Chansons choisies d’Eugène Imbert/Le Bouleau

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Chansons choisies d’Eugène Imbert
Chansons choisiesImprimerie Demoulle (p. 14-16).


LE BOULEAU


Air nouveau de Darcier ou du Départ de Pierre.


Au pays où le sol ne montre
Que neige et deuil, et glace et mort,
Le dernier arbre qu’on rencontre,
En montant vers le pôle nord,
C’est le bouleau, roi sans partage ;
Il est à lui seul sa forêt
Et domine une vaste plaine
Où pas un sapin ne vivrait !

À l’heure où la nuit est sombre,
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau. Bis.

Debout sur le rocher qu’il creuse,
Il brave les efforts du temps.
Son essence est si vigoureuse
Qu’il grandit jusqu’à soixante ans.
Ferme et vaillant sous la tempête,
C’est à peine encor si plus tard
Un siècle pesant sur sa tête
Courbe le robuste vieillard.

À l’heure où la nuit est sombre.
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau.


Sa racine drageonne et trace,
Et sous ses rameaux triomphants
Surgit, pour propager sa race,
Une pépinière d’enfants.
Quand le vent agite ses branches,
Le poëte qui va songeant
Ne sait, à voir ces feuilles blanches,
Si c’est du givre ou de l’argent.

À l’heure où la nuit est sombre,
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau.

Peu jaloux du tremble ou du frêne,
Et mieux qu’eux abritant les nids,
Le bouleau seul a plus de graine
Que dix peupliers réunis,
Avant que l’hiver nous inonde,
On voit s’envoler par les airs
Sa semence dure et féconde
Qui repeuplera les déserts.

À l’heure où la nuit est sombre,
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau.

Mais enfin il tombe. À ta tâche.
Homme du nord ! Va : que crains-tu ?
Fends, scie et taille sans relâche
Le géant sur l’herbe abattu.
De cet arbre, que la nature
Livre à ton bras par trahison,

Fais des timons pour la voiture
Et des balais pour la maison.

À l’heure où la nuit est sombre,
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau.

L’hiver ferme porte et fenêtre,
Et la bise ébranle nos toits :
Aussi bien que le bois du hêtre
Le bouleau réchauffe nos doigts.
Et si l’aubier dans l’âtre fume,
L’écorce enlevée à sa chair
Dégraisse, unit, tanne et parfume
Le cuir que Moscou vend si cher.

À l’heure où la nuit est sombre,
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau.

An printemps sa sève abondante
Se recueille à trois pieds du sol.
Le jus dans la cuve fermente
Et se transforme en alcool.
Le Russe en boit, perd l’équilibre ;
Il est ivre, il oublie, il dort.
Il est heureux : il se croit libre…
Au réveil, le knout et la mort !

À l’heure où la nuit est sombre.
Écoutez au bord de l’eau :
Ce qui murmure dans l’ombre,
C’est la chanson du bouleau. Bis.