Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Le Larcin

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F. Rouff (p. 30-31).

LE LARCIN



Nos trous de briques et de moellons, nos usages, nos situations, notre or, nos amours, vraiment, que touchons-nous qui ne soit un ahurissant miracle ? La plus banale destinée, la plus plate, évoluant entre ces hasards qui nous frôlent, nous giflent, nous caressent, nous jettent en haut, en bas, si l’on y réfléchit dix minutes, on se sent devenir fou. Le miracle qui règle la vie du charcutier du coin ou du petit employé de ministère, c’est à perpétuité les Mille et une Nuits, la légende, l’histoire des fées, la baguette magique…

Ceci pour vous dire que je n’eus qu’un seul geste à faire — à propos — pour atteindre aux Himalaya du bonheur !

J’étais pour lors un petit cadet sans avenir, quoique d’assez bonne famille artésienne, vieille noblesse désargentée à qui ne demeurait qu’un piteux patrimoine, permettant tout juste de faire figure parmi de besoigneux hobereaux redevenus chefs de clans, seigneurs de cahutes.

Un soir que je rêvais, dans un salon ami, derrière un groupe de jeunes femmes, il parut une de ces blondes extraordinaires où le Nord a pétri toute la clarté que la peau, les cheveux et les yeux humains peuvent absorber. J’eus la sensation douloureuse et l’immense regret qui naissent devant la trop belle beauté, et, tout ce soir, je contemplai la resplendissante personne, je me saturai d’un poison subtil et charmant.

Elle se nommait Corisandre D…, elle possédait la superficie de plusieurs comtés en Écosse, elle aurait pu épouser des fils de rois. Elle m’était donc aussi inaccessible que la cime du Gaurisankar où nul pied d’homme ne se posa depuis le commencement du monde — et je passai une nuit passionnée, rageuse, douloureuse, à me souvenir d’elle.

Quelques jours plus tard, je fus chez mon bijoutier, pour un bracelet dont je voulais faire présent à une parente. Cet homme est d’une famille qui eut toujours affaire à la mienne, et quoiqu’il ait parachevé sa réputation de bijoutier célèbre, et que ma race soit au contraire ruinée, il nous garde le respect le plus profond. Au moment où j’entrai dans sa boutique, des acheteurs importants en sortaient ; il demeurait un certain nombre de bijoux sur le comptoir. Barnage ne les serra point, afin de se mettre plus vite à ma dispositon. Je lui exposais ma demande lorsque la porte se rouvrit ; je me sentis frissonner en reconnaissant cette Corisandre, dont je ne cessais de rêver. Elle était seule, vêtue de modestes vêtements sombres et elle s’assit, pour attendre, à un pas du comptoir. Dans ce moment, Barnage dut se détourner, et moi-même, n’osant regarder vers la jeune fille, je fis le même mouvement. Un bruit violent sur la chaussée, le choc d’une voiture fracassée attira notre attention d’une façon brusque…

Et nous vîmes, avec horreur, Corisandre D… qui glissait une pierre étincelante dans son corsage…

Barnage fit un geste sur lequel il n’y avait pas à se méprendre : il allait appeler la police. Je savais qu’il était impitoyable pour les voleurs, non par dureté, mais par conviction. Je ne lui laissai pas le temps de dire une parole. Mettant un doigt à mes lèvres, je fis signe que l’affaire ne devait avoir aucune suite — que pas même un mot de reproche ne devait être prononcé.

Tandis que se passait cette scène rapide, Corisandre était retombée en arrière sur son siège, pâle comme une morte et prête à défaillir. Je me précipitai, je lui offris le bras d’un air de supplication et d’humilité. Cela parut la ramener, Elle accepta mon appui, nous sortîmes de la boutique et, ne voyant trace d’équipage particulier, je fis mine de me diriger vers une voiture de remise qui attendait à deux ou trois cents pas.

