Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/I/I

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E. Dentu (p. 21-30).

PREMIÈRE PARTIE

I

LE CHEF-LIEU DE SEINE-ET-LOIRE


Il y avait trois mois à peine que M. Raymond Deblain, grand fabricant de tissus à Vermel, était parti pour l’Amérique du Nord, dans le but de régler certaines affaires en litige depuis plusieurs années, et aussi pour étendre ses relations commerciales de l’autre côté de l’Océan, lorsque le bruit se répandit soudain dans sa ville natale qu’il s’était marié à Philadelphie.

Personne ne voulut tout d’abord ajouter foi à cette nouvelle, tant elle était inattendue et paraissait inadmissible, étant donné ce qu’on savait des idées et des habitudes de celui dont il s’agissait.

Raymond Deblain avait dépassé la quarantaine sans jamais parler de prendre femme, légitimement du moins ; il s’était toujours applaudi d’être resté célibataire, au spectacle des mésaventures conjugales de quelques maris de sa connaissance ; et c’était vainement que les plus jolies héritières du département lui avaient été offertes ; car il était riche, beau cavalier, manquant un peu de distinction dans son laisser-aller, mais de caractère facile, plein de cœur et d’entrain.

La Médaille militaire, qu’il avait gagnée pendant la guerre franco-allemande — bien qu’il fût alors libéré du service, il s’était engagé de suite — allait à merveille à sa tournure d’ancien sous-officier de cavalerie.

C’était enfin le type sympathique du viveur de province, élégant et gai, mais sachant, bien que sceptique et volontiers gouailleur, ne pas froisser ouvertement les préjugés et les idées bourgeoises de ceux qui l’entourent.

Il n’était vraiment pas possible que M. Deblain eût ainsi rompu brusquement avec son passé, cela en faveur de quelque miss excentrique, comme on se représente trop souvent en France, en province surtout, les vierges de l’Union.

Ceux de ses amis qui connaissaient ses goûts d’indépendance, son amour des plaisirs faciles et des liaisons sans lendemain, traitaient donc ce mariage exotique de fable ridicule.

Est-ce que, s’il avait jamais l’intention d’entrer en ménage, le beau Raymond, ainsi qu’on l’appelait toujours, ne prendrait pas tout simplement pour compagne l’une de ses jolies compatriotes ! Est-ce qu’il pourrait jamais oublier qu’il se trouvait à Vermel dix, vingt jeunes filles charmantes, de bonnes familles et bien dotées, parmi lesquelles il n’avait qu’à choisir

De plus, est-ce qu’il se serait jamais marié sans consulter son intime, son alter ego, le docteur Erik Plemen ; sans lui en demander la permission, ou tout au moins sans le prévenir ?

En effet, depuis plus de dix ans, MM. Deblain et Plemen étaient inséparables ; ce qui s’expliquait aisément, car s’ils exerçaient des professions différentes, ils avaient absolument les mêmes goûts, défauts et qualités. Tous deux savaient faire marcher devront le travail et les distractions les plus mondaines.

Ils habitaient, boulevard Thiers — presque toutes les villes de province ont un boulevard ou une avenue Thiers — deux hôtels contigus derrière lesquels s’étendaient de fort beaux jardins, qui communiquaient par une porte dont Erik et Raymond avaient une clef, de façon à pouvoir aller de l’un chez l’autre, quand cela leur plaisait, à toute heure du jour et de la nuit, sans même que leurs gens pussent le savoir.

Intelligent et actif, le grand manufacturier ne négligeait jamais ses affaires, et quant au docteur Erik Plemen, c’était non seulement un médecin fort habile, dévoué à ses malades, secourable aux malheureux, mais encore un chimiste de premier ordre, un toxicologue déjà célèbre.

Ses travaux avaient été couronnés plusieurs fois par l’Académie de médecine. Vermel était fier de lui, et on s’étonnait qu’un homme de sa valeur ne fût pas à Paris, où bien certainement il occuperait un des premiers rangs parmi les membres de la Faculté.

On disait que c’était par ambition qu’il était resté dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, où il avait été envoyé à l’occasion de la dernière épidémie de choléra.

Pendant plusieurs mois, il avait combattu le fléau avec un véritable héroïsme ; il s’était ainsi attiré les sympathies de tous, et, jugeant sans doute le terrain bon pour lui, il s’était installé dans ce grand centre industriel, où sa clientèle était devenue rapidement considérable.

