Le Palio de Sienne

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Le Palio de Sienne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 4 (p. 351-376).
LE PALIO DE SIENNE[1]

Jeudi 10 août. — Comme une créole paresseuse, Sienne est endormie. Tandis que le soleil d’août enveloppe la rouge cité de ses effluves caressans, aucun murmure ne s’échappe des palais crénelés. Par les rues étroites aux courbes capricieuses, sur les places blanches de lumière, à peine de loin en loin un passant furtif, surpris de cheminer à l’heure de la sieste. Sienne est endormie. Aussi bien, son sommeil dure-t-il plus de trois siècles, depuis le jour néfaste où la ville dut ouvrir ses portes aux soldats de Charles-Quint. Comme la Belle au Bois dormant, elle attend l’heure fatale pour sortir de sa léthargie. « On eût dit un ange, tant elle était belle, car son évanouissement n’avait point ôté les couleurs vives de son teint ; ses joues étaient incarnates ; et ses lèvres comme du corail ; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l’entendait respirer sourdement, ce qui faisait voir qu’elle n’était pas morte. » À la contempler ainsi, on devine que des songes dorés passent parfois sous ses paupières closes. Ce ne sont, hélas ! que des rêves. La cité siennoise porte au cœur une blessure inguérissable, le deuil de ses gloires évanouies. Ceux qui l’aiment ne la revoient jamais sans un sentiment d’attendrissante mélancolie.

Samedi 12 août. — La ville engourdie se réveillerait-elle ? Dans la place du Campo que Dante a connue, des charrettes se rassemblent. On en retire des barrières de bois. Une escouade d’ouvriers les emportent et les fixent solidement aux bornes de granit qui divisent la place en deux zones concentriques. Puis ce sont des tombereaux qui arrivent pleins d’une terre rougeâtre qu’on étend dans la zone excentrique, bientôt transformée en piste d’hippodrome. Voici maintenant les boutiquiers du Campo qui entrent en scène. À l’aide de forts madriers à de planches, ils dressent des gradins contre les palais gothiques. Ces travaux divers s’accomplissent rapidement, avec méthode, sans bruit du côté des ouvriers, sans exciter de surprise du côté des assistans. Si vous voulez savoir quel spectacle on prépare, jetez les yeux sur les affiches d’allure décorative collées sur les murs ; vous verrez que le 16 août, un peu avant le crépuscule, aura lieu sur la place publique la course alla tonda[2], le traditionnel Palio de Sienne. Sur cette place qui allée te la forme d’un éventail ouvert, ou plutôt la figure et le relief d’une coquille de Saint-Jacques, — car elle s’évase au centre et se relève sur les bords, — dix chevaux exécuteront trois tours de ; piste, de toute la vitesse de leurs jambes, sans souci des tournans à angle droit, des montées et des descentes qui agrémentent ce parcours original. On ne se représente pas Gladiateur ou Ormonde accomplissant une de leurs performances sur cet hippodrome improvisé.

Dimanche 13 août. — Dès neuf heures du matin, le Campo présente une animation inaccoutumée. Le soleil qui s’est levé derrière le palazzo pubblico, déjà haut sur l’horizon, envahit la place, à l’exception de la partie voisine du palais, appelée la pianala, et, de la colonne d’ombre que projette au loin la tour démesurée du Mangia. Les curieux s’entassent dans ces refuges naturels. Tout à coup un cheval apparaît, tenu en main par son propriétaire ; une vingtaine d’autres le suivent de près. La foule s’écarte pour voir passer de maigres haridelles, étiques pour la plupart et les flancs caverneux qui, disparaissant sous une des voûtes du vieux palais, vont se ranger dans la cour ogivale du Podestà. C’est là que les propriétaires présentent leurs quadrupèdes aux deputati del Palio[3] qui leur assignent séance tenante un numéro d’ordre.

L’opération terminée, les chevaux sortent, montés sans selle par des jockeys d’occasion auxquels la municipalité octroie pour leur peine la somme de deux lires. Les concurrens vont se ranger à la Costarella[4], où une tribune aérienne a été dressée pour les juges. Le départ est donné là ; là aussi a lieu l’arrivée. Les chevaux se présentent dans l’ordre que le sort a déterminé et qui est tenu secret. On enferme le lot entre deux cordes tendues à hauteur de poitrail ; puis, sur un signal du mossiere[5], une des cordes tombe. Les chevaux s’élancent brusquement, en ordre dispersé. Sur leur dos, les jockeys se démènent comme des diables aspergés d’eau bénite. Les pauvres bêtes répondent tant bien que mal à cet appel désespéré ; mais l’un disparaît au tournant de San Martino, se dérobant dans une rue voisine ; un autre route avec son cavalier dans la poussière. La course prend fin au milieu d’exclamations diverses, des éclats de rire, des quolibets, des bravos ironiques, des sifflets de la foule en gaité. Parmi les spectateurs, il y en a, toutefois, de graves, je pourrais dire d’anxieux. Ce sont les vrais amateurs, les aficionados, comme on dirait à Madrid, — et les intéressés. Dans les figurans de la première heure, ils s’efforcent de découvrir les élus appelés à disputer le Palio et, parmi ceux-là, les champions véritables. Aussi leurs yeux sont-ils largement ouverts : aucun incident, aucun accident ne leur échappe. L’épreuve se répète jusqu’à ce que tous les candidats se soient mesurés par groupes de trois ou quatre, dans des séries successives. Il ne s’agit, en effet, que d’une sorte de concours éliminatoire. Parmi les concurrens, le juge en désigne dix qui sont séance tenante tirés au sort et attribués aux dix contrade[6] courantes. On conçoit toute l’importance de cette opération : elle serait pour ainsi dire décisive, sans l’intervention ultérieure et subreptice de facteurs d’un autre ordre dont je m’occuperai plus loin. Désormais le cheval adjugé ainsi devient trois jours durant la chose de la contrada. À elle de le nourrir, de le soigner, de le mettre à l’abri des embûches. Un homme de confiance, le barbaresco[7], emmène la bête, il en prend l’entière responsabilité.

Les Siennois ne quittent la place du Campo que pour s’y donner rendez-vous le soir, un peu avant l’Ave Maria. La première épreuve, ayant pour effet de mettre en lumière la valeur relative des champions du Palio, attire toujours un nombre respectable de spectateurs. À l’heure marquée pour la course, tous les yeux sont fixés sur le mossiere, car, de la mossa[8] dépend souvent l’issue de la lutte ; aussi tout acte de partialité de ce fonctionnaire pourrait lui attirer une volée de coups de bâton de la part des contradaioli[9] qui l’entourent. Un coup de canon, la corde tombe, le lot se précipite dans l’arène ; Valmontone et Lupa[10] abordent presque de front le tournant fatal de San Marti no, le franchissent sans accident et dévalent en ouragan dans la descente, pendant que derrière eux, les autres chevaux s’égrènent. Un des jockeys, emporté par sa monture, va donner contre les matelas disposés par précaution le long du mur, en face du tournant ; un autre culbute avec sa bête et demeure étendu sur le sol. On l’emporte évanoui. Mais je ne sais par quelle grâce d’état, les chutes au Campo n’ont jamais d’issue fatale. Cependant Lupa serre de près Valmontone, mais celui-ci résiste jusqu’à la fin, et l’emporte au milieu des vivats. De l’avis des spécialistes, les deux premiers ne sont pas loin l’un de l’autre et on peut s’attendre à un duel palpitant, le jour de la course. Cependant ici, plus encore que sur le turf, il faut compter avec les surprises du hasard.

Lundi 14 août. — Il y a fort peu de monde, aujourd’hui, pour voir courir la seconde et la troisième épreuve. Chacun sait, de source certaine, que les champions en vue, ayant pris la mesure de leurs adversaires, demeureront sur la réserve. L’entr’acte permet de lier plus ample connaissance avec les vrais acteurs : j’ai nommé les contrade.

