Le Cas Wagner/trad. Halévy-Dreyfus, jan-fév 1892

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traduit par Daniel Halévy et Robert Dreyfus
La Société nouvelle (p. 117-147).

LE CAS WAGNER


Lettre de Turin, mai 1888.


AVANT-PROPOS

Je me permets un petit soulagement. Ce n’est pas méchanceté pure, si, dans cet écrit, je loue Bizet aux dépens de Wagner. J’avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries, une chose avec laquelle il n’y a pas à plaisanter. Tourner le dos à Wagner fut pour moi une fatalité ; aimer ensuite quoi que ce fût, un triomphe. Personne n’était peut-être plus que moi dangereusement difformé par le wagnérisme. Personne ne s’était plus défendu contre lui. Personne ne s’est plus réjoui d’en être débarrassé. Une longue histoire ! Veut-on un mot pour la caractériser ? — Si j’étais moraliste, qui sait comment je la nommerais ! Peut-être Victoire sur soi-même. — Mais le philosophe n’aime pas les moralistes… il n’aime pas davantage les grands mots.

Qu’exige un philosophe en premier et en dernier lieu de lui-même ? De vaincre en lui-même son époque, de devenir « sans époque ». Avec qui a-t-il donc à lutter le plus durement ? Avec ce par quoi est-il l’enfant de son temps. Eh bien ! je suis aussi bien que Wagner l’enfant de cette époque-ci, je veux dire un décadent : seulement, moi j’ai constaté cet état, seulement, moi je me suis défendu. Le philosophe en moi protestait contre le décadent.

Ce qui m’a le plus occupé, c’est, en vérité, le problème de la décadence. J’ai eu pour cela des raisons. « Le bien et le mal » n’est qu’une espèce de jeu de ce problème. Si l’on s’est formé une idée des signes de la décrépitude, on comprendra la morale aussi, on comprendra ce qui se cache sous les noms les plus saints et les formules les plus sacrées qu’on lui donne : la vie appauvrie, la volonté arrivée à sa fin, la grande fatigue. La morale est la négation de la vie… Pour une pareille tâche, il me fallait une discipline personnelle : Prendre parti contre tout ce qu’il y a de malade en moi, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y compris toute la moderne « humanité ». Une profonde aliénation, un absolu refroidissement, un complet éloignement de tout ce qui est époque ou s’y rapportant, et comme souhait le plus élevé, l’œil de Zarathustra, un œil qui contemple tout l’être humain comme tout ce qui s’y rapporte, d’une hauteur infinie. Quel sacrifice ne serait pas digne d’un tel but ? Quelle victoire sur soi-même, quelle négation de soi ne vaudrait pas un semblable résultat ?

Le plus grand événement de ma vie fut ma guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies. Non pas que je veuille être ingrat contre cette maladie. Si, dans cet écrit, j’entends déclarer que Wagner est nuisible, je ne prétends pas moins dire à qui il est indispensable : au philosophe. Sans cela, on pourrait peut-être se passer de Wagner : mais il n’est pas loisible au philosophe de renier Wagner. Il a la mauvaise conscience d’être de son temps, c’est pourquoi il doit en avoir la meilleure conception. Mais où trouverait-il pour le labyrinthe des âmes modernes, un guide plus initié, un plus savant connaisseur des âmes que Wagner ? Par Wagner, les temps modernes parlent leur langage le plus intime : ils ne cachent ni leur mal, ni leur bien, ils ont désappris toute pudeur d’eux-mêmes. Et réciproquement, on a presque fait le compte de la valeur des modernes, quand on est d’accord avec soi-même sur le bien et le mal chez Wagner. Je comprends parfaitement quand un musicien dit aujourd’hui : « Je hais Wagner, mais je ne supporte plus d’autre musique ». Mais je comprendrais aussi un philosophe qui dirait : « Wagner résume la modernité. Il n’y a rien à faire, il faut être d’abord wagnérien… »


I

J’entendis hier, le croirez-vous, pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet. De nouveau j’écoutai avec une douce dévotion, encore une fois je ne m’enfuis pas. Cette victoire sur mon impatience me surprend. Qu’une pareille œuvre perfectionne ! On devient soi-même chef-d’œuvre. Et réellement, toutes les fois que entendais Carmen, je me semblais plus philosophe, meilleur philosophe qu’auparavant : je devenais si longanime, si heureux, si indou, si chez moi.

Être assis cinq heures : première étape de la béatitude ! Puis-je dire que le son orchestral de Bizet est presque le seul que je supporte encore ? Cet autre son orchestral qui tient la corde aujourd’hui, celui de Wagner, brutal, artificiel et « naïf » en même temps et parlant avec cela à la fois aux trois sens de l’âme moderne, qu’il m’est fâcheux ce son orchestral de Wagner ! Je l’appelle Sirrocco. Une sueur chagrine m’inonde. C’en est fait de mon beau temps.

La musique[1] de Bizet m’apparaît parfaite. Elle se présente légère, souple, avec politesse. Elle est aimable, elle ne sue pas. « Le bien est léger, tout ce qu’il y a de divin court sur des pieds délicats » : premier chapitre de mon esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste : elle reste populaire avec cela, elle a le raffinement d’une race, non celui d’une personnalité. Elle est riche. Elle est précise. Elle construit, organise, achève : elle est ainsi le contraste du polype de la musique, la « mélodie infinie ». A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques ? Et comment sont-ils atteints ? Sans grimaces, sans faux monnayages sans le mensonge du grand style ! Enfin, cette musique suppose l’auditeur intelligent, même musicien, elle est encore en cela en contraste avec celle de Wagner qui, quel qu’il soit quant au reste, était certainement le génie le plus impoli du monde. (Wagner nous considère comme si…, il dit une chose si souvent que l’on désespère et qu’enfin on le croit.)

Et encore une fois, je me sens devenir meilleur quand ce Bizet me parle. Je deviens aussi un meilleur musicien, un meilleur auditeur. Peut-on du reste écouter mieux encore ? J’enterre mes oreilles sous cette musique et j’en entends les origines. Il me semble assister à son enfantement. Je tremble aux dangers que court n’importe quelle hardiesse, je suis enchanté d’heureuses trouvailles dont Bizet est innocent. Eh quoi ! au fond je n’y pense pas, ou bien je ne sais combien j’y pense. Car de tout autres pensées me trottent pendant ce temps par la tête… A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ? donne des ailes aux pensées ? que l’on devient d’autant plus philosophe qu’on est plus musicien. Le ciel gris de l’abstraction est déchiré d’éclairs ; la lumière devient assez intense pour saisir les filigranes des choses ; les grands problèmes deviennent nets à être saisis, le monde est vu comme d’une montagne. Justement je définissais le pathos philosophique. Et sans m’en apercevoir des réponses me tombent sur les genoux, une petite grêle de glace et de sagesse, de problèmes résolus. — Où suis-je ? — Bizet me rend fécond. Tout ce qui est bon me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre preuve non plus de ce qui est bon.


II

Cette œuvre aussi est rédemptrice[2] ; Wagner n’est pas seul un « rédempteur ». Avec elle, on prend congé de l’humide Nord, de toute la vapeur d’eau de l’idéal wagnérien. L’action seule nous en débarrasse déjà. Elle a encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne la plus courte, la dure nécessité ; elle a, avant tout, ce qui appartient à la zone chaude, la sécheresse de l’air, la limpidezza dans l’atmosphère. Sous tous les rapports, le climat est changé ici. Ici parlent une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre joie. Cette musique est gaie, mais non d’une gaîté française ou allemande. Sa gaîté est africaine ; elle à la fatalité au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, qui n’avait pas jusqu’ici d’expression dans la bonne musique en Europe, cette sensibilité plus foncée, plus brûlée.

Que les après-midi ensoleillés de son bonheur nous font du bien ! Nous regardons au delà ; avons-nous jamais vu la mer plus calme ? Et que la danse maure nous parle doucement ! Comme dans son humeur sombre et lascive notre insatiabilité apprend enfin à connaître la satiété. L’amour enfin, tel que la nature a su le conserver, non pas l’amour à la Senta d’une vierge supérieure ! Pas de sentimentalité, mais l’amour comme destin, comme fatalité, cynique, innocent et cruel et en cela même la nature. L’amour, qui est dans ses moyens la guerre, dans son essence la haine à mort des sexes ! Je ne connais aucun cas, où la force tragique causée par l’amour est exprimée si énergiquement, est devenue si formellement terrible que dans le dernier cri de Don José à la fin de l’œuvre :

C’est moi qui l’ai tuée
Ma Carmen adorée.

Une pareille compréhension de l’amour (la seule qui soit digne du philosophe) est rare ; elle élève une œuvre d’art au-dessus de milliers d’autres. Car, en moyenne, les artistes agissent comme tout le monde, souvent même ils agissent plus mal, ils méconnaissent l’amour. Wagner aussi l’a méconnu. Ils croient être généreux en amour parce qu’ils veulent le bien d’un autre être, souvent contre leur propre intérêt. Mais pour cela, ils veulent la possession de cet autre être. Dieu lui-même ne fait pas exception ici. Il est loin de penser : « Que t’importe, à toi, si je t’aime », il devient terrible quand on ne le paye pas de retour. L’amour — avec cette sentence on reste dans le vrai auprès des dieux et des hommes — est de tous les sentiments le plus égoïste, et par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux (B. Constant).


III

Vous voyez combien cette musique m’améliore ? Il faut méditerranniser la musique. J’ai des raisons à avancer cette formule : le retour à la nature, à la santé, à la gaîté, à la jeunesse, à la vertu, et cependant j’étais un des wagnériens les plus corrompus. J’étais capable de prendre Wagner au sérieux. Ah ! que ne nous a-t-il pas fait accroire, ce vieux sorcier. La première chose que nous offre son art est une loupe ; on y regarde, on ne se fie plus à ses yeux. Tout devient grand, Wagner lui-même devient grand. Quel serpent astucieux. Il nous a dépeint toute la vie comme faite de « sacrifice », de fidélité, de pureté, il s’est retiré du monde pervers en louant la chasteté, et nous l’avons cru.

