Le Chevalier de Tréfleur

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TRÉFLEUR.

On a beaucoup parlé à Coblentz, pendant l’émigration, du chevalier de Tréfleur. Le pauvre chevalier mit fin à ses jours de la façon la plus romanesque ; un matin, par un beau ciel, il se jeta dans les eaux vertes du Rhin, en tenant une femme entre ses bras. Pour un étudiant de Carlsruhe ou de Weimar, c’eût été une mort fort convenable ; c’était un déplorable trépas pour un gentilhomme français. Comme le disait avec raison la maréchale de M……, le suicide a quelque chose de républicain et de roturier. Aussi Tréfleur fut-il blâmé très durement. Sa tante, Mlle de Kerguen, qui était une personne fort pieuse, fut affligée d’une façon toute particulière, et son oncle, le commandeur de Tréfleur, qui s’était trouvé à Fontenoy, dit qu’il était accoutumé à voir sur le front d’un homme de sa race le sang d’une noble blessure reçue dans une affaire d’honneur ou dans un combat, non pas l’écume et le limon d’une rivière. Eh bien ! Tréfleur ne méritait pas les reproches qu’on fit à sa mémoire. Il avait pour le suicide le mépris le plus profond, et, s’il avait été las de la vie, ce n’est pas à l’eau ou au charbon qu’il eût demandé la mort. Pourquoi donc se tua-t-il ? — Moi, je prétends qu’il ne se tua pas. — Et pourtant ce fut bien son corps qu’on retira du Rhin ? — Oui ; mais son ame ne résidait plus dans son corps quand ce corps tomba dans le fleuve. — Un seul homme a pu connaître le secret de ce trépas ; c’est un médecin dont tout à l’heure on saura le nom. Je tiens de lui l’histoire qui va suivre. Cette histoire ne sera peut-être pas acceptée par tout le monde ; c’est en Allemagne que je l’ai apprise, et, tant que j’ai été en Allemagne, j’y ai cru, quoique assez difficilement encore. De retour à Paris, j’ai trouvé qu’elle devenait beaucoup plus invraisemblable ; mais comme elle justifie d’une accusation injurieuse le rejeton d’une maison que j’honore, comme elle enlève la tache qui ternissait le champ de gueules où brillent les douze merlettes des Tréfleur, à mes risques et périls j’aurai le courage de la raconter ; je désire qu’on ait le courage de la lire.

I.

Le docteur Trump était un Allemand, mais il n’avait rien du caractère rêveur qu’on prête aux hommes de sa race. C’était l’ennemi de toutes les hypothèses étranges et de toutes les théories aventureuses. Il avait publié trois grosses brochures contre le magnétisme, au risque de se faire lapider par les partisans enthousiastes de Mesmer. Un jour, le jeune docteur Blum, qui s’était fait une grande réputation à Coblentz en électrisant des verres d’eau et en magnétisant des duchesses, engagea avec lui une discussion si vive, qu’il y eut un duel le lendemain dans ce joli petit pré de Mulfen où l’on ferait bien mieux de cueillir des marguerites que de s’égorger. On échangea deux coups de pistolet, qui heureusement ne furent pas meurtriers ; les deux combattans restèrent debout. Mais les balles servent encore moins que les argumens pacifiques à modifier les opinions. Le docteur Blum continua à chercher dans la médecine la poésie mystérieuse du monde occulte, et le docteur Trump continua à soutenir que tous ceux qui ne voulaient pas se borner à saigner et à médicamenter d’après les anciens préceptes étaient des fous ou des charlatans.

Un soir du mois de juin, le docteur Trump était dans son salon vert, fumant paisiblement sa pipe pour faciliter sa digestion, et non point pour voir danser des figures capricieuses dans les nuages du tabac, quand un domestique tout effaré entra précipitamment. Le chevalier de Tréfleur se trouvait dans un état déplorable ; il affirmait qu’il allait rendre l’ame, s’il ne voyait arriver sur-le-champ son médecin habituel, le docteur Trump. Or, le chevalier de Tréfleur avait toujours été traité par M. Trump comme un malade chéri. C’était un véritable Français, tournant le madrigal avec beaucoup de grace et remplissant avec une promptitude merveilleuse les bouts-rimés les plus extravagans, du reste fort peu poète de sa nature, et plein d’une railleuse incrédulité à l’endroit de tous les mystères du monde invisible. Les billevesées du docteur Blum lui avaient inspiré quelques ingénieuses épigrammes, causes premières de l’affection et de l’estime que lui vouait le prosaïque Trump.

Aussi à peine l’adversaire du magnétisme eut-il appris cette nouvelle alarmante qu’il sortit avec précipitation et se mit à courir dans les rues de Coblentz. Au bout d’un quart d’heure, il faisait son entrée dans la chambre du malade. Évidemment quelque chose d’extraordinaire s’était passé pour le chevalier de Tréfleur. Lui si calme et si riant d’habitude, lui qui tous les matins, même au plus fort de sa maladie, se faisait poudrer par son valet de chambre, dans quel état se trouvait-il, grand Dieu ! Le docteur Trump put à peine le reconnaître. Les joues enflammées, les yeux ardens, les cheveux épars, au lieu de tendre à son médecin sa main blanche à demi voilée sous une dentelle transparente, il s’écria, dès qu’il vit le docteur, de la voix sourde et enrouée d’un acteur de mélodrame : — Mon cher monsieur Trump, soyez mon sauveur. — Au nom du ciel ! mon cher malade, lui dit le médecin, que peut-il vous être arrivé ? — Hélas ! docteur, répondit le chevalier en maîtrisant peu à peu son émotion, il faut que je commence par un aveu qui me coûte beaucoup, et qui va, dès les premiers mots, me faire perdre votre bienveillance : j’ai fait venir M. Blum…

Tout le monde sait de quelle façon un médecin accueille de pareilles confidences. L’artiste qui verrait en rentrant chez lui un nez ou des yeux faits par une main étrangère à la figure que le matin il avait laissé inachevée, n’éprouverait pas plus de colère que n’en ressentent les doctes représentans de la faculté à ces révélations inattendues. On a touché à votre malade, à votre malade que vous aviez quitté plein de confiance, en vous promettant d’observer à votre retour les effets du régime prescrit ; à votre malade dont toutes les pulsations vous appartiennent, dont le corps, dont la vie est votre chose, on y a touché ! À présent, qu’il guérisse ou qu’il meure, il y a quelqu’un qui s’est placé entre vous et lui. J’ai vu un chirurgien trouver une opération commencée au moment où il arrivait avec sa trousse ; son visage empreint d’une fureur apoplectique est toujours resté devant mes yeux ; aussi je crois voir le docteur Trump s’écriant d’une voix de tonnerre : — Quoi ! ce charlatan de Blum est venu ? Alors, Dieu vous ait en garde ! il ne me reste plus qu’à faire des vœux et à me retirer. — Oh ! mon bon docteur, s’écria le chevalier avec un accent si désespéré, que le digne Trump parut attendri ; oh ! mon bon docteur, ne m’abandonnez pas, ma pauvre tête est bouleversée ; moi qui ai toujours nourri mon esprit d’une substance légère et facile, je vis à présent dans le monde funèbre et malsain où se débattent les poètes de votre pays. Je n’ai plus aucune notion certaine sur les choses, je ne suis pas sûr que le moi qui vous parle soit le moi qui se lamentait quand vous êtes entré. Allez, ma cervelle a subi un rude assaut ; ayez seulement un peu de patience, et je vais tout vous raconter.

« Maudite soit, reprit le chevalier après une pause de quelques instans, maudite soit l’heure où m’est venue la funeste idée d’appeler l’infernal Blum ! Que voulez-vous, docteur ? Vous savez aussi bien que moi tout ce que les souffrances ont d’empire sur le cœur de l’homme. La bouche qui humait du vin et donnait des baisers quand elle était fraîche et vermeille, aime à sentir l’hostie quand elle est pâle et desséchée ; le plus brave a peur ; l’impie fait venir un prêtre, etc. Je ne vous répéterai pas tout ce qu’ont dit les moralistes à ce sujet. Ma foi, ce matin je me sentais le pouls si agité et la tête si brûlante, je m’ennuyais tant à compter les rosaces de l’odieuse tenture jaune qui entoure ma chambre, et à lutter avec le délire toujours près de triompher, que j’ai envoyé chercher le docteur Blum, espérant d’ailleurs que ses singeries seraient inoffensives et ne serviraient qu’à nous divertir si je recouvrais la santé. Le docteur Blum, qui avait jadis connu mes épigrammes et s’était même efforcé d’y répondre en fort mauvais vers allemands, le docteur Blum entra le visage empreint d’une joie triomphante comme un mauvais génie qui voit sa puissance implorée par ceux qui l’avaient méconnue. — Ah ! monsieur le chevalier, vous voici donc prêt à croire à la vertu de ma baguette, vous qui vous êtes tant moqué de notre pauvre science ? Réfléchissez, ajouta-t-il après un instant de silence, je puis vous guérir si vous voulez, ce que ce vieil âne de Trump (pardon, docteur, si je répète ses expressions), ne fera jamais avec sa médecine de pharmacien ; mais ce sera à des conditions que vous trouverez peut-être étranges : il faudra que vous me prêtiez votre corps pour une expérience. — Prêter mon corps ! m’écriai-je ; tous les jours je prête ma bourse, j’ai souvent prêté mon épée, mais je ne conçois pas trop comment on peut prêter son corps tant qu’on continue à l’habiter. — C’est que justement vous ne l’habiterez plus. — Alors, je mourrai ? — Non, vous ne mourrez pas. — Voyons, monsieur Blum, n’ajoutez pas à la confusion qui règne déjà dans mon cerveau, dites-moi ce que je puis faire pour vous, et ce que vous pouvez faire pour moi, puis nous verrons à conclure un marché. — Eh bien ! sachez donc que je traîne après moi deux ames attachées par des liens invisibles. Je les ai recueillies au moment où la mort les frappait dans leurs enveloppes corporelles d’une façon irréparable. L’une est celle d’un joueur d’orgue de l’église de Saint-Castor, véritable artiste allemand épris d’un côté de la vie que vous n’avez jamais soupçonné, mon cher monsieur, malgré votre admiration pour les tragédies de Voltaire et votre talent dans le madrigal ; l’autre est celle d’un vieux juif dont l’œil avait fini par prendre des reflets fauves à force de contempler la couleur de l’or. Le juif et le musicien furent soignés par moi à l’hôpital ; la pauvreté y avait conduit l’un, l’avarice y avait mené l’autre. Ils avaient tous deux le corps attaqué d’un mal incurable ; mais je conçus le projet d’exécuter la fameuse opération que je méditais depuis si long-temps et dont l’honnête Trump s’était tant moqué, c’est-à-dire de sauver l’ame en la séparant adroitement du corps, qu’on abandonne à la maladie. Mon opération eut un plein succès. Les infirmiers de l’hospice ont jeté hier les dépouilles de mes deux malades dans la fosse commune ; mais leurs deux ames, attirées à moi par la toute-puissance d’une volonté irrésistible, me suivent partout. À présent il ne me manque plus qu’une seule chose pour avoir atteint un but qui, je crois, aurait satisfait l’esprit insatiable du grand docteur Faust lui-même ; je veux trouver un corps qui puisse recevoir tour à tour les ames sans logement dont je suis escorté. Ce corps sera réglé comme une pendule ; à une heure dite une ame y entrera pour être remplacée par une autre à une heure également fixée. Le premier propriétaire du corps ne sera pas entièrement dépouillé de ses droits ; seulement il consentira à n’avoir plus qu’un tiers dans la jouissance de son vêtement terrestre. C’est sur votre obligeance que j’ai compté, monsieur le chevalier, pour l’exécution de cette nouvelle expérience. — Palsambleu ! m’écriai-je, si je vous comprends, docteur Blum, vous voulez me donner à entendre que je dois quitter mon corps à certaines heures comme on quitte sa maison, pour y laisser loger les deux malotrus qu’il vous a plu de ravir au trépas. — Vous comprenez parfaitement, monsieur le chevalier, je vous fais cette proposition de la façon la plus positive. — Et moi, je trouve vos rêveries des plus impertinentes. — Ah ! chevalier, n’oubliez pas qu’en ce moment vous ne pourriez pas croiser votre épée avec ma lancette ; parlons de sang froid. Pour vous montrer tout ce que ma proposition a de sérieux et de réel, je vais suspendre un instant vos douleurs, sauf à vous les rendre si le marché continue à vous déplaire.

