Le Capitaine Burle (Recueil)/La Banlieue

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Le Capitaine BurleG. Charpentier (p. 191-204).

AUX CHAMPS

LA BANLIEUE

I


Les Parisiens montrent aujourd’hui un goût immodéré pour la campagne. À mesure que Paris s’est agrandi, les arbres ont reculé, et les habitants, sevrés de verdure, ont vécu dans le continuel rêve de posséder, quelque part, un bout de champ à eux.

Les plus pauvres trouvent le moyen d’installer un jardin sur leurs fenêtres ; ce sont quelques pots de fleurs qu’une planche retient ; des pois de senteur et des haricots d’Espagne montent, font un berceau. On loge ainsi le printemps chez soi, à peu de frais. Et quelle joie, lorsqu’on a des fenêtres ouvrant sur un des rares jardins que la pioche des démolisseurs a épargnés ! Mais le plus grand nombre désespère de cette heureuse chance. Le dimanche, la population, qui étouffe, en est réduite à faire plusieurs kilomètres à pied, pour aller voir la campagne, du haut des fortifications.


II


Cette promenade aux fortifications est la promenade classique du peuple ouvrier et des petits bourgeois. Je la trouve attendrissante, car les Parisiens ne sauraient donner une preuve plus grande de leur passion malheureuse pour l’herbe et les vastes horizons.

Ils ont suivi les rues encombrées, ils arrivent éreintés et suants, dans le flot de poussière que leurs pieds soulèvent ; et ils s’asseoient en famille sur le gazon brûlé du talus, en plein soleil, parfois à l’ombre grêle d’un arbre souffreteux, rongé de chenilles. Derrière eux, Paris gronde, écrasé sous la chaleur de juillet ; le chemin de fer de ceinture siffle furieusement, tandis que, dans les terrains vagues, des industries louches empoisonnent l’air. Devant eux, s’étend la zone militaire, nue, déserte, blanche de gravats, à peine égayée de loin en loin par un cabaret en planches. Des usines dressent leurs hautes cheminées de briques, qui coupent le paysage et le salissent de longs panaches de fumée noire.

Mais, qu’importe ! par delà les cheminées, par delà les terrains dévastés, les braves gens aperçoivent les coteaux lointains, des prés qui font des taches vertes, grandes comme des nappes, des arbres nains qui ressemblent aux arbres en papier frisé des ménageries d’enfant ; et cela leur suffit, ils sont enchantés, ils regardent la nature, à deux ou trois lieues. Les hommes retirent leurs vestes, les femmes se couchent sur leurs mouchoirs étalés ; tous restent là jusqu’au soir, à s’emplir la poitrine du vent qui a passé sur les bois. Puis, quand ils rentrent dans la fournaise des rues, ils disent sans rire : « Nous revenons de la campagne. »

Je ne connais rien de si laid ni de plus sinistre que cette première zone entourant Paris. Toute grande ville se fait ainsi une ceinture de ruines. À mesure que les pavés avancent, la campagne recule, et il y a, entre les rues qui finissent et l’herbe qui commence, une région ravagée, une nature massacrée dont les quartiers nouveaux n’ont pas encore caché les plaies. Ce sont des tas de décombres, des trous à fumier où des tombereaux vident des immondices, des clôtures à demi arrachées, des carrés de jardins maraîchers dont les légumes poussent dans les eaux d’égout, des constructions branlantes, faites de terre et de planches, qu’un coup de pioche enfoncerait. Paris semble ainsi jeter continuellement son écume à ses bords.

On trouve là toute la saleté et tout le crime de la grande ville. L’ordure vient s’y mûrir au soleil. La misère y apporte sa vermine. Quelques beaux arbres restent debout, comme des dieux tranquilles et forts, oubliés dans cette ébauche monstrueuse de cité qui s’indique.

Certains coins sont surtout inquiétants. Je citerai la plaine de Montrouge, d’Arcueil à Vanves. Là s’ouvrent d’anciennes carrières, qui ont bouleversé le sol ; et, au-dessus de la plaine nue, des treuils, des roues immenses se dressent sur l’horizon, avec des profils de gibets et de guillotines. Le sol est crayeux, la poussière a mangé l’herbe, on suit des routes défoncées, creusées d’ornières profondes, au milieu de précipices que les eaux de pluie changent en mares saumâtres. Je ne connais pas un horizon plus désolé, d’une mélancolie plus désespérée, à l’heure où le soleil se couche, en allongeant les ombres grêles des grands treuils.

De l’autre côté de la ville, au nord, il y a aussi des coins de tristesse navrants. Les faubourgs populeux, Montmartre, la Chapelle, la Villette, viennent y mourir, dans un étalage de misère effroyable. Ce n’est pas la plaine nue, la laideur d’un sol ravagé ; c’est l’ordure humaine, le grouillement d’une population de meurt-de-faim. Des masures effondrées alignent des bouts de ruelles ; du linge sale pend aux fenêtres ; des enfants en guenilles se roulent dans les bourbiers. Seuil épouvantable de Paris, où toutes les boues s’amassent, et sur lequel un étranger s’arrêterait en tremblant.

