Le Consulat, l’Empire et leurs historiens/02

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Le Consulat, l’Empire et leurs historiens
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 897-930).
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LE CONSULAT, L'EMPIRE


ET LEURS HISTORIENS.




DEUXIEME PARTIE.


LE SYSTEME IMPERIAL.




Histoire du Consulat et de l'Empire, par M. Thiers. - II. Histoire des Cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire, par M. Armand Lefebvre. - III. Histoire de France depuis le 18 brumaire, par M. Bignos. - IV. Mémoires et Correspondances du roi Joseph.




I

L’empire, né dans la guerre, était appelé à vivre par elle. Le réveil de toutes les passions hostiles en Angleterre, les terribles mesures par lesquelles il avait été répondu en France à ce déchaînement de colères, avaient imprimé dès l’origine au nouvel établissement impérial un caractère indélébile. Comme Hercule, la monarchie napoléonienne eut à lutter contre des serpens dans son berceau, et elle entra dans le monde la vengeance au cœur et la menace sur les lèvres. Sortie deux années plus tôt du sein de la paix générale due au génie de son fondateur, proclamée avant l’attentat du 3 nivôse, le drame de Vincennes et la rupture de la paix d’Amiens, il est à croire que ses destinées auraient été fort différentes. Si, au lieu de s’inspirer d’une pensée nouvelle, l’empereur s’était borné à continuer, en la consolidant, la politique dont le premier consul avait pris l’initiative de 1799 à 1802, le monde n’aurait point vu se développer cet antagonisme de la France et de l’Europe, qui donna bientôt pour terme à l’avenir l’anéantissement de l’une et l’oppression de l’autre.

Ce qu’on avait attendu du consulat, ce qu’il avait réalisé au-delà de toutes les espérances, c’était un gouvernement fort et modéré, avec une situation prépondérante, mais régulière et pacifique au dehors. On avait cru fermement que la constitution de l’an VIII était en mesure d’assurer au pays le premier de ces bienfaits, et les traités de Lunéville et d’Amiens avaient été conclus dans la pensée de lui garantir l’autre. Nous avons dit comment des difficultés inextricables sortirent sitôt après la conclusion de ces actes diplomatiques, non de leurs stipulations à peu près irréprochables, mais du silence gardé sur certains faits en complet désaccord avec l’esprit de ces stipulations elles-mêmes. Donner pour frontières à la France les Alpes, le Rhin et l’Escaut, c’était réaliser la plus magnifique de ses ambitions, sans porter cependant aucune atteinte à l’indépendance et à la dignité des autres peuples. Aller plus loin, prétendre conserver sous son patronage direct et dans une sorte de vasselage politique et militaire tous les états de l’Italie, mander à Paris les députés de la Suisse et dicter à ce pays des lois fort sages d’ailleurs, mais qui impliquaient une manifeste dépendance et l’abjuration de son antique neutralité ; donner une constitution à la Hollande, et tenir sous sa main ses arsenaux et ses chantiers ; prendre l’engagement moral de soutenir non-seulement contre les agressions de l’étranger, mais contre celles des partis, les divers gouvernemens érigés par la France à Berne, à Amsterdam, à Florence et à Milan, c’était rendre inévitable son intervention quotidienne dans les affaires de la moitié du continent, en armant nécessairement l’autre moitié contre soi.

La facilité que laissait à Napoléon le silence des traités sur des questions capitales fut la première tentation offerte à un homme de guerre, qui, une fois engagé dans la voie des interprétations léonines, marcha sur les argumens diplomatiques aussi résolument que sur les escadrons ennemis. On sait par quel enchaînement d’entreprises consommées en Piémont, en Ligurie, dans la république cisalpine, en Suisse et dans l’empire germanique, de 1801 à 1804, l’Europe se trouva conduite à reprendre contre le vainqueur de Marengo le cours d’hostilités dont la cessation avait été partout accueillie avec ivresse, et l’on a vu l’Angleterre, humiliée du résultat d’une paix durant laquelle la France s’étendait, plus que pendant la guerre, recommencer, en violant un traité solennel, une lutte dans laquelle elle eut dès le premier jour la sympathie de tous les cabinets en attendant leur actif concours.