Quoique fort ancienne, l’origine des contra de ne remonte pas à l’âge d’or de la République. On les voit poindre, encore indécises, au déclin du XVe siècle. Elles n’ont aucun lien de famille avec les corporations militaires qui concouraient à la défense de la cité, ainsi qu’on le croyait naguère. Le chevalier Lisini, au moyen des parchemins dont il a la garde, a fait justice de cette légende. Les contrade sont nées de l’amour que les Siennois ont de tout temps professé pour les réjouissances publiques, en vue d’aider la commune à leur assurer un éclat spécial. L’ardeur que la population apportait à la défense de la cité ayant perdu l’occasion de paraître sur les champs de bataille, se donna carrière dans les courses de taureaux, de buffles, d’ânes, de chevaux. Les combats de taureaux ne ressemblaient que de loin aux corridas modernes de Séville et de Madrid ; ils offraient à la jeunesse siennoise l’occasion de faire assaut de sang-froid, de courage et d’adresse ; c’était encore l’image de la guerre corps à corps, telle qu’elle était en usage au moyen âge. Le concile de Trente ayant censuré ces jeux sanguinaires, les combats furent abolis en 1590. Les buffalate, où la bête courait montée, parurent également trop dangereuses : un édit les abolit en 1650. Les mœurs allaient s’adoucissant. Bientôt, les asinate, qui donnaient naissance à des scènes d’une indescriptible confusion, tombèrent également en désuétude. Seules, les courses de chevaux survécurent : elles devinrent le spectacle populaire par excellence.

Pendant ce temps, les contrade avaient pris leur caractère définitif. Leur nombre est déjà fixé à dix-sept en 1675. Quatre d’entre elles ont reçu, pour services éclatans, des titres de noblesse. La fonction principale des contrade, pour ne pas dire la seule, consiste à organiser les jeux dont le palio est le prix convoité. Dans le principe, elles ne patronnaient que la course du 2 juillet, en l’honneur de Notre-Dame de Provenzano ; l’Assomption devint, un peu plus tard, l’occasion d’une seconde journée, le 16 août. Enfin, la piazza del Campo est définitivement adoptée pour la dispute des palii. Jusqu’en 1720, chacune des contrade pouvait prendre part à la course. Cette année-là, un terrible accident ayant ensanglanté l’arène, l’autorité décida que dix chevaux seraient seuls admis à courir. C’est une ordonnance qui est encore en vigueur.

Mais c’est par des côtés différens que le Palio se distingue des autres courses de chevaux. Nul ne croirait que l’ardente émulation qui anime les concurrens repose sur un mobile désintéressé. Loin de constituer pour le gagnant une source de lucre, la victoire lui coûte souvent plus cher que la défaite au vaincu. Le seul trophée que se disputent, avec quel acharnement ! les contrade rivales, c’est une simple bannière où paraît une madone brodée, entourée d’emblèmes et d’inscriptions d’un laconisme lapidaire. La commune n’offre rien de plus au vainqueur. Sur le champ de course, ni bookmakers, ni pari mutuel. L’argent ne constitue, à aucun degré, le stimulant de l’épreuve. Bien plus, ce sont les contrade qui supportent tous les frais de la représentation ou peu s’en faut. Mais remporter le Palio, c’est beaucoup ; empêcher qu’une contrade rivale le conquière, c’est plus encore. Ces rencontres répétées deux fois l’an ont développé, ou du moins réchauffe, au sein des contrade, l’antagonisme propre au moyen âge. Chacune d’entre elles forme un corps distinct, isolé, ayant ses chefs, ses couleurs, son drapeau, ses armes, son église, ses traditions. À ses membres, elle inspire un amour exclusif, aveugle, quasi religieux. Ce patriotisme de clocher engendre à son tour des sentimens de jalousie et d’aversion réciproques qui percent de mille manières. Mais, de ce que toutes les contrade sont rivales, il ne s’ensuit pas qu’elles soient toutes ennemies les unes des autres. Avec le temps, des rapprochemens bizarres se sont produits. Sympathies et antipathies ont souvent leurs racines dans un passé lointain. On chercherait peut-être en vain l’origine authentique de l’hostilité qui règne entre l’Oca et la Torre, entre la Selva et la Pantera, par exemple. Au temps jadis, ces rivalités et ces haines donnaient naissance à de violentes querelles, à des embûches, des guet-apens, des rixes sanglantes, sources de féroces représailles. Peu à peu, les mœurs se sont adoucies, sans éteindre les passions. L’état de guerre subsiste, seules les armes ont cessé d’être homicides. Encore aujourd’hui, entre gens de contrade ennemies, il est presque impossible qu’il y ait réunion amicale, à plus forte raison mariage. Le jour de la course, le fantino[11] paraît sur la place armé d’un fort nerf de bœuf, — le nerbo, — la tête protégée par un casque de fer. Il a le droit de frapper le cheval de ses adversaires et ses adversaires eux-mêmes. C’est dans ces compétitions ardentes que réside l’intérêt singulier du Palio. Réconciliées, partant indifférentes, les contrado ne constitueraient plus que des corps inanimés. La lutte à mort se convertirait eu un spectacle purement décoratif. Le Palio de Sienne aurait vécu.

Mardi 15 août. — Je me réveille au son des cloches. Les cloches de toutes les églises tintent éperdument dans une violente émulation d’allégresse. Au dehors, l’air est pur et deux sous les rayons du soleil matinal. Les créneaux des palais gothiques se parent de teintes éclatantes, pendant que les rues profondes demeurent encore dans la pénombre. Déjà les contadine apparaissent par groupes, accourues pour les fêtes, des petites villes et des campagnes voisines, égayant la cité de leurs chapeaux de paille fleuris aux ailes flexibles et mouvantes, dangereuses rivales pour les Siennoises. Au Campo, encore à peu près désert, on fait cercle autour d’un saltimbanque, à l’ombre de la grande tour. Sous les arcades élancées de la Loggia de’ nobili, on lit la Gazetta et les journaux venus de Home. Contre les bornes de la Costarella, des oisifs sont appuyés, regardant passer les jolies filles. Et le vent agite mollement les drapeaux des contrade flottant au balcon des prieurs et des capitaines, ou bien marquant les limites de chaque quartier. À ces frontières historiques, les étendards rivaux sont plantés fièrement avec des airs de défi. Leurs ondoiemens dévoilent et cachent alternativement les écussons héraldiques, les armes parlantes : la Louve, la Chouette, l’Escargot, la Tour, la Forêt, l’Onde, le Hérisson, la Coquille, le Mouton (Valmontone), la Licorne, la Chenille, la Girafe, l’Oie, la Tortue, la Panthère, l’Aigle, le Dragon. Des drapeaux partout, jusque dans les ruelles en précipice, jusque dans les carrefours biscornus, drapeaux multicolores, aux nuances vives et tranchées comme un habit d’arlequin, comme l’aile des oiseaux des tropiques. Et sur la ville qui s’éveille, les cloches de toutes les églises répandent de joyeux carillons.

À n’en pouvoir douter, la Belle au Bois Dormant est enfin sortie de son long évanouissement.