« Je vous jure, mon cher monsieur Trump, dit le chevalier en continuant son récit, qu’à peine ce diable d’homme eut-il fait quelques gestes en arrêtant sur moi ses grands yeux fixes et profonds, que je sentis le calme et le bien-être rentrer dans mes sens ; je dis à Jasmin de m’apporter mon miroir, et je me trouvai le teint aussi fleuri que si j’avais vécu d’ailes de faisans pendant quinze jours. Vous devinez l’effet prodigieux qu’un pareil phénomène produisit sur mon esprit. Le docteur Blum me laissa alors savourer le retour graduel de mes forces, le rétablissement de l’équilibre dans mes humeurs et de la régularité dans mes fonctions animales ; puis, au bout de quelques instans d’une attente savamment ménagée : — Voyons, me dit-il avec un sourire benin, ne vaut-il pas mieux être pour un tiers dans la jouissance d’un corps frais et bien réglé, agréable à l’extérieur, au dedans plein d’une douce chaleur et de commodités cachées, que d’avoir en toute propriété un misérable corps jauni comme les figures de cire du vieux Kroller, creusé, miné, démantelé par la toux et par la fièvre comme la baraque du gardien Gripp, qui s’écroulera un jour sous les efforts des rats ? Allons, mon cher chevalier, réfléchissez quelques momens, et je fais trop de fonds sur votre sagesse pour croire que mes offres seront rejetées. — Mais, docteur, me hasardai-je à dire déjà à moitié subjugué, la santé n’a pas rompu avec moi pour toujours. Je ne vois point pourquoi je ne posséderais pas seul ce corps bien tenu et bien réglé dont vous parlez de façon à réjouir le cœur. — Mon cher chevalier, ne vous flattez pas ; tout à l’heure je vous aurai remis dans l’état où vous étiez avant de m’avoir fait venir, et du diable si cet imbécile de Trump vous rend jamais votre première vigueur. Il vous restera une irritation continuelle à la gorge qui rendra douloureux le passage du bon vin du Rhin dans votre estomac ; il vous restera un embarras dans les poumons qui vous empêchera d’aspirer cet air salutaire du matin où l’on puise la gaieté et l’appétit ; il vous restera, et c’est là surtout ce qui vous sera pénible, une faiblesse dans l’épine dorsale qui ôtera à votre taille ce qu’elle a de gracieux et de dégagé ; il vous restera… — Grace ! docteur, grace ! m’écriai-je épouvanté ; je vous abandonne mon corps, tâchez seulement de surveiller un peu ceux à qui vous allez le confier pour qu’ils en fassent un usage décent et convenable ; mieux vaut sa part d’un bon manteau que des haillons pour soi seul. — Puisque vous voilà raisonnable, je me retire ; quand l’instant sera venu, vous céderez votre corps sans même vous en apercevoir ; vos droits seront scrupuleusement observés, votre tour de rentrer en jouissance reviendra régulièrement, et vous éprouverez un plaisir sans cesse renaissant à faire mille choses qui vous devenaient plus indifférentes de jour en jour.

« Là-dessus le docteur Blum m’a quitté, et j’attends l’exécution du terrible marché que j’ai conclu. Le fait bien réel de la cessation complète de mes douleurs ne me permet pas de mettre en doute ce qu’il y a de merveilleux dans cette aventure. Je suis donc comme un malheureux débiteur qui voit venir l’heure de l’expropriation. Je ne puis pas vous dire, mon cher Trump, tout ce qu’il y a de pénible dans une situation pareille… Quand l’ame de ce juif, quand celle de ce musicien seront dans mon corps, quelles sottises, grand Dieu ! quelles irréparables gaucheries ils lui feront faire ! Oh ! non, plutôt… »

Ici le docteur Trump interrompit avec violence le chevalier. — J’ai écouté votre récit, lui dit-il, mais vos lamentations ne m’apprennent rien, et, au nom de la raison, je vous conjure d’y mettre un terme. Quand je vous verrais danser au milieu de la chambre, je ne croirais pas que Blum vous ait guéri. C’est un misérable charlatan qui fait le déshonneur de la médecine. Je ne conçois pas qu’un homme spirituel et sensé, ennemi de tous les écarts dangereux, habile à distinguer…

Le docteur Trump n’eut pas le temps d’achever son panégyrique ; une lourde main tomba sur son épaule ; c’était son malade qui se levait en criant : — Que diable ce fou en habit noir fait-il auprès de mon lit ? Et moi, pourquoi suis-je couché à une pareille heure, car le jour passe encore à travers les rideaux ? Pourquoi tant de bougies allumées ? Est-ce que le vieux Nick veut donner ce soir un bal chez moi ? — Et, sans avoir égard à la stupéfaction du docteur Trump, le chevalier (si l’on peut continuer à nommer ainsi le personnage qui faisait cette série de questions étranges) souffla les lumières et tira les rideaux. Les derniers rayons du soleil couchant qu’un caprice de malade avait proscrits se projetèrent alors sur les riches tentures et sur les meubles élégans de la chambre où cette scène se passait. Une épée à la garde enrubannée et à la lame serrée dans un étroit fourreau de peau blanche était couchée sur les deux bras dorés d’un fauteuil ; au-dessus d’un secrétaire en bois de rose, un tendre pastel souriait du fond d’un cadre arrondi ; le miroir de Venise entouré de velours et de rubis que le chevalier consultait avec anxiété pour connaître les progrès extérieurs de sa maladie, ce beau petit miroir qui n’eût pas été déplacé à côté d’un stylet mignon à la ceinture d’une Espagnole, brillait à travers les plis formés par les draps blancs et fins de la couche abandonnée. Ce fut ce dernier objet qui attira les regards du furieux dont le docteur Trump suivait les mouvemens avec une inquiétude toujours croissante. — Ah çà ! dit-il, je m’étais endormi sur un grabat, et je me réveille dans un lit à colonnes d’ébène avec un miroir de femme auprès de moi ! Est-ce la vieille Rachel qui m’a apporté cette belle glace pour que je puisse m’amuser à compter mes rides et à regarder mes quatre dents ? — Mais à peine eut-il porté la glace à son visage, qu’il poussa un cri d’effroi, s’approcha du jour et se contempla avec une terreur qui semblait surpasser encore celle dont le docteur Trump était rempli.

L’honnête médecin ne voulut pas rester témoin plus long-temps des actions de ce possédé. Il quitta, en levant les yeux au ciel, la chambre que le terrible Blum avait choisie pour le théâtre de ses sortiléges. Il franchissait les dernières marches de l’escalier, quand il rencontra Jasmin, le valet de chambre du chevalier de Tréfleur. — Jasmin, mon pauvre Jasmin, lui dit-il, votre excellent maître n’est plus, et il y a là-haut un démon qui fait le sabbat dans son corps.

II.

Coblentz, pendant l’émigration, avait une physionomie toute différente de celle que présentent d’ordinaire les villes d’Allemagne. Au lieu des bandes chantantes d’étudians et d’ouvriers, on rencontrait le soir dans les rues des jeunes gens aux allures de gardes-du-corps et de mousquetaires. La jeune fille à l’œil limpide et bleu, qui autrefois regagnait seule sa demeure à la fin du jour, pleine de confiance dans l’honnêteté germanique, n’osait plus sortir maintenant sans avoir pour appui le bras d’un robuste fiancé. Au lieu des deux ou trois promeneurs de profession qui tous les soirs, avant et après le repas, se saluaient, s’abordaient ou s’évitaient aux mêmes endroits, on voyait sur les boulevarts errer les élégans habitués du parc de Versailles ; des femmes en paniers posant avec précaution les grands talons de leurs petits souliers sur la mousse verte des allées, tandis que la chaise à porteurs les suit par derrière ; de jeunes seigneurs aux mains blanches, et même quelques-uns de ces jolis abbés qui firent du noir une couleur galante aussi chère aux amours que le vert tendre de la robe d’Iris, ou l’azur de la veste de Clidamant.

Le jour où s’était passée la scène qu’on vint de lire, un magnifique soleil couchant, un soleil à désespérer un peintre ou à le faire pleurer de joie, inondait tout ce beau monde de ses rayons rouges sous les ombrages touffus de la promenade. On respirait avec délices cet air frais et pur où se joue le vent qui a passé au-dessus du Rhin, qui a ridé sa surface et courbé ses roseaux ; on le respirait sans regret et sans arrière-pensée. Les figures étaient calmes et souriantes, empreintes de ce bonheur que nous ressentons tous, n’importe sous quel ciel, quand la nature veut bien se mettre en frais pour nous en faisant resplendir tous les joyaux de son écrin. Tout à coup un homme à la démarche embarrassée, vêtu d’un costume bizarre, partit au milieu des groupes brillans qui parsemaient les allées. On juge de la surprise qu’éprouvaient tour à tour ceux devant qui il passait en reconnaissant le chevalier de Tréfleur ! Oui, le chevalier de Tréfleur, le roi de la jeunesse dorée, le représentant le plus complet des mœurs françaises, le type de la convenance et de la distinction, maintenant sans chapeau, sans épée, les cheveux défrisés, l’œil hagard, tel enfin que son spectre seul aurait eu le droit d’errer à minuit ! Le jeune vicomte de Gerblies fut le premier qui s’avança intrépidement vers lui. — Eh ! morbleu, chevalier, t’es-tu échappé de ton linceul pendant qu’on était en train de le coudre ? Que signifie cet accoutrement ? Ce matin j’ai été savoir de tes nouvelles, on m’a dit que le docteur Trump te croyait encore au lit pour deux mois ; es-tu sorti dans un accès de fièvre chaude ? Voyons, réponds-nous, un mot, un seul mot, que nous entendions ta voix. — Le chevalier de Tréfleur restait immobile en attachant ses yeux brillans et fixes sur ceux de son interlocuteur. Déjà un cercle de jeunes gentilshommes s’était formé autour de lui, et on parlait de le faire reconduire à son logis, quand un nouveau venu se jeta tout à coup bruyamment au milieu de ceux qui entouraient le prétendu malade. Sans s’inquiéter en rien de ce qui était alors l’objet de l’attention : — Mes amis, mes bons amis, s’écria-t-il, faute de cent pistoles, je suis obligé de renoncer au plus ravissant enlèvement qui ait jamais été entrepris. Voyons, cent pistoles, qui peut me prêter cent pistoles ? Si ce vieux juif de Maldech n’avait pas été rejoindre, il y a deux jours, ses voleurs d’aïeux, je me serais laissé volontiers saigner des quatre veines pour avoir cette bienheureuse somme. — Vous aurez vos cent pistoles, je vous les prêterai, dit alors une voix qui fit tressaillir tout le monde. Le chevalier de Tréfleur était sorti de son immobilité, ses yeux brillaient d’un éclat étrange, mais n’avaient plus l’expression de la folie et de la terreur. Il ressemblait au soldat qui a entendu un coup de feu, au musicien qui a entendu un accord ; on sentait qu’il venait de rentrer dans la vie. — Eh ! Tréfleur ! ce bon Tréfleur ! s’écria l’emprunteur écervelé en l’embrassant, si je ne l’avais cru occupé à disputer son ame au diable, j’aurais été chez lui. Ô bourse toujours ouverte, épée toujours tirée ! Ah çà ! mon cher ami, tu reviens donc du tombeau exprès pour me sauver ? — Je ne sais pas, dit le chevalier avec un accent singulier, moitié jovial, moitié lugubre ; je ne sais pas si je reviens du ciel ou de l’enfer, mais je ne laisserai jamais un honnête gentilhomme manquer de cent pistoles, lorsqu’il paraît disposé à accepter toutes les conditions d’un loyal emprunt. — Vraiment, messieurs, j’ai cru reconnaître la voix du vieux Maldech, dit le vicomte de Gerblies ; c’était là sa phrase sacramentelle. Ah çà ! mon pauvre Tréfleur, qu’est-ce que tu veux dire avec tes conditions ? est-ce que tu comptes te faire prêteur sur gages ? — Les hommes sages ne traitent pas leurs affaires en plein vent, reprit le chevalier d’un ton sentencieux ; que celui qui veut aujourd’hui loger dans sa bourse le roi des rois, le roi d’Abraham, le roi de Salomon, le roi du vieux Nick lui-même, notre seigneur tout puissant l’or, que celui-là me suive ! — Voyons, Puisieux, dit Gerblies à l’emprunteur, voyons, suis le chevalier. Aussi bien je crois que le grand air agit sur son cerveau, déjà exalté par la fièvre ; il faut espérer que chez lui il parlera un autre langage. Je veux être damné si jamais phrase semblable aux phrases qu’il nous débite a pu sortir d’une autre bouche que de celle d’un usurier. — Le chevalier de Tréfleur s’était mis à marcher d’un pas rapide sans répondre un seul mot aux quolibets de Gerblies. Le baron de Puisieux était si ardemment préoccupé du désir d’avoir ses cent pistoles, que, si le diable lui-même était venu les lui offrir, il ne se serait pas arrêté à considérer ses cornes et son pied fourchu. Tous les deux descendirent la grande rue de Coblentz. Là encore il y avait des Français faisant jaser les barbiers sur le seuil de leurs portes, ou attaquant le cœur des pâtissières derrière leurs remparts de nougats et de biscuits. Tous ceux qui apercevaient le chevalier de Tréfleur courant ainsi sans chapeau, suivi du baron de Puisieux, disaient : — Ces maudits Anglais nous pervertissent le goût, voilà encore un de ces paris excentriques qui blessent toutes les convenances ; sans doute il y a un enjeu bien extravagant.