Décoré, chef de service à l’hôpital, membre du conseil général du département, il rêvait d’augmenter encore à la Chambre le nombre de ces médecins dont la présence de certains dans le Parlement est peut-être le salut pour les malades de la province, mais semble, hélas ! indiquer que la France est vraiment souffrante, puisque tant de docteurs se mêlent de ses affaires, comme s’ils se groupaient à son chevet pour l’achever à coups d’ordonnances.

Au physique, Erik Plemen, qui avait trente-six à trente-sept ans, offrait, avec sa physionomie intelligente, ses regards de feu, ses lèvres sensuelles, son tempérament ardent, un superbe spécimen de la race slave, car il était étranger.

Né en Hongrie, mais élevé à Paris, où il avait été l’un des plus brillants sujets de l’École de médecine, il s’était fait naturaliser et avait été reçu docteur. Nous venons de dire dans quelles circonstances il s’était fixé à Vermel, où, chaque jour, on s’applaudissait d’avoir un praticien aussi expert et aussi dévoué.

Au moral, c’était un ambitieux, un esprit volontaire, dominateur, n’admettant pas aisément qu’un obstacle soit jamais infranchissable pour celui qui veut vraiment atteindre un but.

Il l’avait maintes fois prouvé, dans l’exercice de sa profession, par des expériences et des opérations qui, heureusement, jusque-là, avaient toujours donné raison à sa hardiesse.

Aussi avait-il un empire absolu sur son ami Raymond, brave garçon d’un caractère assez faible, qui le consultait en toute occasion, même lorsqu’il s’agissait de son industrie.

Mais lorsque le négociant et le médecin en avaient fini, le premier avec ses affaires, le second avec ses travaux professionnels, ils étaient tout au plaisir, ne boudant pas plus l’un que l’autre devant une partie de chasse, une table bien servie, quelques heures de baccara et un sourire de jolie femme. Tout cela sans excès, avec cette petite hypocrisie à laquelle la province condamne même ceux qui ne se soucient que médiocrement du qu’en-dira-t-on.

D’ailleurs Vermel n’avait pour ainsi dire que l’écho de leurs fredaines, car M. Deblain, qui avait une succursale de sa maison à Paris, y faisait de fréquents voyages, et le docteur Plemen venait souvent le rejoindre dans l’élégant pied-à-terre qu’il habitait au boulevard Haussmann.

De plus, le grand manufacturier possédait, à quatre ou cinq lieues de la ville, une fort belle maison de campagne, bien abritée des regards indiscrets du dehors par les épais massifs du jardin, au centre duquel s’élevait l’habitation ; et les époux Ternier, concierges de cette propriété, qui s’appelait tout simplement la Malle, mais que les jeunes gens de Vermel avaient surnommée romantiquement « la Tour de Nesle » étaient aveugles, muets, incorruptibles.

Tels étaient les deux amis, et on ajoutait, pour rendre plus extravagante encore la nouvelle du mariage de l’un de ces frères siamois, que M. Deblain, fils d’une famille cléricale, avait épousé une protestante.

Personne ne pouvait, ne voulait donc croire à cette union, et le docteur Plemen, questionné par les uns et les autres, ne répondait qu’en haussant les épaules, car Raymond ne lui avait pas écrit un seul mot à ce sujet. Bien au contraire, dans une assez longue lettre qu’il lui avait adressée, il s’était étendu complaisamment, avec son entrain habituel et sa pointe d’ironie accoutumée, sur la liberté que les mœurs américaines laissent aux jeunes filles et sur sa flirtation avec une certaine miss Rhéa Panton, fille d’un grand industriel, son correspondant à Philadelphie. Puis, cela raconté, il avait terminé sa lettre par une sorte d’évocation à son amour du célibat.

Il lui paraissait donc impossible, non que Deblain n’eût pas changé d’opinion — il connaissait son peu d’énergie, son tempérament facile aux entraînements et son esprit malléable — mais qu’il fût allé aussi loin dans son évolution sociale sans l’en informer, tout au moins aussitôt la sottise accomplie.