Ce matin, l’intérêt n’est pas au Campo, il est dans les rues, dans les églises, au Dôme. Le Dôme, un jour d’Assomption ! Au moment où je débouchai sur la place, la blanche cathédrale étincelait au soleil comme un bloc géant de carrare veiné de noir. Par les trois portes ouvertes, la lumière s’engouffrait. Dès les premiers pas, j’éprouvai un éblouissement, comme si la nef m’apparaissait pour la première fois. C’est qu’elle avait revêtu ses atours de gala, la vieille mais toujours jeune église. Accrochés aux piliers massifs, les drapeaux des contrade éclataient d’abord dans une explosion de fanfares, au contact du jour extérieur, atténuant peu à peu la sonorité de leurs couleurs, à mesure que l’ombre s’amassait sous le berceau renversé. Mes pieds foulaient respectueusement cette trouvaille d’art et de décoration qu’on appelle les graffiti, cachés d’ordinaire aux regards du commun des touristes, empruntant à ce mystère je ne sais quel attrait plus subtil et plus pénétrant. Dans le chœur, l’autel d’argent resplendit discrètement. Inconsciens de leur irrévérence, des paysans sont assis entre les colonnettes qui supportent la chaire de Nicolo Pisano, pareille à un bibelot de vieil ivoire. La chapelle Chigi, derrière sa grille entr’ouverte, brille comme le trésor d’Aladin, aux yeux hypnotisés des humbles. En face, le couronnement du pape Pie II montre les chaudes couleurs et la patine des miniatures du moyen âge. — Cependant l’archevêque officie en grande pompe, entouré de son chapitre, devant, les paysans prosternés et éblouis, tandis qu’une musique brillante, faite pour retentir dans un temple décoré par l’Algarde ou le Borromini, enchante la partie aristocratique de l’assistance. Après un morceau à effet, un murmure flatteur a parcouru les rangs : peu s’en est fallu qu’on applaudit. Ce n’est pas que la piété ait déserté ; la Cité de la Vierge ; mais le peuple de Sienne n’est pas là : il a ses églises à lui et, à la veille d’un Palio, il reste dans sa contrada, auprès de l’autel familier. Et parmi les élégantes venues aujourd’hui pour entendre la maîtrise du Dôme, plus d’une ira demain matin, au lever du jour, s’agenouiller dans quelque chapelle solitaire où la prière n’a pour accompagnement que les paroles rituelles de l’officiant.

Dans l’après-midi, c’est encore le Campo qui est le centre d’attraction des Siennois, d’abord pour le tirage de la tombola. Il y a plaisir à suivre les gens du peuple ou de la campagne dont la place est remplie, piquant avec des épingles ceux des numéros sortans qui figurent sur leurs cartons. À mesure que les cartons se remplissent, l’intérêt augmente. On rit, mais sous la gaîté, on devine une anxiété sourde, un grain de fièvre. Tout à coup, près de moi, ce sont des exclamations joyeuses ; une enfant de quinze ans vient de gagner le quine. Elle est là interdite, au milieu de parens et d’amis qui examinent le carton ; ses joues sont toutes roses de surprise et de joie ; puis subitement, comme mue par un ressort caché, elle s’élance, en agitant son billet, vers la tribune officielle. Toute la nature prime-sautière du petit peuple en Italie se retrouve dans cette simple scène : les gestes correspondent aux émotions, les émotions sont vives, et aucune fausse honte n’en réprime l’explosion.

Un coup de canon retentit. Il est six heures, on va courir la prova generale, pour laquelle le municipe offre un prix, ce qui assure une arrivée disputée. Pour voir la course, je demeure dans la place. J’aime ce poste d’observation. On ne perd aucun des principaux incidens de la lutte et on reste en communion avec le vrai public, celui qui se passionne et prend parti. J’ai toujours admiré l’ordre avec lequel on évacue la piste. Il semble que les agens ne se montrent que pour la forme. Le peuple fait sa propre police : n’est-ce pas lui qui donne le spectacle et le spectacle n’a-t-il pas lieu pour lui ? Le Siennois aime les étrangers ; il les accueille avec un touchant empressement, mais il ne lèverait pas un doigt pour les attirer, dans une idée de lucre. Le Palio en est la preuve : il se court deux fois par an à une époque où la Toscane est vierge de tout étranger. Le Siennois est éminemment sédentaire : il n’émigre pas et cherche encore moins à provoquer l’immigration. La vieille aristocratie, encore debout, habite toujours ses palais sévères : Florence ne la séduit pas, Rome pas davantage. Le Siennois adore sa ville natale, à quelque classe qu’il appartienne : il J’aime telle que le moyen âge la lui a léguée, avec les maisons crénelées aux murs de brique rougeâtre piqués d’anneaux et de torchères de fer forgé, avec ses ruelles étroites et tortueuses, ses places irrégulières, son pittoresque si heureusement inconfortable. C’est le temps, le tremblement de terre de 1798, et non l’initiative des habitans qui a inscrit tant de fenêtres carrées dans l’arc ogival : il fallait bien consolider les bâtisses qui menaçaient ruine. Chacun dans sa sphère s’efforce de conserver ce qui subsiste, de restaurer ce qui s’en va, dans le goût original. Attaché à ses vieilles coutumes, le peuple offre des traits saillans, parfois contradictoires, qui ne s’expliquent que par l’action d’un atavisme persistant. On le retrouve au Campo sous ses aspects héréditaires, aimable et turbulent, paisible mais excitable à l’excès. D’abord chacun choisit sans hâte la place qui lui convient ; on cause et on plaisante avec ses voisins, on rit, on s’amuse des moindres incidens. Puis inopinément cette surface tranquille se bouleverse, comme un lac suisse sous un coup de tempête. En un clin d’œil, la physionomie de la foule s’est métamorphosée. Les visages s’altèrent et se convulsent. On invoque la madone, saint Antoine ; on encourage et on injurie les jockeys. Les imprécations se croisent et, au grand scandale des contadini, de jeunes femmes profèrent d’horribles blasphèmes. Au moment où la Lupa prend définitivement le meilleur sur le Montone, je vois des faces blêmir, des poings qui se lèvent ; la victoire de la Louve, une minute après, est accueillie par un tonnerre d’acclamations triomphales ; la piste est soudainement envahie ; autour du vainqueur, ce sont les expressions de la joie la plus délirante, tandis que le vaincu s’éclipse au milieu des huées. Et ce n’était qu’une épreuve !… Dans ces débordemens de passion, ne démêle-t-on pas l’image frappante des luttes qui agitaient les rues de la ville au moyen âge et parfois les ensanglantaient, comme dans cette journée de 1314 où les Salimbeni et les Tolomei en étant venus aux mains, le gouvernement des Neuf ne trouva d’autre moyen de séparer ces familles ennemies, que de faire courir le bruit de l’irruption des gens d’Arezzo dans le territoire de la République.

Mercredi 16. — En projetant de monter ce matin à la tour du Mangia, j’étais loin d’imaginer que je m’y rencontrerais avec un flot de contadini accourus des quatre coins de l’horizon, qui en chemin de fer, qui en voiture, à cheval, votre même à pied. Les trois cent soixante marches ne sont pas pour les effrayer. Le clocher aérien, seul point de la ville qu’ils découvrent au loin dans les fraîches couleurs du matin ou la pourpre des couchers du soleil, les fascine invinciblement. Si les marches sont hautes et inégales, ces jarrets montagnards les escaladent sans peine. À certains tournans, l’escalier est si bas, si étroit, si obscur, qu’il faut marcher courbé en deux, les mains étendues, pour éviter les heurts, se blottir dans les coins afin de laisser passer les jolies M lins de Toscane qui rient à gorge déployée, dans l’ombre, des contacts involontaires. Puis tout grandit, l’espace et le jour. Les éblouissemens se succèdent à intervalles plus rapprochés, au gré des ouvertures en meurtrières. Enfin, à force de grimper, on atteint une plate-forme supérieure, en plein ciel. Celui qui prétend se rendre compte du relief original et impérieux de Sienne doit accomplir l’ascension de la tour. De cette aiguille, le regard embrasse un pays tout entier, rouge brique et vert sombre, rendu plus austère encore par l’apparition intermittente des cyprès, alternativement fertile et sauvage, semé de monticules et de dépressions, propres aux marches nocturnes, aux embuscades, aux combats corps à corps. Contre les surprises du dehors, le Mangia dressa longtemps sa flèche aiguë. En ce temps-là, loin d’être isolé, toute une forêt de tours élancées lui faisaient cortège ; Sienne en était hérissée, comme aujourd’hui San Gemignano, mais avec la profusion qui convenait à sa puissance. Une tablette de Biccherna, peinte dans l’année funeste du sac de Rome, atteste que ces tours privées, orgueil des palais patriciens, n’avaient pas encore entièrement disparu en 1527. Aujourd’hui, le Mangia est resté maître de l’espace, avec un seul satellite, le campanile de la cathédrale.