Lorsqu’on observe l’attitude du gouvernement français à la reprise des hostilités avec l’Angleterre, à l’heure suprême où se prépare l’érection du trône impérial, on ne saurait se tromper en effet sur l’opposition invincible, quoique secrète encore, qui séparera le nouvel empire des royautés parmi lesquelles il va prendre place. L’effet moral de la catastrophe de Vincennes a décidé la Prusse à rompre une négociation qui tendait à lier à l’accomplissement des projets de la France les intérêts de son ambition peu scrupuleuse. La cour de Pétersbourg, si dévouée au premier consul aux derniers temps de Paul Ier, a passé, depuis l’avènement d’Alexandre, à un état de réserve qui laisse deviner de prochaines hostilités. Nulle part l’attentat d’Ettenheim n’a produit une plus vive émotion ; celle-ci s’y est traduite sous des formes dramatiquement insultantes, et, dans leurs récriminations réciproques, les deux gouvernemens en sont venus à opposer au souvenir de la funèbre nuit du 21 mars celui de l’assassinat d’un père qui n’a pas encore été vengé. Si l’Autriche, que ses revers ont rendue prudente, n’étale pas ses sentimens secrets, si elle semble mettre de l’empressement à reconnaître le titre impérial que va prendre le fier soldat destiné à faire bientôt tomber de son front le diadème du saint empire, c’est qu’elle entend différer sa vengeance, afin de la rendre plus sûre. Se faire payer son silence sur l’acte d’Ettenheim, commis dans la circonscription de l’empire, au prix d’une large tolérance pour toutes les innovations qu’elle entreprend en Allemagne, et pour les violences qu’elle y consomme à l’occasion des sécularisations germaniques ; réorganiser son armée tout en renouant secrètement ses liens avec l’Angleterre et avec la Russie ; être enfin l’âme d’une troisième coalition avant d’en devenir le bras : telle est la politique, d’ailleurs fort naturelle, de la puissance qui, à la douleur d’avoir perdu les provinces belgiques, voit ajouter l’affront du sacre d’un empereur français en pleine cathédrale de Milan. Toutes les grandes cours avaient donc au fond du cœur, dès l’avènement de la monarchie napoléonienne, le sentiment d’inquiétude qu’elles ont entretenu jusqu’au jour de sa chute.

Mais qu’on me permette de le dire : la plupart des historiens et l’auguste causeur de Sainte-Hélène lui-même semblent s’être trompés, les uns dans leurs appréciations, l’autre dans ses épanchemens calculés, sur le véritable caractère de cette antipathie originelle. Le repoussement européen contre l’empire provenait bien moins du fait de cet établissement lui-même que de la manière dont la monarchie nouvelle comprenait déjà sa situation au dehors. Il tenait non point à la révolution opérée dans la forme du gouvernement français, mais aux prétentions que le chef de ce gouvernement avait révélées avant de monter au trône, et qui se manifestèrent bien plus hautement encore au lendemain de cette transformation. Pas plus au commencement de ce siècle que de nos jours, les préventions aristocratiques ne dominaient les intérêts, et l’Europe l’avait prouvé en accueillant avec un chaleureux assentiment les miracles de ce gouvernement consulaire, qui, en raffermissant l’ordre social par la main d’un homme nouveau, avait enlevé aux adversaires de la révolution française les seules espérances qui leur restassent alors. Si l’empire n’avait été que le consulat continué, avec un gage de sécurité de plus ; si, prenant dès l’abord au sérieux ces limites du Rhin aux Alpes où l’univers vaincu consentait, en 1802, à encadrer l’incomparable grandeur de la France, il n’avait pas manifesté l’intention de dépasser ce cercle tracé par une héroïque épée, la nouvelle monarchie n’aurait pas été moins sincèrement acceptée par les cabinets qu’elle ne l’avait été par la France. Les gouvernemens étrangers avaient compris, et tous les documens le constatent, qu’en ce temps-là Napoléon était seul en mesure d’achever la restauration de la société en France, et de garantir ainsi la stabilité de l’ordre européen. Dans l’évidente impossibilité d’obtenir ce résultat par une autre dynastie, l’adoption de la monarchie impériale aurait donc été universellement envisagée comme une dernière victoire remportée sur la révolution, si toutes les cours n’avaient pressenti dès lors ce qu’on prenait d’ailleurs fort peu de précaution pour cacher.

