Le Tombeau d’une impératrice byzantine à Valence en Espagne
Dans le courant de l’automne de l’année 1897, au cours d’un voyage en Espagne, j’entrai un jour, au coucher du soleil, dans la sombre et modeste petite église de Saint-Jean-de-l’Hôpital à Valence. La première chapelle de gauche est consacrée à sainte Barbe. La vierge de Nicomédie, mise à mort par son propre père, suivant la tradition, et devenue si célèbre depuis comme patronne des canonniers, y possède un somptueux monument dans le mauvais goût de la fin du XVIIe siècle. Une très ancienne confrérie de cette sainte est installée dans cette chapelle. Sur une des parois, à une assez grande hauteur, je distinguai une humble petite châsse ou urne en bois grossièrement travaillé et peint, du XVIIe ou du XVIIIe siècle, fixée contre la muraille. Sur cette châsse, je lus avec difficulté, à cause de l’obscurité du lieu, cette épitaphe peinte en deux lignes : Aqui’jaçe Da Costãça Augusta Emperatriz de Grecia, Ci-gît Madame Constance auguste impératrice de Grèce. Cette inscription mystérieuse piqua ma curiosité de byzantiniste passionné ! Comment une « impératrice de Grèce, par conséquent une « basilissa byzantine » était-elle venue vivre et mourir en cette lointaine cité d’Espagne, aux rives parfumées du golfe de Valence ? D’autres préoccupations m’empêchèrent de donner suite à mes recherches. L’an dernier toutefois, j’eus l’occasion d’entretenir de cette urne mélancolique Mme la Duchesse d’Albe qui est, on le sait, une des plus érudites personnes d’Espagne, infiniment éprise de l’histoire de son pays natal. Trois semaines ne s’étaient par écoulées que je recevais de la main de la duchesse tout un dossier contenant des notes en grand nombre et des photographies qui ont soudainement éclairé pour moi cette question demeurée jusque-là obscure. J’adresse à Mme la Duchesse d’Albe l’expression de ma vive gratitude.
Voici le très peu que l’on sait de l’histoire de la princesse lointaine dont la chapelle de Sainte-Barbe dans l’église de Saint-Jean de Valence renferme aujourd’hui les restes
Jean III Dukas Vatatzès, le fameux « Vatace » des historiens francs contemporains de l’empire latin de Constantinople, second basileus byzantin à Nicée, l’adversaire le plus opiniâtre de l’empereur latin de Constantinople Baudouin II et du vieux régent Jean de Brienne, l’ennemi acharné de l’Église romaine et de tous les Francs, monté sur le trône en l’an 1222, avait perdu, en l’an 1241, sa première femme Irène, la fille aînée de Théodore Lascaris, son prédécesseur sur le trône impérial de Nicée. Il avait amèrement pleuré cette sainte impératrice, une des plus distinguées parmi la longue série des princesses byzantines. Puis ce grand souverain ayant désiré se remarier « pour fuir la solitude » avait sollicité et obtenu en 1244, alors qu’il était âgé déjà d’environ cinquante ans, la main de la jeune princesse Constance, fille naturelle, plus tard reconnue, de son grand allié, l’empereur allemand Frédéric II de Hohenstaufen, et d’une noble piémontaise, Bianca Lancia, une des sœurs par conséquent du non moins fameux Manfred ou Mainfroy qui devait plus tard monter sur le trône de Sicile, sœur aussi, mais de père seulement, du poétique et lamentable Enzio.
C’est cette princesse infortunée dont les ossemens sont conservés à Valence où elle vint mourir, je vais raconter brièvement à la suite de quelles tragiques vicissitudes.