Vue de ce belvédère, Sienne se présente sous la figure d’une gigantesque étoile de mer dont le corps et les branches, rongés, racornis, boursouflés, auraient séjourné longtemps sur une plage torride. Les arêtes saillantes, coupées d’échancrures, plongent dans des précipices. Sur certains reliefs elliptiques, les maisons se sont agglomérées en amas noueux ; les rues qui les sillonnent circonscrivent des proéminences en coques de navires. Les toits grisâtres, jaunâtres, sans éclat, absorbent la lumière. Seule la cathédrale, couverte de zinc, jette une note joyeuse dans le tableau. Unie à l’hôpital de Santa Maria della Scala, elle évoque l’idée d’une mosquée dont le campanile serait le minaret. Les extrémités des branches sont terminées par des éperons surmontés d’églises : le Carmine ; S. Agostino, les Servi di Maria, Santa Chiara, Santo Spirito, S. Francesco, Fontegiusta, S. Domenico. Aux yeux du voyageur, Sienne offre d’abord ses sanctuaires.

Du Campo encore désert, les notes nasillardes d’une mélopée à moitié orientale montent jusqu’à, nous, dans la paisible atmosphère. Je dis nous, car le gardien des cloches est venu s’accouder, comme je le suis, à la balustrade, non pour signaler à ses compatriotes l’approche de quelque chevauchée suspecte, hélas ! mais tout simplement parce que l’heure de la prova approche. « Una provaccia, signor, » me dit-il avec un dédain comique. Et nous engageons la conversation sur l’événement du jour. Il en sait long sur la course qui, deux fois l’an, se dispute à ses pieds.

Ce n’est pas ici qu’on gagne le palio, mais là-bas, et, me désignant du doigt S. Agostino, ses yeux sollicitent une question d’une façon si expressive que je feins l’étonnement pour lui permettre de continuer. Alors d’une voix basse, pleine de sous-entendus, avec des clignemens d’yeux imperceptibles, il me conduit, comme par la main, dans les mines et contremines, au moyen desquelles les intéressés s’efforcent d’annuler au détriment de leurs adversaires ou de maintenir à leur profit les chances qui dérivent de la valeur respective des champions. Travail acharné et subtil, dans lequel le Montone et la Lupa jouent, cette année, les premiers rôles. Autour de ces protagonistes, les autres contrade évoluent et se groupent au gré d’anciennes préférences ou selon l’inclination du moment. Et mon interlocuteur finit ainsi : « Voyez-vous, monsieur, pour gagner, il faut un bon cheval, ma supra tutto ci vuol quattrini, furberia e patriotismo, » c’est-à-dire : ce qu’il faut avant tout, c’est de l’argent, de l’adresse et du patriotisme !

C’est un régal d’entendre ce vieillard parler ainsi, avec les jolies aspirations de la Toscane, des dessous mystérieux du Palio, tandis que les principaux acteurs exécutent à nos pieds un simulacre de course, au milieu des éclats de rire et des sifflets du public. Dans la place, blanche de soleil, des insectes font le tour de la piste, pareils à ces petits chevaux de plomb qu’un ressort caché fait mouvoir, dans les casinos de Vichy ou de Trouville. — Oui, pour vaincre tous les moyens sont valables. C’est le poète qu’il l’a dit : Il vincer fa sempre laudabil cosa. Il en est du Palio comme d’une forteresse. Avant de tenter l’assaut, le condottiere épuisait toutes les ressources, ruse, séduction, corruption. — Sitôt que les chevaux sont adjugés, les pronostics vont leur train. L’obscurité se dissipe avec la première épreuve. Entre chevaux médiocres, la sélection s’opère aisément ; il est rare que plus de deux ou trois chevaux conservent, après cet essai public, des chances réelles de victoire. Heureuses les contrade à qui les vrais champions sont échus. Dans leur sein les passions s’allument brusquement : l’espérance, le désir de vaincre, la crainte de voir un rival détesté l’emporter. Tout d’abord le choix du jockey s’impose ; on souhaiterait qu’il fût habile, courageux, expérimenté, doué de sang-froid et, si ce n’est pas trop exiger, incorruptible. À défaut d’une loyauté reconnue, on se contente des qualités qui font le bon cavalier. Pour s’assurer de sa fidélité, on lui promet monts et merveilles ; on le soumet, sous prétexte de petits soins, à une rigoureuse surveillance. On essaie de prévenir ou de repousser les entreprises perfides de l’ennemi ; en retour on ne néglige rien pour paralyser d’avance les moyens d’action de l’adversaire. À ce jeu, on dépense de grosses sommes, car le concours des intermédiaires est aussi indispensable que dispendieux. Les brigues, en effet, se dissimulent avec soin, bien que licites ou, du moins, justifiées par une longue pratique et la tolérance universelle. Supposons maintenant que deux contrade restent seules en présence. Deux hypothèses s’offrent à l’esprit : un des jockeys se laisse-t-il séduire, la course se réduira à une simple exhibition ; si, au contraire, la corruption a échoué, attendez-vous à une lutte palpitante dans laquelle le nerf de bœuf jouera un rôle prépondérant. Le délire de l’assistance peut atteindre alors ses limites extrêmes. Il est arrivé parfois que l’intervention de la police a pu seule empêcher le sang de couler sur la place.

La tour du Mangia communique avec le premier étage du palais public, ouvert à tous venans en ce jour de liesse. Quand j’y pénètre, les salles gothiques sont pleines d’une foule animée que ne profane la présence d’aucun Bædeker. Assis sur un banc de bois, en face de la fresque où l’Arétin Spinello a représenté l’empereur Frédéric Barberousse tenant en bride le cheval du pape Alexandre III, je suis des yeux l’interminable procession des Siennoises et des contadine aux chapeaux de paille. Rares sont celles qui s’arrêtent pour contempler la scène qui a tant ému leurs aïeux. Villageoises et paysannes se promènent sans hâte, en communion secrète avec les trésors d’art qui les entourent, à cent lieues de l’ahurissement qu’éprouvent nos ruraux en semblable occurrence. Dans leur démarche souple, dans toute leur personne, je ne sais quelle grâce a remplacé la lourdeur qu’infligent, dans les pays du Nord, le labeur journalier et l’épreuve des intempéries du ciel. En éclairant les imaginations, le soleil semble avoir affiné les corps. « Cela tient aussi, me dit un Siennois, à ce que, chez nous, les femmes ne prennent presque jamais part aux travaux des champs. » — Parmi elles, il y en a de délicieuses et je ne puis me défendre d’un curieux rapprochement entre ces figures vivantes et les créations des vieux maîtres locaux.

Tout imprégnée de mysticisme religieux, l’école de Sienne s’est confinée, pour ainsi dire, dans la représentation de la madone. Ce n’est pas là un événement fortuit. À la veille de livrer aux Florentins, très supérieurs en nombre, la bataille de Montaperto, les magistrats de Sienne, cherchant une protection surnaturelle dans le pressant péril, avaient placé la ville et son territoire, corps et biens, sous la juridiction de la bienheureuse Vierge Marie. Le lendemain, 2 septembre 1260, le lys rouge éprouvait la plus sanglante défaite dont les annales du temps aient gardé le souvenir. Dès lors, Sienne devint officiellement la Civitas Virginis, la vassale de Notre-Dame. Les autels de la madone se confondirent avec ceux de la patrie. Il fut défendu aux courtisanes de porter le saint nom de Marie. C’est, dans cette vénération attendrie que naquirent et, furent nourries plusieurs générations d’artistes. De là ce nombre infini, de tableaux consacrés à la Vierge : de là aussi la sensation indéfinissable qu’ils engendrent. Ce sont par-dessus tout des œuvres d’amour. La madone apparaît sur les fonds d’or, dans les cadres d’or, sous l’auréole d’or, parée de toutes les grâces, d’une humilité angélique, avec, sur la bouche, un ineffable sourire et dans les yeux des pensées extraterrestres.