En dehors d’un patriotisme qui cesserait d’être légitime, s’il conduisait à abjurer la justice, jugeons donc la situation d’autrui comme nous voudrions qu’on jugeât la nôtre. Pouvait-on considérer à Vienne comme une conséquence du traité de Lunéville que le prince couronné à Notre-Dame partit trois mois après pour aller se faire sacrer roi d’Italie à Milan ? Était-il possible de croire au droit des gens, lorsque Gênes était réuni à l’empire comme l’avait été le Piémont, et que l’empereur commençait à dépecer l’Italie, afin d’y trouver des dotations pour tous ses proches ? La Prusse avant Iéna, la Russie avant Friedland, pouvaient-elles sans résistance, ou du moins sans une émotion profonde, entendre annoncer solennellement que la maison de Naples avait cessé de régner, ou que la Dalmatie était réunie à l’empire ? N’était-il pas naturel que l’Angleterre versât jusqu’à la dernière goutte de son sang pour résister à une puissance qui prétendait dominer l’Europe du golfe de Tarante au golfe de Lyon, et qui s’emparait de toutes les ressources de la Hollande pour soutenir une guerre dont le résultat certain pour ce malheureux pays était l’anéantissement de ses richesses et de sa puissance maritime ? La réunion de la Hollande à la France, prononcée en 1810, n’ajouta rien en effet à la dépendance dans laquelle l’empire tenait, dès son avènement, toutes les forces de cette contrée. Or la paix maritime était-elle vraiment possible à de telles conditions ? Lorsque la France exerçait une action quelquefois détestée, quoique toujours obéie, à Madrid comme à Naples, à Berne comme à Amsterdam ; qu’au midi elle contraignait le roi d’Espagne de faire la guerre à ses enfans en Portugal, sous peine de la lui faire à lui-même, et qu’elle achevait au nord, par le règlement des indemnités germaniques, la ruine morale de l’Autriche, l’Europe avait-elle en face d’elle une monarchie régulière, exerçant son influence dans la sphère légitime de son action, et ne se trouvait-elle pas déjà placée vis-à-vis d’un pouvoir sans limites dans ses désirs comme dans ses frontières ? A partir de la proclamation de Napoléon comme roi d’Italie, ne voyait-on pas se dessiner au-delà de la vaste zone qui s’étend des Pyrénées et des Alpes jusqu’au Rhin une autre zone dans laquelle un système de dépendance à peine déguisée ne pouvait manquer d’aboutir tôt ou tard à des réunions territoriales pures et simples ?

Si dès ses débuts le nouvel empire prenait une aussi alarmante situation, que ne devait-il pas arriver l’année suivante après les prodiges d’Ulm et d’Austerlitz, quand, avec l’habileté d’Annibal et l’impétuosité d’Alexandre, l’empereur eut en quelques semaines arraché ses armes à une armée autrichienne et contraint la Russie de repasser ses frontières, après avoir couvert de morts le sol d’un empire allié qu’elle n’avait pas su défendre ! Quelle défaite n’aurait été moins redoutable pour la faiblesse humaine que ces enivrantes fascinations de la fortune et de la gloire ? Lorsqu’à son bivouac d’Urschitz le soldat-roi voyait s’incliner devant lui le successeur des Frédéric et des Othon, ne comprend-on pas que le souvenir de Charlemagne ait traversé comme une éblouissante vision cet esprit accessible à toutes les grandes choses ? Y a-t-il lieu de s’étonner qu’en dormant dans les palais de Marie-Thérèse comme le fils de Philippe dans ceux de Darius, l’homme qui, pour son début dans la royauté, venait de dépasser les plus audacieuses conceptions de l’histoire et de l’épopée, se soit cru appelé à rendre l’Europe tributaire de son génie et vassale de sa destinée ?