Mais vous ne me croyez pas ? Vous préférez encore le problème de Wagner à celui de Bizet ? Moi, non plus, je ne le déprécie pas, il a sa magie. Le problème de la rédemption est même un problème très respectable. Wagner n’a pensé à rien plus profondément qu’à la rédemption : son opéra est celui de la rédemption. Ceux qui doivent être sauvés chez lui, sont tantôt un petit homme, tantôt une demoiselle : voilà son problème. Et qu’il varie richement son « Leitmotiv ». Que de rares et profondes modulations ! Qui nous a appris, si ce n’est Wagner, que l’innocence sauve avec prédilection des pêcheurs intéressants (Tannhäuser) ou que même le Juif errant est sauvé et devient homme de foyer quand il se marié (Ie Vaisseau-fantôme), ou encore que des femmes corrompues préfèrent être sauvées par de chastes jeunes gens (Kundry de Parsifal) ou bien que de belles jeunes filles sont sauvées le plus volontiers par un chevalier qui est wagnérien (les Maîtres chanteurs) ou bien que des femmes mariées sont aussi volontiers sauvées par un chevalier (Tristan et Yseult) ou enfin que « le vieux Dieu », après s’être sous tous les rapports compromis moralement, est sauvé enfin par un libre penseur, par un être immoral (Niebelungen) ? Admirez-vous particulièrement cette dernière profondeur de vues ? La comprenez-vous ? Moi, je me garderai bien de la comprendre. Je préférerais plutôt prouver que dénier que d’autres enseignements peuvent encore être tirés des œuvres citées plus haut. Que l’on peut être amené au désespoir ou à la vertu par un ballet wagnérien (encore Tannhäuser). Que ne pas aller au lit à temps peut avoir les plus fâcheuses conséquenses (encore Lohengrin). Que l’on ne devrait jamais savoir trop exactement avec qui l’on va se marier (pour la troisième fois Lohengrin). Tristan et Yseult exaltent le mari parfait, qui dans un certain cas n’a qu’une question : « Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? » Rien de plus simple que cela ! Réponse :

Je ne puis te le dire,
Et ce que tu demandes,
Jamais tu ne peux le savoir.

Lohengrin contient un avis solennel d’avoir à s’abstenir des recherches et des demandes. Wagner touche ici au dogme chrétien : « Tu dois croire et tu croiras ». C’est un crime d’être instruit des choses saintes et sacrées. Le Vaisseau-fantôme prêche ce grand enseignement que la femme fixe, sauve, en style wagnérien, l’être le plus instable. Nous nous permettons ici une question. Admettant que ce fait fût vrai, serait-il désirable par cela même ?

Que devient le Juif errant qu’une femme adore et fixe ? Il cesse d’être immortel, il se marié, il ne nous regarde plus. Traduit dans la réalité : le danger des artistes, des génies, — car ce sont bien là les juifs errants, — réside dans la femme : les femmes adoratrices sont leur perte. Presque personne n’a assez de caractère pour ne pas être perdu « sauvé ». Quand il se sent traité en Dieu, il s’abaisse bientôt aux désirs de la femme. L’homme est lâche devant tout ce qui est éternellement féminin : les petites femmes le savent. Dans beaucoup de cas de l’amour de la femme et peut-être justement dans les plus célèbres, l’amour n’est qu’un fin parasitisme, qui trouve son nid dans une âme parfois, même dans une chair étrangère, hélas ! combien souvent aux frais de l’hôte !

On connaît le sort de Gœthe dans l’Allemagne, vieille fille à la morale vinaigrée. Il a toujours été désagréable aux Allemands. Il n’a eu d’honnêtes admiratrices que parmi les juives. Schiller, le « noble », Schiller qui les souffletait avec de grands mots, leur tenait au cœur. Que reprochaient-ils à Gœthe ? La Montagne de Vénus et le fait d’avoir écrit des épigrammes vénitiennes. Déjà Klopstock lui prêcha la morale ; il y eut un temps où Herder, quand il parlait de Gœthe, employait de préférence le mot « Priape ». Même Wilhelm Meister était considéré comme symptôme de décadence, comme avachissement moral. La « ménagerie du bétail apprivoisé », « l’indignité » du héros courrouçait par exemple Nieburhn, qui éclate, enfin, dans une plainte qu’eût pu psalmodier Biterolf : « Rien ne donne facilement une impression plus pénible, que lorsqu’un grand esprit abandonne ses ailes et exerce sa virtuosité dans quelque chose de particulièrement bas, en renonçant à ce qui est élevé ». Mais tout spécialement la vierge supérieure se montrait indignée : toutes les petites cours, toutes les espèces de Warburg, en Allemagne, se signalent devant Gœthe, devant « l’esprit malpropre › dans Gœthe. Cette histoire, Wagner l’a mise en musique. Il sauve Gœthe, cela se conçoit de soi ; mais de telle manière que sagement il prend en même temps le parti de la vierge supérieure. Gœthe est sauvé, une prière le délivre, une vierge supérieure l’attire.

Qu’aurait bien pensé Gœthe de Wagner ? Gœthe, une fois, s’est posé la question de savoir quel était le danger menaçant tous les romantiques, quelle était la destinée du romantisme. Voici sa réponse : « D’étouffer en remâchant, en ruminant toutes les absurdités morales et religieuses ». Plus simplement : Parsifal. Le philosophe y ajoute un épilogue : sainteté, la dernière chose peut-être que le peuple et la femme de qualité puissent encore envisager, l’horizon de l’idéal pour tout ce qui est myope de nature, mais pour les philosophes, comme tout horizon, une simple non-compréhension, une espèce de cadenas devant le domaine, où leur monde ne fait que commencer, leur danger, leur idéal, leur desideratum. Plus poliment dit : la philosophie ne suffit pas au grand nombre, il lui faut la sainteté.


IV

Que je raconte encore l’histoire des « Niebelungen », c’est sa place. Elle aussi est un conte de délivrance : seulement, cette fois, c’est Wagner qui est délivré. Wagner a cru, pendant la moitié de sa vie, à la révolution, comme peut y avoir cru n’importe quel Français. Il fouilla dans les runes de la mythologie, il crut trouver dans Siegfried le révolutionnaire typique.

« D’où vient tout le mal dans le monde », se demande Wagner. « D’anciennes conventions », répondit-il, comme tous les idéologues des révolutions.

En français : Des mœurs, des lois, des morales, des institutions, de toutes ces choses sur lesquelles le vieux monde, la vieille société repose.

« Comment chasse-t-on le mal du monde ? comment détruire la vieille société ? » Par un seul moyen : en déclarant la guerre aux conventions (à la tradition, à la morale).

C’est ce que fait Siegfried. Il commence tôt, très tôt. Sa conception est déjà une déclaration de guerre à la morale, — il vient au monde par l’adultère, par l’inceste ; ce n’est pas la légende, mais bien Wagner qui est l’inventeur de ce trait radical ; en ce point il a corrigé la légende. Siegfried continue comme il a commencé : il ne suit que la première impulsion, il rejette toute tradition, tout respect, toute crainte. Il abat ce qui lui déplaît. Il renverse sans aucun respect de vieilles divinités. Mais son entreprise capitale, c’est l’émancipation de la femme la « Délivrance de Brunehilde ». Siegfried et Brunehilde, le sacrement de l’amour libre, l’aurore de l’âge d’or ; le crépuscule des dieux de la vieille morale : le mal est aboli. Le vaisseau de Wagner fila longtemps gaiement sur cette voie. Pas de doute, Wagner cherchait en lui son but le plus élevé. Qu’arriva-t-il ? Un malheur. Le navire courut sur un récif. Wagner se trouvait surpris, le récif c’était la philosophie de Schopenhauer. Wagner se trouvait arrêté sur une conception contradictoire du monde. Qu’avait-il mis en musique ? L’optimisme. Wagner eut honte. Et encore, c’était un optimisme pour lequel Schopenhauer avait créé un méchant adjectif nouveau : « den ruchlosen Optimismus », l’optimisme sans vergogne. Il eut honte une fois de plus. Il réfléchit longuement, sa situation semblait désespérée. Une sortie, enfin, lui apparut. Que serait-ce, s’il interprétait le récif où il avait échoué comme but, comme intention cachée, comme signification de son voyage ? Échouer ici, c’était là aussi un but. Bene navigavi, cum naufragium feci. Et il traduisit les Niebelungen en langue schopenhauerienne. Tout va de travers, tout va à la ruine, le monde nouveau est aussi mauvais que l’ancien ; le Néant, la Circé indoue fait signe. Brunehilde, qui d’après l’ancienne intention, avait à prendre congé par un chant en l’honneur de l’amour libre, consolant le monde par une utopie socialiste par laquelle « tout doit bien marcher », a autre chose à faire maintenant. Elle doit d’abord étudier Schopenhauer : elle doit mettre en vers le quatrième livre du : Welt als Wille und Vorstellung (Le monde comme volonté et représentation). Wagner était délivré sérieusement, c’était là une « rédemption ». Le bienfait que Wagner doit à Schopenhauer est inappréciable. Le philosophe de la décadence rendit l’artiste de la décadence à lui-même.


V

L’artiste de la décadence, voilà le mot. Et avec lui commence mon sérieux. Je suis loin de vouloir rester spectateur inoffensif, quand ce décadent nous ruine la santé, et avec elle, la musique ! Wagner est-il, d’ailleurs, un homme ? N’est-il pas plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu’il touche, il a rendu la musique malade.

Un décadent typique qui, avec son goût corrompu, se sent nécessaire, qui a la prétention d’être un goût supérieur, qui parvient à faire valoir sa corruption comme loi, comme progrès, comme accomplissement. Et l’on ne se défend pas. Sa force tentatrice grandit à l’infini, l’encens fume autour de lui, la fausse compréhension qu’on a de lui s’appelle « évangile », en un mot, il n’y a pas que les pauvres d’esprit qu’il est parvenu à amener à lui.

J’ai l’envie d’ouvrir un peu les fenêtres. De l’air ! plus d’air ! Je ne m’étonne pas de ce que l’on se trompe sur Wagner, en Allemagne. Le contraire m’étonnerait. Les Allemands se sont préparé un Wagner qu’ils peuvent honorer : ils n’ont jamais été psychologues, ils expriment leur reconnaissance en comprenant de travers. Mais que l’on verse dans l’erreur à Paris, où l’on n’est, pour ainsi dire, plus autre chose que psychologue ; et à Saint-Pétersbourg, où l’on pressent des choses que l’on ne devine même pas à Paris ! Que Wagner doit être apparenté à toute la décadence européenne, pour ne pas être considéré par elle comme décadent ! il appartient à cette décadence, il en est le protagoniste, l’expression formelle. On s’honore, quand on l’élève jusqu’aux nues. Car le fait de ne pas se défendre contre lui est déjà un signe de décadence. L’instinct est affaibli. Ce que l’on devrait craindre est précisément ce qui attire. On porte aux lèvres ce qui plus rapidement encore conduit à l’abîme. Veut-on un exemple ? On n’a qu’à observer le régime que s’imposent eux-mêmes des anémiques, des goutteux, des diabétiques. Définition du végétarien : un être qui a besoin d’une diète corroborante. Considérer le nuisible comme nuisible, pouvoir se défendre à soi-même ce qui est nuisible, est encore un signe de jeunesse, de force vitale. Le nuisible a des attraits pour l’épuisé, le légume en a pour le végétarien. La maladie elle-même peut être un stimulant de la vie : seulement on doit être assez sain pour ce stimulant. Wagner multiplie l’épuisement : c’est pourquoi il attire les faibles et les épuisés. Oh ! que ce vieux serpent à sonnettes dut éprouver de bonheur en voyant venir à lui précisément les petits enfants.

