Le Chevalier Sarti, histoire musicale/04

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Le Chevalier Sarti, histoire musicale
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 729-765).
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QUATRIÈME PARTIE.

L’ARISTOCRATIE DE VENISE.



I.

Il y avait à Venise un grand nombre de fêtes qui avaient toutes pour objet la commémoration d’un événement important de l’histoire de la république. C’était une succession de scènes dramatiques, où la religion se mêlait à la politique pour perpétuer un souvenir glorieux et entretenir dans l’imagination du peuple le respect de sa propre tradition, source de l’amour de la patrie. L’homme, qui ne vit pas seulement de pain, ne tient au sol qui l’a vu naître que par les souvenirs du passé ; sans tradition, il n’y a pas plus de famille que de nationalité : c’est ce dont était bien pénétré le gouvernement de Venise, et sa profonde sagacité avait transformé les annales de la république en un spectacle magnifique qui se déroulait incessamment aux yeux de la foule enchantée. Aussi de tous les peuples de l’Italie le peuple vénitien est-il celui qui connaît le mieux son histoire, et on a pu voir dans les événemens de 1818 combien le culte du passé est un puissant levier pour secouer le joug de l’étranger. Parmi ces fêtes, aussi nombreuses que variées, qui rappelaient divers anniversaires, — depuis la fondation de Venise et la translation du corps de saint Marc jusqu’à la bataille de Lépante et à la peste de 1576, — une des plus remarquables, et sans contredit la plus importante de toutes, était celle de l’Ascension, instituée vers l’an 997 pour rappeler la conquête de la Dalmatie par le doge Urseolo. On y rattacha plus tard le souvenir de la concession faite par le pape Alexandre III au doge Sébastien Ziani, en reconnaissance de l’asile que lui avait accordé la république contre son persécuteur l’empereur Barberousse. En remettant au doge un anneau, le pape prononça ces paroles : « Recevez-le de moi comme une marque de l’empire de la mer. Vous et vos successeurs, épousez-la tous les ans, afin que la postérité sache que la mer vous appartient par le droit de la victoire et doit être soumise à votre république comme l’épouse l’est à l’époux[1] . » Tel est le principal fait historique qui servait de prétexte à l’une des plus belles cérémonies qu’ait pu inventer l’imagination d’un peuple politique, qui considérait l’art et la poésie comme faisant partie des élémens de sa grandeur.

La veille du jour de l’Ascension, le Bucentaure, grand et magnifique vaisseau dont le nom, aussi bien que la forme, indiquait ce mélange de christianisme et de ressouvenirs de l’antiquité fabuleuse qui caractérisait la civilisation de Venise, sortait de l’arsenal et venait aborder à la Piazzetta sous la conduite de trois amiraux, placés l’un à la poupe, l’autre à la proue, et le troisième dans une petite galerie ornée d’arbustes et de fleurs, près du gouvernail. Quelle est l’origine de ce nom bizarre du Bucentaure? Dérive-t-il, comme le prétendent quelques-uns, de la corruption d’une phrase insérée dans le décret du sénat qui ordonna, en 1311, qu’on fît construire un vaisseau propre à contenir deux cents hommes, ducentorum hominum? Ou bien a-t-on voulu désigner un vaisseau deux fois grand comme ce navire, appelé le Centaure, dont parle Virgile dans un passage de son Enéide? Quoi qu’il en soit de cette origine, il est certain que le dernier Bucentaure, construit en 1729 sous le doge Mocenigo, était un monument aussi curieux par la richesse des détails qu’imposant dans son ensemble. Long de cent pieds sur vingt-quatre de large, ses flancs s’ouvraient à la lumière par quarante-huit fenêtres ornées de festons et d’ornemens précieux. Il était divisé en deux étages, comme la société qu’il représentait. Dans l’étage inférieur se trouvaient les rameurs de l’arsenal, au nombre de cent soixante-huit; dans l’étage supérieur venaient s’asseoir le doge, les dignitaires de l’état, les ambassadeurs des puissances étrangères et les princes qui se trouvaient à Venise. La longue et vaste nef qui contenait tout le personnel du gouvernement de la république était également divisée en deux compartimens qui se communiquaient. Des figures ingénieuses, qui représentaient les vertus morales et politiques, la Justice, la Force, la Prudence, — les sciences, les arts utiles, les Muses, les Heures du jour et de la nuit, ornaient le pourtour de cette magnifique salle, au bout de laquelle siégeait le prince de Venise sur un trône d’or, comme Jupiter au milieu des dieux de l’Olympe. Les divinités de la mer, — Neptune apaisant les flots de son trident, Éole enchaînant les tempêtes, Téthys et ses nombreuses filles sortant de l’Océan pour venir s’égayer à la clarté des cieux, Vénus sur sa conque légère, qu’emportaient les Zéphyrs, un grand nombre de Tritons embouchant la trompette, — toutes ces créations charmantes de l’imagination grecque, qui se plaisait à personnifier les phénomènes de la nature, se déroulaient sur les deux faces extérieures du Bucentaure. La proue du navire était ornée d’un gros lion assoupi par l’Amour, et la poupe, portant l’étendard de la république, était soutenue par deux géans qui plongeaient leurs pieds dans la mer. Le toit, recouvert de velours cramoisi relevé de crépine et de fiocchi d’oro, réjouissait le regard et indiquait un sposalizio princier.

Le jeudi 17 mai de l’année 1792, les cloches de Saint-Marc, lancées à grande volée, annoncèrent la solennité de l’Ascension à un peuple enchanté, pour qui la vie était un spectacle continuel. Le doge Luigi Manini, ce pâle et dernier représentant d’un pouvoir occulte qui ne lui avait laissé que la pompe extérieure de l’autorité suprême, descendit lentement l’escalier des Géans du palais ducal, précédé de ses estafiers portant l’ombrelle historique, le siège et les autres insignes de la puissance, suivi de sa cour, des membres du conseil des dix, du sénat, du grand-conseil, des ambassadeurs et des princes étrangers qui se trouvaient à Venise. Il traversa la place et entra dans le Bucentaure, qui l’attendait depuis la veille au soir. Au moment où se mit en marche cette grande machine, qui, par le nom et la forme qu’on lui avait donnés, par les souvenirs qui s’y rattachaient et les ornemens symboliques qu’on y avait ajoutés, était encore une image véritable de la république, des coups de canon, partis des vaisseaux qui l’escortaient, signalèrent à la foule qui encombrait la place, la Riva dei Schiavoni et le Canalazzo, le commencement de la cérémonie. Toute la population et les étrangers accourus à Venise pour voir ce spectacle unique dans le monde suivaient le cortège dans d’innombrables gondoles qui voltigeaient autour du vaisseau national comme des satellites entraînés dans son tourbillon lumineux. Le ciel était magnifique, et à voir ces barques pavoisées de mille couleurs suivre le sillage du Bucentaure, qui se balançait sur les vagues dociles, on aurait dit une de ces théories de la Grèce sortant du Pirée sur une trirème symbolique et allant porter le tribut annuel aux dieux des îles Fortunées. Passant devant l’arsenal, les mariniers saluèrent une image de la Vierge très vénérée du peuple, et après s’être arrêté un instant à l’île Sainte-Hélène, où il y avait un couvent de pauvres moines qui offrirent au doge, selon un antique usage, un déjeuner frugal composé de châtaignes bouillies, le cortège s’avança vers le Lido. Alors, le Bucentaure faisant halte en pleine Adriatique, le prince de Venise, du haut d’une balustrade dorée qui bordait la poupe, prononça les paroles sacramentelles d’une perpétuelle domination et jeta à la mer l’anneau nuptial. Mille cris d’allégresse, mêlés au bruit du canon, des cloches et des fanfares, annoncèrent l’accomplissement de la cérémonie. Les chanteurs de la chapelle ducale, qui avaient leur place assignée dans la partie supérieure du Bucentaure, entonnèrent un madrigal à quatre parties que Lotti avait composé expressément pour la circonstance, en 1736. Ce morceau eut un tel succès à l’époque où il fut exécuté pour la première fois, que tout le monde s’empressa de le copier et qu’il se répandit dans toute l’Italie. Les paroles, qui étaient d’un noble vénitien, Zaccharia Valaresso, exprimaient une pensée à la fois politique et religieuse. Le poète demandait à Dieu de protéger et d’étendre la domination de Venise sur la mer jusqu’au jour funèbre où la lune s’éclipserait aux yeux du monde qu’elle éclaire. C’était une paraphrase de ces mots de la Genèse : « Dieu a posé un fondement au milieu des eaux; » posuit firmamentum in medio aquarum. Le madrigal de Lotti, par la couleur religieuse et mondaine qui le caractérise, n’étant franchement écrit ni dans la tonalité moderne, ni dans celle du plain-chant, semble un nouveau témoignage de la civilisation complexe de Venise, où le paganisme n’a jamais été vaincu[2]. Après avoir entendu la messe à la petite église de Saint-Nicolas du Lido, le doge et sa suite remontèrent sur le Bucentaure, qui, toujours escorté par de nombreuses péottes, des galères et une nuée de gondoles d’où s’échappaient des e viva San Marco, evohé! evohé! regagna la cité glorieuse des plaisirs, née, comme Vénus, de la blanche écume de la mer fécondée par un rayon de poésie.

Arrivée au palais ducal, sa sérénité réunit les grands de l’état, les ambassadeurs et les princes étrangers à. un banquet vraiment royal, dans une salle uniquement destinée à cet objet, et qui portait le nom de salle des banquets. On en donnait cinq tous les ans, le premier jour de l’année, les jours de l’Ascension, de San Vito, de San Stefano et de San Marco. Un service d’argenterie, qui était une merveille de la renaissance, des porcelaines et des cristaux de Murano, dont le travail exquis excitait l’admiration des étrangers, ornaient la table où le prince traitait ses égaux, ses sujets et ses maîtres. Alors, pendant que les regards des convives contemplaient un beau portrait de Henri III du Tintoretto, une Adoration des Mages de Bonifacio et toute cette magnificence d’une république de patriciens, les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc exécutèrent une cantate sans accompagnement de Lotti, il Tributo degli Dei, qui fut suivie d’une pastorale à quatre voix du même compositeur, Somo duce in trono assiso, morceaux composés, comme le madrigal déjà cité, dans l’année 1736, et empreints de ce caractère de grandeur et de suavité qui distingue l’art de Venise et particulièrement le génie de Lotti.

Beata et Tognina, Lorenzo et l’abbé Zamaria avaient suivi le cortège du Bucentaure jusqu’au Lido. Le sénateur Zeno ne les avait pas accompagnés : il était retenu ce jour-là au palais de la seigneurie, où il veillait, avec ses confrères les inquisiteurs, au salut de l’état. Le hasard avait poussé la gondole de Beata tout près de la balustrade du haut de laquelle le doge prononça les paroles historiques que nous avons rapportées, lorsqu’une voix, partie d’une péotte voisine, s’écria : « Va, va, épouse-la, cette mer trop docile, que tu ne sauras pas défendre contre les destins qui se préparent ! » Lorenzo fut assez étonné de reconnaître dans la personne qui avait proféré ce pronostic menaçant le même individu qu’il avait rencontré sur la place Saint-Marc quelque temps après son arrivée à Venise, et qu’il n’avait pas revu depuis. Dans la confusion inséparable d’une pareille fête, qui mettait en mouvement toute la population de Venise, personne autre que Lorenzo et l’abbé Zamaria n’entendit ce propos séditieux, qui aurait pu coûter cher à celui qui avait osé le laisser échapper de sa bouche imprudente.

Confondue dans la foule des petits bàtimens qui accompagnaient le nouvel époux de la république à son retour du Lido, la gondole de Beata s’arrêta à la Riva dei Schiavoni, où l’abbé Zamaria se fit descendre. L’abbé prévint ses compagnons qu’il ne dînerait pas au palais et qu’il ne fallait pas s’inquiéter de son sort; puis, ramenant à lui son petit manteau de soie, il s’envola comme un oiseau à qui on ouvre la cage où il était renfermé. Une idée traversa alors rapidement l’esprit de Beata, qui dit à Tognina : — Connais-tu Murano?

— Non, répondit l’amie, car les deux seuls voyages que j’aie faits à Venise ont été de trop courte durée pour me laisser le temps de tout voir. — Eh bien! répliqua Beata avec une joie qu’elle ne sut pas contenir, si tu veux, nous irons nous y promener. Mon père est occupé et passera probablement la journée au palais de la seigneurie. Allons donc à Murano, où nous trouverons de beaux jardins en fleurs et tout ce qui est nécessaire à l’agrément de la vie. Je ne vous retiens pas, dit-elle d’un ton plus sérieux à Lorenzo, et si vous avez des projets, vous êtes libre.

