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Le Congrès de Vérone (Chateaubriand)

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CONGRÈS DE VÉRONE.

Fragment.

Nous sommes heureux de pouvoir faire jouir nos lecteurs, quelques jours avant l’Europe, d’un fragment de cette œuvre impatiemment attendue. Ce livre serait en possession d’absorber la curiosité publique par l’importance de l’évènement politique qu’il s’attache à présenter sous un jour nouveau, si le nom de l’illustre auteur, et la solitude où s’enferme sa vieillesse, ne suffisaient pour rendre précieuses toutes les paroles qui s’échappent de sa plume.

M. de Châteaubriand a bien voulu nous permettre de détacher de son ouvrage les quelques pages où il a encadré en peu de lignes et peint en quelques traits l’histoire de cette monarchie qui commence aux montagnes des Asturies, règne sur les deux hémisphères, et vient, à travers les faiblesses de Charles IV, les turpitudes politiques de Ferdinand VII, s’abîmer de nouveau dans une guerre de montagnes et les misères d’une lutte impuissante.


Ambassadeur à Londres en 1822, nous étions prêt à nous rendre au congrès de Vérone comme l’un des représentans de la France. Mais avant d’entrer dans le détail de ce congrès, des affaires qui s’y traitèrent et des évènemens qui le suivirent, nous sommes obligés de jeter un coup d’œil en arrière. M. de Martignac, s’occupant de la guerre d’Espagne, dont nous allons parler, avait compris la nécessité d’établir les antécédens. Impartial et modéré, il admirait l’entreprise de 1823, si mal jugée, et cependant il n’en apercevait pas lui-même toute la portée. Le seul volume qu’il ait publié mérite d’être lu : ouvrage plein d’intérêt et de sagesse, le style en est correct, élégant, doux et un peu triste ; l’auteur va mourir : son récit vous touche et vous attache, comme les derniers accens d’une voix qu’on n’entendra plus.

Depuis la dernière moitié du XVe siècle jusqu’au commencement du XVIIe, l’Espagne fut la première nation de l’Europe ; elle dota l’univers d’un nouveau monde ; ses aventuriers furent de grands hommes ; ses capitaines devinrent les premiers généraux de la terre ; elle imposa ses manières et jusqu’à ses vêtemens aux diverses cours ; elle régnait dans les Pays-Bas par mariage, en Italie et en Portugal par conquête, en Allemagne par élection, en France par nos guerres civiles : elle menaça l’existence de l’Angleterre après avoir épousé la fille de Henri VIII. Elle vit nos rois dans ses prisons et ses soldats à Paris ; sa langue et son génie nous donnèrent Corneille. Enfin elle tomba ; sa fameuse infanterie mourut à Rocroi, de la main du grand Condé ; mais l’Espagne n’expira point avant qu’Anne d’Autriche n’eût mis au jour Louis XIV, qui fut l’Espagne même transportée sur le trône de France, alors que le soleil ne se couchait pas sur les terres de Charles-Quint.

Il est triste de rappeler ce que furent ces deux monarchies en présence de leurs débris. Ces paroles du grand Bossuet reviennent douloureusement à la mémoire : « Île pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limites ; île éternellement mémorable ; auguste journée, où deux fières nations, long-temps ennemies et alors réconciliées, s’avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre ; fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd’hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines ! »

L’Espagne, sous la famille de Louis-le-Grand, s’ensevelit dans la Péninsule jusqu’au commencement de la révolution. Son ambassadeur voulut sauver Louis XVI et ne le put ; Dieu attirait à lui le martyr : on ne change point les desseins de la Providence à l’heure de la transformation des peuples.

Charles IV fut appelé à la couronne en 1778 : alors se rencontra Godoï, inconnu que nous avons vu cultiver des melons après avoir jeté un royaume par la fenêtre. Favori de la reine Marie-Louise, Godoï passa au roi Charles : celui-ci ne sentait pas ce qu’il était, celui-là, ce qu’il avait fait ; ils étaient donc naturellement unis. Il y a deux manières de mépriser les empires : par grandeur ou misère ; le soleil éclairait également Dioclétien à Salonte, Charles IV à Compiègne.