À l’époque de ses fiançailles avec l’illustre basileus de Nicée, la fille de l’empereur Frédéric, qui, de même que tous les autres rejetons du grand césar germanique, devait, elle aussi, subir la terrible fatalité attachée à son nom, était très jeune encore, une enfant de onze ou douze ans. Tous les chroniqueurs occidentaux la nomment Constance, Constanza, tandis que tous les chroniqueurs byzantins, au contraire, la nomment Anne. C’est certainement là le nom nouveau qu’elle reçut au moment de son entrée dans le giron de l’Église grecque à l’occasion de son mariage à Nicée et parce que « Vatace » ne voulut pas qu’elle conservât un nom de désinence toute latine, qui n’était porté par aucune sainte de l’Église orthodoxe. Nous ignorons tout des premières années de cette princesse. Nous ne savons rien ni des négociations, et des formalités qui précédèrent son mariage, ni de son long et pénible voyage d’Italie, probablement de Brindisi à Nicée, sauf que, en raison de sa grande jeunesse, son impérial père, en composant sa petite cour, plaça auprès d’elle, pour instruire et guider son inexpérience, une jeune dame italienne désignée sous le nom de « Marchesina » dont les agrémens de l’esprit, surtout l’éclatante beauté, avaient le tort d’effacer entièrement les qualités plus modestes de la petite princesse confiée à ses soins.
C’était afin de s’assurer l’alliance du grand « Vatace » pour ses projets ambitieux que l’empereur Frédéric avait donné son consentement à cette union impie de sa fille avec un prince hérétique, adversaire acharné de Rome et des Latins de Constantinople. Cette alliance pouvait lui être fort utile pour les plans grandioses qu’il nourrissait incessamment du côté de l’Orient en son âme inquiète. Puis surtout, en agissant de la sorte, il favorisait ouvertement les Grecs contre la papauté, son ennemi mortel. Le pape Innocent IV, contre lequel il soutenait une lutte violente et qui l’avait tout récemment excommunié à nouveau, se refusa de considérer le mariage de la catholique princesse avec « Vatace l’hérétique » comme légitime.
Certainement le haut clergé orthodoxe de l’empire de Nicée ne vit pas cette union d’un mil plus favorable. Mais ni le pape, ni le clergé grec ne furent en état de s’opposer à l’exécution de la volonté impériale. Ce fut là un nouveau et formidable grief du souverain pontife contre l’empereur, une des imputations les plus graves formulées dans l’excommunication solennelle prononcée par lui contre Frédéric.
Nous ne savons, hélas ! rien non plus des noces de la petite princesse allemande avec le basileus byzantin installé en Asie. Aucun chroniqueur parvenu jusqu’à nous n’a raconté ces fêtes splendides. Très certainement elles furent célébrées dans l’antique métropole de Nicée par le patriarche orthodoxe avec toute la pompe magnifique de l’Église orientale. Constanza ou Anne était encore une enfant. Le mariage ne fut certainement pas consommé immédiatement.
De cette impériale union un souvenir littéraire cependant nous est resté ! « Les vers du chartophilax[1] Nikolaos Irenikos, écrit M. K. Krumbacher dans son admirable Histoire de la littérature byzantine, vers au nombre de cent et plus, composés par ce haut fonctionnaire à l’occasion du mariage du basileus Jean Dukas Vatatzès avec la fille de l’empereur Frédéric, constituent par leur facture une exception remarquable dans la longue et monotone série des poèmes de circonstance de l’époque byzantine. » Ces vers bizarres, qui, du reste, par leur signification ne se distinguent guère de la banalité ordinaire de ce genre de production, se trouvent conservés dans un manuscrit de la Bibliothèque Laurentienne à Florence, provenant probablement de Nicée. Formées chacune de quatre doubles vers politiques, ces piécettes sont désignées dans le titre du document original par le simple nom de Tetrasticha.
Le jeune âge de la petite princesse avait été cause, je l’ai dit, que solen père lui donna pour l’accompagner dans son voyage une suite féminine nombreuse. Parmi ces dames italiennes, fuie seule est désignée nominativement par les chroniqueurs grecs avec le titre de « gouvernante. » C’est « la Marchesina » dont j’ai déjà parlé. C’était bien probablement quelque marquise italienne dont les Grecs confondirent le titre avec le nom[2].