Après de nombreux détours, ils arrivèrent enfin à un quartier obscur et boueux où se cachaient cependant autant de trésors que dans le temple de Jérusalem, en un mot au quartier des Juifs. Les Français relégués à Coblentz allaient souvent errer dans ces régions, malgré leur sombre aspect, parce qu’au fond de ces repaires enfumés qui d’abord attristaient la vue, on trouvait ce qui vaut mieux pour dorer la vie que les rayons du soleil lui-même, de blanches filles et de beaux sequins. — Holà ! chevalier, où vas-tu donc ? s’écria le baron de Puisieux en revenant tout à coup à lui, quand il vit le chevalier se diriger vers ces pays connus. C’était sur ta bourse que je comptais, non pas sur celle d’un juif ; d’ailleurs, c’est aujourd’hui samedi, et le vieux Maldech était le seul qui, au risque du feu pour sa peau ridée, consentît à prêter le jour du sabbat. — Je vais où est l’argent, répondit laconiquement le chevalier sans même tourner la tête. — Allons ! reprit Puisieux, quand tu me conduirais en enfer, je t’y suivrais. Pourvu que ce soir ma belle soit sur mes genoux dans une chaise de poste aux coussins soyeux et suspendus, du diable si je m’inquiète d’où vient l’or qui aura mis la clé aux mains de la duègne, le fouet à celles du postillon, et le feu au ventre des chevaux. Ma foi, voilà bien le logis du vieux Maldech ; eh ! chevalier ! chevalier ! n’enfonce pas la porte, parbleu ! Si j’avais su que c’était là que tu voulais me conduire, j’y serais allé sans toi, je connaissais l’antre du loup-cervier ; mais depuis une heure, je te crie aux oreilles que le vieux drôle est dans l’autre monde, il est mort à l’hôpital pour ne pas donner un florin au médecin. Allons ! il ne m’entend pas et il frappe toujours : eh ! chevalier, chevalier, es-tu fou ? — Le chevalier de Tréfleur, à force de faire retentir la porte de coups désespérés, avait fini par évoquer une apparition hideuse. Une vieille femme avait ouvert ; quelle vieille femme, bon Dieu ! un squelette eût refusé de la faire danser, un balai se serait cabré pour ne pas lui servir de monture : c’était Rachel, l’ancienne compagne de Maldech. — Vous ne savez donc pas, dit-elle au chevalier d’une voix à faire trouver mélodieux le grognement d’un porc, vous ne savez donc pas que le maître est à présent entre quatre planches, et qu’il n’y a plus personne ici pour recevoir les habits brodés à poches vides ? Allez chercher autre part qui vous oblige, mon bon monsieur, et ne troublez pas une pauvre femme qui ne vous veut ni mal ni bien. — Rachel, fille d’enfer, je sens une odeur comme celle qui remplissait ma maison le jour où tu m’avais volé vingt florins pour les faire fondre, avec des herbes puantes, sur tes exécrables fourneaux. Malheur à toi, si tu m’as dévalisé ! Ah ! tu me croyais mort ? Non, tant qu’il y aura de l’or sur la terre, la vie de Maldech y sera attachée. Allons, ne me barre pas le passage, et laisse la porte ouverte ; il y a derrière moi un honnête homme avec qui je veux traiter. — En achevant ces mots, le chevalier de Tréfleur entra violemment. Des injures étranges, des cris d’effroi, des cris de colère, voilà ce qu’entendit Puisieux, qui pénétra, quelques momens après lui, dans la maison de l’usurier. Il faisait une nuit profonde, et le baron, depuis assez long-temps déjà, essayait de gravir un escalier presque impraticable au milieu des ténèbres, quand un rayon de lumière vint l’éclairer tout à coup. La porte de la chambre d’où partait le vacarme s’était ouverte, laissant passer la vieille Rachel, qui sortit en appelant la garde. Puisieux se précipita alors vers son compagnon, et lui cria d’une voix tonnante — Palsambleu ! chevalier, on reste au lit, quand on a la fièvre chaude. Quel diable de sabbat faisais-tu là-haut avec cette sorcière, pendant que je me heurtais à toutes les marches du plus tortueux des escaliers ? À présent, voilà qu’on crie à la garde ! Avais-tu compté sur moi pour te seconder dans un guet-apens ? Tu m’auras fait manquer mon enlèvement ; mais tu m’en rendras raison, oui, tu m’en rendras raison, quand même il me serait prouvé que tu as le délire, car je ne crois pas que le délire vous donne le droit de mystifier un ami.

Mais, tandis que l’infortuné baron se livrait à ces transports de courroux, la garde de nuit, amenée par Rachel, fit irruption dans la demeure de Maldech.

III.

Souvent, aux extrémités des villes, on aperçoit de belles maisons élevant leurs toits d’ardoise au-dessus d’un massif de feuillage ou montrant une partie de leurs blanches façades au bout d’une longue avenue. Si vous avez un esprit toujours prêt à errer partout, si vous êtes de ceux qui ne peuvent pas voir une grille verte donnant sur un parc obscur sans laisser votre imagination se glisser entre les barreaux et courir sous les allées, vous placez dans l’habitation qui vous plaît quelque doux mystère, vous en faites un théâtre pour les scènes charmantes qui se jouent au fond du cœur ; cette terrasse bordée de vases bleus est bien l’endroit où j’aimerais me promener, le soir, avec elle ; ce petit pavillon, avec ses vitres de couleur et son toit de chaume, pourrait cacher un bonheur à inonder mon ame. Oh ! que tous ces grands arbres me seraient chers ! Que j’aimerais baiser cette mousse ! Eh bien ! il arrive maintes fois qu’après vous être perdu long-temps dans ces riantes rêveries, quand vous demandez à qui appartiennent cette terrasse, ce pavillon et ces grands arbres, on vous répond : — C’est le jardin du docteur *** qui a fondé dans ce magnifique emplacement une maison de santé des mieux tenues. — Alors ces profondeurs verdoyantes vous paraissent cent fois plus affreuses que si elles renfermaient des tigres ou des panthères comme les forêts de l’Amérique ; elles cachent des ombres hideuses, tout un pâle troupeau de créatures effrayantes à voir, des êtres dont les organes ou l’intelligence sont fermés aux saines exhalaisons des bois et au langage touchant et fort de la nature. Vous rappelez bien vite vos pensées, dont l’essaim joyeux courait déjà à travers les allées du parc, vous avez peur qu’elles ne s’y soient souillées et qu’elles ne reviennent avec une odeur morbide : du moins toutes ces impressions sont celles que je ressentis le jour où l’on m’apprit que cette belle maison, qui est à Coblentz, au coin de la rue Zollstrasse, était la maison de santé du docteur Bagrobact.

Quel triste voisinage c’était pour la maison du conseiller Bosmann, dont le riant jardin, cultivé avec tant de soin et d’élégance, était contigu à celui du docteur ! Comment s’imaginer que Mlle Marguerite, sa fille, qui poussait un cri quand, en portant son couteau doré sur la peau veloutée d’une pêche, elle en voyait sortir un insecte noir, qui reculait d’horreur à l’aspect d’un bossu, qui faisait un circuit en allant à l’église pour ne point passer devant la boutique saignante de maître Raff le boucher, enfin qui avait pour ce qui est malsain et mal fait l’horreur de tous les enfans privilégiés de la nature, pût s’accoutumer à sentir près de ses pas, séparés d’elle seulement par un mur couvert de lierre et de mousse, des êtres malheureux et maudits, condamnés dans cette vie au supplice d’un enfer invisible, en un mot des fous ! Car la maison du docteur Bagrobact était un hospice pour les aliénés. Marguerite avait fini par s’y habituer cependant, et cet odieux voisinage ne l’empêchait pas d’aller faire le soir des promenades solitaires sur la terrasse du bout du jardin, malgré son père qui lui disait : — Gretchen, ma chère Gretchen, tu restes toujours trop tard à l’humidité ; ce n’est pas une heure pour sortir que celle où les belles de nuit s’entr’ouvrent : au moins, je t’en supplie, laisse là ces petites pantoufles de satin qui seront bien vite traversées par la rosée. Dis à Marthe de te donner tes souliers doublés, ceux que tu voulais rendre au digne cordonnier Schnaps, parce qu’ils te faisaient un trop grand pied, mais que j’ai voulu te faire garder pour les mauvais temps de l’automne.