On sent que tous ces artistes ont respiré la même atmosphère : on dirait qu’ils avaient devant les yeux le même idéal de beauté féminine : un corps frêle et élancé, l’ovale allongé du visage, la nez long et flexible, des yeux en amande sous l’arcade mince et pure des sourcils, une carnation pâle et des doigts effilés. À Dieu ne plaise que je me hasarde à discuter la question de savoir si le type de la madone siennoise sa rattache et par quels liens elle se rattache au canon que les byzantins ont légué à l’Italie, ni si quelque filiation légitime unit les vierges de Duccio di Buoninsegna et de Sano di Pietro à celles de Cimabue. Je ne livre ici que des impressions, celle de l’étrange ressemblance que le hasard des rencontres m’a conduit à constater entre ces panneaux du moyen âge et les modèles vivans d’aujourd’hui. Hier, à la tombée du jour, je me suis trouvé, près de la Lizza, en face d’une toute jeune fille qui m’a rappelé, avec une étonnante précision, la Vierge des Neiges, cette création vraiment divine de Matteo di Giovanni, cachée aux regards profanes dans une petite église dont un perruquier garde la clef. Les simples vêtemens de la jeune fille ne pouvaient cacher sa noblesse native. La souplesse du corps se révélait par la légèreté de la démarche. L’ovale du visage défiait la critique, comme l’arc châtain des sourcils et la ligne du nez. Se sentant regardée, elle baissait les yeux à demi ; mais, sous la paupière mi-close, le regard filtrait avec une douceur singulière. Les mains pendaient longues, effilées, d’une blancheur toute virginale. Le chapeau de paille, aux bords tombans, encadrait le visage comme un voile de madone, ne laissant voir que le bas du front poli et quelques mèches de cheveux d’une nuance plus claire que les sourcils. Qu’il me soit permis de croire que, dans la contadina de la Lizza, revivent les attraits captivans de la Siennoise qui a autrefois servi de modèle à Matteo !

Dans la Civitas Virginis, ce n’est pas seulement le cadre du moyen âge qui subsista, audacieux défi au siècle de la vapeur ; les traditions d’autan y conservent une partie de leur vertu, comme certains parfums délicats au fond de boîtes hors d’usage. C’est ainsi que s’est perpétuée la coutume de faire bénir le cheval, dans l’église de la contrada, avant de l’envoyer au Campo, pratique puérile à certains égards, mais attestant la croyance naïve du peuple dans l’intervention surnaturelle de ses saints patrons, acte de foi simple et touchant analogue à celui qui sollicite, en certains lieux privilégiés, la guérison des maladies incurables. Pour assister à cette curieuse cérémonie, nous avons choisi, quelques amis et moi, la contrada de Valmontone, par la raison qu’elle possède le meilleur cheval du lot des courans.

L’église du Montone est placée sous l’invocation de San Leonardo. Elle s’élève presque à l’extrémité d’une des branches de l’étoile marine, non loin de la porte romaine, sur une petite place généralement déserte dominée d’un côté par des jardins suspendus, au-dessous du sanctuaire des Servi di Maria auquel on accède par un chemin tournant et escarpé. Comme j’interrogeais des enfans pour savoir si c’était bien là que le cheval serait béni, un homme de forte corpulence, moitié homme du peuple, moitié bourgeois, s’approcha de nous et nous demanda si nous étions venus pour la funzione. Sur notre réponse affirmative : » Le moment n’est pas encore venu, dit-il, mais faites-moi le plaisir d’entrer par ici. » Et fort courtoisement il nous introduisit dans la maison contiguë à l’église encore fermée ; la première pièce dans laquelle nous entrâmes, servait d’antichambre à la sacristie, très pauvrement meublées l’une et l’autre, mais d’une grande propreté. Un inconnu battait impitoyablement du tambour dans une chambre voisine ; notre homme nous expliqua que c’était pour habituer le cheval très nerveux au bruit de la place. Puis, il nous montra, des pancartes accrochées au mur, témoignages des victoires remportées au Campo depuis deux cent cinquante uns, pas bien nombreuses ces victoires, et de plus en plus espacées à mesure qu’on approche du temps présent. La dernière remonte à 1879. Un vieux palio, aux couleurs effacées, porte la date de 1781 et le nom du lauréat : Begnamino.

« Giacinta, fait notre hôte, au moment où une femme de trente-cinq à quarante ans, à la physionomie ouverte, paraissait sur le seuil, voilà des messieurs qui désirent voir l’église. » Et aussitôt Giacinta de nous faire accueil et de nous introduire, par la sacristie, dans une pauvre petite église encore déserte, une véritable église de campagne, n’était, sous la corniche, une suite d’écussons flamboyans, aux armes des protecteurs de la contrada. Le patronat se solde par une contribution annuelle de dix lires. Peu ruineuse pour ceux qui l’accordent, je ne vois pas quelle enrichisse ceux qui en profitent.

Cependant une rumeur retentit au dehors. Un cercle s’était formé autour de jeunes hommes en costume du XVe siècle, portant la livrée de la contrada : orange, rouge et jaune ; pourpoint ajusté, manches à crevés, culottes collantes, toque surmontée d’une plume, bourse et poignard suspendus à la ceinture. Les cheveux bouclés tombaient sur les épaules. C’étaient les pages, au nombre de quatre, tous exactement de la même taille. L’air sérieux du visage, la désinvolture des mouvemens ne permettaient de les assimiler, fût-ce un instant, à des figurans de théâtre.

Tandis que nous les examinions, on avait ouvert la porte de l’église. La Giacinta me fit signe de la suivre et j’allai m’asseoir à ses côtés, sur un banc, près de l’autel. Derrière nous, une bande joyeuse et tapageuse s’était précipitée. « Taisez-vous ! cria ma voisine à la marmaille, et toi, piccina, viens ici ! » La piccina se détacha du groupe devenu silencieux comme par enchantement. Sa silhouette gracieuse se dessinait en vigueur sur la baie ouverte-, pendant que le visage demeurait dans l’ombre. Était-ce une enfant ? Était-ce une jeune fille ? Elle s’approcha du banc et s’arrêta non loin de sa mère. Celle-ci mit naturellement l’entretien sur le Palio, un beau spectacle, mais bien décevant pour les intéressés ! Cette fois la contrada a reçu en partage un bon cheval qui a gagné les principaux essais. Le jockey, lui, a fait ses preuves : c’est le même qui a mené le cheval de la Selva à la victoire, au mois de juillet dernier, le jour de la madone de Provenzano. Mais Dieu seul peut savoir ce qui adviendra. Depuis vingt ans on a en tant de mécomptes. On a eu plusieurs fois en main les « cartes d’or[12], » puis, au dernier moment… et elle secoua la tête avec mélancolie.

« Voyez-vous, poursuit-elle, nos ennemis nous ont joué plus d’un mauvais tour. Il y a plusieurs années, nous avons été trahis par un fantino de Valle d’Arbia. On a voulu l’assommer et chaque l’ois que, pour entrer en ville, il franchissait la porte romaine, il courait risque de sentir le bâton. Il fut encore rossé de main de maître au mois de juin. Aussi, pour rentrer en grâce, nous a-t-il demandé de mouler aujourd’hui notre cheval. C’est un bon cavalier, nous avons refusé ; qui sait ! nous avons peut-être eu tort. Nos ennemis sont si acharnés ! » Et, comme je l’interrogeais des yeux, elle poursuivit : « La Torre surtout et aussi le Nicchio. Heureusement, ils ne courent pas aujourd’hui. Tenez, avec le Nicchio, on est voisin, on devrait s’aimer et on se déteste, mais ce n’est pas à nous la faute… »

L’arrivée d’un personnage habillé comme les pagetti, à cette différence près qu’il portait une cuirasse luisante comme un miroir et tenait à la main un casque empanaché, coupa le fil du discours de ma voisine qui, s’adressant à sa fille : « Pia, fais voir le casque au signor. » Pia n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre ; un gamin qui nous écoutait s’était précipité. Il rapporta le casque comme un trophée et, me le tendant à deux mains : « Sentez-vous comme il est lourd, » s’écria-t-il. Je le soupesai, mais je dus constater mentalement que, pour un casque qui avait coiffé un chevalier du moyen âge, son poids ne présentait rien d’anormal.