La Marchesina, au dire de tous les chroniqueurs, était d’une grande beauté. Son regard provocant brillait d’un éclat sans pareil. Presque incontinent cette aventure arriva que « Vatace, » bien que déjà quinquagénaire, reçut le coup de foudre à la vue de l’Italienne capiteuse. Oubliant aussitôt sa trop jeune et niaise petite épouse, il ne songea plus qu’à la Marchesina qui devint de suite sa maîtresse. Le scandale fut affreux, au grand désespoir de tous les gens de bien. Le vieil empereur amoureux, « rendu comme fou, dit Nicéphore Grégoras, par les philtres et les enchantemens de l’Italienne, » négligea entièrement la basilissa occidentale. Il en arriva à ce point de démence qu’il accorda à la Marquise tout ce que celle-ci lui demandait. La favorite eut droit aux brodequins de pourpre, à tous les insignes impériaux réservés aux seules basilissae. Sa suite fut plus nombreuse, plus brillante que celle de la vraie impératrice, qui se vit reléguée tout à fait au second plan.
Les historiens byzantins de l’époque, si constamment hostiles aux Latins, ne peuvent se refuser à reconnaître là noble résignation, la patience pleine de dignité de l’infortunée Constance devenue la basilissa Anne. Conservant son aménité accoutumée, bien que si cruellement outragée par ce vieil époux, alors qu’elle était si jeune encore, elle se consola par la religion et ne se révolta point. En réalité, elle ne fut basilissa que de nom. La véritable souveraine à la fois par l’amour insensé de l’empereur, par le servile empressement des courtisans, par l’obéissance de tous, fut la Marchesina.
Nicéphore Grégoras, qui s’étend avec complaisance sur ces coupables amours impériales, raconte que le basileus, étant au fond homme prudent et sage, fut bourrelé de remords. Il suppliait Dieu de le tirer de cet esclavage, n’ayant point par lui-même la force de s’y soustraire. Les choses changèrent enfin ! Un jour que la Marchesina s’en allait en pompeux appareil rendre visite au sanctuaire de saint Grégoire Thaumaturge au célèbre monastère de ce nom, nouvellement fondé à Éphèse en un lieu nommé Émathia, elle y trouva l’archimandrite occupé avec ses moines à célébrer les saints mystères. Celui-ci n’était autre que le célèbre érudit, polygraphe et écrivain religieux, polémiste, philosophe, poète et pédagogue Nicéphore Blemmydès, gloire littéraire de l’empire de Nicée à cette époque, professeur aussi de l’héritier du trône Théodore, qui, en ces années, étudiait au monastère du Thaumaturge en compagnie d’autres jeunes fils des premières familles d’archontes de l’empire en Asie. Blemmydès, qui jouissait auprès de l’empereur, comme auprès de tous, d’une haute et méritée réputation de vertu et d’austérité, n’avait pu assister sans horreur au scandale de l’influence grandissante de la favorite. Il haïssait celle-ci de toute son âme de moine byzantin étroit, dévot et passionné. À maintes reprises déjà, avec l’entière indépendance qui lui était naturelle, il avait poursuivi l’impériale pécheresse de ses invectives enflammées, dans ses discours comme dans ses écrits,
Comme la favorite s’apprêtait à pénétrer avec sa suite nombreuse sous ces voûtes brillantes à fonds d’or, Blemmydès suspendit incontinent la célébration de la messe. Outrage plus grand encore, il fit fermer devant la Marchesina par ses moines les portes de l’église, lui enjoignant brutalement de sortir. On juge de la fureur de l’Italienne. Il y eut des scènes bruyantes autant que fâcheuses. La suite de la princesse se livra à des violences contre Blemmydès et ses moines. On voulut les forcer à faire amende honorable. Le principal personnage accompagnant la favorite, un certain Drimys, osa, dans ce lieu très saint, tirer son épée. Celle-ci, à la fureur’ extrême de ce mécréant, demeura mystérieusement et invinciblement attachée au fourreau, ce qui fit que les uns crièrent au miracle, les autres au sortilège. Pleurant de rage sous l’affront, Marchesina, après un premier moment de stupeur, excitée davantage encore par les furieuses invectives de ses partisans exaspérés, Drimys en tête, courut demander vengeance au basileus. Ce fut une scène épique. « Vatace, » partagé entre la passion et le remords, d’une voix entrecoupée de sanglots et de soupirs, s’écria : « Pourquoi voulez-vous me forcer à punir cet homme de Dieu ? Si j’eusse vécu sans opprobre, j’eusse conservé la dignité impériale inviolée. Je suis responsable de mes actions. J’ai mal agi et je récolte la tempête. » Il ne put se résoudre à punir Blemmydès, mais la vieille haine qu’il nourrissait contre ce courageux champion des bonnes mœurs s’en accrut d’autant.