— Il est trop poli et trop aimable cavalier, répondit Tognina avec gaieté, pour laisser deux femmes seules. J’aime à me flatter, continua-t-elle, que notre société lui est plus agréable qu’importune.

— Je n’ai pas mérité, signora, répondit Lorenzo avec un accent ému, que vous puissiez douter de mon zèle et de mon obéissance.

— Il ne s’agit ni d’obéissance ni de zèle, répliqua vivement Tognina, mais du plaisir que vous pouvez trouver dans notre compagnie.

— Je vous répondrai encore, dit Lorenzo en baissant les yeux, que je n’ai pas mérité qu’une pareille question me soit adressée.

— A la bonne heure! répondit Tognina en lui tendant la main, voilà qui est parler en vrai Vénitien; c’est clair et concis.

Sur un ordre de Beata, les gondoliers prirent le chemin de Murano. C’était bien une idée de femme que celle qu’eut la fille du sénateur de revoir les lieux où son cœur avait tant souffert, et d’y conduire enchaîné celui qui l’avait si cruellement outragée. C’est que le bonheur se compose bien moins de la possession tranquille et absolue de ce qu’on aime que du sentiment que donne la préférence dont nous sommes l’objet. Nous avons besoin de montrer au monde les marques de notre félicité, et l’envie qu’elle excite accroît notre jouissance et en perpétue la durée. Beata, qui n’avait pas prévu les incidens de la journée, et qui ne pensait pas surtout que l’abbé Zamaria, après avoir amené Lorenzo avec lui au Lido, s’en irait tout seul prendre ailleurs sa part de la joie commune, saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte de constater sa victoire sur le théâtre même où avait eu lieu la chute. La présence de Tognina la rassurait d’ailleurs et lui permettait de savourer sans scrupules son innocente malice. Après avoir traversé plusieurs canaux étroits et assez obscurs, la gondole vogua bientôt en pleine mer par une de ces journées qui doublent le prix de l’existence en nous rapprochant de la nature, dont la vie se mêle à la nôtre et nous fait ressentir ses moindres tressaillemens. C’est en de pareils momens que l’on comprend cette belle pensée d’un philosophe, qui a comparé le monde à une lyre dont on ne peut toucher une corde sans faire vibrer l’harmonie de l’ensemble[3]. Assises l’une près de l’autre comme deux colombes et rapprochées par une affection d’enfance que rien n’avait troublée, Beata et Tognina échangeaient des regards surpris; toutes deux étaient étonnées de se retrouver ensemble avec Lorenzo après quelques années de séparation. — Signor Lorenzo, dit Tognina pour rompre un silence qui est toujours plus embarrassant pour des jeunes filles que les hasards de la conversation, je suis chargée d’un message auprès de vous. Giacomo, ayant appris que je venais passer quelques jours à Venise, est accouru chez moi pour me prier de le rappeler à votre souvenir. Il désire même que je vous embrasse de sa part; mais vous voudrez bien me dispenser de cette partie de ma mission.

— Le devoir d’un ambassadeur, répondit Lorenzo en regardant Beata, qui souriait, est de remplir strictement la volonté de celui qu’il représente.

— Et ne savez-vous pas, répondit Tognina, qu’il y a des cas imprévus qui sont laissés à l’appréciation de l’envoyé? Pour un futur ambassadeur de la république peut-être, vous me paraissez peu au courant de toutes les difficultés de votre charge, bien que Giacomo m’ait assuré que vous étiez devenu beaucoup plus savant que le curé de Cittadella.

— Nous sommes dans un jour de fête où toutes les plaisanteries sont permises, dit Lorenzo avec fermeté, et vous auriez raison de vous moquer de ma future grandeur, si j’avais manifesté des prétentions aussi ridicules.

— Mais sérieusement, Lorenzo, que comptez-vous faire? Est-ce la carrière de compositeur, de poète, de philosophe ou de fonctionnaire, que vous voulez parcourir. On m’a dit que vos connaissances vous donnent le droit d’aspirer à toutes les gloires.

— D’aspirer à toutes les gloires ! répondit Lorenzo; c’est la plus sanglante satire que vous puissiez m’adresser, chère Tognina ! En étourdie que vous êtes, vous venez de mettre le doigt sur l’infirmité de ma nature. Je ne sais ni ce que je veux, ni où je vais. Mon esprit est composé, comme le bouclier d’Achille, d’élémens divers, qui n’ont pas encore été fondus par une main souveraine. J’erre au crépuscule de ma vie, attendant qu’un ange vienne éclairer ma voie.

En prononçant ces dernières paroles, Lorenzo baissa les yeux ainsi que Beata, qui tremblait de bonheur en écoutant un si noble langage, dont le sens ne lui avait point échappé. Gardant le silence, Tognina comprit aussi, à la contenance de Beata et du fils de Cataina Sarti, que leurs cœurs n’avaient plus besoin d’interprète pour s’entendre. Arrivées à la petite Porte du casino di San Stefano, Beata et Tognina descendirent de la gondole; elles montèrent l’escalier de marbre qui conduisait au jardin pendant que Lorenzo était resté en arrière à parler aux gondoliers. — Il est bien remarquable, ton frère d’adoption, dit Tognina. Et tu l’aimes?

— Ah ! répondit Beata avec un soupir, en prenant la main de son amie qu’elle pressa sur son cœur, je l’adore !

Lorenzo vint bientôt les rejoindre au jardin du casino, qui était tout resplendissant de fleurs printanières, et dont la charmille, qui longeait la terrasse donnant sur la mer, offrait déjà un abri de verdure contre l’éclat du soleil. Il les trouva se promenant et causant le long de ces petites allées, fort soigneusement entretenues.

— Cela ne vaut pas le parc et le jardin de Cadolce, où j’espère bien te voir cette année, dit Tognina à son amie.

— Je ne partage pas ton espoir, répondit Beata. Je vois mon père trop préoccupé et trop soucieux des affaires de l’état pour croire qu’il puisse quitter Venise de si tôt.

— Et vous, Lorenzo, reprit Tognina d’un air malicieux, ne viendrez-vous pas faire une visite à votre mère, que vous n’avez pas revue depuis votre départ de La Rosâ?

— Ce serait le plus vif de mes désirs, répondit-il, si j’étais le maître de mon temps, et si l’abbé Zamaria voulait y consentir.

— Mais, dit Tognina, à quoi employez-vous donc ce temps si précieux, que vous ne puissiez vous donner quelques jours de répit? L’abbé Zamaria est-il devenu si exigeant, qu’il ne consente à vous laisser un peu de liberté? Cela m’étonnerait bien de sa part.

— Je ne manque ni de liberté ni de loisirs, et je suis plus embarrassé de l’indépendance qu’on me laisse que je ne le serais du joug que je recherche.

— Cela est trop subtil pour mon esprit, répliqua la jeune fille avec gaieté, et c’est probablement dans Platon ou dans les poèmes de Dante que vous avez puisé ce beau langage que je ne comprends pas. On m’a assuré que ces deux vieux radoteurs, que je n’ai jamais lus grâce à Dieu, sont toujours sur votre table de travail.

— Et qui donc vous a si bien instruite de mes lectures? répondit vivement Lorenzo. On vous a dit vrai, je lis et relis sans cesse ces radoteurs, comme vous les qualifiez. Joignez-y Homère et Rousseau, que vous ne connaissez pas davantage, et vous aurez le nom de mes meilleurs amis, avec qui j’aime à m’entretenir dans les heures de solitude et de tristesse.

— Ah ! mon Dieu, s’écria la malicieuse jeune fille, la tristesse d’un bambino de dix-sept ans! Et quel remède trouvez-vous dans ces auteurs favoris contre la noire mélancolie qui dévore vos jours?

— J’y trouve des rêves divins qui consolent de la réalité, j’y trouve la poésie, qui vaut mieux que l’histoire, répliqua Lorenzo avec exaltation. Gesù Maria! s’écria Tognina, il parle comme un prédicateur! Si Giacomo vous entendait maintenant, il vous placerait au moins à côté de san Pietro et de san Paolo. Pour moi, qui dors fort bien et qui n’ai pas de chagrins, je n’ai pas besoin d’avoir recours à la poésie pour me guérir, et j’ignore quel goût elle a et de quel pays elle vient.

— Elle est aussi douce qu’auraient été pour moi vos baisers, si vous aviez rempli le message dont on vous a chargée, dit Lorenzo; elle est de tous les pays et de tous les temps, et se trouve aussi bien dans les fleurs que nous admirons ici que dans vos beaux yeux noirs, qui révèlent les tendres sentimens dont votre cœur est rempli.

— Qu’en savez-vous? répondit Tognina avec entrain. Et croyez-vous donc que je vous aurais donné trente-six baisers, pour vous laisser le temps de les déguster?

Cette repartie fit sourire Beata, tandis que Lorenzo, poursuivant son idée avec enthousiasme : — Oui, dit-il, la poésie est l’essence de toutes les choses grandes et belles; elle rayonne avec la lumière, elle éclate dans un ciel étoile; nous la respirons avec la brise; elle flotte comme une vapeur dans l’espace infini, dans l’horizon de la mer profonde, dans une vallée riante, au fond d’un précipice qui vous donne le vertige, dans le mouvement et dans le repos, dans le bruit et dans le silence extrêmes; on la trouve dans un tableau, dans un livre, dans un chant, dans une action qui nous touche et nous élève l’âme, et surtout dans un cœur épris d’un objet unique et charmant, car la poésie, c’est l’amour!

— Peste ! dit Tognina, décidément, mon cher Lorenzo, vous êtes plus fort que san Paolo e san Pietro, et cela vaut bien que je m’acquitte entièrement de ma commission.

Prenant Lorenzo par la main, elle déposa sur son front un gracieux baiser. Beata détourna la tête pour cacher la rougeur qui vint illuminer tout à coup son beau visage. Il y eut un moment de silence et d’embarras pendant lequel la fille du sénateur s’éloigna pour parler au cameriere, et lui demander quel cabinet on pouvait mettre à sa disposition. Le cameriere répondit, comme s’il eût deviné la pensée secrète de la gentildonna : « Je vous donnerai le camerino où j’ai déjà eu l’honneur de servir il giovine cavaliere qui vous accompagne. — C’est bien, dit Beata, celui-là ou un autre, peu importe. «  Innocent mensonge qui servait à dissimuler la véritable intention de sa démarche! Après quelques tours de jardin, on fit une station sous un joli bosquet, où Tognina détacha une branche de chèvrefeuille et la mit à la boutonnière de Lorenzo en disant : « Qu’elle soit un gage de notre amitié (della nostra fratellanza) ! » faisant allusion à la cérémonie du jour. Par ces petits manèges de galanterie, Tognina cherchait à dissiper la réserve de son amie et à exciter son cœur, dont elle possédait maintenant le secret, à plus d’abandon : pensée délicate, qu’une femme seule peut concevoir. Lorenzo était dans un ravissement inexprimable. L’arrivée de Tognina à Venise, ses familiarités aimables, les questions qu’elle lui avait adressées, la brusque disparition de l’abbé Zamaria, la contenance moins sévère de Beata après l’épisode du serrement de main, enfin tous les incidens de la journée lut paraissaient révéler l’intention de confirmer son bonheur et d’enhardir ses espérances. Aussi avait-il peine à contenir sa joie, et son imagination, toujours un peu romanesque, se plaisait à voir dans le baiser de Tognina et dans la branche de chèvrefeuille qu’elle avait placée à sa boutonnière une réponse indirecte que faisait Beata à la lettre qu’il avait osé lui écrire. Cela donnait à son esprit une liberté d’allure qu’il n’avait jamais eue qu’avec la Vicentina, et qui surprit la fille du sénateur non moins que son amie.

On vint avertir que la collation était prête, et tous trois se rendirent dans le camerino qui leur était désigné. C’était le même où Lorenzo s’était trouvé avec la prima donna, ce qu’il reconnut aussitôt à quelques détails d’ameublement et au campanile de Saint-Marc, qui pointait hardiment à l’horizon d’azur. Une petite table, placée près de la fenêtre qui ouvrait sur la mer, était chargée de fruits, de pâtisseries, de plusieurs flacons d’un vin doré qui pétillait comme la flamme, et de quelques vases de fleurs qui se détachaient sur la blancheur du linge comme une aspiration généreuse dans une vie de labeur. Ces deux jeunes filles, d’une physionomie si différente, assises autour d’une table qui réjouissait le regard, ayant en face d’elles un jeune homme de dix-sept ans, que le souffle de l’amour épanouissait comme un arbrisseau à la sève trop vivace, présentaient une de ces scènes de printemps telles que le Giorgione aime à les reproduire dans son œuvre, qu’on devrait intituler un rêve de sociabilité élégante.