L’Espagne déclara d’abord la guerre à la république, puis fit la paix à Bâle. Dès-lors Godoï entra dans les intérêts de la France, les Espagnols le détestèrent : ils s’attachèrent au prince des Asturies, qui ne valait pas mieux.

En 1807, nous nous promenions au bord du Tage, dans les jardins d’Aranjuez ; Ferdinand parut à cheval, accompagné de don Carlos. Il ne se doutait guère que ce pèlerin de Terre-Sainte, qui le regardait passer, contribuerait un jour à lui rendre la couronne.

Bonaparte, après des succès au nord, se tourna vers le midi pour envahir le Portugal, que protégeait l’Angleterre, il s’entendit avec Godoï. Un traité signé à Fontainebleau, le 29 octobre 1806, régla la marche des troupes françaises à travers l’Espagne ; ce traité déclara la déchéance de la maison de Bragance, jeta une partie de la Lusitanie septentrionale au roi d’Étrurie, une autre partie à Charles IV, et le royaume des Algarves à Godoï. Junot entra en Portugal le 19 novembre 1807 ; la famille de Bragance s’embarqua le 27 ; l’aigle de Napoléon cria au bord des flots, du haut de ces tours qui virent couronner le cadavre d’Inès, appareiller la flotte de Gama, et qui entendirent la voix de Camoëns :

« Ia no largo Oceano navegavam. »

L’occupation du Portugal masquait l’invasion de l’Espagne. Dès le 24 décembre de la même année, le second corps de l’armée française entra dans Irun. La haine publique s’accrut contre le prince de la Paix ; on voulait placer le prince des Asturies sur le trône de son père. Le prince, arrêté, fit de lâches aveux. Murat, général en chef, s’avança vers Madrid.

La population de Madrid se soulève en criant : « Vive le prince des Asturies ! meure Godoï ! » Charles IV abdique ; le prince de la Paix est pris ; Ferdinand VII, le nouveau roi, le sauve. Napoléon feignit d’être indigné de la violence exercée envers le vieux roi et finit par offrir sa médiation entre le père et le fils. Charles fut appelé à Bayonne et Godoï sortit d’Espagne sous la protection de Murat. Ferdinand à son tour vint à la réunion, malgré sa défiance et l’opposition de son peuple.

Cette scène de l’Italie du moyen-âge semblait inspirée par Machiavel ; rare génie qui, comme tous les hommes élevés d’esprit et bas de cœur, disait de grandes choses et en faisait de petites.

La pièce eût été prodigieuse si elle en eût valu la peine ; mais de quoi et de qui s’agissait-il ? D’un royaume à moitié envahi, de Charles et de Ferdinand. Que Charles reprît la couronne à son fils, afin de l’abdiquer de nouveau en faveur du souverain qu’il plairait au conquérant de nommer, c’est du drame pour le plaisir de jouer le drame. Il n’est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion, lorsqu’on est tout-puissant et qu’on n’a pas de parterre à tromper : rien ne sied moins à la force que l’intrigue. Napoléon n’était point en péril ; il pouvait être franchement injuste ; il ne lui en aurait pas plus coûté de prendre l’Espagne que de la voler.

Charles IV, la reine et le favori cheminèrent vers Marseille avec une pension promise et quelques musiciens déguenillés : les infans s’en allèrent à Valençai.

Ferdinand, s’étant encore rapetissé pour tenir moins de place dans sa sale prison, avait en vain demandé la main d’une parente de Napoléon. Les Espagnols, privés de monarques, restèrent libres : Bonaparte, ayant fait la faute d’enlever un roi, rencontra un peuple.