Je pose en fait le point de vue suivant :

L’art de Wagner est malade. Les problèmes qu’il porte sur la scène ne sont que des « problèmes hystériques ». Sa passion convulsive, sa sensibilité surexcitée, son goût qui cherche toujours des épices plus fortes, son instabilité qu’il déguise en principes, et particulièrement le choix de ses héros et héroïnes, ceux-ci considérés comme types physiologiques — un musée de malades — : tout cela, réuni, nous présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un névrosé. Rien n’est peut-être plus connu aujourd’hui, rien n’est, en tous cas, mieux étudié que le caractère protéique de la dégénérescence, qui ici se chrysalide en art, en artiste. Nos médecins et nos physiologues ont en Wagner leur cas le plus intéressant, du moins un cas très complet. Précisément parce que rien n’est plus moderne que cette maladie de tous, cette tardiveté et cette surexcitation de la mécanique nerveuse, Wagner est par excellence l’artiste moderne, le Cagliostro de la modernité. Dans son art se trouve mêlé, de la façon la plus pernicieuse, ce dont tout le monde a le plus besoin, les trois grands stimulants de l’épuisé : le brutal, l’artificiel et l’innocent (idiot).

Wagner est une grande corruption pour la musique. Il y a découvert des moyens pour exciter des nerfs malades, c’est ainsi qu’il a rendu la musique malade. Son don de créateur n’est pas commun dans l’art : stimuler de nouveau les plus épuisés, rappeler à la vie les demi-morts. C’est le maître à la griffe hypnotique, il renverse comme des taureaux, même les plus forts. Le succès de Wagner — son succès sur les nerfs et par suite chez les femmes — a fait de tout ce monde ambitieux de musiciens les disciples de son art cabalistique, et non seulement le monde ambitieux, mais aussi le monde malin. Aujourd’hui on ne peut battre monnaie qu’avec de la musique malade ; nos grands théâtres vivent de Wagner.


VI

Je me permets de nouveau quelque récréation. Je suppose que le succès de Wagner pût prendre corps, que déguisé en musicien savant et aimable, il se mêlât à de jeunes artistes. Comment croyez-vous bien qu’il s’exprimerait ?

Mes amis, dirait-il, quatre mots entre nous ! Il est plus facile de faire de mauvaise que de bonne musique. Mais que diriez-vous si cela était en outre plus avantageux, plus agissant, plus persuasif, plus enflammant, plus certain, plus wagnérien.

Pulchrum est pancarum hominum. Cela est assez malheureux ! Nous comprenons le latin, nous comprenons peut-être aussi notre avantage. Le beau a ses épines : nous le savons. À quoi bon donc le beau ? Pourquoi ne pas choisir plutôt le grand, le gigantesque qui remue les masses ? Et encore une fois, il est plus facile d’être gigantesque que beau ; nous le savons. Nous connaissons les masses, nous connaissons le théâtre. L’élite de ce qui s’y trouve, des adolescents allemands, des Siegfried cornus et d’autres wagnériens, veut de l’élevé, du profond, du renversant. Nous pouvons encore produire tout cela. Le reste qui s’y trouve, les crétins de l’éducation, les petits blasés, les éternels efféminés, les heureux estomacs qui digèrent, en un mot, le peuple veut de l’élevé, du profond, du renversant. Ils ont tous la même logique : « Qui nous renverse est fort ; qui nous soulève est divin ; qui nous fait pressentir, est profond ». Décidons-nous donc, Messieurs : renversons-les, soulevons-les, faisons-les pressentir. Nous pouvons encore faire tout cela.

En ce qui concerne le « faire pressentir », notre idée du style prend ici son point de départ. Surtout pas de pensées ! Rien n’est plus compromettant qu’une pensée ! Au lieu de cela, l’état qui précède la pensée, la pression de la pensée non encore née, la promesse de pensées futures, le monde tel qu’il était avant que Dieu ne l’eût créé, une recrudescence du chaos. Le chaos fait pressentir. Pour parler le langage du maître : l’infini, mais sans mélodie.

En deuxième lieu, renversons ; ceci appartient déjà en partie à la physiologie. Étudions avant tout les instruments. Quelques-uns d’entre eux persuadent encore même les intestins (ils ouvrent les portes, comme dit Händel), d’autres ensorcellent la moelle épinière. Ici décide le coloris sonore ; mais ce qui sonne est indifférent. Raffinons en ce point ! Pourquoi nous dépenser ailleurs ? Dans le son, soyons caractéristiques jusqu’à la folie ! Notre esprit sera apprécié, si avec des sons nous donnons beaucoup à deviner ! Agaçons les nerfs, frappons-les à mort, manions la foudre et le tonnerre, voilà ce qui renverse.

Mais ce qui renverse plus que tout le reste, c’est la passion. Entendons-nous sur la passion. Rien n’est à meilleur marché que la passion. On peut se passer de toutes les vertus du contrepoint, on ne doit rien avoir appris, on connaît toujours la passion ! La beauté est difficile, méfions-nous de la beauté. Et notamment de la mélodie ! « Calomnions, mes amis, calomnions » ; si d’autre part nous prenons au sérieux l’idéal, calomnions la mélodie ! Rien n’est plus dangereux qu’une belle mélodie ! Rien ne gâte plus sûrement le goût ! Nous sommes perdus, mes amis, si l’on se remet à aimer les belles mélodies !

Base : La mélodie est immorale.

Preuve : Palestrina.

Démonstration utile : Parsifal.

L’absence de mélodie sanctifie même. Et voilà la définition de la passion. La passion, ou la gymnastique du laid sur la corde raide de l’enharmonique. Osons-le, mes amis, soyons laids ! Wagner l’a osé ! Remuons courageusement devant nous la fange des harmonies les plus rebutantes ! Ne ménageons pas nos mains ! Ce n’est qu’ainsi que nous deviendrons naturels…

Un dernier conseil ! Peut-être comprend-il tous les autres : soyons idéalistes.

Voilà sinon la chose la plus intelligente, du moins la plus sage que nous puissions faire. Pour soulever les hommes, on doit être élevé soi-même. Errons sur des nuages, haranguons l’infini, plaçons autour de nous les grands symboles ! Sursum ! Bumbum ! il n’y a pas de meilleur conseil. Que le sein soulevé soit notre argument, le beau sentiment de nos défenseurs. La vertu aura raison même contre le contrepoint. « Comment celui qui nous améliore ne serait-il pas bon ? » L’humanité en a toujours décidé ainsi. Améliorons donc l’humanité ! On devient bon, de cette façon, on devient même classique : Schiller est devenu classique. La recherche des basses excitations sensuelles de la soi-disant beauté a énervé les Italiens : restons Allemands ! Même les connaissances musicales de Mozart, Wagner nous l’a dit comme consolation, n’étaient que frivoles au fond. Ne concédons jamais que la musique puisse servir à récréer, à égayer, à faire plaisir. Ne faisons jamais plaisir, nous sommes perdus si l’on revient à l’idée de l’art hédonique. C’est du mauvais XVIIIe siècle. Rien par contre ne serait plus à conseiller, soit dit à part, qu’une dose « d’hypocrisie » sit venia verbo. Cela donne de la dignité. Et choisissons l’heure où il convient de voir noir, de soupirer publiquement, de soupirer chrétiennement, d’offrir en spectacle les grandes pitiés chrétiennes. « L’homme est perdu : qui le délivrera ? Qu’est-ce qui le délivrera ? Ne répondons pas. Soyons prudents. Domptons notre ambition, qui pourrait fonder des religions. Mais personne ne peut douter que nous le délivrerons, que notre musique seule délivre. (Article de Wagner : Religion und Kunst.)


VII

Assez ! Assez ! On aura reconnu trop clairement, je le crains, sous ma causticité, la sinistre réalité : le tableau d’une décadence de l’art, d’une déchéance de l’artiste. Cette dernière, un amoindrissement du caractère, arriverait peut-être, grâce à cette formule, à une expression provisoire. Le musicien se déguise maintenant en comédien, son art se développe de plus en plus comme une aptitude à mentir. J’aurai l’occasion (dans un chapitre de mon ouvrage principal qui porte le titre : Physiologie de l’Art), de montrer plus clairement comment ce changement de l’art en histrionisme est tout aussi exactement une manifestation de dégénérescence physiologique (plus exactement une forme de l’hystérisme), que chacune des corruptions ou des infirmités de l’art inauguré par Wagner : soit l’instabilité de son optique, qui force à changer à chaque instant la position qu’on a par rapport à lui. On ne comprend rien de Wagner, aussi longtemps qu’on ne voit en lui qu’un jeu de nature, qu’une fantaisie, qu’une manie, qu’un hasard. Ce n’était pas un génie à lacunes, éclopé, contradictoire, comme on a pu le dire. Wagner était quelque chose de complet, un décadent type auquel manque toute « volonté libre », dont chaque trait répond à une nécessité. S’il y a quelque chose d’intéressant dans Wagner, c’est la logique par laquelle un état pathologique se transforme en pratique, en procédé, en innovation de principe, en crise du goût et tout cela pas à pas, de conclusion en conclusion. Je ne m’arrête cette fois qu’à la question du style. À quoi reconnaît-on toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus le tout. Le mot devient souverain et ressort dans la phrase. La phrase l’emporte sur la page et en obscurcit le sens, la page devient vivante aux dépens du tout, le tout n’est plus un tout. C’est là une définition pour tout style de décadence : toutes les fois, anarchie des atomes, désagrégation de la volonté. Liberté de l’individu », pour parler moralement, pour en faire une théorie politique. « Des droits égaux pour tous ». La vie, la même vitalité, la vibration et l’exubérance de la vie refoulées dans les plus petits organes, le reste pauvre de vie. Partout de la paralysie, de l’abattement, de la catalepsie ou bien de l’inimitié et du chaos : tous deux sautant de plus en plus aux yeux, à mesure que l’on arrive aux formes plus élevées de l’organisation. Le tout ne vit, du reste, plus : il est assemblé, calculé, artificiel.