— Signor Lorenzo, dit Tognina en lui montrant un bouquet de cerises qu’elle se disposait à manger, je voudrais bien savoir s’il y a de la poésie là dedans, puisque vous en trouvez partout !

— Sans doute, répondit-il avec assurance, car elles sont aussi belles que bonnes, et aussi agréables au goût qu’à la vue.

— Mais, répliqua la jeune fille avec cet instinct logique qui est le propre des femmes et des enfans, si le fruit délicieux que vous me voyez croquer avec tant de plaisir n’était que bon, et qu’il fût privé de cette couleur de pourpre qui semble empruntée aux rayons de l’aurore, aurait-il encore le privilège d’être ce que vous appelez poétique ?

— Vous qui traitiez tout à l’heure Platon de vieux radoteur, répliqua Lorenzo, visiblement préoccupé de la subtilité d’une pareille question, vous ne vous doutez pas que vous venez de laisser échapper de vos lèvres de rose un des artifices de sa dialectique. Vous parlez comme Socrate, ma chère Tognina, et vos beaux yeux prêtent à l’argument que vous me lancez à la tête une force qu’il n’avait pas dans la bouche du maître de Platon. C’est vous dire, continua Lorenzo, que la beauté de la forme ajoute un grand prix à la valeur des choses, et que si les cerises que vous écrasez entre vos petites dents d’ivoire n’étaient que simplement succulentes, elles n’auraient pas le privilège d’éveiller en nous une image de fraîcheur et d’éloquence qui sourit à notre esprit. Ce qui est utile peut être quelquefois revêtu de beauté, tandis que le beau est toujours utile. Le but suprême de nos efforts est d’arriver au beau à travers l’utile.

— Mais où donc est la poésie dans tout ce verbiage? répliqua Tognina en regardant Beata, qui découpait una fugazza, une brioche De Vicence. Et comment la poésie est-elle la même chose que l’amour, deux mots parfaitement obscurs et que je comprends aussi peu l’un que l’autre?

— Si cela était vrai, répondit Lorenzo, vous seriez comme les roses qui remplissent ces vases, ou comme le vin généreux qui me communique sa chaleur bienfaisante : vous n’auriez pas conscience du parfum que vous répandez ni du feu qui jaillit de vos regards. Tel est aussi le caractère de la poésie, qui est l’essence de l’être, comme dirait Platon, le parfum ou le rayonnement de la beauté, qu’on ne peut voir sans l’aimer. Chrysalide enfermée dans sa coque d’or, la poésie s’en échappe et devient un papillon céleste qu’on appelle l’amour. Voilà les transformations successives que subit en nous le sentiment vague d’abord que nous inspire la beauté, s’élevant des limbes de l’instinct et des sensations confuses aux régions de la pure connaissance. Telles sont aussi, assure-t-on, les épreuves diverses qui seront imposées à notre âme avant qu’il lui soit permis de contempler face à face celui qui est la source de l’amour éternel. — Oui, continua Lorenzo, il n’y a que le beau qui soit impérissable et fécond dans ses résultats; voilà pourquoi la poésie, qui en émane et qui nous révèle son existence, est plus utile et plus vraie que l’histoire. Que m’importe la vie d’un homme qui ne renferme pas une heure de poésie et d’amour? Qu’ai-je besoin de consulter les annales d’un peuple qui broute et digère comme le castor, s’il n’a pas accompli quelques faits importans qui le recommandent à mon admiration? Pourquoi notre esprit est-il invinciblement attiré vers la Grèce et sa merveilleuse civilisation, si ce n’est parce que cette terre bénie du ciel a donné le jour aux plus beaux génies de l’humanité, parce que ses héros, ses poètes et ses philosophes ont été les instituteurs du génie humain? Savez-vous bien que c’est la lecture d’Homère qui a inspiré à l’élève d’Aristote l’ambition de s’élever jusqu’à l’idéal d’Achille, que c’est l’exemple d’Alexandre qui a suscité César, lequel a été à son tour le père spirituel d’une nombreuse postérité d’intelligences souveraines? L’histoire est l’écho stérile de ce qui a été, tandis que la poésie est l’intuition féconde de ce qui doit être et sera un jour. La civilisation n’est pas autre chose que la réalisation scientifique d’un rêve divin, ce qui a fait dire à Platon que toute invention est poésie, et que tous les inventeurs sont poètes. En effet, la poésie est comme un levain qui se retrouve dans toutes les combinaisons de l’esprit humain, c’est le dernier résultat des plus sublimes efforts de la pensée. Dante, ce poète de mon cœur, qui a mêlé la doctrine de Platon à celle de l’Évangile, ne doit-il pas son génie à un sourire de l’Amour?

Poco s’offerse a me cotal Beatrice
….. Raggiandomi d’un riso,
Tal che nel fuoco faria, l’uomo felice.


— Et moi, infime que je suis, continua Lorenzo avec une exaltation toujours croissante, si jamais je sors des ténèbres où je m’agite, si je parviens à rompre l’enchantement de la destinée et à me faire un nom parmi les hommes, je le devrai à la faveur inespérée dont on me comble aujourd’hui. Cette heure fortunée marquera dans ma vie; le souvenir que j’en conserverai traversera mon âme comme un souffle de poésie, qui l’élèvera au-dessus d’elle-même, et sera peut-être la seule félicité que je goûterai dans ce monde.

À ces dernières paroles, qui furent prononcées avec un accent vraiment touchant, Beata, jusqu’alors taciturne, la tête inclinée sur son assiette, se leva de table, et, portant un mouchoir à ses yeux, s’en fut à la fenêtre cacher son émotion et le ravissement où l’avait jetée un tel langage. Tognina la suivit, la prit par la taille et l’embrassa avec effusion. Elles restèrent ainsi pendant quelque temps silencieuses, tournant le dos à Lorenzo, qui n’avait pas bougé de sa chaise, où il était resté confondu, ne sachant comment interpréter cette scène muette, qui était pourtant assez significative.

Cependant le jour pâlissait, l’horizon d’azur se teignait peu à peu d’une vapeur rosée qui annonçait l’approche du soir et du recueillement qui l’accompagne. La plage, presque déserte à cause de la fête de Venise, où toute la population valide de Murano s’était rendue, présentait au regard une surface tranquille où se réfléchissaient les objets du rivage, et particulièrement la charmille du casino avec son encadrement de verdure. Beata et Tognina, accoudées à cette même fenêtre où Lorenzo s’était laissé enivrer par les chants d’une sirène qui voulait l’attirer, comme l’enfant de la fable, dans le royaume des mirages décevans, avançaient leurs têtes vers la mer, et semblaient une apparition d’un monde bienheureux d’où nous viennent les rêves d’or de la fantaisie, qui seule a la prescience de l’avenir. Beata, qui n’avait point raconté à son amie l’épisode douloureux de la Vicentina, éprouvait, au milieu des sentimens divers qui venaient d’assaillir son cœur, une joie secrète semblable à celle du nautonnier qui contemple, du rivage, la mer profonde où il a failli périr. L’homme qui a franchi le cap des Tempêtes, et qui revient un peu battu par l’orage, est bien plus cher au cœur de la femme que s’il n’eût jamais quitté le giron maternel. La femme aime le courage, les aventures; elle aime à s’appuyer sur un cœur éprouvé et à pardonner à des lèvres impies. Au moment où Tognina, cherchant un prétexte pour dissiper le léger embarras où elle voyait son amie, se tournait vers Lorenzo dans l’intention de lui adresser la parole, un barcarol, qui errait à l’aventure, couché sur le dos comme un berger d’Arcadie, étreignant à peine ses rames, humant le frais et plongeant un regard endormi dans les méandres du ciel, se mit à chanter une complainte qui fixa l’attention de nos trois convives :

La luna è bianca...
Il sole è rosso...
Lo sposalizio si farà.

La luna dice al sole :
Il lume tuo mi schiarerà ..
E Gesù Gristo ci beniià...
— E molti figli nascerà... Viva san Marco!


répondit une autre voix moins éloignée, qui était celle de l’un des deux gondoliers de Beata[4]. Ce chant, d’un rhythme vaguement accusé, où les silences périodiques trouvés par l’instinct sont des élémens nécessaires à l’effet de l’ensemble; ces allitérations, qui répondent aux besoins de l’oreille plutôt qu’aux exigences de l’esprit; ce mélange de rêverie enfantine et de gaîté sereine et solitaire, qui scintille comme la lumière ou s’évapore comme un parfum; ces ressouvenirs de la poésie antique se mêlant au spiritualisme chrétien; enfin cette mélopée, d’un accent mélancolique et d’une tonalité indécise, qui n’est plus du plain-chant et qui n’est pas encore de la musique moderne, tournant incessamment dans un cercle borné sans jamais conclure par une note caractéristique, tous ces effets, tous ces contrastes sont autant d’exemples de l’imagination douce et charmante, du peuple vénitien. On aurait dit une églogue de Théocrite, de Bion ou de Virgile, chantée innocemment par une vierge des premiers siècles du christianisme comme une hymne de l’église triomphante. Tognina, éclatant de rire à la réplique du gondolier, dit à Lorenzo : — Puisque la lune demande le soleil en mariage, il n’y a plus de raison pour que le Grand-Turc n’épouse pas aussi la république de Venise. Cette saillie à double sens fit sourire Beata, qui dit négligemment : — Il se fait tard, et il est temps, je crois, de retourner à Venise. — Ils partirent tous les trois dans la gondole qui les avait amenés.

La journée avait été propice. La circonstance imprévue qui avait rapproché Lorenzo de Beata sous les yeux d’une amie dont le charmant caractère formait entre eux un heureux contraste était une de ces combinaisons du sort qui décident de la destinée, et contre lesquelles vient se briser la volonté des hommes. C’est ainsi qu’une légère dissonance fait ressortir l’harmonie latente dans la nature des choses. Dieu avait définitivement parlé au cœur de Beata; elle se sentait attirée vers le fils de Catarina Sarti comme une fleur vers la source qui la vivifie. Quoi qu’il arrive désormais, quels que soient les obstacles et les événemens qui séparent ces deux âmes si différentes au milieu de l’attrait qui les captive, aucune puissance ne pourra rompre l’accord mystérieux qui s’est formé entre elles dans ce jour fortuné. Ils se sont longtemps cherchés, longtemps ils ont erré dans l’espace comme deux étoiles du firmament qui oscillent autour de leur centre d’attraction. Maintenant l’arrêt est prononcé, et ils sont fiancés devant l’idéal, qui les éclaire de sa divine lumière. Leur cœur est un paradis d’où s’élèvent des chants ineffables et des harmonies célestes qu’ils n’oublieront jamais, et dont le souvenir se répercutera à travers leur existence comme un écho de béatitude. Ce que Lorenzo sera un jour, il le devra à cette heure d’enchantement. Les douces larmes de Beata lui seront une rosée qui fécondera les nobles instincts de sa nature. Reconquérir par le travail, par la science, l’art et la vertu, le paradis que nous a fait entrevoir l’amour, n’est-ce pas là tout le problème de la vie? Ah ! qu’ils s’aiment ainsi dans ce monde et dans l’autre! que les jours et les heures s’écoulent lentement pour eux, que le temps et l’espace ne les séparent jamais! Protégez-les, anges du ciel, étendez vos ailes sur cette gondole qui porte sur les eaux l’esprit de Dieu. Le moment est solennel : le siècle va bientôt expirer et emporter avec lui les doux loisirs, les aspirations sereines, les saintes espérances d’une régénération pacifique, un monde de politesse, d’élégance et de rêves enchantés ! Mozart n’est plus, Rossini vient de naître. Un horizon sanglant et troublé s’élève, Venise est sur le penchant de sa ruine ; dans quelques jours, elle ne sera plus qu’un souvenir de l’histoire. Ralentissez, ralentissez donc vos efforts, joyeux gondoliers ! laissez Beata et Lorenzo savourer chastement un bonheur inespéré ! n’ayez pas hâte d’arriver dans cette ville remplie de bruits, de joies et de lumières ; ne frappez pas si violemment les vagues endormies, colorées des reflets mélancoliques du soir ; laissez-les s’enivrer de la poésie du silence et de la musique de leur cœur. Qu’ils traversent cette mer comme je leur souhaite de traverser la vie :

Quali coknnbe dal desio chiamate,
Con l’ali aperte e fermo al dolce nido
Volan per l’aer dal voler portate ;


« comme deux colombes appelées par le désir, ouvrant et refermant leurs ailes, volent dans l’espace, emportées par la volonté vers leur doux nid[5] . »


II.