La lutte continua ardente entre l’Italienne et le moine austère. Blemmydès, pour justifier et expliquer sa conduite, adressa, à tous les monastères qui dépendaient de lui des lettres encycliques, « catholiques » suivant la formule du temps, exposant les faits. Une copie manuscrite de cette communication insolite se trouve aujourd’hui encore conservée à la Bibliothèque Vaticane. Le style en est tout à fait étrange et intéressant. C’est dans cet écrit que Blemmydès donne à la maîtresse de l’empereur le nom de Frigga. Il exagère visiblement l’insolence de la favorite et représente en un langage éloquent le respect que l’on doit aux lois de Dieu et de l’Église. Il affirme courageusement que les ministres de celle-ci les doivent observer avec un courage invincible, sans être ébranlés par aucun respect humain, ni touchés de crainte ou d’espérance, sinon pour les peines et les récompenses éternelles.
Puis nous ne savons plus rien ! Le silence se fait complet dans les très rares chroniqueurs de l’époque sur Marchesina et ses amours adultères. Nous ne savons ni comment celles-ci finirent, ni ce qu’il advint de l’infidèle camériste si brusquement parvenue aux honneurs. Nous ne trouvons pas davantage trace des événemens qui traversèrent la vie de la pauvre petite basilissa Anne. Le silence, en ce qui la concerne, demeure complet durant bien des années. Elle ne reparaît dans l’histoire que longtemps après, et pour quelques instans seulement. Son vieux mari, le grand « Vatace, » avait expiré le 30 octobre 1255, à l’âge de soixante ou soixante-deux ans, sous une tente de soie, dans les jardins délicieux de son palais asiatique de Nymphée. Il avait eu pour successeur son fils du premier lit, Théodore Lascaris, alors âgé de trente-trois ans, marié à la fille du roi des Bulgares. Théodore Lascaris n’avait guère fait que passer sur le trône. Il était mort déjà au mois d’août de l’an 1259. Ce prince passe pour avoir usé de mauvais procédés envers sa jeune belle-mère, la basilissa Anne. Jamais il ne lui permit de quitter Nicée et l’Orient, comme c’était l’ardent désir de la pauvre femme. Constamment il se refusa à se rendre aux nombreuses sollicitations de son frère Manfred, qui la réclamait. Toujours il la tint quasi prisonnière comme un otage précieux en sa main contre les entreprises hostiles des Latins de Constantinople.
Anne ou Constance, bien que toute jeune encore, poursuivant depuis si longtemps cette vie si difficile de princesse étrangère découronnée, donnait l’exemple de toutes les vertus. « N’ayant pu, après la mort de son époux, dit Nicéphore Grégoras, regagner son pays natal, elle vécut chez les Romains d’une vie toute rayonnante de vertus, embellissant encore de la pureté de ses mœurs la beauté de ses formes » Certainement l’existence dans ces tristes conditions, avec les mauvais traitemens de son beau-fils, dut être fort pénible à la pauvre recluse.