Marguerite laissait l’honnête conseiller appeler Marthe et chercher lui-même parmi toutes les chaussures de sa fille les plus solides et les plus chaudes ; pendant ce temps, elle s’enfuyait comme une biche à travers les allées du jardin, et, quand elle était arrivée à sa chère terrasse, elle regardait de loin la lune sur le clocher de Saint-Castor, en se livrant aux pensers qui naissent dans l’ame à l’heure où s’ouvrent les fleurs du soir. Le lendemain du jour où tout Coblentz avait été scandalisé par les incartades du chevalier, Marguerite était venue faire dans son jardin sa promenade accoutumée. Comme l’heure était déjà assez avancée, elle sentait de temps en temps la peur faire irruption dans ses rêveries, et elle tournait souvent ses regards vers la lumière lointaine qui brillait à travers les arbres, indiquant l’endroit où le conseiller Bosmann sommeillait à demi dans un grand fauteuil, devant une belle tasse de porcelaine chinoise pleine de la liqueur odorante du thé. Tout à coup elle vit quelque chose se mouvoir au-dessus du mur qui séparait sa terrasse de celle du docteur Bagrobact, et, avant que sa langue paralysée par la terreur eût pu pousser un seul cri, un homme était devant elle. Celui qui pénétrait d’une façon aussi cavalière dans un honnête jardin où les arbres n’avaient jamais caché d’autres couples amoureux que ceux des colombes était un homme leste et bien tourné, mais qui, par le désordre de ses vêtemens, confirmait les soupçons que faisait naître sur son état la maison d’où il sortait. Bien loin d’avoir un manteau comme un galant qui cherche aventure par des voies périlleuses, il n’avait même pas d’habit. Sa veste à fleurs déboutonnée tombait sur une culotte de soie fort compromise par le frottement de la muraille. Ses cheveux sans poudre étaient épars sur ses épaules ; enfin, il faut bien le dire, il avait l’air d’un fou échappé. Pourtant il ne se jeta point sur Marguerite, ne poussa point des cris féroces, mais il lui dit au contraire d’un ton fort doux, quoique vivement ému : — Si vous jetez un seul cri, mademoiselle, l’odieux Bagrobact va lâcher tous ses limiers après moi, on me remettra dans un cabanon où je me tordrai les mains de désespoir sans pouvoir faire naître une expression de pitié sur les exécrables figures qui m’entourent. Je vous connais, ma chère demoiselle, je sais bien quelle est votre place à l’église ; toutes les fois que j’avais à improviser sur l’orgue de Saint-Castor, j’aimais mieux pencher la tête pour vous voir que lever les yeux au ciel. L’inspiration montait d’en bas au lieu de descendre d’en haut ; mais elle était aussi ardente et aussi pure. Je suis venu une fois chez votre père pour accorder un piano, et j’ai joué un air de Sébastien Bach qui a paru vous faire plaisir. Laissez-moi seulement me cacher dans ce pavillon ; demain, quand il fera jour, j’épierai le moment où le jardinier laissera entr’ouverte la petite porte qui est au bas de la terrasse, et je m’évaderai sans qu’on s’en aperçoive. Oh ! ma bonne demoiselle, soyez clémente ; comme dit un proverbe, la bonté est toujours dans les beaux yeux. — Marguerite trouva que ce pauvre fou avait une voix attendrissante, et elle se hasarda à le regarder, car, dans les premiers momens de frayeur, elle avait détourné la tête. Quel ne fut pas son étonnement en reconnaissant à la clarté de la lune le chevalier de Tréfleur qu’elle avait rencontré plusieurs fois dans le monde, et dont elle avait toujours eu le jargon frivole et railleur en aversion ! Elle ignorait les déplorables excès auxquels le chevalier s’était livré la veille, et l’énergique répression qu’ils avaient eue ; elle crut qu’il s’agissait d’une de ces entreprises que son audacieuse galanterie lui faisait tenter trop souvent. — Monsieur de Tréfleur ! s’écria-t-elle en se livrant à une épouvante d’une nouvelle nature ; monsieur de Tréfleur !

— Oh ! ce nom ! encore ce maudit nom ! dit l’homme qui était devant elle en l’interrompant avec violence ; mon Dieu ! elle aussi ! Et on me traite de fou parce que je soutiens que je suis Robert Wramp, le joueur d’orgue de Saint-Castor ; mais la folie est dans le cerveau de tous ceux qui m’entourent et non pas sous mon front. Je suis sûr que je suis bien Robert Wramp ; c’est le cœur d’un artiste allemand qui bat dans ma poitrine, et non pas celui d’un faiseur de madrigaux. Tenez, mademoiselle, je sens encore se remuer en moi, dans les profondeurs de mon être, une mélodie toute germanique qu’une page de Klopstock m’avait inspirée ; déjà les premiers accords bourdonnaient dans mes oreilles et allaient s’élancer de mon ame sur les touches de l’orgue, quand une affreuse maladie m’a frappé. J’ai fait un rêve, je ne sais plus lequel ; je m’étais endormi sur le lit d’un hôpital, je me suis réveillé dans une maison de fous, voilà tout ce que je puis dire. Autour de moi étaient des hommes qui m’appelaient le chevalier de Tréfleur, et qui m’imputaient je ne sais quel méfait dont je n’ai pas conscience. Mademoiselle, je suis Robert Wramp ; je ne suis ni Français ni chevalier ; je suis un musicien et un Allemand. — Et il disait cela avec un accent de conviction si profond, si passionné et surtout si désespéré, que Marguerite sentait, elle aussi, le trouble gagner sa raison. — Pourtant, monsieur, lui disait-elle, je ne puis faire que vous n’ayez pas les traits du chevalier de Tréfleur ; je connaissais Robert Wramp, je sais que le pauvre jeune homme est mort tout récemment. Il était blond et vous êtes brun, il était grand et vous êtes d’une taille moyenne ; enfin, monsieur, il était Robert Wramp, et vous êtes le chevalier de Tréfleur. — Est-il possible, disait le malheureux échappé de l’hospice Bagrobact, est-il possible qu’un ange de bonté répète les paroles de ceux qui me persécutent ? Mais, mademoiselle, avez-vous jamais entendu le chevalier vous parler comme je vous parle ? l’ame dont je sens le souffle sur ma bouche, n’est-elle pas une ame toute germanique, une ame forte et vigoureuse, une ame à prendre sa volée avec les accords de l’orgue sous les voûtes d’une cathédrale ? Tenez, mademoiselle, il y a des choses que le musicien allemand peut seul vous dire ; je vous jure que j’entends encore là, dans mon cerveau, le bourdonnement confus d’une harmonie à moitié trouvée. Ce matin, je leur demandais un instrument. Ah ! s’ils avaient mis un orgue devant moi, on aurait vu si c’étaient des doigts de marquis ou de chevalier qui l’auraient fait parler.

Marguerite ne savait vraiment plus si elle devait s’en rapporter au témoignage de ses yeux ; ces paroles étranges la jetaient dans un désordre inexprimable de pensées. Elle s’étonnait, elle hésitait, elle balbutiait, quand un grand bruit se fit entendre au bout du jardin. Le vénérable conseiller Bosmann traversait tout effaré les gazons humides, sans s’inquiéter des taches que la rosée pouvait faire aux belles fleurs de sa robe de chambre. Derrière lui courait toute une légion de valets à demi vêtus qui agitaient des flambeaux. C’étaient les gardiens de l’hospice Bagrobact à la recherche de leur prisonnier. On l’avait vu franchir le mur et entrer dans le jardin de M. Bosmann. Le père de Marguerite avait des inquiétudes mortelles pour sa fille. Il arriva tout essoufflé sur la terrasse, appelant à grands cris sa chère enfant. Pendant ce temps, le chevalier poussait violemment la porte du pavillon. À peine s’était-il blotti dans cet asile, que toute la valetaille envahit la terrasse ; on se précipita derrière le fugitif, et d’ignobles mains le saisirent à la gorge. En ce moment la clarté des torches illuminait la retraite paisible où se passait cette scène nocturne. Les yeux du prétendu fou se dirigèrent tout à coup sur une glace placée au fond du pavillon. Dès que son regard eut rencontré celui que le miroir lui renvoyait, il poussa un cri de terreur et tomba évanoui.

IV.

— Par la mordieu ! docteur Blum, les hôtes que vous avez forcé mon pauvre corps à recevoir en ont fait de belles ! À présent, me voilà atteint et convaincu, aux yeux de tout Coblentz, d’avoir perdu la raison. Encore, si la folie qu’on me prête était semblable à celle du marquis de Reissac, qui toutes les nuits fait allumer des candélabres et brûler des parfums pour recevoir la reine Cléopâtre, qu’il attend en habit de velours, la poitrine couverte de tous ses ordres ! Voilà une folie noble, distinguée, permise à un gentilhomme ; mais on me prête à moi une folie basse et honteuse, qui me fait parler tantôt en usurier et tantôt en joueur d’orgue. La démence n’est d’ordinaire que l’exaltation des penchans qu’on renferme en soi ; quels penchans on doit me supposer, grand Dieu ! Et puis, mon pauvre corps, dans quel état me l’a-t-on rendu ! Un jour un de mes valets prit un habit de cour dans ma garde-robe, et s’en alla courir la ville en marquis, comme Mascarille. Il s’était fait bâtonner partout ; il me rapporta mon habit déchiré, et marqué au dos de signes infamans. Docteur, j’ai pensé à ce drôle en rentrant ce matin dans mon corps ; il est fatigué, épuisé, harassé, les genoux sont contusionnés, la voix est enrouée, je trouve je ne sais quelle mauvaise odeur dans la bouche, on sent qu’il a été habité par des malotrus. Docteur, rendez-moi ma maladie si vous voulez, mais je veux rompre mon marché.

Ainsi parlait le chevalier de Tréfleur, appuyé sur le bras du docteur Blum, qui venait de l’arracher des mains du terrible Bagrobact. Le jeune médecin avait affirmé que le malade était parfaitement guéri ; et quoique les maisons de fous soient encore plus avares de leur proie que l’Achéron lui-même, force avait été au docteur Bagrobact de rendre à M. de Tréfleur sa liberté. — Monsieur le chevalier, répondit l’insinuant Blum d’une voix douce et caressante, monsieur le chevalier, ne vous irritez pas ; voyez, vos organes ne sont déjà que trop fatigués par les émotions successives de ceux qui en ont usé avant vous. Notre marché ne peut plus être rompu. Je suis entré en rapport avec vous, je vous tiens à présent sous ma puissance. Mais croyez que je n’oublierai rien pour rendre votre position plus tolérable. Les deux ames qui se sont si mal comportées sortaient d’un profond sommeil et étaient dans une ignorance complète de leur situation. Maintenant, je vais tout leur apprendre. Soyez sûr qu’une fois prévenues, elles se conduiront avec décence et modération. Une série toute différente d’évènemens va commencer pour votre corps.

Le docteur tint sa parole, et les trois ames furent initiées au mystère de la vie étrange qu’il leur avait faite ; il ne fut plus question d’enfermer le chevalier. Tréfleur n’étonnait plus Coblentz par les actes d’une folie violente et passionnée, mais ses incroyables bizarreries faisaient le sujet de toutes les conversations. Un soir on l’avait vu souriant et paré, aussi aimable, aussi brillant qu’aux plus heureuses époques de sa vie, jetant ses pistoles sur les tables de jeu avec une admirable insouciance, prenant, comme le Dorante de Marivaux, de l’esprit dans tous les beaux yeux et le répandant à pleines mains ; le jour suivant vous le rencontriez dans une tenue négligée, le chapeau droit et la perruque de travers ; si par hasard vous lui empruntiez quelques ducats, il vous répondait par des refus prononcés d’un ton pleureur, ou bien il vous proposait avec un empressement bizarre son entremise auprès d’un prêteur inconnu ; il parlait un français plein de locutions insolites, et semblait dans un continuel état de malaise. Un autre jour, c’était encore une autre transformation. Il parlait avec enthousiasme de Klopstock, se taisait quand il était question de Voltaire, et tombait dans de véritables extases quand il entendait par hasard une voix fraîche et pure chanter une vraie mélodie.

Dans les habitudes de sa vie il y avait la même diversité que dans les nuances de son caractère. Tantôt il se livrait à des orgies étincelantes avec les plus adorables folles et les fous les plus séduisans de la société parisienne de Coblentz, tantôt il se tenait dans un isolement inexpliqué, tantôt enfin il allait passer des soirées entières dans la maison fort peu à la mode du conseiller Bosmann, à s’entretenir juvénilement avec Mlle Marguerite sur mille matières sentimentales et candides qu’on ne l’aurait jamais cru capable d’aborder.

