque chose de la douceur et de l’abandon des intimités anciennes. On garde plus tard le souvenir cher et attendri de ces premières heures d’amitié, le souvenir de ces premières causeries par qui se tait la découverte de l’âme, de ces premiers regards qui interrogent et répondent aux questions et aux pensées secrètes que la bouche ne dit point encore, le souvenir de cette première confiance cordiale, le souvenir de cette sensation charmante d’ouvrir son cœur à quelqu’un qui semble aussi vous ouvrir le sien.

Et la tristesse de la station de bains, la monotonie des jours tous pareils, rendent plus complète d’heure en heure cette éclosion d’affection.

Donc, ce soir-là, comme tous les soirs, nous attendions l’arrivée de figures inconnues.

Il n’en vint que deux, mais très étranges, un homme et une femme : le père et la fille. Ils me firent l’effet, tout de suite, de personnages d’Edgar Poë ; et pourtant il y avait en eux un charme, un charme malheureux ; je me les représentai comme des victimes de la fatalité. L’homme était très grand et maigre, un peu voûté, avec des cheveux tout blancs, trop blancs pour sa physionomie jeune encore ; et il avait dans son allure et dans sa personne quelque chose de grave, cette tenue austère que gardent les protestants. La fille, âgée peut-être de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, était petite, fort maigre aussi, fort pâle, avec un air las, fatigué, accablé. On rencontre ainsi des gens qui semblent trop faibles pour les besognes et les nécessités de la vie, trop faibles pour se remuer, pour marcher, pour faire tout ce que nous faisons tous les jours. Elle était assez jolie, cette enfant, d’une beauté diaphane d’apparition ; et elle mangeait avec une extrême lenteur, comme si elle eût été presque incapable de mouvoir ses bras.

C’était elle assurément qui venait prendre les eaux.

Ils se trouvèrent en face de moi, de l’autre côté de la table ; et je remarquai immédiatement que le père avait un tic nerveux fort singulier.

Chaque fois qu’il voulait atteindre un objet, sa main décrivait un crochet rapide, une sorte de zigzag affolé, avant de parvenir à toucher ce qu’elle cherchait. Au bout de quelques instants, ce mouvement me fatigua tellement que je détournais la tête pour ne pas le voir.

Je remarquai aussi que la jeune fille gardait, pour manger, un gant à la main gauche.

Après dîner, j’allai faire un tour dans le parc de l’établissement thermal. Cela se passait dans une petite station d’Auvergne, Châtel-Guyon, cachée dans une gorge, au pied de la haute montagne, de cette montagne d’où s’écoulent tant de sources bouillantes, venues du foyer profond des anciens volcans. Là-bas, au-dessus de nous, les dômes, cratères éteints, levaient leurs têtes tronquées au-dessus de la longue chaîne. Car Châtel-Guyon est au commencement du pays des dômes.

Plus loin s’étend le pays des pics ; et, plus loin encore, le pays des plombs.

Le puy de Dôme est le plus haut des dômes, le pic du Sancy le plus élevé des pics, et le plomb du Cantal le plus grand des plombs.

Il faisait très chaud ce soir-là. J’allais, de long en large dans l’allée ombreuse, écoutant, sur le mamelon qui domine le parc, la musique du casino jeter ses premières chansons.

Et j’aperçus, venant vers moi, d’un pas lent, le père et la fille. Je les saluai, comme on salue dans les villes d’eaux ses compagnons d’hôtel ; et l’homme, s’arrêtant aussitôt, me demanda :

— Ne pourriez-vous, monsieur, nous indiquer une promenade courte, facile et jolie si possible ; et excusez mon indiscrétion.

Je m’offris à les conduire au vallon où coule la mince rivière, vallon profond, gorge étroite entre deux grandes pentes rocheuses et boisées.

Ils acceptèrent.

Et nous parlâmes, naturellement, de la vertu des eaux.

— Oh, disait-il, ma fille a une étrange maladie, dont on ignore le siège. Elle souffre d’accidents nerveux incompréhensibles. Tantôt on la croit atteinte d’une maladie de cœur, tantôt d’une maladie de foie, tantôt d’une maladie de la moelle épinière. Aujourd’hui on attribue à l’estomac, qui est la grande chaudière et le grand régulateur du corps, ce mal-Protée aux mille formes et aux mille atteintes. Voilà pourquoi nous sommes ici. Moi je crois plutôt que ce sont les nerfs. En tout cas, c’est bien triste.

Le souvenir me vint aussitôt du tic violent de sa main, et je lui demandai :

— Mais n’est-ce pas là de l’hérédité ? N’avez-vous pas vous-même les nerfs un peu malades ?

Il répondit tranquillement :

— Moi ?… Mais non… j’ai toujours eu les nerfs très calmes…

Puis soudain, après un silence, il reprit :

— Ah ! vous faites allusion au spasme de ma main chaque fois que je veux prendre quelque chose ? Cela provient d’une émotion terrible que j’ai eue. Figurez-vous que cette enfant a été enterrée vivante !

Je ne trouvai rien à dire qu’un « Ah ! » de surprise et d’émotion.