La petite Pia s’était rapprochée. Maintenant je discernais nettement ses traits, un visage sans grande régularité, mais illuminé par deux yeux rayonnans de douceur et de persuasive expression : à la lettre des yeux qui parlent.

« Signorina, lui demandai-je, cela vous fera plaisir de voir courir le Palio ? »

Le nom de « signorina » qu’on lui appliquait peut-être pour la première fois, la surprit sans doute, car elle rougit très légèrement, mais elle me répondit après un moment d’hésitation en me regardant bien en face : « Non, signor, je n’irai pas à la place, aujourd’hui ! »

Comme je lui exprimais mon étonnement. « Oh ! non, répéta-t-elle, en secouant la tête, j’éprouverais une trop grande émotion ! Hier, vous savez, j’assistais à la course, mais quand j’ai vu au dernier moment la Lupa dépasser notre cheval, j’ai éprouvé tant de peine… ! »

Les yeux de la piccina étaient maintenant humides de larmes. Elle détourna la tête, un peu confuse d’avoir ainsi épanché son cœur. De sa vivacité native, tempérée par un grain de timidité enfantine, se dégageait une grâce si touchante, que je pris dès cet instant délibérément parti pour le Montone et j’exprimai ma foi dans la victoire avec tant d’assurance, que le gamin du casque, élevant un bras en l’air, cria : « Si nous gagnons, je saute haut comme ça ! »

Peu à peu la nef s’était remplie des gens du quartier. On avait un moment hésité à faire entrer le cheval dans l’église, en raison de sa nervosité, mais ma voisine avait insisté vivement, déclarant que coûte que coûte il fallait que la bénédiction fût donnée. Le champion de la contracta fut donc introduit tout frémissant et conduit devant la grille de l’autel. Un prêtre parut presque aussitôt de l’autre côté, revêtu du surplis et de l’étole ; séance tenante, il se mit à lire les prières d’usage devant l’assistance debout, et attentive. Tout à coup, un grand cri s’élève : Che fortuna ! che fortuna ! Le prêtre s’arrête interdit. C’est le cheval qui, au mépris des bienséances, a souillé le sol de l’église. L’officiant comprend, sourit ; puis, le silence une fois rétabli, il reprend sa lecture et asperge le cheval d’eau bénite. Tout le monde sort. Je dis adieu à mes voisines en leur souhaitant bonne chance. « Speriamo, » me répondent-elles en me serrant la main.

Pendant ce temps, la comparsa, c’est-à-dire la représentation du quartier en costume de gala, s’est formée avec ses élémens pittoresques. Nous la voyons qui s’ébranle. En tête, un tambour battant sa caisse, deux alfieri agitant des drapeaux, le capitaine casqué et cuirassé, entouré des pages, un porte-bannière tenant en main l’étendard de la contracta, enfin le jockey sur un cheval d’emprunt, car le champion qui devrait fermer la marche sous la garde du barbaresco, a été directement dirigé sur le palais public. Si les costumes sont simples, l’ensemble a belle apparence. Mais quelle figure de bandit, le jockey ! Sa mine maussade, renfrognée, louche, ne me dit rien qui vaille. Ou je me trompe fort, ou ce garçon-là médite un mauvais coup.

La comparsa défile par les rues : chaque fois qu’elle rencontre la maison d’un des patrons de la contracta, elle s’arrête. Les alfieri font alors exécuter à leurs drapeaux la sbandierata la plus fantaisiste, les plus difficiles évolutions, avec une dextérité sans égale. Les routant prestement, ils les lancent à une grande hauteur, le manche en haut. Arrivé au point extrême, le drapeau pivote de lui-même, se retourne et redescend comme une flèche. L’alfiere le saisit au vol et la comparsa repart. Ce jeu des drapeaux qui exige un apprentissage assez long, constitue le clou du spectacle.

Après avoir suivi un moment le Montone, nous le dépassons et nous rendons à la place du Dôme où les contracta viennent une à une rendre hommage à l’archevêque et au préfet dont les demeures se regardent. La place reluit au soleil dans une blancheur immaculée. La variété des costumes qui s’y rencontrent ou s’y croisent engendre comme un éblouissement.

De toutes les comparse, celle de la Lupa obtient la palme sans contredit. Son capitaine semble porter des armes d’or, tant elles brillent au soleil. Serrés dans leurs costumes aux larges bandes alternativement blanches et noires, — les couleurs de Sienne et aussi celles de la cathédrale, — les Lupaioli marchent fièrement comme s’ils allaient, à la victoire. L’Onda défile la dernière : blanche et bleue très claire, elle offre bien l’emblème de l’eau reflétant un ciel sans nuage. Elle défile et s’éloigne dans la direction de S. Agostino, lieu traditionnel de la formation du cortège. Nous suivons l’Onda. Nous passons, dans son sillage, sous les fenêtres fleuries du palais des Buonsignori. L’église restaurée de S. Agostino heurte coin nie un paradoxe, blesse le goût comme un anachronisme. Sur la place, dans les rues voisines, les comparse sont noyées dans le flot montant du populaire. Une vague me sépare de mes compagnons. Là, devant mes yeux inexperts, se livre peut-être la bataille décisive, sous la forme de quelque pacte secret. Au milieu de la cohue, la chaleur devient insupportable.

Je me suis promis d’aborder cette fois le Campo par une de ces ruelles étroites qui dévalent dans la place à la façon des torrens dans un lac profondément encaissé. Le courant m’avant ramené à la via di Città, c’est vers la Macta Salaia que je dirige mes pas. Une sourde rumeur de cataracte lointaine m’avertit que j’approche. Sous une voûte surbaissée, le curieux vicolo descend par une pente si rapide que, sans le concours des marches, il serait à peu près impraticable. Au bout du couloir sombre, une tranche du Campo apparaît soudain, violemment éclairée. Dans la lumière dorée, une poussière humaine semble danser comme ces atomes impalpables qui voltigent dans un rayon de soleil filtrant à travers la fente d’un volet clos. La vision est imprévue, inoubliable. Le regard jeté brusquement par un profane sur une salle d’opéra, le jour d’une première représentation, par le trou du rideau, n’en donnerait qu’une idée incomplète.

Cinq minutes plus tard j’étais l’hôte du marquis Chigi Zoudadari, dans son magnifique palais du Chiasso Largo. Au premier étage, du côté de la place, règne un large balcon dont le propriétaire se plaît à faire les honneurs aux étrangers avec une parfaite bonne grâce. De ce balcon, le spectacle est peut-être unique au monde.

Quel voyageur amoureux du passé n’a accompli, au moins une fois dans sa vie, le pèlerinage de Sienne ? Et parmi ces élus, quel est celui qui ne s’est assis, au coucher du soleil, sur le rebord de marbre de la Fonte Gaia, en face d’un des édifices les plus romantiques qui soient en Italie ? C’est l’endroit rêvé pour évoquer, au milieu du silence de la place, les fantômes des temps révolus. Eh bien ! aujourd’hui, les fantômes ont repris corps ; la vieille place s’est parée comme aux jours de sa splendeur. À l’instar du palais public, les maisons ont décoré leurs balcons et leurs fenêtres d’étoffes où le rouge et le jaune dominent. C’est plaisir de voir ces façades ridées par le temps, hérissées de têtes curieuses. Des spectateurs, il y en a partout, jusque sur les toits. Aux balcons des palais aristocratiques, les toilettes féminines jettent des notes joyeuses ; en bas, sur les gradins qui entourent la place, sur la piste, au centre de la coquille, le fond des habits sombres est constellé de taches blanches ; ici encore les contadine avec leurs gracieux chapeaux de paille contribuent à embellir le spectacle. Le Campo a cessé d’être la principale place d’une ville de province. On se croirait dans une grande et puissante métropole, car tout Sienne est là ou y sera dans un quart d’heure. Vomis par onze rues, ruelles ou passages voûtés, les dots humains continuent de se déverser dans la place. Une rumeur continue, grandissante, surgit de cette mer agitée. Le soleil, qui baisse à l’horizon, laisse déjà dans l’ombre le palais crénelé des Sansedoni, le casino des Uniti et la place tout entière. Seule la façade du palais public reste éclairée, avec la tour du Mangia perdue dans l’éther. Par-dessus les toits qui s’étagent pittoresquement en face de nous, la coupole et le campanile de la cathédrale émergent, rayonnant comme de blanches voiles au-dessus des vagues d’une mer immense et sombre.