Le 6 juillet 17……, c’était ce dernier passe-temps qu’il avait choisi pour sa soirée. Le digne M. Bosmann avait toujours eu du goût pour la musique, quoique certainement cette belle et noble muse n’eût jamais déposé un baiser sur le front tout ruisselant de sueur qu’il essuyait avec un mouchoir à carreaux après s’être fatigué à souffler fort et long-temps dans une énorme clarinette ; aussi donnait-il souvent des concerts pour lesquels on mettait en réquisition tous les talens du voisinage. M. le professeur Piper décrochait la basse suspendue entre sa ligne à pêcher et son baromètre ; M. le président Wolf saisissait le violon dont les doux accords le reposaient des criailleries de l’audience ; le vieux baron de Weiden s’armait du terrible cor pour lequel il avait eu dans sa jeunesse un duel et trois procès avec des voisins trop attachés à leur sommeil. Quand tout ce monde était réuni, c’étaient des concerts à rendre long-temps la rue déserte ; les pauvres ames qui se cachent dans les instrumens, où elles chantent quand c’est un artiste qui les interroge, et pleurent quand c’est un butor qui les tourmente, ces pauvres ames criaient et gémissaient sur des tons divers, mais tous également aigus et désespérés. Pourtant il s’élevait par momens de cet enfer une voix fraîche et mélodieuse, car Mlle Marguerite chantait quelquefois, et de cette bouche tapissée de feuilles de rose, de ces dents d’ivoire comme la porte des songes sourians, il ne pouvait pas sortir autre chose que des sons tendres et gracieux. Le soir dont je parle, Mlle Marguerite faisait entendre les doux roucoulemens de son gosier mélodieux, et le chevalier de Tréfeur l’écoutait. Certes, c’est un grand plaisir que celui qu’on éprouve en écoutant chanter la femme qu’on aime. L’eau qui entoure votre corps dans une baignoire de porphyre ne le caresse pas plus doucement que les flots d’harmonie qui sortent de sa bouche ne caressent votre ame. Le chevalier de Tréfeur semblait perdu dans une délicieuse extase. Je ne connais rien de plus sacré que le bonheur qu’on goûte ainsi dans le coin d’un salon ou dans le fond d’un bosquet pendant qu’une fauvette ou une jeune fille chante. Je me garderais bien de réveiller un homme qui serait dans cet état délicieux de placide ivresse, mais tout le monde ne sait pas respecter ce qui est vraiment respectable. Le vicomte de Gerblies, qui, par je ne sais quel caprice, s’était fait conduire en même temps que Tréfleur chez le conseiller Bosmann, le tira tout à coup par la manche pour lui dire : — En vérité, cette petite est charmante, mais elle n’a pas la moindre expression ; et puis, ces mélodies allemandes sont d’une monotonie ! Sais-tu bien que tu es parfaitement ridicule, avec ton visage empreint d’une admiration béate ? — J’ignore ce que le chevalier de Tréfleur répartit, mais ce fut quelque chose de si violent et de si emporté, que le vicomte de Gerblies quitta le salon en lui jurant qu’il aurait de ses nouvelles le lendemain.

Ce soir-là, le conseiller Bosmann exigea de sa fille l’accomplissement de mille devoirs insupportables. Il fallut qu’elle s’assît au clavecin pour jouer sa partie dans un trio que son père et le président Wolf s’étaient mis en tête d’exécuter avec elle. On eût dit un tableau où le pinceau de Raphaël eût jeté une sainte Cécile, et celui de Téniers ou de Van-Ostade deux énormes bourgmestres flamands. Après ce morceau, Mme la présidente Wolf voulut qu’une grande fille rousse qu’elle avait amenée avec elle donnât un échantillon de ses exercices quotidiens ; la pauvre Gretchen fut obligée de faire un dessus dans une interminable sonate. Ses petites mains blanches et légères se mirent à voltiger sur le clavier, à côté des mains rouges, épaisses et lourdes, de Mlle Wolf. Ce ne fut pas encore tout, il fallut servir le gâteau sur les assiettes dorées, et le thé dans les tasses à fleurs. Ces soins hospitaliers, dont Marguerite s’acquitta en digne Allemande, avec une bonté consciencieuse, se prolongèrent si long-temps, que le chevalier de Tréfleur perdit l’espérance de pouvoir lui parler. Il partit sans avoir eu d’elle ce soir-là autre chose que les rayons et l’harmonie qui s’étaient échappés pour tout le monde de ses regards et de sa voix.

Heureusement que les amans qui n’ont pu rien dire à leurs belles trouvent en rentrant chez eux du papier complaisant et des plumes jaseuses, qu’ils emploient à réparer leur silence. Voici un fragment de la lettre que le chevalier de Tréfleur, ou du moins celui qui occupait son corps, écrivit à Mlle Marguerite Bosmann ; elle montrera quel caractère d’intimité avaient déjà pris les relations qui existaient entre l’ancien organiste de Saint-Castor et la fille du conseiller :

« Je me bats demain, ma bien-aimée Marguerite, je vais exposer à un coup d’épée ce misérable corps dont je ne suis même pas le légitime possesseur. Quel sera le sort nouveau de mon ame, si cette enveloppe est mortellement frappée ? Je n’en sais rien. Passerai-je dans un autre corps ? aurai-je la puissance de me révéler à toi d’une façon distincte ? Que de doutes et d’épouvantes ! Eh bien ! parmi toutes les pensées qui traversent mon cœur en cet instant d’angoisses, il en est une qui me fait plus souffrir que toutes les autres. Je me dis : Mon amour est-il aussi inséparable de mon ame que la chaleur et l’éclat le sont du rayon de lumière, ou bien peut-il s’évanouir en laissant subsister quelque chose de moi ? Si affreux, si insupportable que le néant paraisse quand son idée se présente à l’imagination humaine, je ne le redouterais point pour mon ame tout entière, mais pour ce qu’il y a de meilleur en elle, pour la seconde vie dont tu l’as animée ; oh ! je le hais jusqu’à la révolte et au blasphème. »

Cette lettre, écrite tantôt dans la langue de la métaphysique, tantôt dans celle de la poésie, était longue, si longue, qu’elle lasserait la patience des esprits les plus romanesques ; et puis, il s’y trouvait forcément des choses si bizarres, si folles, si incohérentes, qu’elles déplairaient au goût français, comme on disait dans le bon vieux temps, où les Français se permettaient d’avoir un goût et même de s’en servir pour préserver leur noble et belle littérature de toute grotesque mésalliance.

V.

Le ciel était rose, la verdure brillante, le pré de Mulfen était charmant. Le pré de Mulfen est bien la plus délicieuse prairie qu’un poète ait jamais pu rêver. Une haie d’où s’échappent çà et là les troncs élancés et vigoureux des grands peupliers germaniques l’entoure de toutes parts. Il est constellé d’innombrables fleurs que je voudrais pouvoir nommer ; mais, grace à mon ignorance en botanique, je nomme les fleurs comme les anciens pâtres nommaient les étoiles, de mille noms qui n’éveillent des souvenirs que pour moi. Quand je dirais qu’il y avait des Clarisse, des Élisa, des coquettes, des extravagantes, des amoureuses, qui se représenterait les frêles tiges et les odorans calices que tous ces mots rappellent à mon esprit ! Il faut donc que je renonce à la chère peinture de ces splendeurs agrestes, et que je dise, en me renfermant dans la pompe banale de la vieille expression classique : « Le pré de Mulfen est émaillé de fleurs. » Le pré de Mulfen ! si je ne le décris pas mieux, hélas ! ce n’est pas faute de l’aimer et de le comprendre. De sa verdoyante enceinte, on entend le bruit du Rhin ; fraîcheur éblouissante, divines harmonies, rien ne manque à ce coin solitaire de la création. Or, le pré de Mulfen était le lieu où devaient se rencontrer Gerblies et le chevalier de Tréfleur.

C’était un dimanche, un dimanche d’été ; beau jour, où l’on peut voir celle qu’on aime, le matin dans la vieille église, le soir sous les grands ormes de la promenade. Je suis sûr que cette pauvre Marguerite s’était éveillée avec plus de chansons dans le cœur que l’oiseau n’en a dans son gosier. Eh bien ! elle ne le verra pas à la messe. Pendant qu’elle cherchera vainement son regard à travers les nuages de l’encens, dans toutes les resplendissantes profondeurs de la cathédrale, une de ces jolies épées à nœuds de couleur tendre, avec des amours et des violons ciselés sur la garde ; une de ces épées qu’elle a vu cent fois, qu’en ce moment elle voit encore s’associer à d’élégantes toilettes, comme un noble et gracieux complément de parure ; une de ces épées enfoncera peut-être sa lame étroite et brillante dans le sein qui porte le bonheur de sa vie. L’ancien organiste Robert Wramp suit pédestrement les sentiers qui conduisent à son rendez-vous. Si ce n’étaient la coupe française de ses vêtemens, la poudre de ses cheveux, la cocarde galante de son chapeau, on dirait, à son allure, un homme qui a un Virgile dans sa poche. Il marche du pas d’un rêveur. Werther devait avoir cette taille inclinée et ce front pensif quand il disait, en portant ses regards errans sur l’herbe du chemin : « L’herbe frissonnera un jour sur mon tombeau, comme elle frissonne au bord de cette route. » Malgré toutes mes secrètes sympathies pour ce bon et digne artiste, j’aime mieux la façon dont s’avançaient le vicomte de Gerblies et son témoin, le marquis de Percamp. Quand on va se battre en duel, le moment est mal choisi, pour prendre des attitudes élégiaques. Il ne faut pas regarder si les fleurs ont l’air de vous plaindre et les oiseaux de prédire votre mort. Comme disait le vieux commandeur de G……, pensez aux plus joyeuses aventures de votre vie, aux meilleurs tours que vous avez joués à vos maîtresses et aux meilleures bottes que vous a apprises votre maître d’armes. Gerblies suivait les préceptes du commandeur ; il faisait honneur à son pays, il justifiait cette glorieuse ligne qu’on a lue long-temps à l’article France, dans tous les dictionnaires de géographie : « Le Français est hardi et léger. » Il montait un cheval fringant, dont l’allure réjouissait la vue, et, solidement assis sur la selle, suivant la bonne et ancienne méthode de notre équitation, il échangeait avec Percamp mille gais propos qu’auraient dû recueillir les bosquets taillés de Versailles, et non pas les grands arbres échevelés, pleins d’une poésie exubérante et désordonnée comme celle d’une ballade, qui penchaient sur lui leurs rameaux capricieux. Je suis sûr que bien peu de personnes se souviennent du duel de M. de Ségur et du prince de Nassau. Ce fut un beau duel cependant. Tout en se portant des coups sérieux, on se disait d’aimables choses : — Prince, vous avez là un joli ruban à votre épée. — Mais, mon cher vicomte, vous êtes blessé. — Non, ce n’est rien ; recommençons, je vous en supplie. — Et l’on recommençait. Comment Dieu recevait-il ces ames qui s’envolaient à lui toutes souriantes, sans fiel, sans courroux et sans remords, par quelque blessure vaillamment reçue ? Je crois qu’il usait envers elles d’indulgence. En tout cas, mieux valait cette leste et hardie façon de quitter l’existence que la triste manière dont un cuistre s’en va furtivement de cette terre en vidant quelque fiole de pharmacien, après s’être attendri, dans une lettre de quatre pages, sur son sort et sur celui de l’humanité. Gerblies appartenait à la race étourdie, hautaine et joyeuse, qui se décimait par le duel ; Robert Wramp appartenait à la race taciturne, austère et pleureuse, qui se décime par le suicide.

Tous les deux arrivèrent à peu près en même temps au pré de Mulfen. Gerblies et Percamp furent étonnés de voir le chevalier à pied et sans témoin. — L’air mélancolique et les pieds poudreux ! dit Gerblies à Percamp en examinant rapidement son adversaire. Il paraît qu’il est dans un de ses accès de folie sentimentale et champêtre. On prétend qu’il n’y a point de semaine où il ne devienne tout un jour une espèce de poète élégiaque aussi sensible à la beauté des champs que M. Delille lui-même. L’autre jour, la marquise de V……, qui s’est fait ordonner l’exercice du cheval depuis que son cousin est revenu et que son mari a la goutte, la marquise de V……, m’a dit qu’elle l’avait aperçu dans un chemin où elle galopait avec cet heureux cousin, à pied, marmottant des paroles dans un livre et portant au bout d’un bâton son habit et son chapeau. — Ah ! Fi ! dit Percamp, voilà qui sent le Jean-Jacques ; c’est vouloir donner aux Allemands une bien triste idée de notre noblesse. Je suis sûr qu’en le voyant passer, on se dit : Voici un de ces purs et candides gentilshommes qui ont commencé par des bergeries à la manière de Racan la grande besogne que les bouchers se sont chargés de finir. — L’amant de Marguerite s’avança gravement vers les deux émigrés. — Eh bien ! chevalier, s’écrièrent en même temps Percamp et Gerblies, vous n’avez pas de témoin ? — Un témoin suffira pour nous deux ; j’aimais mieux venir seul le long des sentiers en conversant avec les arbres, que d’avoir à subir les discours d’un indifférent dans les derniers instans qu’il me reste peut-être à passer sur cette terre. — Ma foi, chevalier, dit Gerblies, je suis fâché que notre duel soit tombé dans un de vos jours de misanthropie ; je vois que l’affaire va se passer tristement. Vous qui aviez jadis la réputation de recevoir un coup d’épée et de perdre cent pistoles sans cesser un instant de sourire, quelle lugubre figure vous avez aujourd’hui ! Le beau plaisir de vous avoir pour adversaire ! autant vaudrait se battre avec un de ces blonds et pâles Allemands tout imprégnés de sentimentalité et de rêverie, que nous rencontrons quelquefois aux thés esthétiques comme ils appellent certaines soirées, dans la langue pédante de ce pays-ci.