Ce fut bien pis encore après la mort de Théodore Lascaris et l’avènement de Michel Paléologue, dont la foudroyante fortune fit à ce moment les progrès immenses que l’on sait. Le nouveau chef de la monarchie byzantine, proclamé d’abord régent (de l’empire de Nicée après le massacre de Georges Muzalon, puis mégaduc auprès du petit basileus orphelin Jean, couronné enfin lui-même basileus à Nicée en l’an 1260, conquérant de Constantinople le 25 Juillet 1261, devint, lui aussi, passionnément épris de la belle veuve, alors âgée de trente-deux ou trente-trois ans à peine. Le brillant aventurier qui venait si rapidement de restaurer l’empire grec de Constantinople fut, bien que marié déjà, frappé en plein cœur par les charmes de la basilissa occidentale. Il voulut qu’elle se donnât à lui. Le Grec Pachymère nous a raconté ce drame fort en détail. Le Paléologue, furieux de la résistance de la pieuse femme, mit tout en œuvre pour la séduire. Craignant qu’elle ne lui échappât en se retirant en Italie auprès de son frère Manfred, il la fit garder à vue, lui prodiguant d’ailleurs tous les honneurs et les plaisirs qui pourraient l’attacher au séjour de Constantinople reconquise. Ce fut en vain. La basilissa Anne, respectée de tous pour la pureté, la dignité de ses mœurs, demeura insensible à tant d’avances, indignée surtout qu’un homme, qu’elle avait compté parmi ses sujets, osât songer à attenter à l’honneur d’une fille, d’une veuve d’empereur. Incapable d’une faiblesse, mais prévoyant bien qu’elle serait impuissante à résister définitivement aux poursuites d’un amoureux aussi haut placé qu’audacieux, elle tenta de se mettre à l’abri de ses violences en offrant de consentir à une union régulière entre eux, pourvu qu’il parvînt à se dégager des liens de son mariage avec sa femme légitime, la basilissa Théodora. Elle savait bien que cela lui serait impossible. Mais la passion ne recule devant aucun obstacle. Michel Paléologue, ne parvenant point à découvrir de prétexte de divorce entre Théodora et lui, ni dans la naissance de celle-ci, ni dans sa conduite, ni même dans sa stérilité, crut avoir trouvé un prétexte dans la raison d’État.
Une ligue puissante s’était formée entre les princes latins violemment irrités par la perte de Constantinople et le roi bulgare, animé par sa femme, ennemie implacable du Paléologue. Ce souverain s’apprêtait à envahir la plaine de Thrace. Tout l’Occident allait fondre sur l’empire grec, qui succomberait infailliblement, si l’on ne parvenait à désunir tant d’ennemis conjurés. Le moyen de détacher de cette ligue le roi Manfred de Sicile et de le mettre dans le parti des Grecs était de placer sa sœur sur le trône de Constantinople. Malheureusement pour le basileus amoureux, ces raisons ne parurent pas suffisantes à la basilissa Théodora, mère de sept enfans, épouse irréprochable. Dans son désespoir, elle implora le patriarche. Celui-ci, outré par la perspective d’un tel scandale, prit vivement en mains la cause de la pauvre princesse. Il menaça le basileus de la vengeance céleste. Michel, qui avait à ménager le prélat, bien que toujours violemment épris, renonça à sa poursuite. Il n’en conserva pas moins longtemps encore sa triste prisonnière sous une étroite surveillance, d’autant que, par son récent mariage avec la fille du despote d’Épire, la belle, princesse Thamar ou Hélène, Manfred était devenu plus dangereux encore pour les Grecs. Des ambassades inutiles furent échangées pour traiter de la délivrance de la malheureuse basilissa.