La fête de l’Ascension était suivie d’une foire qu’on appelait la fiera della Sensa, qui durait huit jours, et pendant laquelle avait lieu sur la place Saint-Marc une sorte d’exposition générale de l’art et de l’industrie de Venise. C’est à l’une de ces foires, qui attiraient à Venise tous les curieux de l’Italie, que fut exposé le groupe de Dédale et Icare, qui commença la réputation de Canova. On s’y promenait tous les matins et tous les soirs à la clarté de lanternes coloriées. Les femmes, enveloppées de leur zendaletto ou mantelet de soie noire, cachant leurs traits sous un masque de fine dentelle nommé haute, s’y donnaient rendez-vous et profitaient largement de la liberté que leur accordaient les mœurs pendant ces derniers jours de folie, considérés comme un festeggiamento, une continuation de la fête nuptiale du doge de Venise.

Quelques jours après le départ de Tognina, qui était restée jusqu’à la fin de la foire della Sensa, Lorenzo entra un matin dans la chambre de l’abbé Zamaria, lui apportant à corriger une leçon de contre-point. C’était une fugue à six parties réelles sur un thème de plain-chant, selon l’usage des écoles d’Italie. Quoiqu’il fût déjà tard, l’abbé était encore au lit, car il ne se levait guère avant midi. Il venait de prendre son café, dont la tasse vide était près de lui à côté de sa perruque et de quelques bouquins qu’il lisait le soir avant de s’endormir. Ses petits yeux malins scintillaient sous un énorme bonnet de nuit que retenait un ruban de soie un peu usé. Il était comme toujours d’une humeur facile et prête à déborder en une loquacité intarissable. Après avoir parcouru d’un œil scrutateur la cartella que lui avait présentée Lorenzo : — Voilà qui est bien, dit-il en se frottant les mains. Te voilà maintenant en état de naviguer comme un bon marin à travers vents et marées sans craindre de voir chavirer la navicella del tuo ingegno, comme dit le poète que tu préfères. Viennent les idées, vienne l’inspiration, sans laquelle on n’est jamais qu’un brontolone di contrapunto, un radoteur de contre-point, et tu feras ton chemin comme les autres. C’est que, vois-tu, mon cher Lorenzo, Dieu a arrangé les choses de manière que l’art sans l’inspiration, ou l’inspiration sans l’art, sont comme un paralytique et un aveugle qui ne voudraient point s’entr’aider : ils feraient un fiasco épouvantable et seraient condamnés à l’immobilité. Il faut le concours de la grâce et du libre arbitre, disent les théologiens, pour faire un bon chrétien, et Horace, qui savait tout, et que tu n’as pas lu aussi attentivement que je l’aurais désiré, a posé cette même question bien avant saint Augustin et les docteurs de l’église, quand il dit dans son Art poétique :

Naturà fleret landabile carmen, an arte,
Quæsitum est. Ego nec studium sine divite venâ
Nec rude quid prosit video ingenium, alterius sic
Altera poscit opem res, et con urat amicè.


Cela veut dire que le génie sans l’étude ou l’étude sans le génie ne peuvent rien créer de durable ; en d’autres termes.

Aide-toi, le ciel t’aidera,


tant il est vrai, mon cher enfant, que les principes les plus abstraits de l’esprit humain ont leur source dans le sens commun !

— Garde-toi donc bien, continua l’abbé, d’imiter l’exemple de ces jeunes compositeurs du jour, qui parlent avec un suprême dédain de ce qu’ils appellent les combinaisons abstruses du contre-point. C’est absolument comme s’ils se moquaient de la logique de l’esprit humain, car le contre-point, dont l’étymologie punctum contra punctum indique un vieux système de notation[6] qui a précédé l’invention de la portée par Gui d’Arezzo et les premiers tâtonnemens de l’harmonie, n’est rien moins que l’ensemble des lois qui règlent la marche des sons entendus simultanément. Ce que les théoriciens des IXe Xe et Xie siècles, tels que Hucbald, Gui d’Arezzo, Francon de Cologne et Jean Cotton, nommaient tour à tour organum, diaphonie, et plus tard dechant (dis-cantus), est le germe des différentes espèces de contre-points, simples ou fleuris, qui sont arrivés jusqu’à nous et qui nous enseignent l’art de combiner les sons et de former un concert harmonieux. Je pourrai citer telle définition de la diaphonie faite par Jean Cotton, au milieu du XIe siècle, qui ne s’éloigne guère de celles que donnent Zarlino et le père Martini d’une espèce de contre-point fleuri simple. Il dit par exemple : « La diaphonie est un ensemble de sons différens convenablement unis. Elle est exécutée au moins par deux chanteurs, de telle sorte que, tandis que l’un fait entendre la mélodie principale, l’autre, par des sons différens, circule convenablement autour de cette mélodie, etc.[7]. » Ce que Dante a exprimé admirablement dans les trois vers suivans :

E come in flamma favilla si vede,
E come in voce voce si discerne.
Quand’ una è ferma e l’altra va e riede[8]

.

Dans l’ordre de la succession, qui constitue la mélodie, comme dans celui de la simultanéité, qui engendre l’harmonie, les sons s’appellent et s’enchaînent d’après certaines lois d’affinité qui n’ont pas été découvertes en un jour. Il a fallu plus de mille ans de tâtonnemens pour arriver à fixer la succession qui caractérise notre gamme diatonique. L’épuration des intervalles, leur classification en consonnans et en dissonans, les règles qui concernent le mouvement des différentes parties, enfin toute la dialectique musicale est l’œuvre du moyen âge, qui se prolonge jusqu’à l’avènement de Palestrina.

— Comment ? s’écria Lorenzo avec surprise. Notre gamme diatonique n’a pas toujours existé telle que nous la possédons ?

— Dans la nature, oui, répondit l’abbé en souriant, mais non pas dans la théorie. Est-ce que les astres qui roulent sur nos têtes n’ont pas toujours obéi aux mêmes lois ? Cependant, avant Kepler, Newton et notre grand Galilée, qui les ont découvertes, la science astronomique admettait d’autres principes de mécanique céleste. L’homme n’invente jamais rien, il ne fait qu’apercevoir le vrai rapport des choses. Tu le sais aussi bien que moi maintenant, continua l’abbé Zamaria en regardant Lorenzo d’un air de satisfaction paternelle, le principe de la composition musicale, ce qui fait la base de l’enseignement du contre-point, c’est l’imitation, la faculté de reproduire incessamment une phrase mélodique, d’en déduire les conséquences et d’en former un discours qui ait son commencement, son milieu et sa fin. Ces différentes sortes d’imitation, parmi lesquelles le canon est la plus sévère, vont se confondre dans une forme plus générale d’argumentation qu’on appelle fugue, c’est-à-dire mouvement. Voilà ce grand arcane qui effraie si fort les musiciens ignorans ! La fugue, qui a son principe dans l’imitation, comme toute la musique du reste, — car la mélodie elle-même, lorsqu’elle est un produit de l’art, se compose d’une succession de petites phrases qui se répètent avec une certaine symétrie qu’on nomme carrure, — la fugue, c’est la forme suprême de l’argumentation, c’est le syllogisme avec sa majeure qu’on appelle sujet, sa mineure ou réponse du sujet, et la conclusion, où les motifs précédemment entendus sont rappelés dans une stretta vigoureuse. Or si, toutes les fois que l’esprit humain for- mule un jugement, il obéit nécessairement aux lois du syllogisme qui sont ses propres lois, le compositeur ne peut pas écrire un mor- ceau d’ensemble de quelque étendue où les règles de la fugue ne trouvent implicitement leur application. Il en est ainsi dans tous les arts, dont les magnifiques développemens reposent sur quelques vé- rités premières qui sont à la civilisation ce que les pilotis qui plon- gent dans la mer sont à Venise.

La fugue n’est donc pas ce qu’un vain peuple pense, continua l’abbé en déposant sur la table de nuit la cartella qu’il tenait à la main. Les maîtres qui ont fixé les règles de cette charpente de toute composition musicale ne les ont pas plus inventées qu’Aristote n’a inventé les lois du syllogisme, dont il a signalé l’existence au fond de la raison. Seulement il est arrivé dans l’histoire de la musique ce qu’on remarque dans l’histoire de la philosophie et de la littérature : il y a eu une période de labeur pédantesque pendant laquelle les doctes, absorbés qu’ils étaient par l’attrait nouveau de l’harmonie naissante, se sont complu dans la combinaison abstraite des sons et ont perdu de vue le but suprême de l’art, qui est de charmer l’imagination et d’exprimer les mouvemens de la vie. Pendant cette période, d’ailleurs nécessaire, qui est une sorte d’adolescence de l’esprit humain. les compositeurs savans, qui, chose étonnante, étaient pour la plupart des étrangers, des Fiaminghi, se jouaient avec les formes arides du contre-point, comme les docteurs de l’église abusaient de l’argumentation logique. Le règne de la scolastique musicale, qui a duré à peu près trois cents ans, depuis le commencement du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe, a préparé l’épanouissement de la renaissance, où les formes élaborées du contre-point et de la fugue qui les résume toutes, comme le syllogisme résume toute la logique, ont été mises au service de l’imagination et du sentiment. Tel est le phénomène qui s’est produit aussi dans les lettres et dans les arts. Palestrina est à Okeghem[9] ce que Dante est à saint Thomas d’Aquin et Raphaël à Cimabue, des poètes qui succèdent à des argumentateurs, et qui recouvrent la charpente de la scolastique des couleurs de la vie.

Et maintenant, cher Lorenzo, il faut t’élancer dans la carrière. Tu sais écrire, tu connais les maîtres ; marche donc hardiment sur les flots et mets-toi à composer des opéras bouffes, des opéras seria, des oratorios, des messes, des motets, tout ce que tu voudras, mais surtout des opéras bouffes, car je t’avoue que la musique me paraît bien plus destinée à réjouir le cœur qu’à nous faire porter, comme on dit vulgairement, le diable en terre. Va, mon enfant, fais honneur à ton maître, et puisses-tu devenir un second Buranello, qui ajoute un nouvel éclat à la gloire de Venise !

— Je suis bien jeune encore, répondit Lorenzo d’une voix timide, pour prendre une détermination.

— Mais la détermination est toute prise, répliqua l’abbé, et puisque tu dois être un compositeur, il est bon, ce me semble, de commencer à se rompre la main aux difficultés du théâtre. Il y a une expérience qu’on ne peut acquérir que sur le champ de bataille, et dont les écoles n’enseignent point le secret. Les Cimarosa, les Paisiello, les Guglielmi, étaient déjà célèbres à vingt ans.

— Sans doute, répondit Lorenzo avec embarras. Ces hommes supérieurs avaient une vocation décidée que je n’ai peut-être pas, et je vous assure que j’ai encore besoin de réfléchir et de m’orienter auparavant…

— Tu réfléchiras en composant, répliqua vivement l’abbé Zamaria, et c’est en pleine mer, c’est-à-dire sur le théâtre, que tu devras chercher l’étoile polaire pour te diriger vers le succès. Est-ce que tu t’imagines qu’on fait de la musique comme un ver à soie file sa coque ? Le grand Benedetto Marcello n’était pas seulement un compositeur sublime, c’était aussi un poète, un érudit, un philosophe, un critique mordant et plein de sagacité. Parce que l’inspiration est un don naturel, une grâce qui descend sur nous comme la rosée du ciel, il ne faut pas moins beaucoup réfléchir pour approprier les idées au caractère des différens personnages et les coordonner dans un grand ensemble où le désordre apparent de la passion est un effet de l’art. Il y a tel madrigal de Scarlatti, Cor mio par exemple, qui est une fugue à cinq voix de la plus rare élégance; le Miserere de Léo a deux chœurs et cinq parties qui ne s’improvisent pas en un jour, et si par les procédés du contre-point tu ajoutes à ces combinaisons des voix le coloris de l’instrumentation, comme l’ont su trouver Gluck, Jomelli, Piccini, Sacchini et Paisiello, tu seras convaincu qu’il ne faut pas une intelligence ordinaire pour réussir dans un art qui exige autant de sensibilité que de profondeur.

— Je ne veux pas déprécier un art que j’aime et que vous m’avez enseigné avec autant de soin que d’affection, répondit Lorenzo d’un ton plus assuré. Je comprends qu’on ne devient pas un grand compositeur dramatique surtout sans posséder des facultés éminentes où le sentiment s’allie à la spéculation du philosophe. Il ne m’appartient pas de viser si haut et de prétendre à une gloire musicale que je n’atteindrai sans doute jamais.