— Je vous en supplie ! dit-elle alors d’une voix brisée, ne me quittez pas. Allons à pied… Je veux vous dire…

Je me sentis pénétré d’une volupté infinie. Que m’importait à moi qu’elle fût voleuse ou pire ? L’ivresse sacrée de sa présence était au-dessus de toute chose : elle émanait du mystérieux foyer où se crée l’amour, et, loin d’éprouver un recul, si léger fût-il, il y avait en moi une plus vive tendresse, une douceur éperdue, dont il semble que j’aurais aimé mourir.

Pendant que je goûtais l’enchantement de la petite main réfugiée sur mon bras, pendant que je respirais les cheveux éclatants, que j’entendais la robe bruire contre ma cheville, la divine voix éplorée disait :

— C’est mon mal, — le mal affreux qui me prend certains jours avec une telle force qu’on dirait qu’une main invincible s’est emparée de moi et m’entraîne. Cela commence à mon réveil ; je me débats de longues heures, puis la tentation devient si violente que c’est comme un mal physique. Je m’enfuis, seule, je rôde par les rues, j’hésite, jusqu’à ce qu’une espèce de sort me désigne l’entrée où il faut entrer… l’endroit où il faut que je pèche !

Elle s’interrompit : elle eut un court sanglot, tout de suite réprimé ; je sentis peser un peu la main ailée. Puis :

— Je ne fais d’ailleurs tort à personne ; car, avant même de rentrer, je mets le prix des objets volés dans une enveloppe que j’envoie par la poste… Jamais je n’avais été surprise… il a fallu le bruit soudain de cet accident…

Nous étions arrivés aux Tuileries. Elle me regarda bien en face ; la plus touchante candeur éclatait dans ses yeux de lumière, dans son visage de jeune déesse :

— Voudrez-vous bien venir me voir ?

Je lui jetai en silence un tel regard qu’elle ne demanda pas d’autre réponse.

— Votre carte ?

Elle partit.

Le lendemain, et bien des jours après, j’allai la voir. Présenté à son père, j’eus avec elle ces familières entrevues que permettent les mœurs britanniques. J’y perdis complètement le sens de la réalité ; Corisandre devint mon unique conception de l’univers. Plusieurs mois se passèrent, puis, une après-midi que nous marchions dans le jardin, elle dit :

— Je n’en puis plus douter. L’horrible choc que j’ai reçu m’a guérie de mon mal. Je n’ai pas eu une seule rechute, pas la plus légère tentation, au point que je ne puis même plus comprendre que j’aie pu être sujette à cette ignoble chose…

Nous fîmes quelques pas parmi les premières roses. La robe blanche de Corisandre faisait ployer des herbes, bruissait comme un feuillage. Mon cœur défaillait, de douceur, de beauté. Tout à coup, tournant vers moi un visage énigmatique :

— Je vous dois une récompense, — fit-elle… — Sans vous, qui sait dans quelle aventure je serais tombée… Dites-moi ce que vous aimeriez le mieux en ce monde.

— Je ne puis vous dire ce que j’aime le mieux en ce monde, — murmurais-je tout tremblant… — car vous ne pouvez me donner… Mais si vous voulez seulement m’accorder ce que dans votre pays on accorde par simple amitié… vous aurez à jamais parfumé ma vie.

— Quoi donc ? fit-elle avec une légère malice.

Je le dis tout bas. Elle prit ma tête entre ses mains brûlantes ; je sentis sur mes lèvres l’amoureuse ardeur des siennes. Comme je chancelais, de délire, de volupté :

— Mais vous me direz pourtant ce que vous aimez le mieux en ce moment !

— Hélas ! je puis bien le dire, car il est sans conséquence de parler de la chimère : c’est vous-même !

Elle se tut, souriante, puis avec décision :

— Savez-vous ce que m’a dit mon père, quand je lui ai tout raconté ?

— Non.

— Il a dit que je ne pouvais maintenant plus épouser que vous… qu’il n’était pas possible que l’homme de notre monde qui avait vu mon crime fût autre chose que mon mari. Et moi…

— Et vous ?

— Moi que voulez-vous que je fasse, sinon lui obéir… puisque vous êtes précisément ce que j’aime le mieux au monde… avec mon père ?

Voilà comment la série des événements me donna pour épouse une voleuse à l’étalage.

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