Cirque, amphithéâtre, hippodrome, plaza de toros, le Campo évoque simultanément, à cette heure, ces images diverses : mais plus invinciblement encore, il reporte la pensée loin en arrière, aux époques décoratives. C’est la vision émouvante d’une place publique au moyen âge, un jour de cérémonie religieuse ou de fête populaire, irrégulière, pittoresque, colorée, grouillante, bruyante ; le récit des vieux chroniqueurs, quelques rares enluminures, certaines tapisseries brodées d’or et d’argent nous offrent de semblables tableaux. Sans doute le Campo n’est plus exclusivement entouré de palais crénelés et de maisons gothiques ; plusieurs édifices qui menaçaient ruines ont été maladroitement reconstruits, des fenêtres à meneaux ont été remplacées par des croisées modernes, depuis qu’un artiste inconnu a peint en 1609 cette tablette de Biccherna qui montre une procession dans ce cadre merveilleux. Les accoutremens bourgeois de cette fin de siècle ne peuvent pas davantage avoir la prétention de figurer une foule bigarrée du quattrocento. Mais si quelques instrumens mal accordés jettent des fausses notes, elles se perdent au milieu du concert puissant émané des masses orchestrales.

Il est six heures ; le soleil a disparu. Un coup de canon retentit. Au même instant, un corps de gendarmes à cheval sort du palais public et se déploie sur la pianata. Leur rôle consiste à faire évacuer les pistes, dette consigne, ils l’exécutent posément, sans effort, car la foule se dissipe d’elle-même à leur approche et s’infiltre prestement dans le fond de la coquille. Un quart d’heure suffit pour que l’arène soit entièrement dégagée. Entre les barrières humaines, elle ressemble à un immense ruban rougeâtre en forme de boucle.

Un nouveau coup de canon. La musique marine au pied de la Fonte Gaia se fait entendre, à ce signal. Le cortège point, en face de nous, débouchant de la via del Casato. Une immense acclamation, sortie de quarante mille gosiers, salue son entrée. De la cime du Mangia, le campanone laisse tomber lentement sa note solennelle.

En tête, sur un cheval qui caracole galamment, apparaît le porte-bannière de la commune, dans un costume historique, déployant le grand étendard de Sienne, la glorieuse balzana, mi-noire, mi-blanche. Puis viennent les vingt musiciens du palais, en livrée verte, le panonceau de la cité suspendu au tube de leurs longues trompettes. Derrière eux, le capitaine de justice précédé d’un page, suivi de deux barigels et de quatre sbires, tous luxueusement habillés.

Les comparse des dix contrade qui vont se mesurer font alors leur apparition, accueillies par une acclamation grandissante. Elles se présentent dans l’ordre fixé par le sort. L’Onda ouvre le défilé. Le cortège, avec ses brillantes unités, se déploie lentement. Les trompettes entonnent la marcia del Palio, œuvre populaire d’un maître siennois. Mais ce qui communique la vie à cette antique procession, c’est sans contredit la manœuvre savante des alfieri qui jouent avec leur drapeau comme les tambours-majors avec leur canne. Dans leurs mains, ces drapeaux, si heureusement bariolés, exécutent une sarabande gracieuse, se fermant et se développant tour à tour. Ils évoluent autour du corps, sous les jambes, sur la tête, par des mouvemens onduleux et imprévus, comme ceux de Loïe Fuller ; ils passent légèrement d’une main dans l’autre, puis fendant l’air avec la rapidité d’une flèche, ils retombent non moins brusquement. Cette manœuvre qu’on appelle la sbandierata in piazza, ne s’exécute que sous les fenêtres des protecteurs des contrade.

Voici maintenant le char de Sienne qui débouche, construit peut-être sur le modèle du caroccio de Florence pris par les Siennois à la bataille de Montaperto. Il est drapé de velours rouge galonné d’or. Avec sa forme pyramidale, il ressemble vaguement à un bateau au mat unique, surmonté du lion et de la louve, emblèmes héraldiques de la cité. Sur la proue, le palio destiné au vainqueur attire tous les regards.

Les sept contrade qui ne prennent pas part à la course, cette année, suivent le caroccio. L’Oca et la Torre, antiques rivales, nobles toutes deux, chargées de lauriers, sont les plus admirées. La Torre est amarante ; l’Oca se trouve par hasard honorée des trois couleurs italiennes. Fiers de posséder Fontebranda et la maison où est née Sainte-Catherine, les Ocaioli défilent avec une dignité particulière.

Fermant la marche, on voit la garde de la commune avec son capitaine à cheval, ses arquebusiers, ses arbalétriers, ses hallebardiers, enfin le caroccio des contrade supprimées, traîné par quatre chevaux drapés et écussonnés.

L’enthousiasme grandit à mesure que le serpent déroule ses anneaux bigarrés au milieu des haies humaines. La musique joue, les tambours battent, la foule bourdonne, le campanone gronde sourdement, la procession fait miroiter ses mille facettes, les drapeaux multiplient leurs ondoiemens capricieux, les vieux palais retrouvent un air de jeunesse sous la lumière brisée, tendre, comme ambrée de l’heure qui précède le crépuscule, la place du Campo revêt ses gloires passées, c’est l’apothéose !

Le cortège se disloque devant la chapelle de la place. Pendant que les barbareschi entraînent les champions dans la cour du Fodestà et que les jockeys troquent leur riche costume contre des casaques plus commodes, les figurans s’installent sur une large estrade dressée au pied du palais public. Le groupe de ces deux cents personnages ressemble de loin à une corbeille gigantesque de fleurs tropicales.

La musique et les tambours se sont tus : au silence relatif de la foule, on sent que l’instant psychologique est proche. Quelque peu blasé sur les beautés du défilé, le public siennois se passionne, au contraire, à l’idée des péripéties de la course et des surprises que peut-être elle lui réserve.

De nouveau le canon tonne. Il est exactement sept heures moins le quart. Tout à coup, surgissent les dix concurrens, montés sans selle par les jockeys armés du nerbo en guise de cravache, la tête protégée par un casque. La foule les salue par des cris divers : on les applaudit, on les encourage, on les hue, on les menace. Ils n’en ont cure et vont se ranger sans délai, dans l’ordre marqué par le sort, al canapo[13], sous la tribune des juges. Un à un les chevaux pénètrent dans l’étroit espace compris entre les deux cordes, où leur ardeur indisciplinée causerait des incidens fâcheux, si la voie ne leur était pas promptement ouverte. Mais le mossiere, en chapeau haut de forme, les surveille ; il fait un signe, un coup de canon retentit, la corde tombe brusquement, le lot se précipite en avant sous les cravaches. Au bout de cinquante mètres, trois chevaux restent aux prises, nettement détachés du peloton qui s’égrène. La Lupa est dans le groupe, mais le Montone n’y figure pas. Dès lors, les exclamations se succèdent et se croisent ainsi que des froissemens de fleurets, vociférations frénétiques, exhortations, malédictions. Ceux-ci invoquent saint Antoine ; ceux-là, plus nombreux, profèrent d’horribles blasphèmes. Trois franciscains, juchés sur l’autel de la chapelle extérieure, suivent la course anxieusement ; aux fenêtres, les corps sont penchés ; on est debout sur les estrades ; la coquille tout entière frémit. Trois chevaux abordent presque de front le tournant de S. Martino, un Tattenham Corner exagéré ; l’un se dérobe, la Lupa en profite ; très bien montée, elle serre de près la borne d’angle et prend la tête ; elle ne la perdra plus. La casaque blanche et noire concentre sur elle tous les regards. Le jockey peut se rire des cabales et braver le nerbo désormais inoffensif dans la main de ses adversaires. Il se maintient en avant sans effort, passe le but au milieu du vacarme et va s’arrêter sous les fenêtres du palais Sansedoni, Là il est littéralement arraché de sa selle, fêté, caressé, embrassé, acclamé par les Lupaioli qui, en un clin d’œil, ont franchi les barrières, envahi la piste. Une clameur s’élève des quatre coins de l’hippodrome : Lupa, Lupa ! Pendant ce temps le jockey du Montone n’échappait à un péril imminent que grâce à l’opportune intervention de la police. Ses contradaioli, indignés, allaient lui faire un mauvais parti. Son cheval, le meilleur du lot sans contredit, n’avait, à aucun moment, pris part à la lutte. Pauvre Mouton ! Il y a beaux jours que les agneaux ont accoutumé d’être mangés par les loups !