— Et pourquoi pas? Tu as de l’imagination, du savoir, de la ténacité, et ce sont là des avantages qu’on ne rencontre pas toujours dans un jeune homme de dix-sept ans.

— Sans être plus modeste qu’il ne faut, on peut avoir une ambition d’une nature différente.

— Qu’est-ce que tu entends par une ambition différente? répliqua l’abbé, non sans quelque surprise. Est-ce que tu veux faire le gentilhomme et gouverner la république? Mon ami, il vaut mieux chanter les hommes d’état que se mêler de leurs affaires, et, si tu as l’ambition de vouloir démêler l’écheveau des passions et des intérêts des hommes, tu trouveras au théâtre de quoi occuper tes loisirs. Les sopranistes et les prime donne sont plus difficiles à diriger qu’une armée de trente mille hommes, a dit le grand Frédéric à propos de la Mara, cantatrice fantasque qu’il fut obligé d’envoyer à tous les diables.

— Il y a plusieurs manières d’envisager la vie et de comprendre le rôle qu’on doit y jouer, répondit Lorenzo en inclinant la tête pour éviter le regard de son maître.

— Ah çà! es-tu fou, ou bien amoureux? Tant mieux si c’est l’amour qui t’échauffe la cervelle, per Bacco ! tu le mettras en musique, et cela te fera faire des chefs-d’œuvre. Dis-moi, continua l’abbé en clignant ses petits yeux égrillards, est-ce la Vicentina qui t’inspire ces belles réflexions? Elle est jolie et vaut certes la peine que tu fasses quelques folies pour elle, pourvu que ce soit en musique.

— Je ne songe pas plus à la Vicentina qu’à la carrière de compositeur, qui ne saurait satisfaire aux aspirations de mon cœur et de mon esprit, répondit Lorenzo avec une fermeté inusitée.

— Qu’est-ce que j’entends? dit l’abbé Zamaria en croisant les bras sur sa poitrine. La musique, la gloire d’un Marcello, d’un Lotti, d’un Buranollo, d’un Cimarosa, ne sont pas dignes de fixer l’ambition de monsieur Lorenzo Sarti? Gesù Maria! quel serpent ai-je donc réchauffé dans mon sein ! — Et, sautant précipitamment hors de son lit sans se donner le temps de prendre aucun vêtement, il se mit à cheval sur une chaise qui était devant son clavecin, et chanta à pleine voix un fragment d’un délicieux trio de Clari :

Addio, campagne amené,
Dove già lieto pascolai l’agnelle.[10]


avec un feu, une passion et un entrain qui faisaient tressaillir sa frêle charpente et la petite bosse qu’il avait sur les épaules. — Trouverais-tu au-dessous de ta dignité de pouvoir composer un pareil chef-d’œuvre de grâce? dit-il en se tournant vers Lorenzo, dont la contenance était fort embarrassée en voyant la singulière posture de l’abbé à califourchon sur une chaise. Sur ces entrefaites on frappa à la porte, et le vieux Bernabo entra dans la chambre en disant : — Signor Lorenzo, son excellence vous demande ainsi que monsieur l’abbé. — Diable! répondit Zamaria, un peu confus de sa toilette qui fit sourire le cameriere, que nous veut-il donc?

Lorenzo, un peu inquiet de l’invitation qu’il venait de recevoir, descendit au premier étage et fut introduit auprès du sénateur dans la grande bibliothèque du palais, où il se tenait le plus habituellement. Il était assis auprès d’une table chargée de livres et de papiers, dans un grand fauteuil de cuir noir surmonté de ses armes sculptées en bois. Sa fille était à côté de lui, parcourant un recueil de vieilles estampes. Sa tête blanche, sa physionomie sévère, son maintien grave, où l’âge, l’expérience et l’autorité avaient imprimé leurs traces indélébiles, ne faisaient que mieux ressortir les cheveux blonds, abondans et ornés de fleurs, la grâce et la jeunesse enchantée de Beata. — Asseyez-vous, dit le sénateur à Lorenzo, dont l’émotion s’était accrue en la présence de Beata, qui n’avait osé lever les yeux sur lui.

On attendait l’abbé Zamaria, qui s’habillait, et pendant ce temps Lorenzo, plein d’anxiété sur la scène qui allait suivre, regardait vaguement les belles reliures qui remplissaient les rayons de la bibliothèque, l’une des plus riches et des plus choisies de Venise. Les bibliothèques étaient nombreuses dans une ville qu’on avait surnommée la librairie du monde, et où l’imprimerie fut introduite dès l’année 1459. Indépendamment de la grande bibliothèque de Saint-Marc, qui doit son origine au don que fit Pétrarque de ses manuscrits à la république en 1380, et de celle de Saint-George, fondée par la reconnaissance de Cosme de Médicis, qui avait trouvé à Venise une hospitalité généreuse; indépendamment des académies, des couvens et d’autres institutions publiques qui possédaient des collections de livres assez remarquables, les grandes familles mettaient leur vanité à former des bibliothèques qui leur étaient un titre à la considération générale. On citait, parmi ces bibliothèques particulières, celle de Pier Grimani, qui fut élu doge en 1752, celle de la famille Nani, et surtout la fameuse collection des Pisani, qui était connue de toute l’Italie. La bibliothèque de la famille Corneri, qui s’éteignit en 1798, était remarquable par ses richesses musicales. On citait encore la bibliothèque des Tiepolo, qui provenait de celle des Contarini, les collections de Joseph Farsetti, de François Pesaro, d’Antoine Cappello, de Sébastien Zeno, cousin de notre sénateur, qui possédait les plus belles éditions des Aide, ces illustres imprimeurs et savans de Venise.

La bibliothèque du sénateur Zeno, qui était sous la direction de l’abbé Zamaria, formait une vaste salle carrée, divisée en compartimens, dont chacun était consacré à une branche particulière des connaissances humaines. Ces divisions étaient classées d’après une loi de succession qui les reliait autour d’un principe générateur, de manière à former un véritable tableau de la civilisation vénitienne. Au premier rang, dans le compartiment d’honneur, qui servait de point de départ, comme l’idée fondamentale de la hiérarchie, étaient placés les historiens, et surtout les historiens de Venise, depuis les chroniqueurs obscurs des premiers siècles de la république jusqu’à André Dandolo, qui en est l’Hérodote, et depuis ce contemporain de Pétrarque jusqu’à Bernard Justiniani, le premier historien critique de la ville des doges. La science politique, qui a sa source dans l’expérience, venait après l’histoire et contenait, indépendamment des œuvres de Platon, d’Aristote et de Cicéron, celles de Machiavel et de son contradicteur Paul Paruta, né à Venise en 1540 et mort dans cette même ville en 1598, après avoir rempli les plus hauts emplois de la république, dont il défendit la constitution dans son livre célèbre : Discours politiques (Discorsi politici). A côté des œuvres de Paruta étaient celles de Sarpi, l’historien indépendant du concile de Trente et le théologien de la république contre les prétentions de la papauté. Les écrits politiques de Paul et Dominique Morosini, de Luccio Durantino, de Scipion Anmirato, de Botero, et l’ouvrage de Donato Giannotti Fiorentino, Della Republica e Magistrati di Venezia[11]; les travaux de jurisprudence, les lois et décrets qui règlent les intérêts de la vie civile, collections nombreuses et confuses que le temps avait formées, et où la coutume jouait un plus grand rôle que la doctrine, complétaient le compartiment consacré à la science politique. Dans un rayon de ce compartiment, on voyait un grand in-folio, les Statuts et Fondemens sur les navires et autres bâtimens, Statuta et Fundamenta super navibus et aliis lignis, publié par le doge Renier Zeno le 6 août 1255.

Les voyageurs vénitiens, qui ont précédé tous les autres dans la connaissance des mœurs, des usages des peuples de la terre, remplissaient toute une division de la bibliothèque. Les Nicolo, Matteo et surtout Marco Paolo étaient placés sur le premier rayon. Il y avait là aussi le livre sur la Palestine que Marin Sanudo présenta au pape Jean XXII en 1321, Liber secretorum fidelium critcis, suivi des ouvrages des deux Zeno, frères du fameux Charles Zeno, qui sauva la république au combat naval de Chioggia contre les Génois. Les aventures de Nicolas Conti, le voyage d’Alvise da Mosta en Flandre et en Afrique, celui de Marco Caterino en Perse et de Giosafat Barbaro en Asie, complétaient la série de ces glorieux et infatigables aventuriers que Venise lançait sur tous les points du globe. La médecine, la géographie, les sciences naturelles et les sciences exactes formaient la transition entre les moralistes, les économistes, les financiers et la littérature proprement dite. Celle-ci, reléguée au second plan, comme un luxe de l’esprit qui ne peut se produire qu’après l’affermissement des sociétés civiles, remplissait une division considérable. Le premier compartiment était consacré à la littérature della nobiltà veneziana, aux ouvrages produits par de nobles Vénitiens, parmi lesquels brillait l’Histoire de la littérature vénitienne par Marco Foscarini, monument inachevé d’érudition et de patriotisme. Venaient ensuite les œuvres d’Apostolo Zeno, critique et poète fécond, qui a précédé Métastase dans le drame lyrique, et divers poèmes, notamment en dialecte vénitien une chanson de l’année 1277, et une autre à la louange de Venise, de 1420. Au nombre des ouvrages en prose qu’a produits le dialecte vénitien, on voyait il Milione de Marco Polo, et il Libro delle Uxance dello imperio di Romania. Les arts avaient leurs représentans, et l’Histoire de la peinture vénitienne par Zanetti, celle des architectes vénitiens par Temanza se trouvaient au milieu des œuvres du comte Algarotti, qui a beaucoup écrit sur les beaux-arts. La division consacrée à la musique était incontestablement la partie la plus intéressante de cette grande collection de livres, formée par les soins de l’abbé Zamaria; elle renfermait des trésors d’érudition. Les théoriciens grecs, Aristoxène, Euclide, Nichomaque, Alypius, Gaudence, Bachius, Aristide, Quintilien, publiés par Jleibomius en 1652; les travaux de Doni et de Burette sur la musique des anciens; les théoriciens du moyen âge réunis dans la compilation de l’abbé Gerbeit, Scriptores ecclesiastici de Musicâ sacrâ, qui est de l’année 1784 ; l’Histoire de la musique du père Martini, celle de Burney, que l’abbé Zamaria avait connu personnellement, V Histoire de Hawkins et le premier volume de celle de Forkel, qui parut en 1788, occupaient le premier rayon. Le second était rempli par les théoriciens pratiques Vanneo, Zarlino, Tartini, le père Martini (Saggio di controppunto), et une infinité d’autres qu’il est inutile de citer. Les compositions de tous les maîtres de l’école vénitienne, depuis l’invention de la gravure par Ottavio Petrucci de Fosonbrone, qui vint apporter à Venise sa merveilleuse invention, jusqu’à Furlanetto, qui en est le dernier représentant, remplissaient les autres compartimens avec un luxe de notes et de commentaires qui étaient souvent consultés par les érudits et les amateurs. Au-dessus de cette magnifique bibliothèque, on lisait en lettres d’or ces vers d’un poète latin du XVe siècle, le Mantuan :

Semper apud Venetos studium sapientiæ et omnis
In pretio doctrina fuit ; superavit Athenas
Ingeniis, rebus gestis Lacedemona et Argos.

L’abbé étant enfin descendu, le sénateur lui dit d’un ton affectueux : — Assieds-toi, abbé, car ta présence est nécessaire ici. — À ces mots, Lorenzo fut saisi d’un redoublement de frayeur. Qu’allait-il donc se passer ? Le sénateur avait-il appris quelque chose du mystérieux roman qui s’était noué entre Beata et le fils de Catarina Sarti ? Tognina avait-elle trahi le secret de son amie ? La promenade faite à Murano avait-elle éveillé la vigilance paternelle ? Pâle et tremblant sur les suites d’une scène qui paraissait combinée pour frapper un coup décisif, Lorenzo ne voyait plus distinctement aucun objet, et tout son sang avait reflué dans son cœur agité. Beata, qui n’était pas moins inquiète, était restée penchée sur le recueil de vieilles estampes, qu’elle faisait semblant d’admirer.