Deux partis dominèrent alors dans la Péninsule ; le premier emportait presque tout le peuple des campagnes entr’excité des prêtres et fondu en bronze par la foi religieuse et politique ; le second comprenait les liberalès ; gent dite plus éclairée, mais, à cause de cela, moins pétrifiée par les préjugés ou consolidée par la vertu : le contact des étrangers, dans les villes maritimes, l’avait rendue accessible à nos vices et aux principes de notre révolution.

Entre ces deux partis se distinguait une opinion isolée : l’égoïsme avait enchaîné des admirateurs esclaves au char de Napoléon ; nous les avons vus exilés sous le nom d’Afrancesados : jadis les Espagnols appelaient Angevines les Napolitains attachés à la France.

Les massacres que le prince de Berg laissa s’accomplir dans Madrid, le 2 mai, commencèrent l’insurrection générale. Murat, initié à nos troubles, s’était enthousiasmé des tueries de la plèbe ; il exterminait maintenant cette plèbe avec autant d’ivresse. Il avait de l’allure du roi Agraman, de la valeur du Sarrasin Mandricar, de la vanterie de ces capitaines gascons du xvie siècle, dont Brantôme est le Tacite. Il volait à la charge avec un délire de joie et de courage, comme s’il eût été porté sur l’hippogriffe ; sabre recourbé au côté, anneaux d’or aux oreilles, plumes ondoyantes à son casque, mameluk, amazone, héros de l’Arioste.

Toute sa bravoure lui fut inutile ; les forêts s’armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n’arrêtèrent rien, parce que, dans ce pays, les représailles sont naturelles. Les batailles de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo annoncent la résurrection d’un peuple là où l’on n’avait vu qu’un tas de mendians. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régimens en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphans aux Bouches-du-Rhin. Vainqueurs des meilleurs soldats de l’Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats : ils ne s’attendaient guère à rencontrer ces enfroqués à cheval comme des dragons de feu sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes, au son des mandolines, au chant des boleros et au requiem de la messe des morts. Les ruines de Sagonte applaudirent.

Napoléon rappela le grand-duc de Berg : entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il lui plut d’opérer une légère transmutation : il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second ; celui-ci céda à celui-là la couronne d’Espagne. Bonaparte enfonça d’un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s’en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de schako par ordre du caporal d’équipement.

Quand on raisonne sur l’Espagne aujourd’hui, on tombe dans une grande erreur, on s’obstine à juger ses peuples d’après les idées que l’on a des autres peuples civilisés. Napoléon partagea cette déception commune, il crut qu’il vaincrait l’Ibérie, comme la Germanie, par violence et séduction ; il se trompa.

Les Espagnols sont des Arabes chrétiens ; ils ont quelque chose de sauvage et d’imprévu. Le sang mélangé du Cantabre, du Carthaginois, du Romain, du Vandale et du Maure, qui coule dans leurs veines, ne coule point comme un autre sang. Ils sont à la fois actifs, paresseux et graves. « Toute nation paresseuse, dit l’auteur de l’Esprit des lois en parlant d’eux, est grave, car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent. »

Les Espagnols, ayant la plus haute idée d’eux-mêmes, ne se forment point du juste et de l’injuste les mêmes notions que nous. Un pâtre trans-pyrénéen, à la tête de ses troupeaux, jouit de l’individualité la plus absolue.

Dans ce pays, l’indépendance nuit à la liberté. Que font les droits politiques à un homme qui ne s’en soucie point, qui renferme sa vie dans son proverbe : Oveja de casta, pasto de gracia, hijo de casa (brebis de race, repas gratis, enfant de la maison) ; à un homme qui, comme le Bédouin, armé de son escopette et suivi de ses moutons, n’a besoin pour vivre que d’un gland, d’une figue, d’une olive ? Il ne lui faut qu’un voyageur ennemi pour l’envoyer à Dieu, qu’une chevrière pauvre et fille d’un vieux père pour l’aimer. « Père vieil et manche déchirée n’est pas déshonneur. » Padre viejo, y mangea rota, no es deshonrra. Le majo (berger) en soie du Guadalquivir, lance en houlette, chevelure retenue par une résille, ne distingue jamais la chose de la personne et réduit toute dissidence d’opinion à ce dilemme : Tue ou meurs.

