Le Banquet des Gueux (Verhaeren)
LE BANQUET DES GUEUX
Des yeux qui voient
S’emplir, jusques aux bords,
Les hanaps d’or,
Illuminait tous les visages ;
On se sentait unis ; on se rêvait vainqueurs.
La bonne et joviale humeur
Passait
Du front ardent des fous au front grave des sages.
Mais, néanmoins, il se mêlait
Au bruit entrechoqué des coupes,
Braises en feu, brûler les cœurs.
L’oblique et louche et souterraine défiance
Se glissait dans le peuple et atteignait les rois.
Comme un mur foudroyé se divisait la foi.
Deux grands fleuves sourdaient de la même montagne :
Rome avait pour garant latin, le roi d’Espagne,
Tandis qu’au Nord, ceux qui pesaient sur l’ordre humain
Certains des plus ardents s’improvisaient apôtres,
Et, pour prouver leur droit, se réclamaient de Dieu.
Les uns raillaient, à voix haute, Philippe Deux.
Ils se moquaient de ses bûchers expiatoires,
Trônes de blême effroi, trônes de piété noire,
Qu’il allumait, sinistrement, autour du sien.
D’aucuns lui refusaient jusqu’au nom de chrétien :
Au lieu de les sauver, il affolait les âmes.
Son pouvoir était tel qu’un grand drapeau de flammes
Grouper en un faisceau d’argent
Les clartés de son verre ;
Il pressentait combien l’accord était urgent ;
Et de sa lèvre ferme il disait la louange
Et la force secrète et le prestige étrange
De l’un à l’autre bout des tables ;
Et l’on jouait, vaillamment, entre cadets,
Du gobelet ;
Ô leur rire âpre et franc et leur verve indomptable
Et leur soudaine joie à prononcer le nom
Victorieux et redoutable
De prestes échansons passaient, le bras orné
De la sveltesse en col de cygne des aiguières ;
Les plats unis et clairs miraient les hanaps tors,
Et les pourpoints de vair et les manches de soie,
Et les mains au sang bleu dont les bagues chatoient
Au moment où l’entente était à tel point chaude
Qu’on se fût ligué, fût-ce contre le soleil,
Le comte Henri de BRÉDÉRODE,
Frappant trois coups subits sur un plateau vermeil,
Donna l’éveil
Des soucoupes d’argent et des buires d’émail,
Sur la nappe où stagnaient des lueurs de vitrail,
À travers l’apparat des feux et des vaisselles.
Fut projeté, en ribambelle,
Un tas de pots, un tas d’écuelles,
Et desséchant son broc fruste et rugueux,
D’un trait :
« Puisqu’ils nous ont jeté ce mot comme un outrage,
Nous serons tous, dit-il superbement, des gueux ;
Des gueux d’orgueil, des gueux de rage,
On ne sait quel éclair, quelle flamme farouche
Il portait comme aigrette, en son rapide envol.
Il paraissait pauvre et vaillant, tragique et fol ;
Les plus graves seigneurs l’acceptaient comme une arme ;
Les plus hautement fiers y découvraient un charme ;
On eût dit qu’il comblait leurs vœux et leurs souhaits ;
Il était la bravade unie à la surprise
Et quelques-uns déjà le mêlaient aux devises
Que leur esprit railleur et violent cherchait.
On se serrait les mains en de brusques étreintes ;
On prodiguait les sarcasmes et les serments ;
Les cœurs se fleurissaient de rouges dévoûments
Et les âmes se dévoilaient belles, sans crainte ;
Mais la fièvre était haute et large le délire.
Tous comprenaient que rien ne se faisait en vain
En cette heure de jeune et terrible folie ;
Qu’ensemble ils dénouaient le nœud qui tient le sort ;
Et que tous ayant bu les superbes vins forts,
Chacun en sablerait, jusques devant la mort,