Au début de l’étude de Wagner, des phénomènes d’hallucination : non des tons, mais des gestes. Il cherche d’abord en eux le semiotisme des tons. Veut-on l’admirer, qu’on le contemple ici à l’œuvre : comme il sépare, comme il obtient de petites unités, comme il les anime, comme il les fait ressortir, comme il les rend visibles. Mais à cela s’épuise sa force : le reste ne vaut rien. Qu’il est misérable, embarrassé et profane, sont art de développer, son essai d’entremêler du moins ce qui n’a pas grandi séparément ! Ses manières en cela rappellent les frères de Goncourt, à rapprocher d’ailleurs aussi de Wagner quant au style. On a une espèce de pitié de tant de faiblesse. Que Wagner ait déguisé son incapacité en corps organique, comme un principe, qu’il constate un style dramatique là où nous ne pouvons constater que son impuissance de style, tout cela est bien en rapport avec l’audacieuse habitude qui a conduit Wagner dans toute sa vie : il établit un principe là où lui manque une faculté (bien différent en ceci, soit dit en passant, du vieux Kant qui avait une autre audace : c’était d’attribuer une faculté à l’homme toutes les fois que lui manquait un principe). Encore une fois, Wagner n’est digne d’admiration, n’est aimable que dans l’invention de ce qu’il y a de plus menu : la conception des détails. On a toute raison pour soi, de le proclamer en ceci un maître de premier rang, comme notre plus grand miniaturiste de la musique, qui condense au plus petit espace une infinité de sens et de douceurs. La richesse en couleurs, en atténuations d’ombres, en secrets de lumière mourante gâte tellement l’auditeur, qu’en suite tous les autres musiciens nous paraissent trop robustes.

Veut-on me croire, on ne doit pas se faire la plus haute idée de Wagner, en ce qui plaît de lui aujourd’hui. Cela est inventé pour la persuasion des masses ; pour nous, nous nous en écartons comme devant une fresque par trop insolente. Qu’importe à nous l’agaçante brutalité de l’ouverture de Tannhäuser ? Ou bien le cirque de la Walkyrie ? Tout ce qui, même en dehors du théâtre, est devenu populaire, est d’un goût douteux et corrompt le goût. La marche de Tannhäuser me semble suspecte de respectabilité ; l’ouverture du Vaisseau-fantôme est un bruit pour rien ; le prologue de Lohengrin donna le premier exemple trop insidieux, trop bien réussi, il est vrai, que l’on hypnotise aussi par la musique (je ne veux pas de toute musique dont l’ambition ne va pas plus loin que de persuader les nerfs). Mais outre Wagner le magnétiseur, le peintre de fresque, il y a encore un Wagner qui collectionne de petites choses précieuses : il y a notre plus grand mélancolique de la musique, plein de regards, de délicatesses, de paroles consolantes, le maître en tous d’un bonheur mélancolique et assoupi. Un lexique des mots les plus intimes de Wagner : rien que des phrases courtes de cinq à quinze mesures, toujours de la musique que personne ne connaît. Wagner avait la vertu du décadent : la pitié.


VIII

« Très bien ! Mais comment peut-on perdre le goût, au contact de ce décadent, si l’on n’est pas, par hasard, musicien, si l’on n’est pas, par hasard, décadent soi-même ? Réciproquement. Comment ne le peut-on pas ? Essayez-le donc ! Vous ne savez pas, qui est Wagner : un très grand comédien ! Existe-t-il du reste un effet plus profond et puissant au théâtre ? Regardez donc ces jeunes gens-cataleptiques, pâles, sans souffle ! Ce sont des wagnériens : cela ne comprend rien de la musique et cependant Wagner les dompte.

L’art de Wagner exerce une pression de cent atmosphères : inclinez-vous, on ne peut faire autrement. Wagner le comédien est un tyran, son pathos renverse tout goût, toute résistance. Qui a cette force de persuasion des gestes, qui voit aussi absolument, aussi intrinsèquement les gestes, cet arrêt du souffle du pathos wagnérien, ce « ne plus vouloir lâcher » un sentiment extrême, cette longueur donnant l’effroi dans des situations, où la seconde déjà vous étouffe ?

Wagner était-il d’ailleurs un musicien ? Il était en tous cas, en plus, autre chose encore : un incomparable histrion, le plus grand même, le génie de théâtre le plus étonnant qu’aient eu les Allemands, notre scénique par excellence. Sa place est ailleurs que dans l’histoire de la musique : on ne doit pas le confondre avec les grands authentiques de celle-ci. Wagner et Beethoven, c’est là un blasphème et une injustice enfin envers Wagner lui-même. Il n’était, comme musicien, que ce qu’il était, somme toute, par essence ; il devint musicien, il devint poète parce que le tyran, en lui, je veux dire son génie de comédien, l’y força. On ne devine rien de Wagner, tant qu’on n’a pas deviné son instinct dominant.

Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé par le fait d’avoir sacrifié toute la législation, ou pour parler plus nettement, tout style dans la musique, pour en faire ce qu’il voulait avoir, une rhétorique de théâtre, un moyen d’expression, un renfort de gesticulation, de suggestion, de pittoresque psychologique. Wagner peut nous apparaître ici comme inventeur et rénovateur de premier rang ; il a multiplié à l’infini la puissance dialectique de la musique. Il est le Victor Hugo de la musique comme langue, en ne perdant pas de vue qu’il s’agit de faire valoir en premier lieu que la musique doit être, dans certains cas, non pas la musique, mais une langue, un outil, une ancilla dramatica. La musique de Wagner, non placée sous la protection du goût de théâtre, un goût très tolérant, est simplement de la mauvaise musique, la plus mauvaise peut-être qui ait été faite. Lorsqu’un musicien ne peut plus compter jusque trois, il devient « dramatique », il devient « wagnérien ». Wagner a presque découvert quelle magie peut encore être exercée avec une musique fondue et en quelque sorte élémentaire.

La conscience de cela va jusqu’au malaise, comme son instinct de ne plus tenir le moindre compte de la législation, du style. L’élémentaire suffit. Le son, le mouvement, la couleur, bref, la sensualité de la musique. Wagner ne calcule jamais comme musicien, comme conscience musicale, quelle qu’elle soit : il veut de l’effet, rien que de l’effet. Et il connaît bien l’élément sur lequel il doit produire cet effet ! Il a sous ce rapport l’irréflexion qu’avait Schiller, qu’a tout homme de théâtre ; il en a aussi le mépris du monde, qu’il foule aux pieds !

On est comédien en ce que l’on n’a qu’une seule vue du reste des hommes : ce qui doit agir comme vérité ne peut être vrai. Cette phrase est formulée par Talma ; elle contient toute la psychologie du comédien, elle en confient aussi — n’en doutons pas — la morale. La musique de Wagner n’est jamais vraie.

Mais on la considère comme vraie, et ainsi tout est dans l’ordre.

Aussi longtemps que l’on est encore enfantin, encore wagnérien, on considère Wagner comme riche, comme le summum du prodigue, même comme un grand propriétaire terrien dans le royaume du ton. On admire en lui ce que de jeunes Français admirent en Victor Hugo, la « largesse royale » ; plus tard on admire l’un et l’autre pour des raisons opposées : comme maîtres et modèles d’économie, comme des hôtes intelligents. Personne ne les égale pour nous présenter une table plus princièrement garnie, à frais plus modestes. Le wagnérien, avec son estomac de croyant, se rassasie même des illusions de nourriture que lui présente son maître. Nous autres, qui demandons avant tout aux livres, comme à la musique, le substantiel, qui ne pouvons nous contenter de tables servies seulement pour représenter, nous sommes plus à plaindre. Pour parler plus clairement : Wagner ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. Son récitatif, peu de viande, déjà plus d’os et beaucoup de bouillon, est appelé par moi alla genovese, et ainsi je ne flatte pas les Génois, mais bien l’ancien récitatif, le recitativo secco. En ce qui concerne le leitmotiv de Wagner, toute comparaison culinaire me manque pour lui. Si l’on m’y force, il pourrait peut-être me servir de cure-dent idéal, comme une occasion de me débarrasser de restes d’aliments. Resteraient les mélodies de Wagner. Dès maintenant je ne dis plus un mot.


IX

Dans le plan de l’action aussi, Wagner est avant tout comédien. Ce qui lui apparaît d’abord, c’est une scène d’un effet certain, une véritable action avec un véritable relief de gesticulation, une scène qui renverse. Cette scène, il la pense dans la profondeur, ce n’est que d’elle qu’il tire les caractères[3].

Tout le reste suit, d’après une économie technique, qui n’a pas de motifs d’être subtile. Ce n’est pas le public de Corneille que Wagner a dû ménager, il n’a affaire qu’au XIXe siècle. Wagner jugerait de la seule chose nécessaire à peu près comme tout autre comédien aujourd’hui : une série de scènes fortes, l’une plus forte que l’autre et, parmi tout cela, beaucoup de retorses stupidités. Il cherche d’abord à se garantir à lui-même l’effet de son œuvre : il commence par le troisième acte, il se démontre son œuvre par l’effet final de celui-ci. Avec une pareille compréhension du théâtre comme fil directeur, on n’est pas en danger de créer un drame sans s’en douter. Le drame exige la dure logique : mais qu’importait la logique pour Wagner ? Soit dit encore une fois : ce n’est pas le public de Corneille qu’il aurait à ménager : rien que des Allemands ! On sait à quel problème le dramaturge met toute sa force et souvent sue sang et eau. Donner au nœud la nécessité, la donner de même au dénouement, de manière que tous deux ne soient possibles que d’une seule manière, que tous deux produisent l’impression de la liberté (Principe de la moindre dépense de force). Eh bien, à cela Wagner sue le moins sang et eau ; il est certain qu’il y fait le moindre dépense de force. Qu’on prenne n’importe quel nœud de Wagner sous le microscope, il y aura de quoi rire, je vous le promets. Rien de plus réjouissant que le nœud de Tristan, à moins que ce ne soit le nœud des Maîtres Chanteurs. Wagner n’est pas un dramaturge, qu’on ne s’y laisse pas prendre. Il aime le mot « drame », voilà tout ; il a toujours aimé les mots sonores. Le mot « drame », dans ses écrits, n’est malgré cela qu’une non-compréhension et une malice : (Wagner fit toujours le fier devant le mot opéra), de même que le mot esprit dans le nouveau testament n’est qu’une non-compréhension. Il n’était déjà pas assez psychologique pour le drame ; instinctivement il efface la motivation psychologique. De quelle façon ? En glissant toujours à la place de celle-ci l’idiosyncrasie… Très moderne, n’est ce pas ? Très parisien, très décadent !… Les nœuds, soit dit en passant, qu’en vérité Wagner sait dénouer à l’aide d’inventions dramatiques, sont de tout autre espèce.