Enfin, Michel, quelque peu revenu à lui, se décida, pour tenter de guérir, à éloigner de ses yeux l’objet de son amour. Une occasion excellente se présentait. Les troupes du despote Michel Il d’Épire, beau-père et allié du roi Manfred, en guerre avec le Paléologue, avaient fait prisonnier un des principaux lieutenans de celui-ci, le césar Alexis Stratigopoulos, célèbre par la part prépondérante qu’il avait prise à la récente conquête de Constantinople par les Grecs. Le despote envoya l’illustre vaincu en présent à Manfred en Sicile, et celui-ci put enfin l’échanger contre sa sueur, la captive de Nicée, dont il avait si souvent en vain sollicité le renvoi. C’est ainsi que cette pauvre princesse tant ballottée par l’adversité put enfin rejoindre la terre natale, dans le cours de l’an 1263. Les chroniqueurs, se bornant à cette sèche indication, ne disent pas autre chose.
Hélas ! la basilissa errante n’était pas au bout des aventures de sa douloureuse existence. Après deux ans à peine d’un séjour agité auprès de son frère, elle dut fuir encore ! Cette fois, ce fut à l’occasion de l’invasion formidable du royaume de Naples par l’armée de Charles d’Anjou. À l’arrivée des Français, durant que son mari le roi Manfred s’apprêtait à les combattre, la pieuse reine Hélène. cette figure si noble et si touchante, accompagnée de ses enfans, très certainement aussi de sa belle-sœur, la bonne impératrice Constance, se réfugia dans la citadelle fameuse de Lucera dei Saraceni ou dei Pagani, réputée imprenable. Ce fut pour tous ces innocens le commencement d’une agonie sans nom. La fureur religieuse des envahisseurs, ces nouveaux croisés d’Occident, était extrême. La reine Hélène vécut dans cette sombre forteresse des journées d’angoisse abominable. Ce fut là qu’elle reçut la terrible nouvelle de la défaite de son mari, le roi Manfred, le 26 février de l’an 1266, à la bataille de Bénévent. Ce fut là aussi que se réfugièrent au premier, instant la plupart des fuyards de cette néfaste journée. Après un moment de stupeur, le péril de ses fils rendit courage à la jeune reine, mais tous l’abandonnaient déjà. La célèbre garnison sarrasine même de Lucera était ébranlée.
Quand Hélène reçut, peu de jours après, la confirmation certaine de la mort de Manfred, elle s’évanouit et faillit mourir. Elle décida aussitôt de fuir avec ses enfans et ses trésors à Trani d’où elle s’embarquerait pour l’Épire, et alla dans la nuit du 3 au 4 mars avec toute sa petite famille dans ce port où, huit années auparavant, elle avait débarqué jeune, belle, acclamée. Un navire était prêt pour l’emporter, mais une horrible tempête soufflait qui empêchait le départ. La bande lamentable se réfugia momentanément au château de la ville. Elle y fut, hélas ! presque aussitôt rejointe par les émissaires du pape et de Charles d’Anjou, lancés de toutes parts à travers le pays. Ceux-ci firent lever le pont-levis. Les pauvres fugitifs étaient maintenant à la merci du vainqueur ! Un gros de cavalerie française arrivé deux jours après emmena en un lieu secret les trois fils en bas âge de Manfred. Leur mère infortunée, avec leur sœur Béatrix, resta d’abord à Trani, puis fut amenée à Charles d’Anjou à Lagopesole et envoyée de là au château de Nocera dei Cristiani. Nous l’y laisserons à son terrible sort. Nous ne nous occuperons pas davantage de celui, non moins lamentable, de ses fils.