Aussi attendait-il patiemment et en laissant dire, convaincu qu’un mot de son ami lui permettrait bientôt de démentir le racontar américain, ou que le voyageur en démontrerait lui-même la fausseté en revenant garçon… comme il était parti.

Ceci dit, ouvrons ici, sans aller plus loin, une parenthèse, pour fixer ceux de nos lecteurs qui, soucieux des reproches d’ignorance géographique que nous adressent si volontiers nos ennemis d’outre-Rhin, comme ils nous accusent d’ailleurs d’immoralité, eux, les fabricants de cartes transparentes — Augias donnant l’ordre de nettoyer les écuries d’autrui — chercheraient, sur une carte de France, Vermel et le département de Seine-et-Loire.

Ce sont là deux noms de fantaisie, créés à plaisir pour nous laisser liberté entière dans ce récit, où, tout en mettant en scène des types provinciaux pris sur le vif, en faisant le procès à des abus et à des sottises judiciaires, en démasquant des lâchetés et des hypocrisies politiques, nous tenons cependant à échapper à des reproches qui pourraient nous être adressés, non sans quelque apparence de raison.

En effet, forcé, par la nature du drame que nous voulons raconter, de lui donner pour théâtre le siège d’une cour d’appel, si nous ne nous transportions pas dans un milieu imaginaire, nous risquerions fort, soit de paraître viser des personnalités s’agitant réellement dans telle ou telle ville, soit de voir nos appréciations détournées sciemment de leur but, dénaturées et dirigées, par ceux-là mêmes qui pourraient se les appliquer, contre des hommes que, bien au contraire, nous estimons et aimons.

Et, puisque l’occasion nous en est offerte, qu’on nous permette d’ajouter ceci :

Bien certainement le littérateur ne puise pas toujours dans sa seule imagination ; il s’inspire souvent d’une situation sociale qu’il a eue sous les yeux, d’un fait dont il a été témoin ou qu’on lui a raconté, de caractères et de ridicules qui se sont manifestés devant lui ; mais cette situation, ce fait, ces caractères et ces ridicules ne sont que des points de départ, des matériaux, des embryons qu’il doit établir, classer, rendre logiques, développer et coordonner.

Désireux de créer un type en harmonie parfaite avec l’aventure qu’il veut mettre en scène, il ne photographie pas plus un individu bon ou mauvais, rencontré par hasard, qu’il ne copie textuellement la situation qui, en frappant son esprit, lui a donné l’idée première de son œuvre.

Quels que soient ses vertus ou ses vices, l’homme est rarement complet ; le romancier est forcé, pour les besoins de sa cause, de faire son héros pire ou meilleur qu’il ne lui a apparu ; et il arrive que les événements réels sont si étrangement conduits par le hasard, ils sont si souvent la preuve que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, que le lecteur n’ajouterait point foi au récit où les effets — ce qui se produit fréquemment dans la nature — ne sembleraient pas la conséquence directe des causes.

L’écrivain qui a un but bien défini et demeure soucieux de l’atteindre par des moyens logiques prend donc à chacun des modèles qui lui sont offerts quelques-uns de leurs défauts et quelques-unes de leurs qualités, afin de créer des personnages dans le ton des événements qu’il a résolu de peindre.

S’il arrive que, dans ces personnages fictifs, certains individus réellement existants sont reconnus, ce n’est pas, le plus souvent, parce que le romancier a tout simplement photographié d’après nature, mais parce que la nature s’est plu, une fois par hasard, à faire aussi complet que le rêvait le romancier.

Dans ces cas de rencontres fortuites, la vérité seule y gagne ; tant pis pour ceux qui sont ainsi démasqués !

Revenons maintenant à Vermel et à l’émotion que la seule supposition du mariage américain de Raymond Deblain y causait.

Ainsi que nous l’avons écrit plus haut, on se refusait obstinément à admettre cet événement, qui renversait tant de croyances et si bon nombre d’espérances matrimoniales, et le docteur Plemen surtout n’y voulait pas ajouter foi ; mais un beau jour, le doute ne fut plus possible pour personne, car, moins d’un mois après l’arrivée de la nouvelle qui avait ainsi troublé ses amis, M. Deblain rentra dans sa ville natale en compagnie de la jeune femme qu’il avait bel et bien épousée de l’autre côté de l’Océan, dans les circonstances bizarres que nous allons raconter.