C’est en effet à la victoire d’Austerlitz et aux jours qui précédèrent la signature du traité de Presbourg[1] qu’il faut rapporter comme à leur véritable origine les plus hardies conceptions de Napoléon. Il n’est point vrai, comme on l’a écrit souvent sans que je sois parvenu à en démêler le motif, que son œuvre se soit formée successivement et presque pièce à pièce dans sa pensée, et que l’empereur ait été conduit à lui donner des proportions colossales bien plus par le cours des circonstances que par l’effet de sa propre volonté. Il se peut que les Anglais aient été amenés à conquérir les Indes sans le savoir et sans le vouloir ; mais telle n’a pas été la destinée de Napoléon, ainsi ne s’est point formée son œuvre : c’est très sciemment, et s’il est permis de le dire à priori, qu’il a entrepris de s’assujétir l’Europe occidentale, et les affirmations contraires diminuent le héros sans excuser sa tentative. Si Napoléon a élevé un édifice renversé par les tressaillemens de l’humanité vainement comprimée par le génie, si cet édifice est tombé sous la réaction, non des gouvernemens que l’empereur avait vaincus, mais des nationalités qui sont invincibles, il faut reconnaître que c’est de sang-froid et dans sa plus parfaite liberté qu’il a engagé un duel gigantesque contre la nature des choses. Il est assez grand pour supporter devant l’histoire toute la responsabilité d’une tentative devenue depuis sa chute l’enseignement des rois, et en particulier celui des princes de sa race.

Sitôt qu’il fut sorti des voies de la politique consulaire et revêtu du pouvoir souverain, Napoléon se considéra comme exerçant au dehors, au profit de l’idée dont il était le représentant, une mission qui, en échange de certaines réformes sociales, attribuait à la France une sorte de suzeraineté sur tous les peuples avec lesquels elle était en contact direct. En conquérant le monde au christianisme, Charlemagne avait restauré l’empire d’Occident. Napoléon estima possible de le relever pour la deuxième fois par la puissance des armes, combinée avec celle de l’égalité civile, dont il était l’éclatant symbole. Recommencer Charlemagne est devenu, dès que l’huile sainte a touché son front, la pierre d’achoppement de son génie et la perpétuelle tentation de sa pensée. Empereur des Français et roi d’Italie, médiateur de la confédération suisse, il va organiser une confédération rhénane, dont le but hautement avoué est de soumettre à la prépondérance française toute l’Allemagne, en annulant pour jamais l’Autriche écrasée à Austerlitz, et la Prusse, qui va l’être à Iéna. L’empereur n’ignore pas que l’Angleterre, inaccessible à ses coups, ne subira jamais cette organisation de l’Europe au profit d’une seule puissance, et que dès lors il se prépare une guerre éternelle ; il sait fort bien que si, à force de victoires, il amène l’Autriche et la Prusse à subir une aussi profonde déchéance, les traités passés sur de telles bases ne seront que des haltes d’un jour, et que la paix signée avec elles ne sera jamais qu’une trêve. Il connaît l’irritation des peuples alliés ou tributaires, condamnés, comme l’Espagne et la Hollande, à subir le contre-coup de tous nos échecs maritimes sans profiter d’aucune de nos victoires. Napoléon sait tout cela ; mais il tient que dans le monde la stratégie peut détrôner l’opinion, il a d’ailleurs une foi profonde dans son étoile et dans la puissance des idées auxquelles son épée fraie le chemin. Il croit qu’il lui suffira d’apporter à l’étranger quelques résultats partiels de la révolution française, l’égalité devant la loi, la centralisation du pouvoir, l’ordre, l’intelligence et la probité dans l’administration financière, pour amener les peuples à sacrifier sans regrets leur indépendance politique, leur personnalité morale, et jusqu’à ces dynasties où viennent se confondre dans de vivans symboles toutes les gloires et tous les souvenirs des générations écoulées. Napoléon croit en un mot qu’en servant les peuples, on peut les humilier sans péril, et que les nations immolent volontiers leur orgueil à leurs intérêts.