Je me souviens, étant jeune, d’être arrivé à Paris par les diligences, et d’avoir éprouvé là une des plus cruelles déceptions de ma vie. Je m’attendais à une succession de palais, et pendant près d’une lieue, la lourde voiture roulait entre des constructions borgnes, des cabarets, des maisons suspectes, toute une bourgade, jetée aux deux bords. Puis, on s’enfonçait dans des rues noires. Paris se montrait plus étranglé et plus sombre que la petite ville qu’on venait de quitter.


III


Si les pauvres gens font leurs délices du fossé des fortifications, les petits employés, même les ouvriers à leur aise, poussent leurs promenades plus loin. Ceux-là vont jusqu’aux premiers bois de la banlieue. Ils gagnent même la vraie campagne, grâce aux nombreux moyens de locomotion dont ils disposent aujourd’hui. Nous sommes loin des coucous de Versailles. Outre les chemins de fer, il y a les bateaux à vapeur de la Seine, les omnibus, les tramways, sans compter les fiacres. Le dimanche, c’est un écrasement ; par certains dimanches de soleil, on a calculé que près d’un quart de la population, cinq cent mille personnes, prenaient d’assaut les voitures et les wagons, et se répandaient dans la campagne. Des ménages emportent leur dîner et mangent sur l’herbe. On rencontre des bandes joyeuses, des couples d’amoureux qui se cachent, des promeneurs isolés, flânant, une baguette à la main. Derrière chaque buisson, il y a une société. Le soir, les cabarets flamboient, on entend des rires monter dans la nuit claire.

Il y aurait une curieuse étude à écrire, celle du goût de la campagne chez les Parisiens. L’engouement n’a pas toujours été le même. Non seulement les moyens de transport manquaient, ce qui restreignait naturellement le nombre des promeneurs ; mais encore l’amour des longues courses n’était pas venu. Il y a cent ans, à peine connaissait-on quelques points de la banlieue. Beaucoup de trous charmants, d’adorables villages perdus sous les feuilles, dormaient dans leur virginité.

Au dix-septième siècle et au dix-huitième, la campagne plaisait médiocrement. On la tolérait arrangée, pomponnée, mise comme un décor savant autour de châteaux princiers. La petite propriété n’existait pas, quelques bourgeois enrichis osaient seuls se faire construire des maisons champêtres. On aurait vainement cherché les champs morcelés de notre époque, les lopins de terre distribués entre mille mains, les centaines de petites maisons, chacune avec son jardin enclos de murs. Il a fallu la Révolution pour créer, autour de Paris, ce nombre incalculable de villas bourgeoises, bâties sur les lots des grands parcs d’autrefois.

Nos pères n’aimaient donc pas la campagne, ou du moins ne l’aimaient pas à notre façon. La littérature, qui est l’écho des mœurs, reste muette au dix-septième siècle sur cette tendresse pour la nature, qui nous a pris vers la fin du dix-huitième siècle, et qui, depuis lors, n’a fait que grandir. Si nous cherchons, dans les livres de l’époque, des renseignements sur la banlieue et sur les plaisirs que les Parisiens allaient y goûter, nous n’y trouvons presque rien. On en reste au fameux vers de madame Deshoulières, parlant des « bords fleuris qu’arrose la Seine » ; et ces « bords fleuris » sont tout ce que le siècle dit de ces rives enchanteresses du fleuve, dont les moindres villages sont célèbres à cette heure. La Fontaine lui-même, le poète qui, de son temps, a le plus senti la nature, n’a pas un vers pour la banlieue parisienne ; on en trouve bien chez lui le lointain parfum, mais il n’y faut point chercher la moindre note exacte et précise.

L’explication est simple. On ne parlait pas alors de la nature dans les livres, parce qu’elle n’avait pas encore été humanisée, et qu’on la tenait à l’écart, comme inférieure et indifférente. Cela ne voulait pas dire qu’on la détestât ; on la goûtait certainement, on s’y promenait, mais sans donner aux arbres une importance qui allât jusqu’à parler d’eux. Il fallait que Rousseau vînt pour qu’un attendrissement universel se déclarât, et pour qu’on se mît à embrasser les chênes comme des frères. Aujourd’hui, notre passion des champs nous vient de ce grand mouvement naturaliste du dix-huitième siècle. Nous voulons la campagne dans sa rudesse, nous y fuyons la ville, au lieu d’y emporter la ville avec nous.

Rousseau est donc l’initiateur. Après lui, le romantisme donna une âme à la nature. Plus tard, avec Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, on entra dans un panthéisme poétique, où sanglotait la fraternité des êtres et des choses. L’art antique avait divinisé la nature, l’art moderne l’a humanisée, tandis que notre art classique la passait tout simplement sous silence. Pourtant, Lamartine, si je ne me trompe, n’a pas écrit un vers sur la banlieue parisienne, et Victor Hugo en a parlé avec son effarement de prophète. Il faut dire que les environs de Paris, si intimes et si souriants, ne sont guère faits pour la poésie lyrique.