Ce caractère est si profondément gravé dans le moule ibérien, que la partie modernisée de la population, en adoptant les idées nouvelles, garde à travers ces idées son génie primitif. Aurait-on pu croire que des Espagnols égorgeassent des moines ? C’est ce que font sans remords et sans pitié les liberalès. Cependant l’autorité des religieux datait de loin dans la Péninsule ; cette autorité n’était pas uniquement fondée sur la foi des peuples, elle avait encore une source politique. Dès l’an 852, les martyrs de Cordoue, Aurelius, Jean, Félix, George, Martial, Roger, frappés du glaive ou jetés dans le Bétis, se sacrifièrent autant à la liberté nationale qu’au triomphe de la religion chrétienne.

Les moines combattirent avec le Cid et entrèrent avec Ferdinand dans Grenade. On les massacre nonobstant. Pourquoi ? Parce que dans un certain parti, une haine, empruntée d’ailleurs, ingrate et non motivée, s’est élevée contre eux. Or, en Espagne, que l’on aime ou que l’on haïsse, tuer est naturel ; par la mort on se flatte d’atteindre à tout. Les aventuriers qui, l’épée à la main, s’avançaient dans les flots jusqu’à la ceinture pour prendre possession de l’Océan Pacifique, avaient entrepris de rendre l’Amérique à ses déserts ; l’Espagnol convoitait la domination de l’univers, mais de l’univers dépeuplé ; il aspirait à régner sur le monde vide, comme son Dieu assis en paix dans la solitude de l’éternité.

À cet indomptable despotisme de caractère se trouve réunie, par un contraste étonnant, une nature apathique et comique, molle et vantarde. Dans la guerre civile, quand une bande a obtenu un succès, vous croyez qu’elle le va poursuivre ? point ; elle s’arrête, reste sur les lieux à publier des rodomontades, à chanter sa victoire, à jouer de la guitare, à se chauffer au soleil. Le battu se retire paisiblement et agit comme l’autre quand il triomphe. Ainsi vont une suite de rencontres sans résultats. Si les combattans ne prennent pas une ville aujourd’hui, ils la prendront demain, après-demain, dans dix ans, ou ne la prendront pas du tout ; qu’importe ? Les hidalgos disent qu’ils ont mis six cents ans à chasser les Maures.

Ils admirent trop leur longanimité ; la patience, transmise de génération en génération, finit par n’être plus qu’un bouclier de famille qui ne protège rien, et qui sert seulement d’antique parure à des malheurs héréditaires. L’Espagne décrépite se croit toujours invulnérable, comme l’ancien solitaire du couvent de Saint-Martin, entre Sagonte et Carthagène : au dire de Grégoire de Tours, les soldats du roi Leuvielde trouvèrent le monastère abandonné, excepté de l’abbé tout courbé de vieillesse et néanmoins fort droit en vertu et en sainteté. Un soldat voulut lui couper la tête ; mais ce soldat tomba à la renverse et expira sur la place.

Les hommes politiques de cette nation partagent les défauts du guerrier : dans les circonstances les plus urgentes, ils s’occupent d’insignifiantes mesures, prononcent des oraisons puériles, mettent tout en pièces dans leurs harangues et ne les font suivre d’aucune action. Est-ce donc qu’ils sont stupides ou lâches ? non ; ils sont Espagnols : ils ne sont point frappés des choses comme vous l’êtes ; ils ne les voient pas sous le même jour ; ils laissent le temps dénouer l’évènement qu’ils ne sont point pressés de voir finir ; ils transmettent leur vie à leurs fils sans pusillanimité et sans regrets. Le fils, à son tour, se conduit de même que le père ; dans quelques centaines d’années se terminera, à la satisfaction des vivans, l’évènement que les morts leur ont légué, et qui, chez un autre peuple, aurait été décidé dans huit jours.