Améliorer la condition sociale des peuples en anéantissant leur personnalité historique, refouler tout intérêt commercial ou politique qui ne se subordonnerait pas à l’intérêt français, le seul auquel il reconnaisse dans le monde le droit et la force, telle est la double pensée qui n’a pas fléchi un seul jour, de l’aurore de ce règne à son déclin. Ce n’est donc pas à la critique partielle des actes accomplis durant l’époque impériale que le publiciste doit s’arrêter. On pourrait en effet montrer que ces actes, dans tout ce qu’ils ont eu de plus inattendu et de plus accidentel en apparence, sont presque toujours sortis de la doctrine même du règne. C’est en elle-même et dans son principe qu’il faut juger celle-ci. Les historiens ont tous blâmé Napoléon d’avoir, en 1807, par ses procédés violens, poussé la Prusse à sa ruine, au risque de perdre en Europe la seule alliance qui ne fut pas pour lui strictement impossible. Les uns ont déploré pour sa gloire le guet-apens de Bayonne, les autres l’enlèvement du Vatican ; presque tous ont montré dans la guerre d’Espagne la cause de la ruine militaire de l’empire, dans la captivité du pape l’origine de son discrédit moral ; ceux-ci ont signalé l’affaire d’Oldenbourg et les démêlés avec la Russie comme l’origine de ses désastres ; ceux-là ont déploré l’aveuglement qui, après ses premiers revers, empêchait l’empereur d’accepter en 1813 la paix à des conditions qui auraient maintenu à lui-même et à la France la situation la plus forte de l’Europe. Tous ces reproches peuvent être fondés ; mais lorsqu’on envisage les faits qui les provoquent sous le reflet de la pensée fondamentale de laquelle sortirent ces faits eux-mêmes, ils apparaissent comme des conséquences presque logiques de cette pensée, et l’on est invinciblement conduit à dénier au hasard la large part que certains apologistes voudraient lui attribuer dans les déterminations impériales.