Je donne un exemple. Wagner a besoin d’une voix de femme. Tout un acte sans voix de femme, cela ne va pas ! Pour le moment cependant, aucune des héroïnes n’est libre. Que fait Wagner ? Il émancipe la plus vieille femme du monde, Erda : « Arrive, vieille grand-mère ! » Elle doit chanter. Erda chante. Le but de Wagner est atteint. Aussitôt, il nous débarrasse de la vieille dame. « Pourquoi donc êtes vous venue ? Retirez-vous ! Continuez, s’il vous plaît, à dormir. » En résumé : une scène de plein frisson mythologique, qui fait que le wagnérien pressent…

— « Mais le contenu du texte wagnérien, son contenu mythique, son contenu éternel ? »

— Point d’interrogation : Comment juger ce contenu, cet éternel contenu ? Le chimiste répond : en traduisant Wagner dans le réel, dans le moderne, soyons plus cruel, dans le bourgeois ! Que devient alors Wagner ? Entre nous, je l’ai essayé. Rien de plus intéressant, rien de mieux à recommander pour distraction de promenade que de se raconter Wagner en proportions rajeunies : par exemple, Parsifal comme candidat en théologie, avec éducation de gymnase (cette dernière indispensable pour la pure innocence). Que de surprises n’éprouve-t-on pas ! Le croiriez-vous, que les héroïnes wagnériennes réunies ou séparées, dès qu’on les a débarrassées de l’affublement héroïque, ressemblent à s’y méprendre à Mme Bovary, comme l’on conçoit réciproquement qu’il était loisible à Flaubert de traduire son héroïne à la sauce scandinave ou carthaginoise, et de l’offrir, ainsi rendue mythologique, comme texte à Wagner. Oui, généralement parlant, Wagner ne semble s’être intéressé à aucun autre problème qu’à ceux qui intéressent aujourd’hui les petits parisiens décadents. Toujours à cinq pas de l’hôpital ! Toujours des problèmes modernes, grande ville ! n’en doutez pas. L’avez-vous remarqué (cela appartient à cet ordre d’idées) que les héroïnes wagnériennes n’ont pas d’enfants ? Elles ne le peuvent. Le désespoir, avec lequel Wagner a attaqué ce problème, de faire d’ailleurs naître Siegfried, trahit combien sa façon de sentir sous ce rapport était moderne. Siegfried « émancipe la femme » sans espoir cependant de postérité. Un fait enfin qui nous laisse rêveur. Parsifal est le père de Lohengrin ! Comment a-t-il fait cela ? Doit-on se souvenir que « la chasteté fait des miracles ? »

Wagnerus dixit princeps in castitate auctoritas.


X

En passant, encore un mot des écrits de Wagner : Ils forment, entre autres, une école de malice. Le système de procédure que manie Wagner peut être employé dans cent autres cas. Que celui qui a des oreilles, entende.

Peut-être aurai-je quelque droit à la reconnaissance publique, si je donne une expression précise des trois procédés les plus précieux.

Tout ce que Wagner ne sait pas est à rejeter. Wagner saurait beaucoup de choses encore : mais il ne le veut pas, par rigueur de principe. Tout ce que sait Wagner ne sera imité par personne après lui, n’a été fait par personne avant lui, ne doit être fait par personne après lui. Wagner est divin.

Ces trois phrases sont la quintessence de la littérature de Wagner ; le reste est « littérature ».

Toute musique n’a pas eu besoin de littérature jusqu’ici : on fera bien de rechercher ici le but à atteindre. Est-ce parce que la musique de Wagner est trop difficilement compréhensible ? Où craignait-il le contraire : la comprendrait-on trop facilement ? En fait, il n’a répété toute sa vie qu’une seule proposition : sa musique ne signifie pas seulement musique, mais plus que cela, infiniment plus que cela.

« Ce n’est pas que de la musique ». Ainsi ne parle aucun musicien. Disons-le encore une fois, Wagner n’a pu créer de toutes pièces, il n’a pas eu le choix, il a dû faire une œuvre de morceaux, des motifs, des gestes, des formules, des redoublements, des centuplications ; il est resté rhéteur comme musicien ; il dut, par principe, mettre à l’avant-plan son « ceci signifie ». « La musique n’est jamais qu’un moyen », voilà sa théorie ; c’était, du reste, avant tout, sa seule pratique possible. Mais aucun musicien ne pense ainsi. Wagner avait besoin de littérature, pour persuader à tout le monde de prendre sa musique au sérieux, de la considérer comme très profonde, « parce qu’elle signifie l’Infini » ; il était en son temps le commentateur de « l’Idée ».

Que signifie Elsa ? Mais pas de doute : Elsa est « le génie ignoré du peuple ». (En reconnaissant cela, je deviens nécessairement un révolutionnaire complet.)

Rappelons-nous que Wagner était jeune dans le temps où Hegel et Schelling égaraient les esprits ; qu’il devina, qu’il saisit des deux mains la seule chose que l’Allemand prenne au sérieux, « l’Idée », cela veut dire quelque chose d’obscur, d’incertain, plein de pressentiments ; cela veut dire que pour les Allemands la clarté est un prétexte, la logique, une objection. Schopenhauer, avec dureté, a accusé de déloyauté l’époque de Hegel et de Schelling. avec dureté mais aussi avec injustice : lui-même, le faux-monnayeur pessimiste, n’a en rien agi plus loyalement que ses contemporains plus célèbres. Laissons la morale hors de cause : Hegel est un dilettantisme et non seulement un dilettantisme allemand, mais européen ! Un dilettantisme que comprenait Wagner, pour lequel il se sentait né, qu’il a rendu éternel ! Il en fit seulement un emploi utile pour la musique ; il inventa pour lui-même un style qui signifie « l’Infini » ; il devint l’héritier de Hegel ; la musique comme « idée ».

Et voyez comme on a compris Wagner ! La même espèce d’homme qui s’est enthousiasmé pour Hegel, s’enthousiasme aujourd’hui pour Wagner ; dans son école, on écrit même à la manière de Hegel ! Avant tous, l’adolescent allemand l’a compris. Les deux mots « infini » et « signification », à eux-seuls suffirent ; il éprouva, lui, un bien-être incomparable. Ce n’est pas avec la musique que Wagner a enlevé les jeunes gens, c’est avec « l’idée » ; ce qui attire et amène ces jeunes gens à Wagner, c’est que son art est si riche en charades, c’est qu’il y joue cache-cache sous cent symboles, c’est la polychromie de son idéal ; c’est le génie nuageux de Wagner, sa manière de saisir, de glisser, d’errer dans les airs, son partout et nulle part, exactement la même chose, avec laquelle Hegel les attirait et les égarait de son temps. Au milieu de la multiplicité, de la plénitude et de l’arbitraire de Wagner, ils sont, d’après leur propre jugement, « sauvés ». Ils écoutent en tremblant comment, dans son art, les vastes symboles provenant d’un lointain brumeux, tonnent crescendo ; ils ne s’impatientent pas quand parfois dans cet art se mêle le sombre, l’horrible et le froid. Réunis ou seuls, ils sont comme Wagner lui-même, apparentés avec ce mauvais temps, le temps allemand ! Wotan est leur dieu : mais Wotan est le dieu du mauvais temps. Ils ont raison, ces jeunes Allemands, puisqu’ils son ainsi ; comment peuvent-ils regretter l’absence de ce qui nous manque, à nous autres halkyoniens dans Wagner : la gaya scienza, les pieds légers, la plaisanterie, le feu, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, l’insolente spiritualité, les frissons de lumière du sud, la mer calme. Perfection.


XI

Je me suis expliqué, quant à la place qui appartient à Wagner. Elle n’est pas dans l’histoire de la musique. Que signifie-t-il malgré cela dans cette histoire ? Le comédien parvenu dans la musique, événement capital qui donne à penser, qui peut-être aussi donne à craindre.

En formule : Wagner et Liszt. Jamais encore la probité des musiciens, leur « authenticité » ne fut aussi dangereusement mise à l’épreuve. On le saisit clairement, des deux mains : le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité, on doit être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner, ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations en décadence, que partout où la décision, le jugement en dernier ressort est tombé aux mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien réveille seul encore le grand enthousiasme. Alors se lève l’âge d’or pour le comédien, pour lui et pour tout ce qui est apparenté à son art. Wagner marche précédé de tambours et fifres à la tête de tous les artistes de conférence, d’apparat, de virtuositisme ; il a convaincu d’abord les maîtres de chapelle, les machinistes et les chanteurs de théâtre. Ne doivent pas être oubliés, les musiciens de l’orchestre : il a « sauvé » ceux-ci de l’ennui. Le mouvement que créa Wagner dépasse même le domaine de nos connaissances : des sciences toutes spéciales surgissent doucement de la scolastique vieillie de plusieurs siècles. Pour donner un exemple, je relève tout particulièrement, en ce qui concerne la rythmique, les mérites de Riemann, le premier qui ait fait valoir la conception importante de la ponctuation également dans la musique (malheureusement au moyen d’un vilain mot : il l’appelle l’art de phraser). Tous ceux-ci, je le dis avec reconnaissance, sont les meilleurs parmi les fervents de Wagner, les plus respectables ; ils ont amplement raison d’honorer Wagner. Le même instinct les relie entre eux, ils voient en lui leur type béroique, ils se sentent métamorphoses en puissance, en grande puissance, depuis qu’il les a enflammés de sa propre ardeur. C’est ici, notamment, que l’influence de Wagner a été bienfaisante, si elle a pu d’ailleurs l’être n’importe où. Jamais encore, dans cette sphère, on n’a tant pensé, tant travaillé. Wagner a donné à tous ces artistes une conscience nouvelle ; ce qu’ils exigent maintenant d’eux-mêmes, ce qu’ils obtiennent maintenant d’eux-mêmes, jamais ils ne l’ont auparavant exigé d’eux-mêmes ; ils étaient jadis trop modestes pour cela. Un autre esprit règne au théâtre, depuis que l’esprit de Wagner y règne : on exige le plus difficile, on blâme durement, on loue rarement ; le bon, l’excellent compte comme règle. Le goût n’est plus nécessité, pas même la voix. On ne chante Wagner qu’avec une voix ruinée : cela agit dramatiquement. Être doué est exclu. L’expressif à tout prix, comme l’exige l’idéal wagnérien, l’idéal de la décadence ; (celui-ci s’entend mal avec le fait d’être doué). Il ne faut pour cela que de la vertu, c’est-à-dire du dressage de l’automatisme, de la « négation de soi-même ». Ni goût, ni voix, ni dons naturels ; la scène de Wagner ne demande qu’une chose : des Germains !… Définition du Germain : obéissance et longues jambes. C’est d’un enseignement profond que l’élévation de Wagner soit contemporaine de l’élévation de l’empire, que tous deux grandissent en même temps ; ce double fait ne prouve qu’une seule et même chose : obéissance et longues jambes. Jamais on n’a mieux obéi, jamais on n’a mieux commandé. Les maîtres de chapelle de Wagner, en particulier, sont dignes d’un siècle que la postérité appellera un jour, non sans un respectueux effroi, le siècle classique de la guerre. Wagner s’entendait à commander : sous ce rapport il était le grand maître. Il commanda par sa volonté impitoyable, en enchaînant tout autour de lui par une discipline ineffaçable. Wagner fournit peut-être le plus grand exemple de la violence faite à soi-même que possède l’histoire de l’art. (Alfieri même, son proche parent quant au reste, est encore dépassé. Remarque d’un Turinois).