Constance, qui devait succéder plus tard à ses neveux dans leurs prétentions au trône de Naples, adorait son frère Manfred et aussi son exquise belle-sœur Hélène. Elle fut la fidèle compagne de celle-ci dans toutes les heures d’angoisse à Lucera dei Pagani, mais elle ne la suivit point à Trani. Se réfugier en pays grec eût été pour elle courir à la mort. Elle resta d’abord à Lucera. Puis, quand les guerriers sarrasins de cette cité sauvage, unique au monde, eurent fait leur soumission à Charles d’Anjou, peu après le désastre de Bénévent, l’ex-basilissa compta parmi les trophées de la victoire angevine. L’historien très récent de Manfred, M. del Giudice, a vainement recherché la trace du nom de cette princesse dans les si riches archives de la maison d’Anjou conservées à Naples. La pauvre femme isolée ne représentait aucun péril grave pour la nouvelle dynastie triomphante. La seule mention qui soit faite d’elle à ce moment se trouve dans les Annales d’Aragon, de l’historien espagnol Surita. À l’année 1269, celui-ci raconte que la princesse sans famille se retira en Espagne auprès de sa nièce, on ignore, dans quelles circonstances. Il ajoute que « la Emperadrix doña Costança, » qui, certainement, avait à son retour en Italie repris le nom de son enfance, fut bien reçue par le mari de cette nièce également appelée Constance, l’infant don Pedro d’Aragon, qui lui donna état dans le royaume de Valence, où elle mourut.
La lamentable princesse avait donc repris une fois encore sa course vers un nouvel exil. Entre temps Conradin, son neveu, avait également péri de la mort tragique que l’on sait. La princesse auprès de laquelle elle obtint de Charles d’Anjou la permission de se retirer était dora Constance, fille de son frère Manfred et de la première femme de celui-ci, Béatrix de Savoie, veuve elle-même du marquis de Saluces, remariée en juin 1262 à Montpellier, contre la volonté du pape, à l’infant d’Aragon don Pedro, fils de don Jaime le Conquérant, plus tard, en 1276, roi lui-même sous le nom de Pierre III. La malheureuse impératrice, battue de tant d’orages, trouva enfin la paix dans ce dernier séjour. Elle se fit religieuse au couvent de Sainte-Barbe de Valence et vécut encore une très longue vie dans cette existence nouvelle qu’elle ne quitta plus jusqu’à sa mort, arrivée seulement en 1313. Surita dit qu’elle fut enterrée dans l’église des Chevaliers de l’Hôpital de Jérusalem de cette ville. Ce sont ses ossemens que contient l’urne en bois de la chapelle de Sainte-Barbe. Que de fois dans sa sombre et froide cellule d’Espagne, la pauvre femme, repassant en esprit sa destinée mélancolique, dut songer aux rives ensoleillées du grand lac de Nicée, aux voûtes à fond d’or des églises de sa lointaine capitale où si souvent, déjà triste et recueillie, elle avait assisté aux fonctions solennelles sous l’habit étincelant des basilissae byzantines !
Surita raconte encore que Jean Dukas Vatatzès avait laissé en douaire à son épouse occidentale trois villes importantes « en son royaume d’Anatolie, » avec d’autres localités et châteaux en grand nombre, qui valaient, au dire de cette princesse, un revenu de plus de trente mille « hyperpres » ou besans d’or fin. Il est probable que l’impératrice dépossédée ne toucha jamais cette rente lointaine. Par son testament, elle légua tous les droits revendiqués par elle sur ces territoires d’Asie à son hospitalière nièce, la reine Constance. Il semble qu’encore de son vivant son neveu le roi d’Aragon ait songé à revendiquer ces mêmes droits les armes à la main.
