Le Château des désertes (RDDM)/02

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LE CHÂTEAU


DES DÉSERTES.

DEUXIÈME PARTIE[1].

VI. — LA DUCHESSE.

À l’heure convenue, j’attendais Celio, mais je ne reçus qu’un billet ainsi conçu :

« Mon cher ami, je vous envoie de l’argent et des papiers pour que vous ayez à terminer demain l’affaire de M lle Boccaferri avec le théâtre. Rien n’est plus simple : il s’agit de verser la somme ci-jointe et de prendre un reçu que vous conserverez. Son engagement était à la veille d’expirer, et elle n’est passive que d’une amende ordinaire pour deux représentations auxquelles elle fait défaut. Elle trouve ailleurs un engagement plus avantageux. Moi, je pars, mon cher ami. Je serai parti quand vous recevrez cet adieu. Je ne puis supporter une heure de plus l’air du pays et les complimens de condoléance : je me fâcherais, je dirais ou ferais quelque sottise. Je vais ailleurs, je pousse plus loin. En avant, en avant !

« Vous aurez bientôt de mes nouvelles et d’autres qui vous intéressent davantage.

« À vous de cœur,
« Celio Floriani. »

Je retournai cette épître pour voir si elle était bien à mon adresse : Adorno Salentini, place… n°… Rien n’y manquait.

Je retombai anéanti, dévoré d’une affreuse inquiétude, en proie à de noirs soupçons, consterné d’avoir perdu la trace de Cecilia et de celui qui pouvait me la disputer ou m’aider à la rejoindre. Je me crus joué. Des jours, des semaines se passèrent, je n’entendis parler ni de Celio ni des Boccaferri. Personne n’avait fait attention à leur brusque départ, puisqu’il s’était effectué presque avec la clôture de la saison musicale. Je lisais avidement tous les journaux de musique et de théâtre qui me tombaient sous la main. Nulle part il n’était question d’un engagement pour Cecilia ou pour Celio. Je ne connaissais personne qui fût lié avec eux, excepté le vieux professeur de Mlle Boccaferri, qui ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Je me disposai à quitter Vienne, où je commençais à prendre le spleen, et j’allai faire mes adieux à la duchesse, espérant qu’elle pourrait peut-être me dire quelque chose de Celio.

Toute cette aventure m’avait fait beaucoup de mal. Au moment de m’épanouir à l’amour par la confiance et l’estime, je me voyais rejeté dans le doute, et je sentais les atteintes empoisonnées du scepticisme et de l’ironie. Je ne pouvais plus travailler ; je cherchais l’ivresse, et ne la trouvais nulle part. Je fus plus méchant dans mon entretien avec la duchesse que Celio lui-même ne l’eût été à ma place. Ceci la passionna pour, je devrais dire contre moi : les coquettes sont ainsi faites.

L’inquiétude mal déguisée avec laquelle je l’interrogeais sur Celio lui fit croire que j’étais resté jaloux et amoureux d’elle. Elle me jura ne pas savoir ce qu’il était devenu depuis la malencontreuse soirée de son début ; mais, en me supposant épris d’elle et en voyant avec quelle assurance je le niais, elle se forma une grande idée de la force de mon caractère. Elle prit à cœur de le dompter, elle se piqua au jeu ; une lutte acharnée avec un homme qui ne lui montrait plus de faiblesse et qui l’abandonnait sur un simple soupçon lui parut digne de toute sa science.

Je quittai Vienne sans la revoir. J’arrivai à Turin ; au bout de deux jours, elle y était aussi ; elle se compromettait ouvertement, elle faisait pour moi ce qu’elle n’avait jamais fait pour personne. Cette femme qui m’avait tenu dans un plateau de la balance avec Celio dans l’autre, pesant froidement les chances de notre gloire en herbe pour choisir celui des deux qui flatterait le plus sa vanité, cette sage coquette qui nous ménageait tous les deux pour éconduire celui de nous qui serait brisé par le public, cette grande dame, jusque-là fort prudente et fort habile dans la conduite de ses intrigues galantes, se jetait à corps perdu dans un scandale, sans que j’eusse grandi d’une Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/856 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/857 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/858 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/859 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/860 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/861 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/862 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/863 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/864 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/865 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/866 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/867 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/868 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/869 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/870 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/871 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/872 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/873 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/874

— Et moi aussi, rentrons !

— Appelons nos garçons !

— Ah bien oui ! ils ont bien autre chose en tête, et ils se moqueront de nous comme à l’ordinaire.

— Il fait froid, allons-nous-en.

— Il fait peur, sauvons-nous !

Elles rentrèrent en rappelant la chienne. Tout se referma hermétiquement, et je n’entendis plus rien pendant un quart d’heure ; mais tout à coup les cris d’une personne qui semblait frappée d’épouvante retentirent. On parla haut, sans que je pusse distinguer ni les paroles ni l’accent. Il y eut encore un silence, puis des éclats de rire, puis plus rien, et je perdis patience, car j’étais transi de froid, et la maudite levrette pouvait me trahir encore, pour peu qu’on eût le caprice de venir poser de jolis petits bras nus sur la neige de la balustrade. Je regagnai la maison Volabù, certain qu’on ne m’avait pas tout-à-fait trompé, et qu’on travaillait dans le château à une œuvre inconnue et inqualifiable, mais un peu honteux de n’avoir rien découvert, sinon qu’on arrangeait le cimetière et qu’on se moquait des curieux.

La nuit était fort avancée quand je me retrouvai dans ma petite chambre. Je passai encore quelque temps à rallumer mon feu et à me réchauffer avant de pouvoir m’endormir, si bien que, lorsque Volabù vint pour m’éveiller avec le jour, il n’osa le faire, tant je m’acquittais en conscience de mon premier somme. Je me levai tard. Il avait eu le temps de me préparer mon déjeuner, qu’il fallut accepter sous peine de désespérer le brave homme et Mme Volabù, qui avait des prétentions assez fondées au talent de cuisinière. À midi, une affaire survint à mon hôte : il était prêt à y renoncer pour tenir sa parole envers moi ; mais moi, sans me vanter de mon escapade, j’avais un fiasco sur le cœur, et je me sentais beaucoup moins pressé que la veille d’arriver à Briançon. Je priai donc mon hôte de ne pas se gêner, et je remis notre départ au lendemain, à la condition qu’il me laisserait payer la dépense que je faisais chez lui, ce qui donna lieu à de grandes contestations, car cet homme était sincèrement libéral dans son hospitalité. Il eût discuté avec moi pour une misère durant le voyage, si j’eusse voulu marchander ; chez lui, il était prêt à mettre le feu à la maison pour me prouver son savoir-vivre.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n°.)

  1. Voyez la livraison du 15 février.