Maintenant, la foule se disperse par tous les vomitoria de L’amphithéâtre. Les uns regagnent tranquillement leur quartier, les élégans, se jetant dans la via Ricasoli, se rendent, par la via Cavour, à la Lizza, pour s’y promener, au son de la musique militaire, jusqu’à nuit close. Cependant, un groupe en délire, entourant le cheval vainqueur, dévalait vers le quartier de la Lupa et déposait le palio dans l’église ; de San Rocco. Là un prêtre bénissait, séance tenante, le cheval encore fumant, puis devant les Lupaioli à genoux, l’officiant chantait le Te Deum. A peine avait-il terminé l’hymne que retentissaient les premières mesures d’une valse.

Le soir du Palio, la contrada qui l’a remporté est en liesse Dès la tombée de la nuit, la via Vallerozzi qui, de la via Cavour, conduit par une pente rapide au centre du quartier de la Lupa, était éclairée par des cierges accrochés aux maisons.

A peine m’étais-je engagé dans cette ruelle qu’un rassemblement m’arrêta. C’était un enfant qu’on emportait dans une voiture. L’hanno ammazzato, — ils l’ont tué, — hurle une vieille, à mes côtés, et une autre poursuit : Sara Fontebranda, c’est-à-dire le coup vient de la contrada de l’Oca. En réalité, il ne s’agissait que d’un gamin légèrement blessé par accident.

Plus bas, une colonne surmontée de la louve romaine marquait le centre de la contrada victorieuse. Dans un léger enfoncement, précédée d’un perron à double rampe, se dressait l’église de San Rocco. Par la porte ouverte, c’était un va-et-vient d’hommes et de femmes curieux de voir le palio déposé à quelques pas de l’autel, ainsi qu’un trophée pris à l’ennemi Sur un banc de la sacristie, dans l’ombre, de gros bonnets du quartier devisaient à voix basse sur l’événement du jour. Les pièces voisines fourmillaient dépens du peuple riant grassement. Sur les meubles, des fiaschi vides traînaient.

Au son du tambour, devant l’église, les alfieri, dépouillés de leur costume d’apparat, faisaient tournoyer leurs drapeaux, au milieu d’une bande d’enfans. Un peu plus loin, une musique barbare s’était établie sur une petite place, jouant des polkas et des valses, pour le plus grand plaisir des garçons et des filles de la confrada.

« La jeunesse s’amuse, » dis-je à une femme plus ridée que vieille, qui regardait la danse avec une béatitude suprême.

« Vous pouvez le dire, me répond-elle ; on a déjà vidé six tonneaux ce soir ; mon gamin a tant bu qu’il a fallu le courber de force. » Puis, me montrant deux brunelles qui valsent ensemble, faute de cavaliers, et tournoient sur place comme des toupies : « Celles-ci vont danser toute la nuit. Que voulez-vous ? on ne gagne pas le Palio tous les jours. Et puis, nous avons payé assez cher pour être joyeux. Dix mille lires ! c’est quelque chose ! Mais si la contrada ne roule pas sur l’or, l’église est riche, et il y a des protecteurs généreux, et chacun y est allé de sa petite contribution. Voyez-vous, signor, dans notre quartier, on est pauvre, mais on travaille : moi, j’ai deux garçons et cinq filles, et ça marche. Tout le monde est sur pied dès le matin, les filles sont honnêtes ; ce n’est pas comme dans la Torre ! »

« Mais, fis-je, votre cheval n’a eu aucune peine à gagner. »

La Siennoise me regarda en riant de bon cœur de ma naïveté. Avec des mines comiques et en baissant la voix, elle m’avoue qu’on a compté sept cents lires au jockey du Montone pour qu’il arrête sa monture. Un moment on a craint que le fantino de la contrada ait également été acheté. La partie adverse lui avait offert la forte somme, mais il n’a pas voulu brûler la Lupa, me dit la commère. Et elle me parle du repas qui aura lieu d’ici à un mois pour célébrer la victoire d’aujourd’hui, d’est dans cette rue en pente où nous sommes que sera dressée la table de plus de cent couverts. Le cheval figurera parmi les invités et, si je désire assister au banquet, on sera enchanté de m’accueillir.

J’en sais désormais assez sur les dessous de la course. Profilant du retour des danseuses, je m’esquive mélancoliquement. Pauvre Montone !

Jeudi 17 août. — J’aurais désiré revoir mes amis de Valmontone, leur exprimer ma sympathie dans leur déconvenue, dire adieu à la piccina et à sa mère. Hélas ! ce matin, autour de la petite église, tout était solitude et silence, les portes fermées, les fenêtres closes. On eût dit qu’un deuil récent avait frappé ce coin de Sienne. Dans une boutique ouverte, à quelque distance, j’avisai un savetier qui enfonçait des clous dans un morceau de cuir. À mes questions discrètes, il répondit sans interrompre son labeur : « Nous avions un bon cheval, nous n’avons pas ménagé l’argent et, pourtant, nous avons été battus. Il faut prendre patience. »

Ce qu’il ne me confiait pas, c’est qu’un menuisier de la contrada avait été assiégé la veille dans sa maison par ses propres contradaioli, qu’il avait été frappé et qu’en se défendant il avait fendu le crâne d’un de ses agresseurs. Il paraît avéré que c’est lui qui a vendu la contrada, à beaux deniers comptans, et assuré ainsi la victoire de la Lupa.

En arrivant à la Loggia del casino de Nobili, je croisai la comparsa de la Lupa qui se rendait au Dôme pour y déposer solennellement le palio conquis la veille. Les figurans étaient tous présens, mais en habits de ville. Les alfieri n’en faisaient pas moins voltiger leurs drapeaux, quoique avec quelque nonchalance. Les pages distribuaient un sonnet en l’honneur de « l’héroïque et valeureux » fantino Angiolo Volpi, dit le Bellino, des vers non moins héroïques où la « géniale bannière » rimait avec la « louve austère. » Le cheval suivait, les sabots dorés.

Vendredi 18 août. — Le palais de la Belle au Bois Dormant est retombé en léthargie. Il n’en sortira qu’au mois de juillet prochain. Sienne dort. « On eût dit un ange, tant elle était belle, car… »

F. de Navenne.
  1. Palio, du latin Pallium, signifie la bannière qu’on donnait comme prix d’une course. Par extension, il signifie la course elle-même.
  2. En rond.
  3. Les commissaires de la course.
  4. Un des tournans.
  5. Le starter.
  6. Les quartiers de Sienne.
  7. Le gardien du cheval barbe, du barbero.
  8. Le départ.
  9. Les habitans des contrade.
  10. Deux des contrade de Sienne.
  11. Le jockey.
  12. Les atouts, au jeu de la Scopa.
  13. Littéralement à la corde.