XII

Constater que nos comédiens sont devenus plus dignes de respect que jamais, n’est pas contester leur valeur périlleuse et nocive. Mais qui doute encore de ce que je veux, qui doute encore des trois prétentions, pour lesquelles, cette fois, ma colère concentrée, mes soucis, mon amour de l’art m’ont ouvert la bouche ?

Que le théâtre ne devienne pas maître de l’art.

Que le comédien ne devienne pas le séducteur de l’authentique.

Que la musique ne devienne pas l’art du mensonge.


PREMIER POST-SCRIPTUM

Le sérieux de ces dernières paroles m’autorise à communiquer ici au, lecteur quelques propositions d’un traité non encore imprimé, qui du moins ne laisseront aucun doute quant à mon sérieux dans cette matière. Ce traité est intitulé : Ce que nous coûte Wagner. L’engouement pour Wagner se paye cher. Un sombre sentiment existe encore aujourd’hui, à ce sujet. Le succès même de Wagner, sa victoire, n’extirpa pas ce sentiment jusqu’à la racine. Mais autrefois il était fort, il était terrible comme une haine sourde, presque pendant les trois quarts de la vie de Wagner. Cette résistance qu’il éprouva chez nous-autres, Allemands, ne peut être assez appréciée, assez glorifiée. On s’est défendu contre lui, comme contre une maladie, non par des raisons, on n’oppose pas de raisonnements à une maladie, mais avec résistance, méfiance, mauvaise humeur, dégoût, avec un sombre sérieux, comme si, en lui, un grand danger se fût glissé autour de nous. Messieurs les esthéticiens se sont découverts, quand s’appuyant sur trois écoles de la philosophie allemande, ils ont fait une guerre absurde de « si » et de « mais » aux principes de Wagner. Que lui importaient les principes, même les siens ! Les Allemands eux-mêmes ont eu assez d’intelligence dans l’instinct pour se défendre ici tout « si », tout « mais ». Un instinct est affaibli s’il se rationalise : car par le fait même qu’il se rationalise, il s’affaiblit. S’il y a des signes indiquant que malgré le caractère général de la décadence européenne, il existe encore un degré de santé, un flair instinctif du nuisible, du dangereux chez l’être allemand ; je voudrais voir parmi eux le moins dépréciée cette sourde résistance contre Wagner. Elle nous fait honneur, elle nous permet même d’espérer que la France n’eût pu déployer autant de santé. Les Allemands, les traînards par excellence dans l’histoire, sont aujourd’hui le peuple civilisé le plus arriéré : cela a son avantage ; par cela même, ils sont relativement le plus jeune.

L’engouement pour Wagner se paye cher. Les Allemands n’ont désappris que depuis peu l’espèce de crainte qu’ils avaient pour lui ; le désir d’en être débarrassé leur vient à toute occasion[4].

Se souvient-on encore de cette curieuse circonstance à l’occasion de laquelle, tout dernièrement, cet ancien sentiment revint à la surface d’une manière absolument inattendue ? Il arriva, à l’enterrement de Wagner, que la première société wagnérienne, celle de Munich, déposa sur sa tombe une couronne dont l’inscription devint immédiatement célèbre. Elle portait : « Délivrance au sauveur ! » Chacun admira la haute inspiration qui avait dicté cette inscription, chacun admira ce goût dont les partisans de Wagner ont le privilège. Mais beaucoup (c’était assez étrange) y firent la même petite correction : « Délivrance du sauveur ! » On respira.

L’engouement pour Wagner se paye cher. Mesurons cet engouement par son effet sur la civilisation. Qui a été porté par lui, par son mouvement, à l’avant-plan ? Qu’a-t-il discipliné de plus en plus en grand ? Avant tout l’arrogance des profanes, des idiots de l’art. Cela vous organise maintenant des sociétés, prétend imposer son goût, voudrait faire le juge in rebus musicis et musicantibus. Il a produit, en second lieu, une indifférence toujours plus grande contre toute étude sérieuse, distinguée, consciencieuse au service de l’art ; il a mis à sa place la foi dans le génie, plus clairement : l’insolent dilettantisme (on en trouvera la formule dans les Maîtres Chanteurs). Il a produit en troisième lieu et malheureusement la théâtrocratie, la farce d’une croyance à la préséance du théâtre, au droit, à la souveraineté du théâtre sur les arts, sur l’art… Mais qu’on le dise donc cent fois en face aux wagnériens, ce qu’est le théâtre : ce n’est jamais qu’un accessoire de l’art, que quelque chose de secondaire, quelque chose de rendu plus grossier, quelque chose de plié aux convenances des masses, quelque chose de menti. À cela Wagner n’a rien changé non plus : Bayreuth est grand opéra, et pas même bon opéra. Le théâtre est une forme de la démolatrie dans les choses du goût, le théâtre est un soulèvement des masses, un plébiscite contre le bon goût. Voilà précisément ce que prouve Wagner : il a conquis la foule, il a corrompu le goût, il a même corrompu notre goût pour l’opéra.

L’engouement pour Wagner se paye cher. Que fait-il de l’esprit Wagner délivre-t-il l’esprit ? Toute équivoque, tout double sens lui convient, tout, en un mot, ce qui persuade les ignorants, sans même les amener à savoir ce dont ils sont persuadés. Avec cela Wagner est un tentateur de grand style. Toute fatigue, toute décrépitude, tout danger vital, toute conception de l’esprit calomniateur du monde sont secrètement protégés par l’art de Wagner. C’est l’obscurantisme le plus noir qu’il cache dans les flots de lumière de l’idéal. Il flatte tout instinct nihiliste (boudhique) et le déguise en musique, il flatte toute forme d’expression chrétienne, toute forme d’expression religieuse lorsqu’elle est décadente. Qu’on ouvre les oreilles : Tout ce qui a jamais poussé sur la terre de la vie appauvrie, toute la fausse monnaie de la transcendance et de l’au-delà, a trouvé son interprète le plus sublime dans Wagner ; non pas en formules, Wagner est trop malin pour employer des formules, mais par la persuasion de la sensualité qui rend à son tour l’esprit ramolli et fatigué. La musique devenue Circé. Sa dernière œuvre est en cela son plus grand chef-d’œuvre. Parsifal conservera éternellement son rang dans l’art de la corruption. J’admire cette œuvre, je voudrais même l’avoir faite. Faute de l’avoir faite, je la comprends. Wagner n’a jamais été mieux inspiré qu’à la fin. Le raffinement dans l’alliance du beau et du malade va si loin ici, qu’il jette quelque ombre sur l’art précédent de Wagner : il nous paraît trop clair, trop sain. Comprenez-vous cela ? La santé, la clarté agissant comme ombre, presque comme prétexte ? C’est à ce point que nous sommes devenus de purs innocents. Jamais il n’y eut un plus grand maître en parfums sombres, hiératiques, jamais ne vécut pareil connaisseur de tout l’infiniment petit, tremblotant outré de toute féminité de l’idiotillon du bonheur ! Buvez donc, mes amis, les philtres de cet art ! Vous ne trouverez nulle part ailleurs une manière plus agréable d’énerver votre esprit, d’oublier votre virilité sous un buisson de roses.

Ah ! ce vieux sorcier ! ce Klingsor de tous les Klingsors. Comme en cela il nous fait la guerre, à nous les libres penseurs ! Comme avec ses tons de jeune fille enchanteresse, il nous fait prendre pour volonté toute lâcheté de l’âme moderne ! Jamais pareille haine à mort de la science n’a existé ! On doit être un cynique pour ne pas succomber ici à la tentation, il faut savoir mordre pour ne pas adorer ici. Allons, vieux corrupteur ! Le cynique t’avertit : cave canem

L’engouement pour Wagner se paye cher. J’observe les jeunes gens qui ont été exposés longtemps à son infection. L’effet le plus immédiat et relativement anodin, c’est son influence sur le goût. Wagner agit comme l’alcool employé continuellement. Il hébète, il englaire l’estomac. Effet spécifique, abâtardissement du sentiment rythmique. Le wagnérien finit par appeler rythme, ce que j’appelle moi, avec un proverbe grec : « remuer la fange ›. Plus dangereuse est la corruption des notions. Le jeune homme devient un veau contemplant la lune, un « idéaliste ». Il a dépassé la science ; il est ainsi à la hauteur du maître. Par contre, il joue le philosophe ; il écrit dans les feuilles de Bayreuth, il résout tous les problèmes au nom du Père, du Fils et du saint Maître. Mais le plus angoissant est certes la corruption des nerfs. Qu’on traverse la nuit une grande ville, on entend partout forcer avec rage les instruments, un hurlement sauvage se mêle à cela. Que se passe-t-il ? Les jeunes gens adorent Wagner. Bayreuth rime avec maison de santé. Télégramme typique de Bayreuth : Presque repenti (bereits bereut). Wagner est pernicieux pour les jeunes gens ; il est fatal pour la femme. Médicalement parlant, qu’est ce que la femme wagnérienne ? Il me semble que le médecin ne pourrait assez sérieusement placer devant les yeux des jeunes femmes, cette alternative de conscience : l’un ou l’autre. Mais elles ont choisi. On ne peut servir deux maîtres, lorsque l’un d’eux s’appelle Wagner.