IV


Il est un conteur beaucoup plus modeste et presque déjà oublié, dont les livres ont singulièrement popularisé la banlieue. Je veux parler de Paul de Kock. C’est certainement lui qui a le plus travaillé à pousser le menu peuple hors des fortifications. Sans doute, de son temps, l’élan existait déjà ; mais il fit une mode des parties de campagne qu’il racontait, il donna la vogue à certains coins de verdure et de soleil. Certes, la qualité littéraire de ses romans n’est pas grande. Seulement, que de bonhomie, et comme on sent qu’il peint des scènes vraies, sous l’exagération comique ! Ce n’est plus le poète lyrique, à genoux devant les grands bois ; c’est le bourgeois parisien qui traite la campagne en bonne femme, et qui lui demande avant tout de la liberté et du plein air. La note exacte de la banlieue sous Louis-Philippe se trouve là.

Rien n’est curieux comme de chercher, dans Paul de Kock, ce qu’étaient les bois de Boulogne et de Vincennes, il y a cinquante ans. On y voit des parties à ânes, des dîners sur l’herbe ; les promeneurs s’y perdent pour tout de bon, et l’on parle d’organiser des battues, quand il s’agit de les retrouver. Certes, les choses ont changé aujourd’hui. Les ânes font place aux équipages du Paris élégant. On peut encore dîner sur l’herbe, mais on est regardé de travers par les gardiens. Quant à se perdre, il faudrait y mettre de la bonne volonté, car on a nettoyé les fourrés, coupé les taillis, percé des avenues, transformé les clairières en pelouses. La fameuse mare d’Auteuil, dont Paul de Kock parle comme d’un site reculé et sauvage, semble à cette heure être la voisine aristocratique du bassin des Tuileries.

Mais le coin de prédilection du romancier, la banlieue où il ramène toujours ses héros, c’est Romainville. On est là aux portes de Paris, on peut faire cette promenade à pied, en suivant la grande rue de Belleville. Aller à Romainville autrefois était pourtant une plus grosse affaire que d’aller aujourd’hui à Mantes ou à Fontainebleau. Et quels changements encore de ce côté ! Paul de Kock parle avec attendrissement d’une véritable forêt de lilas. La forêt a été rasée, pour laisser passer Paris, qui avance toujours ; on ne trouve plus qu’une vaste plaine nue, où de laides constructions ont poussé, le long des routes. C’est le faubourg, avec son travail et sa misère.

À ce propos, il est à remarquer que la vogue change à peu près tous les cinquante ans, pour les lieux de réjouissances champêtres. Que de chansons on a rimées sur Romainville, aujourd’hui si désert et si muet ! Robinson, un groupe de guinguettes, a remplacé Romainville, dans les commencements du second Empire. Et, à cette heure, Robinson lui-même pâlit, la mode va sauter ailleurs. Je citerai aussi Asnières et Bougival, dont il n’est jamais question dans Paul de Kock, et qui sont si encombrés de nos jours.

Après Paul de Kock, toute une bande de peintres est venue, et ce sont réellement eux qui ont découvert la banlieue parisienne. Cette découverte se rattache à l’histoire de notre école naturaliste de paysage. Lorsque Français, Corot, Daubigny abandonnèrent la formule classique, pour peindre sur nature, ils partirent bravement, le sac au dos et le bâton à la main, en quête de nouveaux horizons. Et ils n’eurent pas à aller loin, ils tombèrent tout de suite sur des pays délicieux.

Ce fut Français et quelques-uns de ses amis qui découvrirent Meudon. Personne encore ne s’était douté du charme des rives de la Seine. Plus tard, Daubigny explora le fleuve tout entier, depuis Meudon jusqu’à Mantes ; et que de trouvailles, le long du chemin : Chatou, Bougival, Maisons-Laffitte, Conflans, Andrésy ! Les Parisiens ignoraient même alors les noms de ces villages. Quinze ans plus tard, une telle cohue s’y pressait, que les peintres devaient fuir. C’est ainsi que Daubigny, chassé de la Seine, remonta l’Oise et s’établit à Auvers, entre Pontoise et l’Île-Adam. Corot s’était contenté de Ville-d’Avray, où il avait des étangs et de grands arbres.

Ainsi, la banlieue parisienne se révélait davantage à chaque Salon de peinture. Il y avait là non seulement une évolution artistique, mais encore une protestation contre les gens qui allaient chercher très loin de beaux horizons, lorsqu’ils en avaient de ravissants sous la main. Et quel étonnement dans le public ! Comment ! aux portes de Paris, on trouvait de si aimables paysages ! Personne ne les avait vus jusque-là, on se lança de plus en plus dans ce nouveau monde, et à chaque pas ce furent des surprises heureuses. La grande banlieue était conquise.


V


Le cri de Paris est un continuel cri de liberté. La ville craque dans sa ceinture trop étroite ; elle regarde sans cesse à l’horizon, essoufflée, demandant du soleil et du vent. Son rêve semble être de changer la plaine en un jardin de plaisance, où elle se promènerait le soir, après sa besogne achevée. C’est une poussée universelle qui va grandissant chaque année, et qui finira par faire de la banlieue un simple prolongement de nos boulevards, plantés d’arbres maigres.