Le Coffre-fort (Rosny aîné)/L’Amende

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F. Rouff (p. 28-29).

L’AMENDE



J’étais jeune alors, fit lentement Pierre Descrozes, et solidement jeune, j’ose le dire, ne songeant pas à la mort, frétillant comme si l’éternité devait être mon partage. Ah ! les belles histoires que me racontaient les bois, les fleuves et les femmes… Quels abîmes de crédulité, quelles aurores de confiance, quels frissons vastes comme le monde même, — et, en définitive, à qui n’appréhende pas de périr, la vie n’est-elle pas égale à l’infini ? Je ne sais quelles sont exactement les sensations des jeunes d’aujourd’hui qui filent en auto ou à bicyclette, mais je ne crois pas qu’elles puissent être plus profondes, plus délicieusement insondables que ce que j’éprouvais à courir la plaine et les futaies sur mes bâtons naturels ou sur le dos d’un bon cheval de campagne. J’avais bien, je crois, vingt-trois ans, lorsque, un jour de juin, je fis halte dans le village de N…, quelque part dans la Champagne pouilleuse. L’endroit était quelconque, peuplé d’assez sales paysans, encore qu’ils eussent leur brin de finesse, et toutefois, je n’avais pas encore démarré au bout de la semaine. C’est que le village avait sa fée, sa belle aux grands cheveux, une de ces poteries humaines que le grand céramiste ne réussit qu’à ses heures. Cette Champenoise était sortie du four sans une crapelure ni une fausse teinte, et dans la pierrerie de ses yeux et de ses dents, dans la pâte fine de ses chairs, dans ses contours aussi, il n’y avait rien où le potier le plus expert eût trouvé à redire. Elle était, à tout prendre, le lot de l’homme le plus digne d’elle, physiquement : un immense gaillard qui jouait le Vulcain de village. Il faisait beau le voir, dans la lueur rouge de la forge, façonner la barre d’acier ou s’apprêter à mettre un fer au cheval. Sans doute, il avait moins d’herculéenne élégance lorsqu’il sortait, toujours un peu fumeux, et qu’il retournait vers sa demeure. Tout de même, il gardait une belle allure de cyclope rentrant à sa caverne ; on comprenait que, pour la nature, il était celui à qui devait être dévolue la tâche de faire de nouveaux vases humains en compagnie de la Champenoise aux belles joues.

Comme, à proprement parier, le village ne comportait pas d’auberge, je sus, par des ruses diverses, et moyennant quelques francs, devenir l’hôte du maréchal-forgeron. Il nichait à l’orée du village, entre un étang et une colline ; sa case était assez spacieuse. Peu défiant de nature, il recevait, avec une satisfaction calme, le prix de son hospitalité, et ne s’inquiétait pas des heures que je passais dans son verger et dans sa cuisine à voir onduler sa femme.

Elle se savait belle, trop belle pour des yeux rustiques ; elle prenait à être considérée par un regard moins fruste, un plaisir évident. Point sotte, elle prononçait de rares paroles, où elle avait soin de n’introduire aucune réflexion. Ainsi faisait-elle éclater une sorte de finesse native, exempte de gaffes. Peu à peu, elle devint familière, et c’est moi plutôt qui restais timide devant la jeune royauté de sa grâce. J’ignorai toujours si elle était perverse ; ce qui est sûr, c’est qu’elle était accueillante. Je le sus avant la dixième journée de mon séjour ; l’hospitalité qu’elle m’accorda fut aussi belle et beaucoup plus douce que celle dont Calypso gratifia le divin Ulysse.

La maison de grès rose du forgeron devint un lieu extraordinaire. Je n’y puis songer aujourd’hui encore sans la voir plus eurythmique que le Panthéon et plus complexe que la cathédrale de Chartres. Il est constant que mon bonheur fut sans vicissitudes. Je n’appréhendais pas les lendemains ou plutôt je n’y songeais point. Je vivais comme les animaux, sans idée nette en dehors du présent, sens regret d’hier, sans projets pour demain. C’était comme si l’histoire du monde ne devait plus sortir du petit paysage encadré par l’étang, la colline et la bourgade.