Que si, dans les troubles qui continuent aujourd’hui, les masses semblent agir d’après des principes moins individuels, cela prouve seulement que l’esprit général du siècle commence à ronger le caractère particulier ; il est loin de l’avoir dommageablement entamé. L’indifférence de la foule est derrière ces évènemens qui, de loin, font tant de bruit. Quand l’émeute ou la faction arrive, on ferme sa porte et on la laisse passer comme une nuée de sauterelles. On n’est guère pour personne : don Carlos ne peut prendre une ville, Christine ne peut réunir les campagnes. Les Espagnols d’ailleurs se sont guerroyés de tout temps pour des rois compétiteurs. La guerre finie, chacun, sans être changé, retourne à l’obéissance ou plutôt à sa vie habituelle ; celle-ci se conserve entière, plus que dans d’autres pays, à cause de l’isolement des populations champêtres et d’un commerce vagabond fait par des espèces de caravanes, à travers les plaines nues et les montagnes inhabitées ........

Après ce rapide résumé, M. de Châteaubriand traite de la guerre de 1808, et arrive enfin à cette époque où les agitations de l’Espagne appelèrent l’intervention française. Il crayonne ces figures politiques et militaires auxquelles il aura bientôt occasion de s’arrêter.

Ces secondes cortès furent aux premières ce que notre assemblée législative fut à l’assemblée constituante. Parmi les nouveaux nommés étaient des curés anti-romains, des légistes à discours, des clubistes, enfin Riego, jeune parleur de l’armée, et le duc del Parque, vieux radoteur de la cour : la vie a deux enfances, elle n’a pas deux printemps. Riego monte à la présidence. Le roi, afin de balancer l’esprit des cortès, nomme Martinez de la Rosa ministre des affaires étrangères.

Trois poètes, M. Martinez de la Rosa, M. Canning et l’auteur de ce récit, se sont trouvés ministres des affaires étrangères presqu’en même temps, « Il est peu d’hommes, dit Montaigne, abandonnés à la poésie, qui ne se gratifiassent plus d’être pères de l’Énéide que du plus beau garçon de Rome. Je me jette aux affaires d’état et à l’univers plus volontiers quand je suis seul. Je suis fait à me porter allégrement aux grandes compagnies, pourvu que ce soit par intervalles et à mon point. »

Qu’en pense Martinez de la Rosa, resté comme nous dans le monde, et notre illustre ami Canning, détrompé aujourd’hui dans l’éternité ?

La session s’ouvrit à Madrid, le 1er mars 1822, alors qu’ambassadeur, nous assistions aux séances du parlement britannique, ou que nous racontions, dans la première partie de nos Mémoires, nos courses chez les sauvages.

Des travaux furent entamés relativement aux finances ; mais il n’y avait plus rien de possible. La presse, les sociétés secrètes, les clubs, avaient tout décomposé. Barcelone, Valence, Pampelune, s’agitèrent. D’un côté on criait : Vive Dieu ! de l’autre : Vive Riego ! On se tuait au nom de ce qui ne meurt point et de ce qui meurt. À Madrid, des régimens se battirent contre des grenadiers royaux ; des jeunes gens se promenèrent dans les rues, implorant un monarque absolu : Dieu et le roi, en Espagne, c’est même chose, las ambas magestades. Au sein des cortès, des députés disaient que le refus d’accueillir les plaintes du peuple autorisait la justice du poignard.