— Vous savez, dit froidement le sénateur en s’adressant à Lorenzo, ce que j’ai fait pour vous ? Fils d’un ancien client de la maison Zeno, je vous ai recueilli et j’ai payé une dette de reconnaissance à la mémoire de votre père, en vous offrant les moyens de vous élever au-dessus de votre condition. En cela, j’ai obéi à l’esprit de l’aristocratie vénitienne et particulièrement à celui de ma famille, qui a toujours employé son crédit et sa fortune à augmenter le nombre de ses serviteurs ou de ses obligés. Il y a près de six ans que vous êtes dans ma maison, vivant de ma vie, sous la tutelle de l’abbé Zamaria, que voici, et de ma fille, qui a bien voulu prendre soin de votre éducation.

Le sénateur s’arrêta, et, regardant de nouveau Lorenzo avec sévérité, il ajouta, après un court silence qui parut un siècle au pauvre jeune homme : — Eh bien ! je suis content de vous ; vous vous êtes montré digne de mes bontés. Votre application, votre intelligence et la soumission de votre caractère vous ont acquis de nouveaux titres à ma bienveillance ; c’est pourquoi j’ai résolu de resserrer les liens qui vous attachent à ma famille.

Ce fut un coup de théâtre que ces paroles, prononcées lentement, avec autorité, et la baguette de Moïse ne fit pas sortir plus promptement l’eau du rocher que l’espérance ne jaillit alors du cœur de Lorenzo et de Beata, qui leva sa tête charmante et projeta sur son père un long regard, où l’étonnement se mêlait à la piété.

« J’ai obtenu pour vous, continua le sénateur, le titre de chevalier de l’étoile d’or qui appartient à ma famille depuis longtemps ainsi qu’à plusieurs autres grandes maisons, et j’attache à ce titre une pension (una tnesata) qui vous permettra de le soutenir honorablement[12]. Dès ce jour, vous faites donc partie intégrante de la noblesse vénitienne, à laquelle vous teniez déjà par votre naissance, et il importe que vous sachiez quels devoirs cette nouvelle qualité vous impose.

« De toutes les aristocraties de l’Europe, l’aristocratie vénitienne est la seule qui ne soit pas le résultat de la conquête. Comme le patriciat romain, auquel on l’a souvent comparée, elle est sortie des entrailles mêmes de la société dont elle dirige la destinée. C’est là ce qui fait sa force et la légitimité de sa domination. Ai-je besoin de vous rappeler à quelles circonstances malheureuses cette ville, qui est un miracle de l’industrie humaine, doit sa naissance ? Qui ne sait que lorsque des flots de Barbares se ruèrent comme des chiens à la curée sur les débris de l’empire romain, de pauvres pêcheurs vinrent chercher un refuge sur les îlots de l’Adriatique ! Ils y étaient à peine établis qu’ils éprouvèrent le besoin d’une police qui fut d’abord aussi simple que leur association, et dont le premier devoir était de sauvegarder leur indépendance. C’est de ces premiers magistrats librement élus par les intéressés sous la pression de la nécessité, ce grand instituteur des sociétés humaines, que descend la noblesse vénitienne. Rome a eu à peu près la même origine. Vous apprendrez par l’histoire quelles vicissitudes eut à traverser la république naissante, les discordes civiles et les événemens extérieurs qui modifièrent successivement ses institutions. Ce que je puis vous affirmer, c’est que, — le dernier jour du mois de février de l’année 1297, où le gouvernement de Venise, ne voulant plus être à la merci des flux et reflux d’un peuple turbulent, ferma le grand-conseil et limita le nombre de ceux qui devaient participer à la souveraineté, — ce jour-là la république de Saint-Marc accomplit une révolution qui la sauva de sa ruine et lui donna la force d’étendre sa domination sur l’Italie. La serrata du grand-conseil est dans l’histoire des institutions de Venise ce que sont les murazzi qui empêchent l’Adriatique d’ensabler nos lagunes. A partir de cette époque mémorable, Venise, débarrassée des soucis domestiques qui entravaient son action, sortant de ce vaste chaos d’élémens confus et de passions atroces qu’on appelle le moyen âge, s’éleva au premier rang des nations politiques et offrit à l’Europe moderne le premier exemple d’une société régulière gouvernée par des lois sages et des pouvoirs non contestés. Aussi, pendant que l’Italie était la proie des étrangers attirés dans son sein par la jalousie des factions, pendant que Milan, Gênes, Pise, Florence, Naples et Rome même succombaient tour à tour sous le joug des Allemands, des Français et des Espagnols qui venaient au secours de leurs partisans, au milieu de cette anarchie de républiques éphémères et de monstrueux petits tyrans qui s’entr’égorgeaient, Venise, forte par sa position, par la stabilité de ses institutions où l’unité du pouvoir exécutif se combinait avec la liberté des corps délibérans, fixait tous les regards, était le refuge de tous les proscrits, et comme Sparte jadis au milieu des révolutions incessantes de la démocratie grecque, elle excitait l’admiration des philosophes et des hommes d’état. L’inscription que vous voyez au-dessus de cette bibliothèque, ajouta le sénateur en montrant du doigt les vers latins que nous avons cités plus haut, n’est qu’un faible témoignage de la justice qu’on s’est toujours plu à rendre à la gloire de notre patrie. Dante, Pétrarque, Boccace, le Tasse, qui nous appartient par la naissance de son père et la protection qu’il a reçue de la famille Badoer, Machiavel, Galilée, les poètes et les artistes des peuples étrangers ont tous considéré Venise comme la société qui satisfaisait le plus la raison humaine, comme le foyer de civilisation qui répondait le mieux à l’idéal qu’ils avaient conçu. On pourrait appliquer à Venise tout entière ces paroles de Pétrarque à propos de la place Saint-Marc : Cui nescio terrarum orbis parem habeat.

« Eh bien ! jeune homme, reprit le père de Beata en redressant sa tête sexagénaire, tout cela est l’œuvre de l’aristocratie. C’est vainement qu’on chercherait à nier son influence sur cette société, qu’elle a faite à son image : on la trouve gravée sur tous les monumens, et, comme dit le psalmiste, les cieux racontent sa gloire. Ce n’est pas seulement dans les armes, dans les fonctions politiques, dans la magistrature et dans les ambassades que la noblesse vénitienne s’est distinguée, mais dans tous les ordres des connaissances humaines. nette bibliothèque renferme des témoignages non moins éclatans de sa grandeur que les annales de la république, et justifie ces belles paroles de mon ami Marco Foscarini dans son Histoire de la Littérature vénitienne : Appunto dalle nobile fumiglie, dit-il, uscirono i migliori lumi della nostra litteratura, e non solo in una, ma in tutte le facoltà[13]. En cela, la noblesse vénitienne, qui est la plus ancienne de l’Europe, soit par la date de son avènement dans l’histoire moderne, soit par la prétention qu’affichent plusieurs de nos grandes familles, telles que les Justiniani, les Venier et les Marcello, de faire remonter leur origine jusqu’à l’empire romain, — la noblesse vénitienne est aussi la première aristocratie du monde, parce qu’elle a toujours marché à la tête de la nation. Le patriciat romain, dans sa grandeur un peu sauvage, dédaignait toute autre illustration que celle des armes, de la magistrature, de la religion et de la parole, l’instrument de sa domination, et ce n’est guère que sous les empereurs qu’il se mit à pratiquer les lettres, dont il avait abandonné jusqu’alors la culture -à des rhéteurs grecs et à des affranchis, qui l’amusaient comme des histrions. L’aristocratie vénitienne, qui a eu ses Gâtons, ses Régulus, ses Scipions et ses Pompées, mais qui a su prévenir l’éclosion des Sylla et des César, a toujours concilié les lumières de l’esprit avec la force de caractère qu’exige l’exercice du pouvoir, et il n’y a pas d’exemple dans l’histoire de notre patrie d’un barbare comme Marins parvenant aux plus hautes charges de la république. Les princes et les barons qui forment l’aristocratie des autres nations de l’Europe ne sont que des instrumens de la force, les représentans attardés de la féodalité déjà à moitié vaincus par le clergé, par les juristes et les lettrés, qui ont suivi le mouvement de l’esprit humain. L’aristocratie de Venise, expression toujours vivante des besoins de la société, ne s’est jamais laissé dépasser et a toujours légitimé son droit à la souveraineté par la supériorité de ses vertus, de ses lumières et de son dévouement à la patrie. Comme l’a dit Paruta, un de nos plus grands publicistes, la nobiltà veneziana est la seule au monde dont l’élévation morale, la prudence et la sagacité politiques, unies aux connaissances, à l’urbanité des goûts et des manières, justifient ce beau titre de nobilitas, qui est synonyme de civilisation.

« Mon enfant, l’expérience de la vie et l’histoire, quand vous pourrez la consulter avec fruit, vous apprendront que le monde a toujours été gouverné par des minorités. Quoi qu’on fasse, quelles que soient les chimères dont se bercent aujourd’hui les factieux et les faiseurs de systèmes, la foule, toujours absorbée par les travaux que lui imposent ses besoins de chaque jour, n’aura jamais assez de loisirs et d’indépendance d’esprit pour s’élever à la hauteur de la politique des états. Heureuses les nations qui renferment dans leur sein des classes supérieures consacrées par le temps et les services rendus ! Partout où ces classes, plus ou moins nombreuses, plus ou moins privilégiées, qui représentent la tradition, c’est-à-dire la conscience des corps politiques, n’existent pas, la foule besoigneuse, livrée à la mobilité de ses instincts, est bientôt la proie d’un despote ou d’un conquérant. Voyez la Grèce et ses fragiles démocraties tombant sous le joug de Philippe, d’Alexandre et de ses successeurs, pour devenir ensuite une province, une sorte de hochet de la grandeur romaine ! Et cette Rome si fière et si forte, qu’est-elle devenue, à son tour, après la chute de son patriciat ? Elle a donné le jour à une succession de monstres qui ont effrayé l’humanité et soulevé contre ce colosse d’iniquités la justice du genre humain. Le christianisme, pour avoir adouci le fond de notre nature par une morale plus parfaite, n’a pu détruire les passions qui nous agitent et les conséquences qui en résultent. L’église a eu ses Borgia ; l’Italie, comme la Grèce, a eu des révolutions incessantes qui l’ont conduite à sa perte, et nous voyons aujourd’hui la France en proie à des convulsions qui menacent le repos du monde. L’Angleterre est, après Venise, le seul pays de l’Europe où une aristocratie forte préside aux destinées de la nation et lui conserve son indépendance et sa liberté. Je ne me fais aucune illusion sur les dangers qui menacent ma patrie ; tu sais, abbé, qu’il y a longtemps que je suis préoccupé des funestes doctrines qui agitent les esprits, et dont la France est déjà la victime. Je dirai avec un grand citoyen qui a voulu sauver la république romaine contre les démocrates de son temps : Mihi nihil unquam populare placuit ! Et il avait bien raison de craindre le règne populaire, cet éloquent défenseur du patriarcat et de la liberté, deux choses qui sont toujours inséparables, puisqu’il devait payer de sa tête l’honneur d’avoir prévu et combattu l’avènement du magnonime Auguste, comme le qualifient les lâches sophistes aux gages des césars. Quelle que soit l’issue de la lutte où l’esprit humain est engagé, la noblesse vénitienne aura fait son devoir. Si les passions aveugles qu’on suscite contre sa domination légitime triomphent, elle entraînera dans sa chute la république qu’elle a fondée, et qui, depuis quatorze cents ans qu’elle existe, n’a pas vu un étranger troubler l’eau de ses lagunes.

« Dans quelques jours, ajouta le sénateur en se tournant vers Lorenzo, vous partirez pour Padoue. Vous y achèverez vos études et prendrez vos degrés universitaires, complément indispensable à l’éducation d’un noble vénitien. Rappelez-vous seulement que les lettres doivent servir d’ornement à l’esprit, de nourriture à l’âme pour l’aider à supporter dignement les épreuves de la vie, mais ne jamais devenir une profession. Elles vous serviront à bien remplir les emplois que la république pourra vous confier, mais il ne convient pas qu’un homme destiné au commandement fasse étalage de prétentions littéraires. Vous pourrez écrire des rapports comme ceux de nos ambassadeurs, qui sont des modèles d’observation et de sagacité politique, élucider quelques points de droit et d’administration publique, aborder même l’histoire, si vos connaissances vous le permettent, ou bien vous élever à des considérations d’un ordre supérieur ayant pour objet la morale, la religion (mais non pas la théologie), ou la police des états. Toutefois gardez-vous des vaines spéculations dont on est si prodigue dans ce temps-ci; tenez-vous toujours près des faits positifs, qui sont plus compliqués et plus difficiles à comprendre que ne se l’imaginent les inventeurs de systèmes. La vie est un roman bien autrement incidente que les fictions des poètes! Puisque vous appartenez à cette minorité intelligente et libre contre laquelle s’élèvent tant de clameurs, ayez le courage d’en défendre les intérêts et d’en remplir les devoirs, dont le premier de tous est de se dévouer au bien de l’état. Ce que je fais aujourd’hui pour vous est bien moins de ma part un acte de générosité banal qu’un service que je crois rendre à mon pays en lui procurant un serviteur fidèle, plus jeune que moi. Dans tous les temps, l’aristocratie vénitienne a eu la sage prévoyance de réparer ses forces appauvries en s’infusant un sang plus généreux. Vous trouverez dans les annales de ma famille plus d’un exemple de pareilles adoptions, qui ont accru son influence dans la république. Aussi je ne saurais trop vous recommander d’étudier à fond l’histoire de notre pays et de vous pénétrer de l’esprit de la noblesse vénitienne, dont le patriotisme a toujours été la vertu dominante. Elle a tout subordonné au salut de l’état, jusqu’à la religion, comme vous pouvez vous en convaincre par ce proverbe, qui résume sa politique :

Siamo Veneziani, e poi cristiani. »

Après cette exhortation, prononcée d’une voix grave, le sénateur se leva et dit à Beata : — Ma fille, donnez la main au chevalier Sarti.