Ecraser la Prusse, ajouter sa mortelle inimitié à celle de l’Autriche, chasser le pape de ses états et réunir à la France l’antique capitale du monde, enfermer les princes d’Espagne à Valençay et préparer une prison au vieux monarque qui se jetait avec confiance dans les bras d’un allié ; blesser gratuitement la Russie au cœur pour aller l’attaquer dans ses déserts, se refuser enfin à Prague à des ouvertures qui assuraient encore à la France des conditions fort supérieures à celles de Lunéville, cela serait inexplicable sans doute, si l’empereur Napoléon avait jamais entendu constituer une monarchie régulière dans les conditions normales de l’équilibre européen. Mais lorsqu’on se tenait pour appelé à ressusciter l’empire d’Occident, en transportant le sceptre impérial de la Germanie à la France, ces actes ne sont que les incidens fatals d’une situation poursuivie à tout risque. Ne fallait-il pas que la monarchie de Frédéric II descendît aussi bas dans l’opinion de l’Allemagne que celle de Marie-Thérèse, pour faire place à ces nouvelles souverainetés vassales de la Bavière, de la Saxe et du Wurtemberg, qui, pour prix d’un titre royal, consentirent un moment à abdiquer la patrie ? Y avait-il à s’étonner que le vieux sang des rois fût renouvelé comme l’était la face du monde, et lorsqu’on eut pris la résolution de faire du Capitole le berceau de l’héritier du grand empire, ne fallait-il pas de gré ou de force écarter de l’Italie la seule puissance qui trouvât dans sa conscience le devoir de protester au sein de l’universel silence ? S’il existait enfin, adossé au pôle, un vaste état dont la force comme le prestige fussent encore intacts ; si cette puissance, se refusant à seconder plus longtemps les mesures de répression commerciales décrétées contre l’Angleterre, pouvait devenir un jour l’espérance des gouvernemens aux abois et des nationalités frémissantes, n’était-il pas politique de la placer entre une soumission absolue ou une guerre à mort, et de se confier une fois de plus à la fortune, afin d’attester au monde que l’arrêt du destin était désormais sans appel ? Les fautes de Napoléon sont donc bien moins des accidens de sa vie que les résultats mêmes de l’idée éclose au soleil d’Austerlitz et poursuivie de victoire en victoire, de capitale en capitale. Ce n’est pas aux fautes de l’empire qu’il faut demander le secret de sa chute : c’est jusqu’aux bases de l’édifice qu’il convient de pénétrer pour l’apprécier dans sa grandeur comme dans sa fragilité. Voyons d’abord ce vaste plan se dérouler avec un ensemble irrésistible de 1805 à 1810 ; voyons-le commencer dans le palais des césars de l’Allemagne pour finir dans ceux des tsars de Russie, et aux innombrables intérêts qu’il refoule, aux indomptables sentimens qu’il violente, on devinera la portée de la réaction dont l’incendie du Kremlin devait donner aux peuples le terrible signal.


II

La paix de Presbourg dépouilla l’Autriche de tout ce qu’elle possédait encore en Italie en vertu du traité de Campo-Formio. Elle perdit l’état de Venise avec toutes ses provinces de terre ferme. La France devenait ainsi limitrophe de la Turquie, et la distinction entre l’empire français et le royaume d’Italie n’était plus énoncée qu’avec un vague d’expression qui la rendait manifestement illusoire. L’Autriche n’était pas moins cruellement atteinte dans les autres parties de sa domination. Pour lui ôter toute influence sur la Suisse comme sur l’Italie, on lui arrachait le Tyrol, que l’on réunissait à la Bavière. La cour impériale était contrainte de reconnaître le titre royal, avec une entière parité de droits, à cette maison électorale de Bavière, dont l’empereur Napoléon s’était servi dans la précédente campagne comme d’un coin pour entamer l’Allemagne et pour pénétrer au cœur des domaines héréditaires. Une couronne royale était aussi posée par la main de la France sur le front des princes de Wurtemberg et de Saxe, qui n’avaient vu dans nos victoires qu’un moyen de profiter de l’abaissement de la maison d’Autriche et de recueillir ses dépouilles. Ainsi l’empire germanique se trouvait déjà virtuellement dissous de fait, et le protectorat de l’Allemagne transporté de Vienne à Paris. Pendant que la maison d’Hapsbourg-Lorraine voyait crouler sa puissance dans les champs de la Moravie et perdait son vieux patronage sur l’Allemagne méridionale et catholique, l’un des actes diplomatiques les plus tristement célèbres de ce temps livrait à la France l’honneur de la maison de Hohenzollern, et arrachait à la Prusse un prestige ménagé depuis douze ans avec une impassible habileté. Le roi qui, à la veille de la campagne d’Austerlitz, avait, sur le tombeau de Frédéric II, pressé dans sa main celle d’Alexandre et juré de confondre sa cause avec celle de la Russie et de l’Allemagne, recevait des mains du dominateur du continent l’électorat de Hanovre en échange de quelques possessions territoriales destinées à commencer l’érection de ce vaste édifice de fiefs militaires qui devenait pour le chef de la grande armée une conséquence et une obligation de sa victoire[2] : acte sans excuse où la faiblesse le dispute à l’ambition, et qui, au grand détriment des intérêts de la France comme de l’Europe, allait obliger un peuple généreux à porter sa honte et son désespoir dans les champs d’Iéna.