Les serviles, qui se paraient de leur nom comme de la pourpre, profitaient d’une heure de repos et de la réaction contre les sociétés secrètes, pour ressaisir le pouvoir. Des émeutes royalistes remplacèrent des insurrections révolutionnaires. Les descamisados, matadors de serviles, furent abattus à leur tour ; ils renouvelaient les sacrifices humains de leurs ancêtres les Carthaginois. Des partis monarchiques, à l’ancienne guise, parurent. Govostidi, Misas, Mérino, fabuleux héros de presbytère, se levèrent en Biscaye, en Catalogne, en Castille. Ces insurrections s’étendirent ; on y vit briller Quesada, Juanito, Santo-Ladron, Truxillo, Schafaudino, Hierro. Enfin le baron d’Eroles se montra dans la Catalogne ; auprès de lui était Antonio Maranon. Antonio, dit le Trappiste, fut d’abord soldat ; jeté par des passions dans les cloîtres, il portait avec le même enthousiasme la croix et l’épée. Son habit militaire était une robe de franciscain, sur laquelle pendait un crucifix ; à sa ceinture étaient un sabre, des pistolets et un chapelet : il galopait sur un cheval, un fouet à la main. La paix et la guerre, la religion et la licence, la vie et la mort, se trouvaient ensemble dans un seul homme, bénissaient et exterminaient. Croisades et massacres civils, cantiques et chants de gloire, stabat mater et tragala, génuflexions et jota aragonese, triomphe du martyr et du soldat, ames montant au ciel dans l’encens du veni creator, rebelles fusillés au son de la musique militaire : telle était l’existence dans ce coin retiré du monde.

Ferdinand, sur les bords du Tage, rio qui cria oro e piedras preciosas, avait juré la constitution pour la trahir. Des amis sincères l’invitaient à modifier les institutions, d’accord avec les cortès ; des amis aveugles le pressaient de les renverser. Le succès des royalistes flattait en secret le monarque ; l’espoir de la souveraineté sans contrôle le chatouillait : moins on est capable du pouvoir, plus on l’aime.

La fête du roi se chômait le 30 mai ; elle fut célébrée par les paysans de la Manche, réunis dans Aranjuez. On aurait pu se croire aux beaux jours de la Bétique. « Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or, dit l’archevêque de Cambray. Les femmes filent cette belle laine et en font des étoffes fines d’une merveilleuse blancheur. En ce doux climat, on ne porte qu’une pièce d’étoffe fine et légère, qui n’est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant les formes qu’il veut. »

Ces rêves de Fénelon allaient disparaître devant la vérité. En vain les militaires répétèrent à Aranjuez le cri d’amour des paysans, comme les gardes-du-corps chantèrent à Versailles : « Ô Richard ! ô mon roi ! » Si la France, bientôt après, ne s’en était mêlée, Ferdinand allait où Richard conduisit Louis XVI. La milice marcha sur le peuple ; un bourgeois menaça de son sabre don Carlos, ce dernier des rois qu’attend une si pesante couronne. À Valence, un détachement d’artillerie voulut délivrer le général Ellio, renfermé dans la citadelle. Les insurgés de Catalogne, régularisés, avaient pris le nom de l’armée de la foi. La Seu d’Urgel fut emportée d’assaut.

Le roi quitta sa résidence : il mit fin à la session le 30 juin 1822. Au sortir de la séance, les soldats et la milice en vinrent aux mains. Landaburu, officier d’opinion constitutionnelle de la garde, fut tué, et Morillo nommé colonel des gardes.

Pendant six jours, le trouble alla croissant. D’un côté, les troupes royales, de l’autre la milice et des régimens de la ligne étaient campés en face les uns des autres, à l’ardeur de la canicule, sabre nu, mèche allumée. Cependant on paraissait enclin à s’arranger dans le château ; il était question de l’établissement de deux chambres. Le corps diplomatique entourait sa majesté : M. le comte de la Garde poussait à des mesures conciliantes. Le malheur agissait enfin sur la raison. Soudain un régiment de carabiniers se révolte en Andalousie ; quelques bataillons de milice provinciale se joignent à ce régiment, et tous ensemble s’avancent sur Madrid en proclamant le roi netto. À cette nouvelle, les têtes royales s’enivrent ; Ferdinand retourne à sa nature et rompt les négociations qui l’auraient sauvé.