Wagner a sauvé la femme ; la femme pour cela lui a construit Bayreuth. Sacrifice, abandon complet, on n’a rien qu’on ne voudrait lui donner. La femme s’appauvrit au profit du maître ; elle devient touchante, elle est nue devant lui. La wagnérienne, le double sens le plus gracieux qu’il y ait aujourd’hui : elle personnifie la chose de Wagner, dans son signe triomphe ceci. Ah ! ce vieux brigand ! Il nous ravit nos jeunes gens, il nous ravit même nos femmes et les entraîne dans sa caverne… Ah ! ce vieux minotaure, que ne nous a-t-il pas conté ? Annuellement on lui amène des trains des plus belles jeunes filles, des plus beaux jeunes gens, afin qu’il les avale dans son labyrinthe, annuellement toute l’Europe retentit du cri : « En avant pour la Crète ! En avant pour la Crète ! »


DEUXIÈME POST-SCRIPTUM

Ma lettre, paraît-il, est exposée à une fausse compréhension. Sur certains visages se dessinent les plis de la reconnaissance ; j’entends même signaler une modeste allégresse. Je préférerais ici, comme en beaucoup de choses, être compris. Mais depuis que les vignes de l’esprit allemand sont ravagées par un nouvel animal, le ver de l’empire, le célèbre rhinoxera, plus une seule de mes paroles n’est comprise La Kreuzzeitung elle-même me le prouve, sans parler de la Litterarisches Centralblatt. J’ai donné aux Allemands les livres les plus profonds qu’ils possèdent d’ailleurs. Motif suffisant pour que les Allemands n’en comprennent pas un mot… Si, dans cet écrit, je fais la guerre à Wagner et accessoirement au « goût » allemand, si j’ai des mots durs pour le crétinisme de Bayreuth, je ne voudrais rien moins que faire fête ainsi à d’autres musiciens.

D’autres musiciens ne peuvent être pris en considération contre Wagner. Cela sonnerait mal, du reste.

La décadence est générale. La maladie est profonde. Si le renom d’avoir ruiné la musique reste à Wagner, comme Bernini garde celui d’avoir ruiné la sculpture, il ne faut pas voir pourtant en lui la cause de cette ruine. Il n’a fait qu’en accélérer le mouvement, d’une façon telle évidemment qu’on s’arrête avec effroi devant cette chute presque vertigineuse, devant cette descente au précipice. Il avait la naïveté de la décadence ; c’était là sa supériorité. Il y croyait ; aucune logique de la décadence ne l’arrêtait.

Les autres traînent, voilà ce qui les différencie, sans cela rien. Je rassemble ce qu’il y a de commun entre Wagner et les autres : la ruine de la force organisatrice ; l’abus de moyens transmis, sans la puissance qui en justifie l’emploi, qui mène au but ; le faux monnayage dans l’imitation des grandes formes, pour lesquelles personne aujourd’hui n’est ni assez fort, ni assez fier, ni assez conscient de lui-même, ni assez sain ; l’excès de vitalité dans les plus petites choses, l’effet à tout prix ; le raffinement comme expression de la vie appauvrie ; toujours, de plus en plus, les nerfs à la place de la chair. Je ne connais qu’un seul musicien, qui soit en état aujourd’hui de tailler une ouverture en pleine matière, et personne ne le connaît. Ce qui est célèbre aujourd’hui ne fait, comparé à Wagner, pas de « meilleure » musique, mais de la musique moins saillante, plus indifférente : plus indifférente, parce que la moitié de la besogne est écartée. Mais Wagner était entier ; Wagner était la corruption complète ; Wagner était le courage, la volonté, la conviction dans la corruption. Qu’importe encore Johannes Brahms ! Son succès ne repose que sur une non-compréhension allemande : on le considérait comme antagoniste de Wagner, on avait besoin d’un antagoniste. Cela ne vous fait pas de musique nécessaire, cela vous fait avant tout trop de musique ! Si l’on n’est pas riche, on doit porter fièrement sa pauvreté !… La sympathie qu’inspire indéniablement çà et là Brahms, en dehors de tout intérêt de parti, de toute non-compréhension de parti, fut longtemps une énigme pour moi, jusqu’à ce que je découvris enfin, presque par hasard, qu’il ne produit d’effet que sur un certain type d’hommes. Il a la mélancolie de l’impuissance ; il ne crée pas dans la plénitude, il est altéré de plénitude. Si l’on décompte ce qu’il imite, ce qu’il emprunte aux formes stylistiques des grands maîtres anciens et des exotiques modernes, il est maître en copie, il ne lui reste comme propriété à lui que le désir… C’est ce que devinent ceux qui désirent, les non-rassasiés de toute espèce. Il y a trop peu de personnalité, trop peu de centre ; c’est ce que comprennent les « impersonnels », les périphériques ; ils l’aiment pour cela. Il est spécialement le musicien d’un genre de femmes mécontentes. Qu’on avance de cinquante pas, on aura la wagnérienne, exactement comme on trouve Wagner à cinquante pas au delà de Brahms, la wagnérienne, type plus caractéristique, plus intéressant et avant tout plus gracieux.

Brahms est touchant aussi longtemps qu’il rêvasse intimement, ou qu’il pleure sur lui-même, en cela il est « moderne » ; il devient froid, il ne nous regarde plus dès qu’il veut devenir l’héritier des classiques.

On appelle volontiers Brahms l’héritier de Beethoven : je ne connais pas d’euphémisme plus prudent. Tout ce qui a aujourd’hui quelque prétention au grand style en musique, est ou bien faux envers nous, ou bien faux envers lui-même. Cette alternative offre assez sujet à la méditation : elle renferme notamment une casuistique sur la valeur des deux cas. « Faux envers nous », contre cela l’instinct du plus grand nombre proteste, ils ne veulent pas être trompés ; pour moi, je préférerais naturellement ce type à l’autre (faux envers soi-même). C’est là mon goût. Plus clairement exprimé pour les « pauvres d’esprit » ; Brahms ou Wagner. Brahms n’est pas comédien. On peut comprendre une grande partie des autres musiciens dans la notion de Brahms. Je ne dis pas un mot des malins singes de Wagner, par exemple de Goldmark, avec la Reine de Saba. On appartient à la ménagerie, on peut se faire voir. Ce qui peut être bien fait, magistralement fait aujourd’hui, ce ne sont que les plus petites choses. Ici seulement l’honnêteté est encore possible. Mais rien, au point de vue essentiel, ne peut guérir la musique de la destinée essentielle, de sa fatalité d’être l’expression de la contradiction physiologique, d’être moderne.

Le meilleur enseignement, la culture la plus consciencieuse, l’intimité la plus grande ou même l’isolement dans la société des anciens maîtres, tout cela n’est que palliatif, pour parler plus sévèrement qu’illusion, parce qu’on n’a plus dans le corps les conditions nécessaires : même si l’on était de la forte race d’un Händel, si l’on avait l’exubérante animalité d’un Rossini. Chacun n’a pas le droit de se guider d’après tel ou tel maître : cela est vrai pour toute époque. Il n’est pas impossible qu’il existe encore aujourd’hui en Europe des restes de races plus fortes, d’hommes typiques sans rapports avec notre époque ; c’est d’eux qu’on pourrait espérer encore également pour la musique une beauté, une perfection tardive.

Ce que nous pourrions voir encore dans notre vie, ce sont des exceptions. Aucun dieu ne sauverait la musique de cette règle, que la corruption domine, qu’elle est fatale.


ÉPILOGUE

Retirons-nous enfin et respirons loin de ce monde étroit où toute question condamne l’esprit à s’occuper de la valeur des personnalités. Un philosophe éprouve le besoin de se laver les mains, après s’être occupé si longtemps du « cas Wagner ». Je donne ma notion du moderne. Chaque époque trouve dans sa mesure même de force, un étalon pour savoir quelles vertus lui sont permises et quelles vertus lui sont défendues. Ou bien elle a les vertus de la vie ascendante : et alors elle lutte dans le plus profond de sa base contre les vertus de la vie descendante. Ou bien elle est elle-même une vie descendante, alors elle a besoin des vertus de la décadence, alors elle déteste, elle hait tout ce qui porte sa propre justification, par la plénitude, par l’excès de richesse en force. L’esthétique est individuellement liée à ces prémisses biologiques : il y a une esthétique décadente, il y a une esthétique classique.

« Un beau en soi » est une utopie comme l’idéalisme tout entier. Dans la sphère plus étroite de ce que l’on appelle les valeurs morales, on ne saurait trouver une plus grande contradiction que celle qui existe entre une morale princeps et la morale chrétienne : cette dernière grandie sur un terrain absolument morbide (les Évangiles nous présentent absolument les mêmes types physiologiques que ceux que nous dépeignent les romans de Dostoïewsky), la morale princeps « romaine », « payenne ›, « classique », renaissance », par contre se présentant à nous comme le langage graphique de la santé, de la vie grandissante, du désir de la domination comme principe de la vie. La morale princeps affirme tout aussi instinctivement, que la morale chrétienne dénie : « Dieu », « l’au-delà », « l’abnégation », (toujours des négations). La première donne autour d’elle, de son abondance elle illumine, elle embellit, elle rationnalise le monde ; l’autre appauvrit, rend pâle, enlaidit la valeur des choses, elle renie le monde. « Le monde », une injure chrétienne. Ces oppositions dans l’optique des valeurs sont toutes deux nécessaires, ce sont des manières de voir, de se convaincre, dont on ne peut approcher par des preuves, par des réfutations. On ne réfute pas le christianisme, on ne réfute pas une maladie de l’œil. Le fait d’avoir combattu le pessimisme comme une philosophie, a été le summum de l’idiotisme savant. Les notions « d’erreur » et de « vérité » n’ont pas de sens dans l’optique, d’après moi. La seule chose contre laquelle on doit se défendre, est la fausseté, ce langage double, instinctif, qui ne veut pas accepter ces contradictions comme contradictions : c’était le cas, par exemple, pour Wagner, qui, dans de pareilles faussetés, n’était pas peu passé maître. Jeter un œil oblique sur la morale initiale, sur la morale aristocratique » (la saga islandaise en est presque le document le plus important) et en même temps avoir en bouche l’enseignement opposé provenant de « l’Évangile des humbles », du besoin de salut ! J’admire, soit dit en passant, la modestie des chrétiens qui vont à Bayreuth. Moi-même, je ne supporterais pas certaines paroles de la bouche d’un Wagner. Il y a des notions qui ne conviennent pas à Bayreuth. Comment ? Une chrétienté préparée pour des wagnériennes, peut-être par des wagnériennes, car Wagner était, dans ses vieux jours, absolument feminini generis. Soit dit encore une fois, les chrétiens d’aujourd’hui sont par trop modestes. Si Wagner est chrétien, Liszt est peut-être père de l’Église. Le besoin de salut, sentiment comprenant tous les besoins chrétiens, n’a rien à faire avec de pareils polichinelles : c’est l’expression la plus honnête de la décadence, c’est l’assentiment le plus convaincu, le plus douloureux donné à la décadence, dans des symboles, dans des pratiques sublimes. Le chrétien veut être débarrassé de lui-même.