Je ne sais pas si l’ame primitivement germanique qui était renfermée dans le corps du chevalier de Tréfleur tressaillit d’indignation à ce quolibet, mais pour toute réponse l’ancien artiste se mit en garde, et le combat commença. Deux épées qui s’engagent, qui se suivent, qui se croisent, qui voltigent ensemble, portant toutes deux la mort au bout de leurs pointes brillantes, c’est un spectacle qui échauffe et réjouit le cœur. Gerblies avançait et reculait sur l’herbe humide du pré de Mulfen avec autant d’aisance et de bonne grace que s’il eût posé le pied sur les dalles luisantes d’une salle d’armes. Ses mouvemens étaient lestes et dégagés, sa figure animée et souriante. Les traits de son adversaire brillaient d’un feu sombre. Les enivremens du sang ont agi sur les ames allemandes avant ceux de la science. Aux narines qui se gonflaient, aux yeux qui devenaient étincelans, on sentait chez Robert Wramp comme le réveil d’une nature guerrière long-temps assoupie. Une fois l’épée de Gerblies se retira avec une goutte de sang suspendue à l’extrémité de sa lame. Percamp intervint pour que le duel fût suspendu, le chevalier insista pour qu’il fût continué. Il ressemblait à ces guerriers qui voyaient tout à coup les yeux de la mort se fixer sur eux pleins d’un attrait irrésistible comme ceux d’une fiancée, et qui couraient au-devant des blessures, impatiens de s’envoler où les appelait ce divin regard. Je suis sûr qu’en ce moment d’extase, l’image même de Marguerite était presque effacée dans son cœur. Si c’est la mort qu’il cherchait, peu s’en fallut qu’elle ne le reçût dans ses bras. Un second coup d’épée de Gerblies le jeta sur le pré, dont les fleurs odorantes et les longues herbes s’affaissèrent sous lui comme les coussins d’une couche nuptiale.

En vérité, quand un homme est étendu ainsi sur un beau gazon, sous un beau ciel, dans la bienheureuse attitude du repos, on ne devrait pas s’inquiéter de savoir s’il n’est qu’endormi, ou s’il y a, sous le réseau de ses cheveux, un peu au-dessous de sa mamelle, dans une partie quelconque de son corps, une ouverture étroite et sanglante qui explique la nature du calme dont il jouit. Il faudrait simplement s’éloigner en respectant son sommeil. C’est ce qu’avaient fait d’abord Gerblies et Percamp, croyant bien sincèrement leur homme trépassé ; mais le terrible docteur Blum, qu’on avait envoyé pour constater le décès, trouva moyen de réveiller encore la pauvre ame et de ressusciter le pauvre corps.

VI.

Le corps fort mal guéri de Tréfleur était occupé par son premier et légitime propriétaire. Le chevalier n’avait pas trop injurié le docteur Blum en trouvant son enveloppe terrestre percée d’un coup d’épée. — Au moins, avait-il dit, voilà un genre de dégât qu’on est accoutumé à subir et qu’il n’est pas honteux de montrer. — Mais ces réflexions qui l’avaient un instant consolé ne suffirent pas à le préserver d’un mal affreux, de l’ennui, qu’il était obligé de supporter toutes les fois qu’il revenait sur la terre avec les défaillances et les langueurs d’une interminable convalescence. Robert Wramp avait fait placer un orgue dans le coin de sa chambre, et laissait errer sur les touches ses doigts affaiblis ; il faisait des vers, et il pensait à Marguerite ; l’abominable Maldech trouvait dans ses calculs et dans ses comptes les mystérieuses distractions des avares ; mais le chevalier n’avait rien ni en lui, ni hors de lui, qui rendît le pas du temps moins tardif et moins lourd. Les bruits qui avaient couru partout sur la bizarrerie de son caractère avaient éloigné de lui tous ses amis ; toutes les fois qu’il reparaissait dans le monde, on l’accueillait avec l’empressement qu’inspire la curiosité, mais on avait oublié le chemin de sa demeure. La poésie ne pouvait pas lui être d’un grand secours, car, tout au contraire de certains poètes qui aiment à l’appeler dès qu’ils sont seuls, pour poser leur tête sur ses genoux, qui en font la compagne chérie de leur retraite, qui ne rêvent pour elle que bois obscurs et antres inaccessibles, il ne daignait lui sourire que dans le monde, et la traitait fort mal chez lui. Il faisait des vers à Iris, quand Iris lui montrait sur un tapis de velours un album rose ou bleu, et lui présentait elle-même la plume ; mais faire des vers quand il était seul, quand aucun œil n’était fixé sur lui, oh ! jamais. La lecture lui manquait aussi, car il professait pour la littérature allemande le plus profond mépris, et les deux ou trois livres français qui l’avaient accompagné dans l’émigration lui avaient donné depuis long-temps tout le plaisir que pouvaient contenir leurs pages. Des vapeurs soporifiques s’élèvent des livres qui vous ont le plus charmé, quand on les a cent fois parcourus. Les tragédies de Voltaire et ses contes, Zaïre et Candide, renfermaient pour lui non pas ce qu’on cherche dans les poètes, les doux rêves, mais ce qu’on rencontre souvent, le sommeil. Le jour dont je parle, il faisait ce qu’on fait dans le désœuvrement, il s’adressait à tous les objets, comme s’il eût espéré trouver en eux quelque ressource inattendue ; il tournait et retournait dans tous les sens le canif et le couteau à papier placés sur son bureau ; il traçait des mots sans suite sur des feuilles blanches ; enfin, il se livrait à tous les passe-temps stériles qu’imagine un esprit peu inventif dans une lutte impuissante contre l’ennui. Tout à coup l’idée lui vint de rouvrir le tiroir de son secrétaire qu’il avait peut-être ouvert et fermé cent fois dans la matinée. C’était là qu’il avait déposé le trésor des billets doux. Beaucoup d’hommes aiment à relire les lettres d’amour que des doigts charmans ont tracées pour eux ; j’en ai connu un qui relisait surtout de préférence celles qu’il avait écrites lui-même ; c’était un poète, et il conservait un double de ses élucubrations sentimentales. Le chevalier, qui était d’une nature peu passionnée, quoique fort galante, ne conservait pas les lettres qu’il écrivait, et se souciait assez peu de celles qu’il avait reçues. Ce fut donc sans aucun battement de cœur, sans aucune émotion douce et tendre, qu’il se mit à parcourir d’un regard distrait cette jolie prose qui cache, sous chacun de ses mots, l’idée d’un sourire ou d’un baiser. Au bout de quelques minutes, ce passe-temps, si cher aux natures sentimentales, lui devint tout-à-fait insupportable. À côté du coffret qui renfermait ces lettres en était un autre où l’ancien organiste mettait les siennes, quand il habitait le corps du chevalier. Par un sentiment de délicatesse fort louable, Tréfleur respectait tous les secrets des ames qu’on avait associées à son sort ; une lettre écrite à Maldech ou à Robert Wramp, quoiqu’elle portât pour suscription : à monsieur le chevalier de Tréfleur, était pour lui quelque chose de sacré. Pourtant, l’ennui qui l’oppressait avait acquis une si cruelle pesanteur, il avait si grand besoin de distraire sa pensée oisive, qu’il viola le mystère du coffret, et en fit sortir nombre de billets de toute forme, quoique écrits de la même main ; l’aimable et furtive correspondance de Mlle Marguerite et de Robert Wramp. C’étaient là de vrais billets d’amour, qui ne rappelaient pas ceux des présidentes et des marquises, de belles lettres renfermant les plus pures et les plus ardentes pensées qui se soient jamais cachées sous des chevelures blondes, qui aient jamais brillé dans des yeux bleus ; de belles lettres où l’on sentait non pas la vie du boudoir, l’air que secouent la gaze ou les plumes de l’éventail, mais la vie de l’oratoire et du jardin, l’air que le vent du soir envoie sous les treillages en fleurs des croisées ; de belles lettres bien rêveuses, bien passionnées, bien allemandes : le chevalier aurait pu les lire et les relire cent fois sans les comprendre, si les nécessités terrestres n’avaient pas marqué çà et là ce langage brûlant de leur inévitable empreinte. Les amans ont besoin de se voir ; pour se voir, il faut se donner des rendez-vous. Au bas d’une épître pleine des mots les plus vaporeux et des pensées les plus impalpables, bon gré mal gré, vous serez toujours obligé de mettre, si c’est une déclaration d’amour, le nom de votre rue et le numéro de votre maison. Mlle Marguerite avait quelquefois cédé aux exigences de la vie positive. Au milieu des phrases nuageuses, quelques phrases nettes et précises indiquaient les moyens qu’on emploierait pour se rencontrer. Quoique la passion conservât toujours la même chasteté, c’était surtout quand on arrivait aux lettres les plus récentes que l’on voyait l’existence réelle occuper une plus grande place. Le désir impérieux de puiser dans leurs regards, sans le secours des mots, les rêveries qu’ils versaient sur le papier s’emparait de jour en jour des deux amans avec plus de force. La position étrange de celui qu’elle aimait rendait tout espoir d’une union ordinaire impossible pour la jeune fille ; voilà donc ce qui avait été imaginé par le couple amoureux pour goûter sur cette terre autant de bonheur qu’il nous est permis d’en espérer. Robert ne demanderait pas au conseiller la main de Marguerite ; car, si elle lui était accordée, il y aurait pour l’ame bien-aimée des instans d’une jalousie bizarre et terrible quand il faudrait qu’elle cédât à d’autres ames un corps destiné à reposer sur une couche nuptiale. On éviterait cette situation cruelle par un mariage clandestin. Les trois ames rentraient tour à tour dans une complète insensibilité pendant tout le temps que durait leur absence du corps ; elles n’apprenaient que par les lieux où elles se réveillaient en revenant à la vie, par des circonstances inattendues, par des indiscrétions, par des récits, tout ce qui s’était passé durant leur sommeil. Ainsi donc, si le secret du mariage était bien gardé, Robert Wramp pourrait serrer sur son cœur sa chère Marguerite sans associer Tréfleur et Maldech à ses droits d’époux. Ce projet, qui avait été longuement médité par les deux amans, allait s’accomplir au moment de la rencontre du pré de Mulfen. Toutes les dernières lettres de Marguerite en parlaient ; c’était là ce qui leur donnait un intérêt romanesque pour l’imagination désœuvrée du chevalier de Tréfleur. Les gens sensés savent se résoudre à brûler ces gages précieux qui vous rappellent tant d’émotions heureuses ; il en est qui conservent au contraire comme une source de jouissances indicibles le billet de trois lignes qu’on vous a donné dans un bouquet, celui qui est tombé d’un balcon, en un mot tous ces chers chiffons de papier, si doux au cœur, si doux aux lèvres, qu’on a tant désirés et tant baisés. Robert Wramp était du nombre de ces imprudens. Parmi les épîtres de Marguerite, il y avait un petit billet qui avait dû tomber sur un gazon humide de la rosée du matin ou de celle du soir, car des taches de verdure rendaient certains mots presque illisibles. Voici les quelques lignes qu’il contenait. « Ce sera samedi soir, mon bien-aimé, samedi soir, à la grille verte, à onze heures. — Amène une voiture ou une chaise à porteurs, car j’aurai une vraie parure de mariée. — Je serai en blanc avec tous les diamans de ma mère ; je t’expliquerai pourquoi. C’est une superstition de mon cœur. » Le chevalier resserra toutes les lettres, mais il oublia celle-là sur le bureau, et le lendemain ce fut le premier objet qui attira la vue de Maldech, quand, à l’heure prescrite par le docteur Blum, il se fut mis en possession du corps que la science avait choisi pour le faire servir au plus surprenant de ses miracles.