On ne sait rien du plus ancien tombeau de l’impératrice Constance dans l’église de l’Hôpital à Valence, celui qui sans doute eût offert le plus d’intérêt et qui fut détruit lors de la reconstruction si malheureuse de la chapelle à la fin du XVIIe siècle, La dévotion à Sainte-Barbe et la construction de cette chapelle à elle dédiée dans l’église de Saint-Jean de l’Hôpital ont certainement pour origine la venue à Valence de la basilissa fugitive. Voici le récit du marquis de Cruilles, un des meilleurs historiens de Valence : « L’impératrice Constance fut atteinte de la lèpre, et les auteurs sont d’accord pour déclarer que sainte Barbe, à laquelle elle avait voué un culte spécial durant son long séjour en Asie, lui apparut un jour pour la guérir. Au même moment, son écuyer, qui passait à cheval dans une rue voisine, vit tout à coup la bête s’arrêter et lever la tête en semblant indiquer du pied un endroit de la rue. On fit des fouilles en ce point et on y découvrit une image de la sainte. On assure même que l’on plongea cette image dans trois bassins remplis d’eau et que l’impératrice, s’en étant lavée, se trouva miraculeusement guérie. En témoignage de gratitude, elle fit bâtir cette chapelle en l’honneur de la sainte à l’endroit précis où la statue avait été découverte. Elle voulut qu’on l’y enterrât après sa mort. »
La dépouille de la nonne-impératrice, retirée du sarcophage primitif, fut sans doute déposée, lors de la restauration de la chapelle, dans la place qu’elle occupe aujourd’hui, dans cette triste et modeste cassette de bois, « contre la partie supérieure du mur de gauche en entrant, » ainsi que le dit fort exactement le Père Villanueva. C’est alors certainement qu’on inscrivit sur cette cassette la misérable inscription que j’ai citée.
La première pierre de cette restauration déplorable fut posée solennellement, dans l’après-midi de la journée du lundi 19 mars 1685 par le Dr Don Francisco Orts, membre du Conseil Royal. À cette même place, on aperçoit aujourd’hui encore un petit tableau contemporain représentant la découverte de la sainte image et la guérison miraculeuse de la basilissa, encore jeune et belle, agenouillée devant la glorieuse sainte debout auprès de sa tour. Détail piquant, la fille des empereurs, l’épouse illustre du basileus de Nicée, y est représentée sous le pittoresque costume des femmes du peuple de Valence ! On conserve dans une niche du même côté, dans un bénitier en pierre, un fragment du roc d’où jaillit l’eau pour le baptême de sainte Barbe à Nicomédie, fragment rapporté d’Asie par la pieuse souveraine comme une relique d’un prix inestimable. « On attribuait, dit encore le Père Villanueva, à l’eau dans laquelle trempait ce fragment, une puissance miraculeuse pour guérir de diverses maladies ceux qui en buvaient. » Dans son testament, daté de l’an 1306, l’impératrice avait fait don à cette église de la relique ainsi que de l’image miraculeuse de la sainte. La niche est fermée par une porte blasonnée aux armes des Lascaris. Un grand écusson de pierre aux mêmes armes, qui semble du XVIIIe siècle, quatre bien plus petits écussons de même, ceux-ci du XIVe ou XVe siècle, ayant fait certainement partie de la décoration primitive, complètent cet ensemble mesquin.
Settier dit dans son Guide de Valence que « doña Irène, comtesse de Lascaris, infante de Grèce, » est également enterrée dans cette chapelle. Certainement, c’était là quelque princesse de la famille impériale de Nicée qui suivit la basilissa Constance dans son lointain exil. Llorente dit qu’elle était fille du basileus Théodore Lascaris. Ce prince eut en effet une fille aînée de ce nom d’Irène, mariée au roi Constantin Tech de Bulgarie et les historiens espagnols disent que Violante, fille de cette Irène, épousa Pierre d’Aragon, seigneur d’Axerva, petit-neveu de Jaime Ier d’Aragon. Ils ajoutent que l’Église sépara en 1313 ces deux époux, parce que Pierre était marié déjà à une première femme encore vivante. Théodore Lascaris eut une autre fille appelée Eudoxie, mais que le Grec Nicéphore Grégoras et l’Espagnol Surita appellent tous deux Irène, et qui fut mariée à Guillaume, comte de Ventimiglia de Ligurie. Cette princesse, au dire de l’historien Mariana, aurait passé depuis en Espagne, Est-ce elle ou sa nièce Violante qui se trouve enterrée à Valence auprès de la basilissa Constance ?
J’ai pensé que la mélancolique histoire de cette touchante fille d’empereur, de cette basilissa byzantine, née en Italie, mariée dans l’antique Asie Mineure, morte aux rivages d’Espagne, offrirait de l’intérêt à quelques-uns.
GUSTAVE SCHLUMBERGER.