La déchéance morale de la Prusse était donc dès les premiers jours de 1806 aussi irrémédiablement consommée que la destruction de la puissance militaire de l’Autriche, et l’Allemagne, bien moins atteinte encore par le sort des armes que par la défection richement payée de ses principales maisons princières, ne pouvait se refuser à reconnaître pour suzerain le prince qui, sacré à Paris par Pie VII, était allé lui-même, sous le dôme de Milan, se poser la couronne de fer sur la tête.

Le traité de Presbourg avait virtuellement dissous l’empire germanique par ce seul fait, qu’il y fondait trois nouvelles royautés indépendantes du chef de l’empire, et qu’il soumettait aux diverses souverainetés territoriales toute la noblesse immédiate, placée jusqu’alors, comme chacun sait, sous la dépendance directe de l’empereur. Aucun lien fédératif ne rassemblait plus ces nombreux et faibles gouvernemens, et l’anarchie était venue s’asseoir sur les débris de l’œuvre des siècles. La place était donc vide pour la nouvelle confédération du Rhin, titre modeste sous lequel Napoléon consentit à cacher une domination qui, durant les premiers temps, humilia plus les amours-propres qu’elle ne blessa les intérêts. Une diète siégeant à Francfort, composée de deux collèges seulement, et dont l’empereur des Français désignait l’archi-chancelier, remplaça l’antique mécanisme brisé par notre épée. Les princes confédérés, tous agrandis directement aux dépens de l’Autriche ou par l’adjonction des anciennes principautés ecclésiastiques qui avaient fait sa force dans l’empire, se déclaraient en état d’alliance offensive et défensive avec la France, et prenaient l’engagement de l’assister à toute réquisition d’un contingent de soixante-trois mille hommes. Dès le mois de juin 1806, plusieurs mois avant Iéna, trois ans avant Wagram, l’empire dépassait le Rhin, et soixante mille soldats allemands, mis par un traité solennel à sa disposition absolue, lui composaient déjà une avant-garde vers le Nord. Pendant ce temps, que se passait-il au Midi ?

L’empereur avait appris, avec une joie dont l’ardente expression éclate dans toutes ses paroles, que la maison de Naples, excitée par l’Angleterre et par la Russie, avisée des secrètes dispositions de la Prusse et comptant sur une issue fort différente de la guerre de 1805, avait, sous le coup du désastre essuyé par notre flotte à Trafalgar, ouvert ses ports aux pavillons ennemis de la France. Annoncer au monde, par une proclamation officielle, que cette branche de la maison de Bourbon allait cesser de régner, rassembler une armée pour exécuter cette sentence, mettre à sa tête son frère Joseph et le désigner ainsi d’avance pour prendre possession d’un royaume que l’empereur se tenait pour assuré de conquérir dès qu’il l’attaquait, tout cela fut aussi rapide que l’étaient toujours les éclairs de sa pensée et les foudroyantes résolutions de sa volonté. Le fils adoptif de Napoléon occupait sa place à Milan ; son frère aîné allait régner à Naples ; il n’y avait donc plus qu’à procurer la Sicile à Joseph, pour donner dans la Méditerranée à la France, déjà maîtresse de toutes les côtes de l’Adriatique jusqu’aux bouches du Cattaro, une situation sans égale. Napoléon s’assimilait de plus en plus l’Italie. Le duché de Lucques avait été attribué à la princesse Elisa, sa sœur ; ceux de Parme et de Guastalla étaient destinés à d’autres établissemens de famille. Il faisait prendre pied à sa maison dans toutes les parties de la péninsule, en même temps qu’il posait la couronne ducale de Berg sur la tête de sa sœur Caroline, et qu’il introduisait le brillant époux de cette princesse au sein de la confédération rhénane.