VII.

L’avarice m’a toujours paru environnée d’une sorte de terreur semblable à celle qui entoure les choses surnaturelles ; car, dans cette attraction mystérieuse, dans cet étrange amour que ressentent certaines natures pour les splendeurs inanimées de la matière, je ne puis rien découvrir d’humain. Le regard des zahouris, qui voient les métaux dans le sein de la terre, pénètre aussi dans la fosse des cadavres. Autour de ces vieilles têtes d’avares au crâne luisant, à la chevelure fauve, que le pinceau allemand a reproduites quelquefois, il y a comme une affreuse auréole de magie. Le feu de l’enfer est sous la cornue de l’alchimiste. Satan est le roi de l’or. Maldech était un des plus exécrables suppôts de Satan. L’ame du jeune homme, dans son printemps, quand les feux du premier amour l’illuminent, n’est pas entraînée par une impulsion plus vive vers l’ame qui brille aussi de ces clartés matinales, que ne l’était cette urne hideuse et pleine de ténèbres vers les trésors étincelans des cassettes et des écrins. Aimer les émeraudes, les turquoises et les rubis, comme les aiment les jeunes mariées pour en faire des couronnes triomphantes, voilà ce que le ciel pardonne et ce que les hommes conçoivent ; mais aimer les pierreries comme ces vieux avares qui entretiennent avec elles, au fond des caveaux où ils s’enferment, un étrange et damnable commerce, voilà ce que les hommes se refusent à comprendre et ce que le ciel doit voir avec horreur. C’est ainsi que les aimait Maldech. Pour augmenter d’un écrin ou d’un sac d’or les monceaux de sequins et de diamans au milieu desquels il passait sa vie dans des jouissances ignorées, aucune fraude, aucun mensonge, aucun crime ne lui auraient coûté ; il serait entré d’un pas ferme et résolu dans toutes les routes qui conduisent à la potence. Aussi une idée infernale traversa sur-le-champ son cerveau lorsqu’il vit le billet que l’imprudence de Tréfleur avait laissé entr’ouvert. Dans les comédies et dans les romans, on enlève les belles à l’aide d’un masque et d’un manteau, en prenant seulement la peine de déguiser un peu sa voix : elles croyaient suivre l’amant préféré ; pas du tout, elles suivaient quelqu’amant dédaigné et vengeur. Maldech avait bien d’autres moyens de tromperie que le manteau sombre et le masque ou le chapeau à larges bords ; c’était le corps lui-même du bien-aimé dont il pouvait se servir pour exécuter son abominable entreprise. Après quelques momens de réflexion, il écrivit à Marguerite : « Une volonté nouvelle du docteur Blum vient d’intervertir l’ordre accoutumé ; ce soir, c’est moi qui occupe le corps à la place de Maldech. À ce soir donc le projet que nous méditions depuis si long-temps. J’ai tout préparé. Aie bien soin de te parer de tes diamans, puisque tu dois obéir par là à une superstition de ton cœur. »

Hélas ! hélas ! les draps de lin qui cachaient l’horrible tête de loup que le petit chaperon rouge vit tout à coup surgir, quand il tendait ses jolies lèvres de rose pour baiser les bonnes vieilles joues de sa grand’mère, ces draps de lin ne renfermaient pas un plus affreux piége que les plis du papier parfumé sur lequel la main de Maldech traça ces lignes. Comment Marguerite aurait-elle pu distinguer la fraude ? Que la pensée vint de Tréfleur, de Maldech ou de Robert Wramp, la plume conduite par les mêmes doigts traçait toujours des caractères semblables. Hugues de Payen et un autre chevalier de Malte, je ne sais lequel, n’avaient qu’un cheval pour eux deux ; plus d’un couple joyeux d’étudians, qui, dans leurs mansardes pleines de livres et de fleurs, regardent la terre d’aussi haut que les hirondelles, ne possède qu’un seul habit ; deux hommes peuvent se contenter d’un seul cheval, d’un seul vêtement ; mais être trois pour un seul corps, je ne le souhaiterais pas à mes plus mortels ennemis.

VIII.

Quelle foi, quel amour, quel sublime courage doit avoir la jeune fille pour consentir à un mariage clandestin ! Dans le mariage qui se fait avec le plus de sécurité et de bonheur, sous les yeux de la famille, à la face du monde, à la clarté du soleil, on sent toujours quelque part l’inquiétude et la tristesse. C’est une mère qui pleure parce qu’elle sait, c’est la fiancée elle-même qui s’effraie parce qu’elle ignore. Il n’y a point de noces sans yeux pleins de larmes et sans front pâle. Eh bien ! lorsqu’elle est seule et dans la nuit, celle dont l’existence va changer, qui va subir dans tout son être une métamorphose, qui va évoquer toutes les voluptés et toutes les douleurs de la matière ; lorsqu’elle est seule, de quelle généreuse confiance n’a-t-elle pas besoin pour dompter ses terreurs ? Marguerite traversait ce grand jardin qu’elle avait parcouru tant de fois, folle ou rêveuse, ce grand jardin où avaient rayonné l’aube joyeuse de son enfance et le tendre éclat de sa jeunesse ; elle le traversait la nuit en toilette de mariée, sans escorte, sans cortége, sans autres témoins que ces étoiles dans lesquelles les savans nous font voir des mondes et nous empêchent d’aimer des ames fraternelles. Son voile blanc, sa robe blanche, tout son costume éblouissant, faisait un effet étrange au milieu de la sombre verdure. On eût dit l’ombre d’une de ces fiancées que les poètes font mourir au moment où elles touchent le seuil de la chambre nuptiale. Son pied posait sans bruit sur le gazon ; à la vague clarté des astres, on voyait briller dans ses blonds cheveux les diamans que convoitait l’ame du vieux Maldech. Hélas ! où est le digne conseiller Bosmann ? Il rêve peut-être en ce moment que sa chère fille épouse, devant tous les notables de la ville, un honnête jeune homme attaché avec un bon salaire à un rouage quelconque de l’ordre social ; le brave homme est endormi d’un respectable sommeil au fond d’une couche aussi pure que celle d’un enfant. Où est la vieille Marthe, ce modèle accompli des gouvernantes, qui tous les dimanches conduit Marguerité à la messe, qui chaque soir appelle autour du lit de sa Gretchen tous les anges du paradis ? La vieille Marthe goûte un repos qu’elle paiera plus tard de bien des pleurs. Quand Marguerite est sortie furtivement de sa chambre, après avoir fait dans un silence de mort les apprêts de sa toilette de mariée, si Marthe avait pu l’entendre, elle qui couche dans la chambre à côté, elle se serait élancée sur ses traces ; mais ce soir-là sans doute la pauvre femme aura mal fait sa prière ; en murmurant ses patenôtres, elle pensait à quelque remède contre les brûlures ou les cors aux pieds. Dieu, qui ne veut pas qu’on soit distrait, a lâché les rênes du diable ; or, le diable s’entend aussi bien à fermer les vieilles paupières qu’à entr’ouvrir les yeux de vingt ans. Il endort comme il éveille. Il rend la couche brûlante au corps frais et charmant de la jeune fille, il rend les draps doux et moelleux au corps desséché de la duègne. Une seule personne savait que Marguerite traversait le jardin à cette heure, c’était celui qui l’attendait.

À la petite porte du jardin, à l’extrémité de la terrasse, il y a un homme couvert d’un manteau. — Robert, mon bon Robert, est-ce toi ? Maldech montra à Marguerite son visage. — Comme tu regardes mes diamans avec des yeux de feu ! — Ce n’est pas tes diamans, ma belle, c’est ton front que je regarde ainsi, mais pourtant tes diamans sont bien beaux. — L’histoire de ces diamans serait longue à te faire : ils appartenaient à ma grand’mère, qui avait été très riche et qui, après de grandes pertes d’argent, voulut toujours les garder, quoique son mari la persécutât pour s’en défaire ; elle les donna à ma mère, qui ne les mit que le jour de ses noces, mais qui en mourant eut la singulière idée de faire jurer à mon père de ne jamais les vendre, pour que je pusse les porter à mon tour quand je me marierais. Chacune de ces pierreries me semble une espèce de talisman, et puis je rougirais d’être moins parée, moins radieuse pour toi seul, que je ne l’aurais été pour la ville tout entière. — La chaise à porteurs était à quelques pas de la terrasse, et Marguerite disait ces mots en s’appuyant sur le bras de son fiancé pour aller la rejoindre. La jeune fille eut un moment de répulsion et de terreur quand elle s’aperçut que le visage des deux hommes qui allaient la porter était couvert d’un masque : — Ah ! dit-elle, voilà qui me rappelle ce qu’on m’a conté sur les enlèvemens nocturnes. Si tu n’étais pas avec moi, j’aurais grand’peur. — Puis, quand elle se fut placée dans la chaise, qui ne pouvait contenir qu’une seule personne, elle dit encore : — Robert, je t’en prie, marche à côté de moi, et donne-moi la main par la portière, j’ai besoin d’être bien sûre que tu es là. — Maldech lui tendit la main, et l’on se mit en marche.

La fiancée de la ballade, qu’un mort emporte sur un coursier écumant, me paraît moins à plaindre que Marguerite : si l’armure de fer contre laquelle bat son jeune cœur cache un spectre, au moins ce spectre est-il celui d’un homme qu’elle a aimé. Le corps qui marche à côté de Marguerite renferme quelque chose de plus affreux, il cache une ame tourmentée par des passions maudites, une ame qui n’a jamais ressenti que des attachemens pervers. Gretchen ne se doutait point de l’affreuse situation dans laquelle elle se trouvait, et cependant il y avait des momens où elle éprouvait une sorte de crainte. Les amans serrent la main de leur bien-aimée, tantôt avec plus de passion, tantôt avec plus de mollesse : la main qu’elle sentait formait autour de la sienne un anneau immobile comme un anneau de fer. Les regards de son fiancé évitaient les siens, et, quand par hasard elle les rencontrait, elle y lisait toujours malgré elle une passion étrange et inconnue. Cette expression d’ardente convoitise qui lui avait fait dire : « Comme tu regardes mes diamans ! » reparaissait sans cesse dans les yeux où elle cherchait le langage du cœur. Je crois que Maldech s’efforçait déjà d’accomplir par la pensée cette union monstrueuse et impossible que les avares rêvent avec les trésors. Il envoyait aux diamans qui étincelaient dans l’ombre ces caresses passionnées qui vont des yeux de l’usurier à ses ducats. Il y avait sur tous ses traits quelque chose de plus flétrissant, de plus hideux que le sceau de la débauche lui-même, l’expression de l’amour pour une portion de la matière plus morte encore que celle dont le débauché est épris.