Le 7 juillet arriva : deux bataillons de la garde étaient demeurés au château ; quatre autres allèrent camper hors de Madrid ; ils entrèrent de nuit dans la ville. Suivant les dispositions d’un complot prévoyant, ils se partagent en trois colonnes ; l’une marche au parc d’artillerie, l’autre à la porte Del Sol, la troisième à la place de la Constitution. La fortune n’appartenait plus à la monarchie : la première division se débanda ; quelques coups de fusil tirés du bataillon sacré des officiers la dispersèrent ; la seconde et la troisième division sont successivement culbutées ; les deux bataillons du château demeurèrent sans ordres : à six heures du matin la milice l’emportait. Un Te Deum est chanté sur la place de la Constitution. En Espagne, on loue Dieu de tout, même du mal ; en France, on ne le remercie de rien. Monvel appelait sur lui la foudre, comme si Dieu s’embarrassait du bruissement d’un insecte.

La garde étant vaincue fut cassée : ce qui en restait se voulut défendre, on la mitrailla. Ces exécutions semblaient alors des évènemens d’impérissable mémoire ; les lieux qui en furent les témoins devaient à jamais subsister pour en transmettre le souvenir ! Et où sont Aletua, Urso, dans lesquels les fils de Pompée furent défaits, in quibus Pompei filii debellati sunt ? on l’ignore. Strabon estropie, en l’écrivant, jusqu’au nom de Pompée. Des milliers de soldats gagnèrent au prix de leur vie les batailles d’Arbelle, de Pharsale et d’Austerlitz ; de tant de morts combien de noms reste-t-il ? Trois : Alexandre, César et Napoléon.

Ferdinand et sa famille se montrent à travers les ténèbres de ces désastres ; on y reconnaît la passion du despote et la fureur des femmes. Un tyran craintif pousse à la catastrophe et tremble quand elle est venue ; il descend de l’intrépidité de sa tête dans la lâcheté de son cœur. Il y a des monarques de faux aloi, qui sont sur le trône par méprise : la plupart des évènemens de nos jours s’expliquent par la peur ; le poltron est au fond de ces évènemens énormes, comme la momie d’un roi était au centre de la pyramide de Chéops.

Plagiaires aussi de l’empire, les Espagnols empruntèrent le nom de bataillon sacré à la retraite de Moscou, ainsi qu’ils étaient bouffonesques de la Marseillaise, des sanculotides, des propos de Marat, des diatribes du Vieux Cordelier, toujours rendant les actions plus viles, le langage plus bas. Ils ne produisaient rien, parce qu’ils n’agissaient point par l’impulsion du génie national : ils traduisaient et jouaient perpétuellement notre révolution sur le théâtre espagnol. Nos têtes sans corps et nos carcasses sans têtes, vues à distance, lorsqu’on ne pouvait plus distinguer leur horreur, offraient du moins, par l’arrangement symétrique de l’immense ossuaire, de l’effrayant et du gigantesque ; il n’en était pas ainsi dans la Péninsule, dépouillée de son caractère : les hommes de cette Péninsule avaient franchi deux de leurs siècles d’un plein saut, pour rejoindre notre histoire, d’un côté à Voltaire, de l’autre à la Convention ; mais ces siècles supprimés revenaient, reprenaient leur empire et troublaient l’ordre violemment établi. Les Espagnols étaient vraiment grands, alors que le peuple était indépendant et le roi maître, que la nation disait : Sinon, non ; que le monarque absolu signait : Moi, le roi. Les deux libertés complètes de la démocratie de tous et de la démocratie d’un seul se rencontraient sans se renverser et se parlaient leur fier langage ; spectacle qui ne s’est jamais vu que dans les Espagnes.