Étourdie par ces paroles, qui semblaient sanctionner le choix de son cœur, Beata s’avança un peu gauchement vers Lorenzo et lui tendit la main avec une cordialité affectueuse accompagnée d’un sourire enchanteur.

Addio, campagne amene,
Dove già lieto pascolai l’agnelle !


répéta l’abbé Zamaria, presque en colère.

— Que chantes-tu là, l’abbé? dit le sénateur.

— Je dis que la musique s’en va à tous les diables, et que je ne me doutais guère que depuis six ans j’élevais un diplomate.

— Il cultivera la musique pour son plaisir, répondit le sénateur. Marcello était un grand seigneur de Venise, ce qui ne l’a pas empêché de devenir un compositeur de génie. — Puis le père de Beata se tourna vers le camériste Bernabo, qu’il venait de sonner. — Faites monter ma maison, lui dit-il. Les domestiques des deux sexes ayant obéi à l’ordre qu’ils avaient reçu, le sénateur, prenant Lorenzo par la main, leur adressa ces quelques mots : — Je vous présente le chevalier Sarti, que je vous ordonne de considérer comme un membre de ma famille. Allez, mon fils, ajouta-t-il ensuite, les yeux fixés sur Lorenzo, car ce titre vous appartient désormais.

Cette scène extraordinaire, que rien n’avait annoncée, dont Lorenzo ni Beata ne pouvaient prévoir le dénoûment, produisit sur eux et sur tous les assistans la plus grande surprise. Lorenzo était comme enivré de ce qu’il venait d’entendre. Il interrogeait des yeux l’abbé Zamaria pour savoir quel sens il devait attacher à ces dernières paroles du sénateur : Allez, mon fils, car ce titre vous appartient désormais. — Serait il possible que le père de Beata, ayant deviné le secret de sa fille, voulût approuver une alliance si disproportionnée sous tous les rapports? Ou bien, par ces paroles affectueuses, le sénateur n’avait-il entendu exprimer qu’un degré plus intime de parenté intellectuelle, une adoption purement politique, sans vouloir confondre la destinée de Lorenzo Sarti avec celle de l’une des plus illustres familles de Venise? Le doute était au moins permis, et Beata elle-même, au milieu du ravissement qu’elle venait d’éprouver, hésitait à croire que le nœud de sa vie pût se délier d’une manière aussi heureuse. Cependant tout le monde dans la maison était à peu près convaincu que Lorenzo n’était devenu le chevalier Sarti que pour s’élever encore plus haut dans l’estime et l’affection du sénateur, qui n’était pas homme à dévoiler brusquement le fond de sa pensée. Dès lors une plus grande liberté s’établit dans les relations de Lorenzo et de Beata, qui se crut au moins autorisée à ne pas mettre autant de réserve dans la manifestation de ses vrais sentimens. Le chevalier Sarti fut présenté successivement à tous les membres de la famille, introduit avec plus de cérémonie dans les maisons amies, chez les Grimani, les Dolfin et les Badoer. On écrivit à Cadolce, au saint oncle de Beata, et celui-ci approuva de tout son cœur cette ascension de son cher Lorenzo dans la hiérarchie sociale, qui fit aussi la joie et le bonheur de Catarina Sarti.

Il y eut à la suite de cette journée dans la vie de Lorenzo et de Beata quelques heures de cette félicité suprême que doivent goûter les âmes qui ont franchi sans remords la rive éternelle. Tout souriait à leurs vœux. Ils se voyaient sans contrainte; les domestiques, l’abbé Zamaria, le sénateur, les amis. Dieu et les hommes semblaient approuver une union si charmante. Ils allaient ensemble dans les cercles, aux théâtres, aux concerts, et partout ils rencontraient des visages joyeux qui paraissaient prendre part à la fête de leurs cœurs. L’idée du prochain départ de Lorenzo pour Padoue venait bien obscurcir un peu l’horizon qui s’ouvrait devant eux, mais l’espoir qu’après une absence dont on ne fixait pas la durée, ils seraient unis pour ne jamais se quitter, dissipait ces légers nuages et gonflait la voile qui les menait au bonheur entrevu. Le chevalier Grimani lui-même avait accueilli Lorenzo avec bonne grâce et ne paraissait ni surpris ni inquiet de la nouvelle position qu’on lui avait faite dans la famille Zeno. Il n’était pas moins empressé auprès de Beata, et sa contenance ne trahissait aucun embarras. Parmi les étrangers qui affluaient alors à Venise, les uns attirés par le plaisir, les autres par les événemens politiques qui préoccupaient l’Europe et particulièrement les puissances de l’Italie, on remarquait surtout un grand nombre d’émigrés français. La révolution de 1789, qui, aux yeux de quelques rares philosophes et hommes d’état comme Marco Zeno, était l’événement le plus considérable survenu en Europe depuis la réforme de Luther, ne semblait à cette foule étourdie qu’une fièvre passagère qui devait avoir son cours et qui s’arrêterait bientôt devant les remèdes énergiques qu’on se disposait à lui administrer. Les émigrés, pleins de confiance dans l’avenir, et qui s’attendaient d’un jour à l’autre à rentrer en vainqueurs dans leur pays, qu’ils avaient quitté comme pour un voyage d’agrément, dépensaient à Venise le peu d’argent qu’ils avaient encore et leurs dernières illusions. L’aristocratie vénitienne les avait accueillis avec empressement, et les lois politiques qui défendaient aux nobles de recevoir dans leurs palais et de fréquenter des étrangers avaient dû fléchir devant des intérêts de caste qui se confondaient avec ceux de l’ordre social menacé par les idées nouvelles. Aussi jamais Venise n’avait été plus gaie, jamais ses casini, ses théâtres, ses canaux et la place Saint-Marc n’avaient retenti d’acclamations plus bruyantes, n’avaient caché de voluptés plus exquises et de rêves plus enivrans. Lorsque Beata et Lorenzo, dans la gondole du sénateur, qui les admettait tous deux en sa présence, comme s’il eût voulu fêter l’avènement du chevalier Sarti dans les hautes sphères de la vie sociale, descendaient le Grand-Canal par une nuit éclatante, suivis de barques chargées de musiciens dont les rhythmes, les mélodies et les joyeux accords s’exhalaient dans l’espace et les sinuosités voisines, il n’est pas de parole humaine qui pût exprimer la béatitude qu’ils éprouvaient. Lorenzo ne pouvait détourner ses yeux de ceux de Beata, dont le noble maintien était plus expansif désormais, et laissait entrevoir au fond de son âme, ainsi que dans une source pure, l’amour s’épanouissant comme une fleur d’espérance. O jeunesse, amour qui en féconde les nobles instincts, poésie qui s’en dégage et monte à l’esprit comme une essence généreuse, vous êtes la triple manifestation d’une seule et même vérité, le principe de toute inspiration et de toute grandeur morale ! Heureux celui qui n’a point oublié les rêves de l’âge d’or ! mille fois heureux l’homme qui, sous des cheveux blanchis, entend encore vibrer au fond de son cœur la voix d’un premier amour ! Le chevalier Sarti sera toute sa vie un grand et sérieux enfant, et, lorsqu’il rencontrera sur sa route douloureuse cette femme qu’il nomme Frédérique, il croira se réveiller d’un long sommeil et voir se relever devant lui l’image des jours fortunés !

Le sénateur Zeno, qui ne s’occupait jamais de ce qui se passait dans l’intérieur de son palais, et qui laissait à Beata une entière liberté dans l’ordonnance de ses plaisirs domestiques, manifesta la volonté de donner un grand dîner pour lequel il fixa lui-même la liste des invités. Les Grimani, les Dolfin, les Badoer, les Mocenigo et les divers membres de sa propre famille, au nombre de soixante personnes, furent réunis dans une magnifique salle à manger qui était, après la bibliothèque, la pièce la plus remarquable du palais. Dessinée dans le goût somptueux de la renaissance, elle était si spacieuse, qu’elle aurait pu contenir aisément deux cents convives. Des crédences sculptées avec un art infini, remplies d’argenterie, de vaisselle, des porcelaines et des cristaux les plus rares, formaient quatre grands panneaux d’une élévation moyenne au-dessus desquels était rangé un grand nombre de portraits de famille. Celui du doge Renier Zeno, qui avait régné de 1252 à 1268, et sous le gouvernement duquel fut construit le premier pont du Rialto, qui était d’abord en bois, occupait la place d’honneur. On l’attribuait à Jean Bellini, qui l’aurait peint d’après une esquisse remontant au XIIIe siècle. C’était une figure longue, osseuse et froide, d’une expression noble et sévère, justifiant le jugement porté par l’histoire sur ce prince qui vit éclater la première guerre des Vénitiens contre les Génois : Uomo molto accorto e esercilato net maneggi della republica (homme avisé et très entendu dans le gouvernement de la république). Sur le panneau opposé, en face du doge, était le portrait de Charles Zeno, le héros de la famille, l’un des personnages les plus curieux de l’histoire de Venise, qui sauva la république, en 1380, contre les Génois, qui assiégeaient Chiozza. Venaient ensuite des procurateurs, plusieurs ambassadeurs, le portrait de ce cardinal Zeno dont le tombeau occupe une chapelle particulière dans la basilique Saint-Marc, et celui de plusieurs femmes, parmi lesquelles on remarquait la mère de Beata, d’une beauté frappante.

Lorenzo fut présenté à la compagnie par le sénateur, et chacun s’empressa d’accueillir le chevalier Sarti comme un membre de la famille Zeno et comme un égal dans cette minorité choisie de la société européenne. Il y avait parmi les convives quatre émigrés français : un marquis de la Rochenoire, de la province du Vivarais, homme fier et tout imbu des préjugés de sa caste; le comte de Narbal, esprit éclairé et sage qui ne partageait aucune des illusions de ses compagnons d’infortune, et qui subissait, en gémissant, un exil qu’il s’était imposé par devoir; le baron de Laporte, d’un caractère aimable et futile, effleurant toutes choses sans pouvoir se fixer sur rien, aimant les arts et la petite littérature de son temps; enfin le vicomte de Toussaint, jeune homme d’un ridicule parfait, ignorant et hâbleur, bravache et poltron, qui, après s’être avisé de tournoyer autour de Beata, avait été renvoyé par un regard foudroyant à son blason, aussi équivoque que ses mœurs. Dans ce dîner, où la magnificence du service répondait aux habitudes fastueuses et hospitalières de la noblesse vénitienne, dont Marco Zeno avait tant à cœur de conserver les traditions, la conversation, d’abord languissante et gênée à cause de la présence des émigrés français, finit par se fixer sur un incident du jour qui préoccupait tous les esprits. La maison de l’ambassadeur de Venise à Paris, Alviso Pisani, venait d’être envahie par le peuple. L’ambassadeur avait reçu de la république l’ordre de quitter la France et de se rendre en Angleterre sans bruit et sans protestations, pour ne pas rompre les relations diplomatiques des deux pays.

— C’est une lâcheté, dit François Pesaro, qui était au nombre des convives, et dont la tête forte et le visage anguleux révélaient la ténacité du caractère. Ce n’est point ainsi que se seraient conduits nos pères avec un peuple de gueux, de malcalzoni.

— Nos pères étaient forts et nous sommes faibles, répondit Antonio Cappello, dont la sagacité avait si bien apprécié la révolution de 1789, qu’il avait vu commencer à Paris, où il était ambassadeur de Venise. Sa figure fine et triste trahissait les appréhensions de son âme sur le sort de son pays.