Tout à coup Marguerite poussa un cri ; elle venait de s’apercevoir qu’on avait passé l’église où le mariage devait être célébré. — Robert, Robert, où me conduis-tu ? Pourquoi avons-nous passé l’église de Saint-Florent ? — La bénédiction du prêtre peut aussi bien se donner dans une maison que dans une église, lui répondit son fiancé, et, dans une maison, on est plus sûr du secret. La chaise traversait de grandes rues désertes, bordées des deux côtés de hautes murailles sans fenêtres, qu’on eût dit construites exprès pour favoriser le guet-apens et l’assassinat. Enfin, après une longue marche, il vint un moment où l’on s’arrêta ; on était devant une maison isolée, à la porte étroite, aux croisées garnies de fer ; une maison de mauvaise mine, une maison de jaloux ou d’usurier. Maldech ouvrit la portière, et présenta silencieusement la main à Marguerite ; le cœur de la pauvre enfant battait avec violence dans son sein. Elle traversa une allée étroite et sombre, pavée de dalles humides, qui conduisait à un petit jardin, un vrai jardin de prison, resserré entre de grandes murailles et terminé par un pavillon. Ce fut dans ce pavillon qu’elle entra, toujours appuyée sur le bras de son guide. Alors elle se trouva dans une salle basse d’un aspect sordide et repoussant. Un escabeau, une table carrée, et un grand coffre qui ressemblait à une bière, composaient tout l’ameublement de cette chambre. À peine avait-elle parcouru ces tristes lieux d’un rapide regard, que Maldech, se débarrassant brusquement de son manteau, lui dit d’une voix dure : — À présent, ma belle demoiselle, vous allez me donner vos diamans ; c’est d’eux que je suis amoureux, et non pas de vous. Il y a long-temps que la chair humaine, si fraîche soit-elle, ne me ragoûte plus. Là, là, mignonne, ne poussez pas des cris qui fatigueraient inutilement votre gosier ; on ne peut pas vous entendre, et, si l’on vous entendait, ce serait un scandale très fâcheux pour votre honneur, comme on dit. Je suis le chevalier de Tréfleur, je suis en bonne fortune, et voilà tout. — Ciel ! c’était Maldech, l’affreux Maldech ! Comment n’avais-je pas reconnu au regard l’ame horrible qui se cachait dans ce corps ? — Et la pauvre Marguerite se tordait les bras. — Oui, je suis Maldech, ma belle demoiselle, Maldech, l’amant de l’or, l’amant des diamans, l’amant des métaux, qui valent mieux que les femmes. J’ai épousé votre parure ; voyons, livrez-la-moi. — Et, d’une main brutale, il arracha le collier, les pendans d’oreille, le diadème, toutes les pierreries de Marguerite ; puis, prenant entre ses bras la jeune fille à moitié évanouie, il l’emporta dans une pièce voisine, et revint seul goûter, au milieu des trésors conquis, des jouissances semblables à celles dont s’enivre un forban au milieu d’un harem.

IX.

Le conseiller Bosmann dit à Marguerite : — Il faut absolument que tu épouses le chevalier de Tréfleur.

Il y avait eu scandale. Maldech, tout entier à ses sordides plaisirs, n’avait pensé à délivrer la jeune fille qu’en plein jour. Toute la ville avait connu son évasion nocturne. Quand Tréfleur reprit possession de son corps, on lui raconta en même temps le crime commis et la réparation exigée. Quoique le chevalier eût sur le mariage les idées les plus sceptiques, il consentit sans trop de peine à épouser une jolie fille qui lui apportait une assez bonne dot, et dont les naïfs attraits, pour me servir de son langage, formaient un contraste piquant avec les charmes séducteurs qui l’avaient jusqu’alors subjugué. Quant aux délicatesses de jalousie qui faisaient le tourment de Robert Wramp, il n’était guère en état de les ressentir. Comment se serait-il embarrassé d’un cas aussi excentrique, lui qui, sur les cas ordinaires de la lèse-fidélité conjugale, pensait comme La Fontaine et comme Voltaire ? Mais ce que le chevalier prenait avec tant de philosophie, l’artiste avait résolu de ne point le supporter. Il alla trouver le docteur Blum, et lui demanda par ce qu’il avait de plus sacré de faire cesser cette situation horrible. Le médecin lui répondit d’un ton solennel qu’il était impossible de défaire ce qu’une puissance plus forte que la sienne avait opéré par son moyen ; cependant il espérait pouvoir changer l’ordre et les époques fixés pour la possession successive du corps par les trois ames. Il le ferait à l’insu de Tréfleur, qui le matin conduirait la fiancée à l’autel, et qui, au lieu d’être remplacé le lendemain par Maldech, le serait le soir même par Robert Wramp. Il fallut se contenter de cette espérance. Marguerite jura que, si à minuit, c’était l’heure où l’ame du chevalier devait s’envoler, les promesses du docteur Blum ne s’accomplissaient pas, elle saurait, tout Allemande qu’elle était, tirer comme une Espagnole une fiole de poison ou un poignard de son corsage de mariée.

Ainsi donc nous savons maintenant tout ce qui se passe dans le cœur de la jeune fille que nous voyons agenouillée avec la couronne nuptiale sur la tête, devant le grand autel de Saint-Castor, à côté du chevalier de Tréfleur. Marguerite n’a point de diamans, la disparition de cette parure est restée un mystère pour le conseiller Bosmann ; mais, comme le lui a dit galamment Tréfleur, sans faire pour cela un grand effort d’imagination, elle a bien assez, pour briller et séduire, de ses beaux cheveux dorés où tombent en ce moment les rayons du soleil. Le chevalier a une toilette qui présente un ensemble de couleurs doux et tendre. Il est poudré avec le plus grand soin ; il jette par instans des regards victorieux sur les femmes à grands paniers qui abondent dans l’église, avec cet air de joie triomphante et railleuse que prend un époux libertin en promenant ses yeux des joues fardées de ses anciennes maîtresses aux joues fraîches et roses de son épousée. Le conseiller Bosmann avait pensé, d’après le caractère sentimental de sa fille, qu’une fois le mariage célébré, elle aurait hâte d’aller cacher son bonheur dans quelque retraite inaccessible, et il avait fait préparer une charmante petite villa qu’il possédait à une demi-lieue de Coblentz, sur les bords du Rhin ; mais, l’avant-veille du mariage, Marguerite déclara qu’elle ne quitterait pas l’église pour commencer, dès le milieu de la journée, un tête-à-tête avec son mari. Elle voulait danser le jour de ses noces, suivant la vieille coutume populaire, et danser le plus tard possible ; elle n’irait à la campagne qu’à minuit ; ce voyage à la belle étoile serait charmant. Si bizarre que fût cette fantaisie, il fallut y céder. Au lieu d’une chaise de poste, il y a devant Saint-Castor une suite de lourds carrosses, avec des cochers enrubannés, qui doivent ramener toute la noce à la maison du conseiller Bosmann.

Jamais sein de fiancée n’a renfermé de plus brûlantes émotions que celui de Marguerite pendant cette longue journée. Son attente, à elle, était bien autre chose que celle qui trouble d’ordinaire le cœur et le cerveau des jeunes filles. Situation étrange et terrible ! Ce qu’elle se demandait, ce n’était point quelles voluptés inconnues lui apporteraient les sublimes effusions de l’amour, c’était quelle ame frémirait sur les lèvres qui se poseraient le soir même sur son front ; si, dans ce premier baiser qui doit confondre les joies du cœur et celles des sens, tout le bonheur de la terre et tout le bonheur du ciel, elle sentirait l’ame de son bien-aimé ou une ame dont les caresses lui semblaient une flétrissure. Plus l’instant approchait, plus son anxiété devenait poignante ; il y avait des momens où elle craignait de ne plus pouvoir cacher les battemens de son cœur. Quand onze heures sonnèrent à la pendule du grand salon, il y eut parmi les conviés une tentative de départ. Marguerite demanda en grace qu’on dansât encore ; elle avait décidé qu’elle partirait à minuit, et rien ne pouvait la faire changer d’avis. Le chevalier de Tréfleur se résigna en plaisantant fort agréablement sur l’avenir que semblait lui promettre cette obstination si énergiquement manifestée dès le premier jour de son mariage. Mais, après une dernière contredanse, les invités et le père de Marguerite se joignirent à son époux pour la déterminer à partir. Il y avait dans la cour un cabriolet découvert d’une forme élégante, que le chevalier devait conduire lui-même. Gretchen se décida à y prendre place auprès de son mari. Il était minuit moins un quart. La légère voiture se mit à rouler sur les boulevarts de Coblentz. La nuit était superbe. Quand on arriva sur la route, Marguerite eut un moment d’éblouissement en voyant le vaste horizon qui se reculait autour d’elle, à droite les nappes argentées du Rhin, à gauche les bois, les montagnes et les champs. En cet instant, à travers l’espace, elle entendit des sons qui s’échappaient lentement d’un clocher situé à une des extrémités de la ville. C’était la vibration lointaine des douze coups de minuit. La jeune fille se mit à trembler de tous les frissons qui peuvent pénétrer dans une ame humaine, frissons d’amour, d’attente et de terreur. Quel trésor de joies ineffables, ou quelle horrible torture lui apportait cette heure dont le vol traversait l’air limpide et les plaines silencieuses ? Au moment où le douzième coup retentit, les deux lèvres de celui qui était placé à côté d’elle se posèrent sur son front, et, avec un tressaillement de bonheur que les mots d’aucune langue ne pourraient rendre, elle sentit, par une divination soudaine, la caresse et pour ainsi dire la pression de l’ame désirée. Quand toutes les fleurs endormies dans les gazons, toutes les fauvettes endormies dans les arbres, toutes les brises du ciel, tous les murmures des forêts et des eaux, quand toutes les voix et tous les parfums de la nature auraient confondu leurs charmes, ces enchantemens n’auraient pas fait pénétrer dans son être plus d’exaltation et d’ivresse que ce baiser.

X.

Une terrasse baignée par un fleuve, et quel fleuve ! le Rhin, le Rhin sacré ; un beau ciel où sourit le matin, où se joue un vent frais et pur ; une femme aux yeux plus limpides, plus invitant à la rêverie que le ciel et les eaux ; quel plus beau rêve peut-on faire ? Robert Wramp est à côté de Marguerite, sur une terrasse qui longe le Rhin ; derrière lui, dans une chambre entr’ouverte, s’est écoulée une belle nuit ; maintenant il voit commencer sur les eaux un jour radieux. Oui, il le voit commencer, mais il ne le verra pas finir.

Tout le monde connaît le roi de Thulé, le beau vieillard qui jette dans la mer la coupe dont les lèvres de sa maîtresse ont pressé les bords. Jeter une coupe dans la mer, si riche fût-elle, qu’est-ce cela ? Quand elle aurait, comme les coupes antiques, sur toutes ses faces, des visages immortels de dieux, des paysages tranquilles, de grandes images de combats, qu’est-ce qu’une coupe ? l’ouvrage d’un artisan, après tout. Pour obéir au même sentiment que le roi de Thulé, Robert Wramp va jeter dans le fleuve un ouvrage qui n’est sorti d’aucune main humaine ; il va y jeter son corps lui-même. Nulle ame ne se servira plus du corps que celle qu’il aime a pressé sur son sein. Il a fait part à Marguerite de sa résolution, Marguerite est décidée à le suivre.

Retranchez l’idée de la douleur, et vous aurez une suite d’images charmantes. Un jeune homme quitte avec sa bien-aimée la chambre nuptiale pour aller voir tomber sur le miroir des eaux les premiers rayons du matin. Tout plein de volupté et de langueur, le couple amoureux s’avance sous les arbres. Arrivé à l’extrémité de la terrasse, les deux amans se penchent pour regarder le fleuve ; le fleuve les attire, et, au lieu de se refuser à son invitation, comme on le fait d’ordinaire, ils le trouvent ravissant, ils se laissent séduire. Eh bien ! j’ai beau faire, dans la langue des hommes, tout cela s’appelle se noyer. Robert Wramp et Marguerite se noyèrent ensemble.

Que devinrent l’ame de Maldech, et surtout celle de ce pauvre Tréfleur, qui, en définitive, est le héros de notre histoire et le propriétaire du vêtement dont on fit si bon marché ? Ma foi, je n’en sais rien. — Ont-elles retrouvé un autre corps ? — C’est bien possible. — On a beaucoup parlé à Coblentz d’un M. de G……, qui, après avoir reçu les soins du docteur Blum, devint sujet tantôt à des accès de prodigalité effrénée, tantôt à des accès d’avarice inouie.

Quant aux ames de Robert et de Marguerite, placez-les dans le paradis le plus bleu et le plus doré que vous pourrez imaginer.


G. de Molènes.