Après l’affaire du 7 juillet 1822, le ministère se retira ; on fit d’infructueux efforts pour retenir Martinez de la Rosa : qui chante est libre. Columelle de Cadix regretta courageusement dans ses vers la république, sous le règne de Claude. Au reste, le nom de Martinez de la Rosa afflige lorsque, sortant des ruines de Grenade, il brille sur la scène publique. Lope de Véga avait tort d’écrire à sa fille, en lui dédiant sa comédie du Remède dans le Malheur : « Puissiez-vous être heureuse, quoique vous ne me sembliez pas née pour l’être, si vous héritez de ma destinée. » Il ne devait pas gémir « de la perte d’un temps précieux et de l’arrivée de la vieillesse. » La vieillesse est un mal inévitable ; mais le cœur noble et le talent consolateur sont moins bien dans le monde que dans la retraite, où l’on conserve l’honneur d’avoir une ame immortelle.

Lopez Bânos est nommé à la guerre, San Miguel aux affaires étrangères, Gasco à l’intérieur, Navarro à la justice. Le marquis de Las Amarillas, le marquis de Castellare, le comte de Casaserria, le général Longa, le brigadier Cisneros, furent exilés ; Castro-Torreno, le duc de Belgide, le duc de Montemar, grand majordome, renvoyés. Rentra dans le château une créature expiatoire, le général Palafox. San Martin, homme de cœur, et Morillo, guerrier illustre, se virent écartés. Morillo s’était pourtant déclaré pour le vainqueur avant le succès : affaibli par les emplois, les honneurs semblaient le vouloir destituer de la gloire.

On demandait des victimes, prenant soin de les cacher sous le nom des assassins de Landaburu. Goiffieux, particulièrement désigné, quitta Madrid. Bientôt arrêté, il pouvait se taire ou tromper : on lui demanda son nom ; il répondit : « Goiffieux, premier lieutenant dans la garde. » Il dédaigna de se sauver par un mensonge : il était Français.

Ellio fut juridiquement exécuté à Valence sur une place qu’il avait ornée d’arbres. Valence la belle est trompeuse : fille des Maures, elle a donné sa beauté à Venozza et à Lucrèce, ses intrigues et ses cruautés à Alexandre VI et à Borgia.

Dans la Navarre et dans la Catalogne, les royalistes triomphèrent ; un gouvernement politique s’établit sous le nom de Régence suprême de l’Espagne pendant la captivité du roi. Le marquis de Mataflorida, l’archevêque de Tarragone, le baron d’Eroles, composaient cette régence, installée le 14 septembre à la Seu ou cathédrale d’Urgel : les édifices mozarabiques prennent ce nom sur les montagnes de la Catalaunie.

Ferdinand fut solennellement inauguré à Urgel, comme Charles VII l’avait été au château d’Espally : aux créneaux de ce château la bannière, semée de fleurs de lys d’or, était déployée ; quelques paysans et un petit nombre de gentilshommes, vêtus de leur blason, proclamèrent le souverain de France, en criant : Vive le roi ! Ce mot renfermait toute la constitution ; il créait le monarque que Jeanne d’Arc devait faire sacrer à Reims : Charles VII était mort, Ferdinand était captif.

Cependant, à Madrid, on méditait d’enfoncer les portes des prisons pour en finir avec les détenus ; les émigrations commençaient ; la Méditerranée se couvrait de proscrits embarqués sous les orangers de Carthagène ; l’Océan emportait les voiles des pélerins qui désertaient les montagnes de Saint-Jacques ; les fugitifs étaient poursuivis sur la mer par ces lampons des Euménides, que redisait le rivage espagnol, et que leur portait, au milieu des vents, le refrain des vagues :

Tragala, tragala.
Tu servilon,
Tu que no quieres
Constitucion.

Dicen que el rey no quiere
Los hombres libres ;
Que se vaya a la…
A mandar serviles.

Tragala, tragala.

Avale-la, avale-la,
Toi grand servile,
Toi qui n’aimes pas
La constitution.

On dit que le roi n’aime pas
Les hommes libres ;
Qu’il s’en aille à la…
Commander les serviles.

Avale-la, avale-la.

Ferdinand s’en allait où l’appelait la ronde infernale ; le congrès des rois s’assemblait en Italie ; lord Londonderry s’était coupé la gorge à Londres, et nous, nous partions pour Vérone.


Chateaubriand.