Un après-midi, nous nous rencontrâmes, l’hôtesse et moi, tout au fond du verger. L’heure était violente et douce. Les atomes de l’air bondissant de chaleur, les fleurs étaient comme furieuses de volupté et toute la végétation pénétrée de la grande étreinte du soleil. Nous fûmes seuls au monde ; nous nous oubliâmes dans la forteresse verte des arbres et des hautes herbes… et tandis que, mi-évanouis de bonheur, nos lèvres demeuraient jointes, nous n’entendîmes pas un pas qui venait à nous… Je ne sus la présence d’une troisième personne que lorsqu’une serre formidable se fût abattue sur ma nuque. Mon corps saubresauta dans l’espace ; on me secouait comme on secoue un chien ou un chevreau… et tandis que la Champenoise s’enfuyait, toute transie, sous les poiriers, j’aperçus la face velue et suyeuse du forgeron, secs yeux phosphoreux et ses dents carnivores.

— Gamin ! s’écria-t-il enfin d’une voix rauque…

Et il me brandit d’un bras plus terrible, Je pensai que ma dernière heure était venue et toute la lâcheté des heureux vibra jusqu’au tréfonds de ma chair. Néanmoins, je ne poussai pas un cri, je ne fis pas entendre une plainte… Je me sentais pris par le Destin même et, n’espérant pas lui échapper, j’attendais ma fin dans une épouvantable résignation :

— Gamin ! répéta encore le forgeron… Qu’est-ce que je vais faire de ta cochonnerie de carcasse ?

Il me déposa contre un arbre et croisa les bras d’un air méditatif. Évidemment, il rêvait aux meilleurs moyens de satisfaire sa vengeance : s’il m’égorgerait, s’il me briserait la tête ou s’il me brancherait à quelque ramure.

— Hein ! s’écria-t-il… je suis ton seigneur… je suis ton juge ! Qu’est-ce qu’un juge ferait de toi ?

Je ne sais quel démon fantasque me fit répandre :

— Un juge me condamnerait à cinquante francs d’amende !

Je m’attendais à une explosion de rage. Mais le forgeron me regarda d’une façon singulière ; on eût dit que la marée de colère s’abaissait ; sous la suie, un visage de paysan succédait au visage de cyclope. Il murmura :

— Ah ! il te condamnerait à cinquante francs d’amende !

Abasourdi, je fis un signe de tête affirmatif.

— Eh bien ! ricana-t-il… qu’est-ce que tu dirais, si je te condamnais à cent francs ?

Il m’avait ressaisi, il me balançait de nouveau en l’air comme un lapin, et il grognait, tandis qu’un espoir fou envahissait ma machine :

— À cent francs, gamin ! À cent francs ?

Malgré les secousses qu’il imprimait à mon ossature, je réussis à atteindre ma poche et à retirer mon portefeuille, dont j’extirpai un billet de cent francs.

— Voilà l’amende ! balbutiai-je, hors d’haleine.

Il me laissa retomber sur l’herbe, il prit le billet de banque, il l’examina avec méfiance, il le flaira, il le goûta et, à mesure, une sorte de recueillement mystique descendait sur son être.

— Y a pas à dire… il n’est pas faux ! dit-il enfin… Et alors, tu me le donnes, là, sans arrière-pensée ?…

— Sans arrière-pensée…

— D’abord que c’est comme ça, tu peux te retirer ! Mais tu sais… ça paye ce qui est fait… ça paye pas ce qui serait comme qui dirait à faire !

Je restai deux saisons dans le village, acheva Descrozes, et vous pensez s’il fallut que la petite Champenoise fût attrayante. Je payais maintenant une amende régulière au terrible Vulcain. Il la percevait, au bout de la semaine, avec des airs de Bon Juge. Quand des événements fâcheux me forcèrent de repartir, il m’accompagna à la diligence ; il avait les yeux pleins de larmes. Vous allez peut-être croire que c’était un être méprisable ? Détrompez-vous : il était loyal, scrupuleux, et dénué d’avarice. Mais il avait pour l’Argent une sorte de culte ; il reportait sur les écus de cinq francs, les louis et les billets de banque, toute la religiosité disponible dans sa colossale architecture.

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