— Nous sommes faibles parce que nous sommes irrésolus, répondit le père du chevalier Grimani, qui partageait les opinions de Marco Zeno sur la politique intérieure de la république. Le gouvernement de la seigneurie veut appliquer à une situation nouvelle des principes de prudence qui ne tromperont personne, et qui ont pu avoir leur efficacité lorsque les puissances de l’Europe se reconnaissaient solidaires d’une civilisation commune qui formait la base de leurs alliances. Ce qui se passe en France, les troubles qui agitent ce pays, les questions qu’on y soulève, les hommes audacieux qui s’y produisent et dont les noms étaient complètement ignorés il y a quelques années, tout cela me donne à penser que nous sommes à la veille d’immenses dangers qu’on ne surmontera qu’avec du courage et de grands sacrifices.

— Tranquillisez-vous, excellence, s’écria le marquis de la Rochenoire d’un ton superbe, nous irons bientôt châtier les rebelles et rétablir la monarchie sur ses bases séculaires. Nous sauverons le roi malgré lui, nous remettrons le faible Louis XVI en possession de toute l’autorité que lui ont transmise ses aïeux, et dont il s’est laissé dépouiller.

— Je le désire plus que je n’ose l’espérer, répliqua le comte de Narbal d’une voix calme. Je crois, monsieur le marquis, que vous vous faites illusion sur l’état de notre pays, et que, pussiez-vous réussir par la force à replacer la monarchie française sur ses vieux fondemens, vous auriez encore à lutter contre les idées qui en ont amené la chute.

— Mais ces idées sont l’œuvre des jacobins, répondit le marquis avec emportement. En chassant à coups de cravache ce ramassis de clubistes et d’écrivassiers impudens, la noblesse reprendra la place qui lui appartient dans l’état, dont elle est le plus ferme appui.

— Le marquis a raison, dit le vicomte de Toussaint de sa petite voix de fausset aigre, organe aussi frêle que son esprit, il faut traiter ces coquins comme Louis XIV a traité ces messieurs de la religion prétendue réformée. La noblesse française, qui est la plus illustre du monde, car elle a donné des rois à une partie de l’Europe et même à Venise, si je ne me trompe, rentrera l’épée à la main dans ce grand et beau pays de France qu’elle a conquis jadis par son courage.

Un moment de silence suivit cette estocade du jeune émigré, qui fit sourire les nobles convives et mit fort mal à l’aise le comte de Narbal.

— Monsieur le vicomte voudrait-il nous dire dans quelle histoire particulière il a trouvé que la république de Venise avait eu besoin de demander à la France des chefs pour la gouverner? dit le savant Mocenigo avec une feinte bonhomie qui cachait autant de finesse que de vrai savoir. Nous étions convaincus jusqu’ici par nos annales que Venise, encore au berceau de sa grandeur, sut résister aussi bien à la domination de Charlemagne qu’à celle de son fils Pépin, roi des Lombards, dont elle repoussa les attaques et incendia la flotte, au commencement du IXe siècle. Monsieur le vicomte a interverti les rôles, il a sans doute voulu dire que la république de Venise, qui est le premier corps politique formé en Europe depuis la chute de l’empire romain, a presque toujours eu de bonnes relations avec la couronne de France. Notre politique, qui n’a jamais été, comme chez vous, un caprice de prince, mais le fruit de la sagesse et de la nature des choses, nous a fait souvent rechercher l’alliance de la France, et quelquefois aussi nous a imposé le devoir de combattre son ambition. Puisque l’histoire vous est si familière, continua Mocenigo avec cette ironie froide et polie qui caractérisait la plupart des grands seigneurs vénitiens, vous devez avoir lu dans Villehardouin, votre premier historien, comment, sans le concours de notre marine, les puissans barons de France n’auraient pas entrepris la conquête de Constantinople, qu’ils n’ont pas su garder. Un autre de vos historiens, Philippe de Commines, a dû vous apprendre également que le gouvernement de Venise, dont il parle avec une admiration intelligente, n’avait pas voulu se laisser entraîner à la remorque d’un roi aussi aventureux que votre Charles VIII. Enfin, monsieur le vicomte, si Venise a consenti à donner une de ses filles à un membre de la maison de Lusignan, comme elle a sanctionné plus tard l’alliance de Bianca Cappello avec le grand-duc de Toscane; si elle a reçu avec éclat le roi de France Henri III, dont elle a inscrit le nom sur son livre d’or; si elle a échappé à la figue de Cambrai, formée contre elle par le roi Louis XII, donné des marques de sa munificence à Louis XIV en lui envoyant un des meilleurs tableaux de Paul Véronèse[14] ; si enfin elle a tout récemment accueilli un des descendans fugitifs de ce prince, vous m’accorderez que ce sont là des actes politiques d’une puissance qui a toujours été maîtresse de sa destinée, et qui n’a jamais trouvé chez la France qu’ingratitude et souvent même hostilité pour prix d’une pareille conduite.

— Vous êtes cruel, monsieur, et vous profitez de vos avantages en politique plus habile que généreux, dit le comte de Narbal en souriant. Toutefois permettez-moi de vous dire que ce qui se passe actuellement dans mon pays est bien moins une révolution locale, comme celles qui ont eu lieu depuis l’origine de la monarchie, qu’une évolution de l’esprit humain qui pourrait bien intéresser toutes les puissances de l’Europe. Ce n’est ni Voltaire ni Rousseau, comme le croient tant d’imbéciles, qui ont amené la crise formidable où nous sommes engagés, et dont je n’espère pas voir la fin. Ces deux grands philosophes n’ont été que les instrumens du destin, ou, si vous aimez mieux, de la logique des idées. N’est-ce pas ainsi que, dans les arts et dans les lettres, lorsqu’une révolution est imminente dans les goûts du public, il se présente toujours un grand artiste pour l’accomplir?

— C’est parfait, s’écria l’abbé Zamaria, et cela est vrai surtout de l’art musical, dont l’histoire de Venise offre plus d’un exemple.

— Est-ce que Venise possède une musique particulière? dit M. de Laporte en s’adressant à l’abbé Zamaria.

— Comment, si Venise possède une musique particulière! répondit l’abbé avec étonnement. Je pourrais vous répondre comme ce prêtre égyptien à je ne sais plus quel philosophe grec : Vous autres Français, vous êtes toujours jeunes, parce que vous ignorez tout ce qui se passe hors de votre pays et de votre génération. Vivant au jour le jour, tout vous étonne, tout zéphyr vous agite. Sans vouloir vous rappeler que les poètes, les peintres et les architectes italiens ont été vos instituteurs, qu’il me suffise de vous apprendre que les premiers opéras italiens qui ont été représentés à la cour de France pendant la minorité de Louis XIV étaient d’un compositeur vénitien, François Cavalli, dont vous pouvez voir le tombeau dans l’église de San Geminiano, où se trouve aussi celui de Lotti.

— Je vous demande, monsieur l’abbé, répliqua M. de Laporte, qui était après tout un homme d’esprit, si la musique vénitienne se distingue fortement de la musique italienne proprement dite.

— Ah ! ceci est différent, répondit l’abbé. La question est même très subtile, et ce n’est pas la première fois qu’on me l’adresse. Pour y répondre convenablement, il me faudrait entrer dans des détails qui seraient ici hors de propos. Ce que je puis vous affirmer, c’est que le génie vénitien n’a pas plus failli à l’art musical qu’à aucune manifestation du beau.

— Il serait cependant intéressant de connaître, dit Girolamo Dolfm, dilettante distingué, en quoi nos illustres compositeurs Galuppi, Marcello, Lotti, Caldara et Cavalli se distinguent des autres musiciens de l’Italie, et surtout des maîtres de l’école napolitaine.

— Signer Girolamo, répondit l’abbé, le sujet est plus difficile à traiter que vous ne le supposez. On ne peut parler convenablement de la musique vénitienne sans toucher à l’histoire fort embrouillée de la musique moderne.

— Si cela intéresse la gloire de notre pays, dit le sénateur Zeno, nous t’écouterions avec plaisir.

— On ne sait presque rien d’un art qu’a illustré Benedetto Marcello, remarqua le chevalier Grimani.

— Si vos excellences le désirent, répondit l’abbé, j’essaierai de fixer quelques idées; mais j’avertis la noble compagnie que pour raconter toutes les vicissitudes de l’art musical à Venise, — qui ne sont pas sans avoir beaucoup d’analogie avec celles qu’a subies notre école de peinture, et qui se rattachent plus qu’on ne le croit aux péripéties de la civilisation italienne, — j’ai besoin de quelques jours de recueillement et de beaucoup d’indulgence.

— Nous t’accordons tout ce que tu demandes, répondit le père de Beata. Je ne suis pas fâché que tu prouves devant ces nobles étrangers qu’aucune branche des connaissances humaines n’a été négligée dans notre patrie.

— Oh ! ce sera charmant, dit la belle Badoer, et je retiens ma place d’avance.

— Nous la retenons tous, répondit le comte de Narbal.

Le dîner s’acheva au milieu d’une causerie bruyante, traversée de courans divers qui laissaient à chaque convive la liberté de choisir l’interlocuteur préféré. Lorenzo, qui se trouvait à côté du comte de Narbal, se sentit attiré vers cet esprit sage et ferme qui, avec plus d’expérience que ne pouvait en avoir le jeune Vénitien, avait exprimé des sentimens politiques assez en accord avec les aspirations de ce caractère passionné, dont l’amour enchaînait les instincts.

Le bruit se répandit bientôt à Venise qu’une brillante conversazione devait avoir lieu au palais Zeno. On disait que l’abbé Zamaria, provoqué par les railleries de quelques émigrés français, avait pris l’engagement de prouver que Venise avait eu des institutions musicales qui ne le cédaient en rien à celles des autres états de l’Italie. L’esprit et le savoir de l’abbé, la nature du sujet qu’il avait à traiter, excitèrent au plus haut degré la curiosité publique. Tout le monde voulut assister à une réunion qui avait pour objet de glorifier le sentiment national, d’autant plus vivace qu’on avait conscience de la situation périlleuse où se trouvait la république. Les invitations furent très nombreuses, et jamais on ne vit dans un palais de Venise une réunion plus imposante, composée d’élémens aussi divers. Indépendamment des convives qui avaient inspiré l’idée de cette fête, on y avait admis tous les étrangers de distinction, les familles illustres, les poètes, les savans, les artistes et les beaux esprits qui remplissaient alors cette ville, centre lumineux des plus étourdissantes folies. Bertoni, Furlanetto, l’abbé Sabattini, maître de chapelle à Saint-Antoine de Padoue, où il avait succédé au père Valotti ; Guadagni, Pachiarotti s’y trouvaient, ainsi que Canova, Gritti, Buratti, Gozzi et Alfieri, arrivé à Venise depuis quelques jours. La Vicentina avait trouvé le moyen de se faire inviter aussi par l’abbé Zamaria avec Grotto et Zustiniani. Le départ de Lorenzo fut retardé et remis après la fête, qui semblait avoir été organisée tout exprès pour mettre le comble à la félicité des deux amans.

P. Scudo.
  1. Voyez Daru, Histoire de Venise, t. Ier, p. 170, et le charmant livre. Origine delle faste Veneziane, de Giustina-Renier-Michel.
  2. Le madrigal de Lotti, dont il est parlé ici, se trouve dans la Collection de musique vocale et classique de M. le prince de la Meskowa.
  3. Plotin.
  4. La lune est blanche...
    Le soleil est rouge...
    Le mariage se fera.

    La lune dit au soleil :
    Ta lumière m’éclairera...
    Et Jésus-Christ nous bénira...

    — Et beaucoup d’enfans il en naîtra... Vive saint Marc !

  5. Dante, Inferno, chant V.
  6. Le système neumatique.
  7. Gerber, t. II. Nous nous servons ici de la traduction que donne de ce passage M. de Coussemaker dans son intéressant ouvrage, Histoire de l’Harmonie au moyen âge.
  8. « Comme on voit une étincelle dans la flamme et comme on discerne une voix au milieu d’autres voix, lorsque l’une reste en place et que l’autre se joue autour. » Paradiso, chant VIII.
  9. Célèbre compositeur belge de la fin du XVe siècle.
  10. « Adieu, paysage enchanté où j’aimais à conduire paître mon troupeau. »
  11. Roma, 1541.
  12. Le titre de chevalier de l’étoile d’or était purement honorifique.
  13. « C’est des familles nobles que sont sorties, dans tous les genres, les plus grandes lumières de notre littérature. »
  14. Le Repos chez Simon le pharisien au musée du Louvre, n° 104.