Le moi est toujours haïssable. La morale aristocratique, la morale princeps a au contraire ses racines dans une affirmation triomphante de soi-même ; c’est l’affirmation en soi, la glorification en soi de la vie ; elle aussi a besoin de symboles et de pratiques sublimes, mais seulement parce qu’elle a « le cœur trop plein ».

L’art sublime, le grand art lui appartiennent ; tous deux signifient reconnaissance. D’autre part, on ne peut lui dénier un dégoût instinctif contre les décadents, un mépris, un frisson même pour leur symbolisme ; c’est là, pour ainsi dire, une preuve de son existence. Le Romain aristocratique considérait le christianisme comme fœda superstitio : je rappelle comment le dernier Allemand, de goût aristocratique, comment Gœthe comprenait la croix.

On cherche vainement des contradictions plus nécessaires, de plus de valeur[5].

Mais une fausseté comme celle des Bayreuthois n’est plus une exception aujourd’hui. Nous connaissons tous l’idée peu esthétique du hobereau chrétien. Cette innocence entre des contradictions, cette « conscience tranquille » dans le mensonge est plutôt moderne par excellence ; on pourrait presque ainsi définir la modernité. L’homme moderne établit biologiquement une contradiction des valeurs, il est assis entre deux chaises, il dit oui et non dans un seul souffle. Quoi d’étonnant, si de nos jours la fausseté est devenue chair et même génie ? Si Wagner a vécu « au milieu de nous ». Ce n’est pas sans raison que j’ai appelé Wagner le Cagliostro de la modernité.

Mais nous tous, nous avons dans le corps, sans le savoir, sans le vouloir, des valeurs, des mots, des formules, une morale d’origine « contradictoire » ; nous sommes considérés physiologiquement faux. Par quoi commencerait un diagnostic de l’âme moderne ? Par une sérieuse dissection de ce contresens instinctif, par une extirpation de ces valeurs en opposition qu’il renferme, par la vivisection opérée sur son cas le plus instructif. Le cas Wagner est pour le philosophe un bonheur ; ce traité est inspiré, on l’entend bien, par la reconnaissance.

Friedrich Nietzsche.
  1. L’œuvre et le musicien sont-ils bien choisis pour être opposés comme un idéal nouveau à l’œuvre d’art wagnérienne. Que Bizet soit un excellent musicien et dont la vie brève donnait les plus hautes promesses, c’est certain ; mais Carmen n’est peut-être pas le chef-d’œuvre de Bizet (les symphonies de l’Arlésienne pouvant très bien tenir en face et requérir davantage les goûts du musicien, s’il entend les fragments symphoniques, aux concerts, isolés, débarrassés du flux d’inutiles paroles qui les prétexta). Les auditeurs de Carmen, même ceux qui en goûtent la musique, véritablement imagée et dramatique, non sans quelques concessions à un public peu musicien, ne peuvent qu’être choqués de bien des allures du poème. Les banalités de ce texte extorqué dans la belle nouvelle de Mérimée pouvaient d’ailleurs plus encore être nocives à Bizet. Peut-être Nietzsche entendit-il l’œuvre en Allemagne ou en Italie, jouée en drame lyrique ou en opéra ; et a-t-il moins souffert qu’un Français à l’audition des passages parlés. Cet antagonisme d’ailleurs contre les œuvres wagnériennes, s’il a été peut-être exprimé par Nietzsche, en première date peut-être, avec une forme singulièrement incisive et des allures démonstratives, cet antagonisme n’est pas neuf. Une catégorie de musiciens attaque Wagner de la même façon ; aussi ils lui objectent Carmen : mais Carmen n’est que la suite d’une série. Les Noces de Figaro seraient le type de l’œuvre musicale réelle, viendraient par exemple Grétry, Méhul, les œuvres d’Hérold, etc… À la pompe et la solennité wagnérienne on opposerait un art plus vif, plus net, plus sobre, plus flexible, art de traduction musicale applicable à presque tous les sujets.

    Évidemment tous les musiciens ne peuvent rêver des cosmogonies ; on peut demander, à côté du grand art décoratif, place pour un genre à la fois noble et léger : la comédie musicale, disaient les critiques amis de Bizet ; mais il n’y a nullement antinomie dans la coexistence des deux arts.

    Watteau peut tenir aux mêmes mémoires que Rembrandt, Degas auprès de Thurner, etc., les stendhaliens en face des grands lyriques.

    Le seul point est de ne point confondre les ressources différentes de ces deux sommes d’art ; et s’il est puéril d’évoquer autour d’une inoffensive paysannerie ou idylle, les grands échos de l’orchestre wagnérien, il est sans goût d’aborder le haut drame lyrique aux personnages conventionnels et de recul, avec des procédés seulement un peu rehaussée de musique ordinaire.

    L’art de Bizet évoque l’idée d’un très charmant concert d’instruments et de voix, éveillé dans le but d’intéresser des gens de goût et leur faire plaisir. La grande fresque de Wagner prêche, enseigne et conclut.

    Certes les wagnériens sont souvent agaçants et ne ressemblent À leur chef d’école que d’une manière mnémonique, mais peut-être pour l’appui de sa cause et de sa réclamation de philosophe désireux de voir figurer sur les scènes autre chose que l’éternel Wotan, Nietzsche oublie-t-il trop facilement les grimaces en roulades et les entrechats faciles des motifs, qui caractérisent les imitateurs, des créateurs de l’ancien opéra.

    Après le triomphe de Wagner en ses efforts de construction de grandes fresques musicales, une réaction devait se produire en faveur d’une musique plus facilement isolable. Cette réaction règne d’ailleurs parmi bien des wagnériens sérieux, ceux par exemple de la jeune école française.

  2. Il y a évidemment, dans la pensée de Nietzsche, un peu de confusion entre l’atmosphere du sujet, sa couleur, le talent du musicien et le sujet du poëme de Carmen ; aussi croit-on remarquer que l’homme du Nord qui descend dans le Midi éprouve généralement ce besoin d’un art plus clair, coloré, mobile. Sans doute, Nietzsche a raison de demander la méditerranisation de l’art, mais encore oublie-t-il qu’au temps de Wagner le Midi était frappé de décadence et d’improductivité ; c’est après qu’une des deux grandes travées humaines de l’Europe, le Nord ou le Midi, a donné sa note la plus éclatante, que l’autre, piquée au jeu ou reposée par une assez longue inaction, tâche de saisir et de faire ressentir son génie propre ; parfois les deux génies tentent de coexister dans le même artiste (Flaubert, Stendhal). Mais s’il n’y avait pas au Nord de brumeux et profonds artistes, le Midi ne donnerait, n’étant pas piqué par le contraste, que des œuvres faciles et conventionnelles ; aussi si le Midi ne produisait pas, le Nord se bercerait en quelques légendes, ou bien ses artistes lutteraient avec ceux du Midi, lutteraient d’habileté personnelle en une même convention. Voyez les résultats sans importance des écoles de Rome, où des gens de diverses races exécutent les mêmes travaux, maintenus qu’ils sont par une tradition ; au contraire, les poètes indépendants du Nord (Shelley) qui descendent en Italie, y renforcent leur originalité natale, de même qu’au moyen-âge, les méridionaux (tels le Dante) venaient reforger leur génie originel dans des villes septentrionales. On pourrait développer cette théorie, avec exemples à l’infini ; c’est souvent du contraste de la nature de l’artiste et du milieu où il vit, du climat sous lequel il vit, que se dégage sa personnalité.
  3. Remarque. — Ça été un vrai malheur pour l’esthétique, d’avoir toujours traduit le mot dramatique par le mot action. Wagner ne se trompe pas seul en ceci ; tout le monde est encore dans l’erreur, même les philologues qui devraient mieux le savoir. Le drame antique avait en vue de grandes scènes pathétiques ; il écartait précisément l’action (la reléguait avant le commencement ou derrière la scène). Le mot drame est d’origine dorique et d’après les usages linguistiques doriques, il signifie « événement, histoire », ces deux mots pris dans le sens hiératique. Le drame le plus ancien représentait des légendes locales, la « sainte histoire » sur laquelle reposait le fondement du culte (donc pas d’action mais un événement : δρᾶν en dorique, ne signifie pas du tout « faire ». (Note de Nietzsche.)
  4. Remarque. — Wagner était-il d’ailleurs un Allemand ? On a quelque raison de le mettre en doute. Il est difficile de découvrir en lui n’importe quel trait allemand. Grand assimilateur qu’il était, il a appris à imiter beaucoup de choses allemandes, voilà tout. Sa personnalité même est en contradiction avec tout ce qui est de sentiment allemand jusqu’ici, sans parler du musicien allemand ! Son père était un acteur du nom de Geyer. Le mot geyer signifie vautour en allemand). Un geyer est déjà presque un aigle… Ce qui a été mis en circulation jusqu’ici sous le titre de Vie de Wagner, est fable convenue, peut-être pis même. J’avoue ma méfiance sur tout point qui n’est prouvé que par Wagner seul. Il n’avait pas assez de fierté pour n’importe quelle vérité en ce qui le concernait ; personne n’était moins fier : il reste, tout à fait comme Victor Hugo » fidèle à lui-même ; même comme biographe, il reste comédien. (Note de Nietzsche.)
  5. Remarque. — Ma généalogie de la morale a traité d’abord de la contradiction existant entre la morale aristocratique et la morale chrétienne. Il n’y a peut-être pas de position plus décisive dans l’histoire de la science religieuse et morale. Ce livre, ma pierre de touche, pour ce qui a été vraiment tiré de moi-même, a le bonheur de n’être accessible qu’aux esprits les plus éclairés et les plus sévères : les oreilles manquent aux autres pour m’entendre. On doit avoir sa passion dans des choses où personne ne les a aujourd’hui (Note de Nietzsche.)