Il reprit :

— « Voici l’aventure. Elle est simple. Juliette avait depuis quelque temps de graves accidents au cœur. Nous croyions à une maladie de cet organe, et nous nous attendions à tout.

On la rapporta un jour froide, inanimée, morte. Elle venait de tomber dans le jardin. Le médecin constata le décès. Je veillai près d’elle un jour et deux nuits ; je la mis moi-même dans le cercueil, que j’accompagnai jusqu’au cimetière où il fut déposé dans notre caveau de famille. C’était en pleine campagne, en Lorraine.

J’avais voulu qu’elle fût ensevelie avec ses bijoux, bracelets, colliers, bagues, tous cadeaux qu’elle tenait de moi, et avec sa première robe de bal.

Vous devez penser quel était l’état de mon cœur et l’état de mon âme en rentrant chez moi. Je n’avais qu’elle, ma femme étant morte depuis longtemps. Je rentrai seul, à moitié fou, exténué, dans ma chambre, et je tombai dans mon fauteuil, sans pensée, sans force maintenant pour faire un mouvement. Je n’étais plus qu’une machine douloureuse, vibrante, un écorché ; mon âme ressemblait à une plaie vive.

Mon vieux valet de chambre, Prosper, qui m’avait aidé à déposer Juliette dans son cercueil, et à la parer pour ce dernier sommeil, entra sans bruit et demanda :

— Monsieur veut-il prendre quelque chose ?

Je fis « non » de la tête sans répondre.

Il reprit : — Monsieur a tort. Il arrivera du mal à monsieur. Monsieur veut-il alors que je le mette au lit ?

Je prononçai :

— Non, laisse-moi.

Et il se retira.

Combien s’écoula-t-il d’heures, je n’en sais rien. Oh ! quelle nuit ! quelle nuit ! Il faisait froid ; mon feu s’était éteint dans la grande cheminée ; et le vent, un vent d’hiver, un vent glacé, un grand vent de pleine gelée, heurtait les fenêtres avec un bruit sinistre et régulier.

Combien s’écoula-t-il d’heures ? J’étais là, sans dormir, affaissé, accablé, les yeux ouverts, les jambes allongées, le corps mou, mort, et l’esprit engourdi de désespoir. Tout à coup, la grande cloche de la porte d’entrée, la grande cloche du vestibule tinta.

J’eus une telle secousse que mon siège craqua sous moi. Le son grave et pesant vibrait dans le château vide comme dans un caveau. Je me retournai pour voir l’heure à mon horloge. Il était deux heures du matin. Qui pouvait venir à cette heure ?

Et brusquement la cloche sonna de nouveau deux coups. Les domestiques, sans doute, n’osaient pas se lever. Je pris une bougie et je descendis. Je faillis demander :

— Qui est là ?

Puis j’eus honte de cette faiblesse ; et je tirai lentement les gros verrous. Mon cœur battait ; j’avais peur. J’ouvris la porte brusquement et j’aperçus dans l’ombre une forme blanche dressée, quelque chose comme un fantôme.

Je reculai, perclus d’angoisse, balbutiant :

— Qui… qui… qui êtes-vous ?

Une voix répondit :

— C’est moi, père.

C’était ma fille.

Certes, je me crus fou ; et je m’en allais à reculons devant ce spectre qui entrait ; je m’en allais, faisant de la main, comme pour le chasser, ce geste que vous avez vu tout à l’heure ; ce geste qui ne m’a plus quitté.

L’apparition reprit :

— N’aie pas peur, papa ; je n’étais pas morte. On a voulu me voler mes bagues, et on m’a coupé un doigt ; le sang s’est mis à couler, et cela m’a ranimée.

Et je m’aperçus, en effet, qu’elle était couverte de sang.

Je tombai sur les genoux, étouffant, sanglotant, râlant.

Puis, quand |’eus ressaisi un peu ma pensée, tellement éperdu encore que je comprenais mal le bonheur terrible qui m’arrivait, je la fis monter dans ma chambre, je la fis asseoir dans mon fauteuil ; puis je sonnai Prosper à coups précipités pour qu’il rallumât le feu, qu’il préparât à boire et allât chercher des secours.

L’homme entra, regarda ma fille, ouvrit la bouche dans un spasme d’épouvante et d’horreur, puis tomba roide mort sur le dos.

C’était lui qui avait ouvert le caveau, qui avait mutilé, puis abandonné mon enfant : car il ne pouvait effacer les traces du vol. Il n’avait même pas pris soin de remettre le cercueil dans sa case, sûr d’ailleurs de n’être pas soupçonné par moi, dont il avait toute la confiance.

Vous voyez, monsieur, que nous sommes des gens bien malheureux. »

Il se tut.

La nuit était venue enveloppant le petit vallon solitaire et triste, et une sorte de peur mystérieuse m’étreignait à me sentir auprès de ces êtres étranges, de cette morte revenue et de ce père aux gestes effrayants.

Je ne trouvais rien à dire. Je murmurai :

— Quelle horrible chose !…

Puis, après une minute, j’ajoutai :

— Si nous rentrions, il me semble qu’il fait frais.

Et nous retournâmes vers l’hôtel.


Le Tic a paru dans le Gaulois du lundi 14 juillet 1884.