Ainsi se dessinaient les premières lignes du vaste plan d’après lequel la famille Bonaparte était destinée à devenir l’instrument de la transformation politique de l’Europe en même temps que le gage de sa subordination aux intérêts du grand empire. Un pas plus décisif encore fut bientôt fait vers l’accomplissement du programme napoléonien par l’appel du prince Louis au trône de Hollande. Ce pays reçut la monarchie décrétée par le vainqueur d’Austerlitz sans plus de résistance et sans plus d’espoir que les diverses transformations imposées par la France aux peuples qui gravitaient dans son orbite. Chaque lien nouveau avec celle-ci l’enchaînait plus étroitement en effet à un système de guerre maritime aussi contraire à ses traditions qu’à ses intérêts. Dépouillée de ses vastes possessions coloniales, privée de la faculté de promener son pavillon sur toutes les mers, écrasée par une dette énorme, la Hollande ne fut plus qu’une province de l’empire, conservant sous les dehors d’une soumission forcée l’intégrité de ses regrets et de ses espérances. L’établissement d’une royauté purement française dans ce pays, ne modifiant pas notablement la situation antérieure, n’eut guère pour résultat que de finir enfin le long mensonge qui depuis la paix de Lunéville avait été, pour la Hollande aussi bien que pour la Suisse et pour l’Italie, la cause principale des difficultés survenues entre la France et les cabinets étrangers.

Mais les développemens de la pensée impériale allaient bientôt conduire, par une conséquence plus rigoureuse encore, à d’autres innovations dans les rangs secondaires de l’ordre social et surtout dans la condition des chefs de l’armée, instrumens principaux de cette pensée. On ne pouvait incessamment user de la guerre et de la conquête pour constituer des monarchies destinées à faire cortège au trône impérial, sans être bientôt amené à tenter la création d’une sorte d’aristocratie militaire : celle-ci n’était pas moins nécessaire pour maintenir le dévouement de l’armée que pour servir de support contre l’étranger à l’établissement gigantesque imposé à l’Europe vaincue, mais non résignée. C’est ainsi qu’on se trouva entraîné vers des institutions incompatibles avec l’idée d’égalité civile, et conduit à réagir pour consolider son œuvre contre le principe même qui l’avait fondée.

Lorsque l’héroïsme de ses soldats mettait à la disposition de leur glorieux empereur un trône par campagne, quand la pointe de leurs baïonnettes supportait seule en réalité le pavois du haut duquel il dominait le monde, il fallait bien que leurs chefs, défenseurs naturels d’un empire tout militaire, reçussent leur large part dans les dépouilles de l’Europe, qu’ils allaient arpenter du Tage au Niémen, soit pour en achever la conquête, soit pour y comprimer les résistances naissantes. Il était impossible que ces généraux ne devinssent point partie intégrante du système pour lequel ils prodiguaient chaque jour leur sang, et qu’ils conquissent des couronnes sans que quelques fleurons en retombassent sur leur propre front. La prévoyance politique s’unissait donc au sentiment d’une juste reconnaissance pour déterminer l’empereur à associer à la fortune de l’établissement impérial les hommes qui, après en avoir été les instrumens, en demeuraient les supports nécessaires. Ceci suffit pour expliquer la création de ce réseau de principautés disséminées sur le territoire des royautés d’origine napoléonienne, et largement dotées par l’or de l’étranger. Ces riches principautés étaient pour le dedans un encouragement et une récompense, pour le dehors la constatation authentique de l’action toujours présente et toujours armée de la France. Napoléon créa des duchés dans les pays tributaires à peu près dans le même esprit que César avait créé des colonies dans les provinces soumises ; il céda au double besoin d’entretenir le dévouement en en payant le prix, et d’affaiblir les aspirations nationales en mêlant partout les intérêts français aux intérêts indigènes.

L’ardente imagination de l’empereur ne tarda pas à revêtir d’un coloris éclatant un système qui n’était au fond que l’une des plus prosaïques nécessités de sa situation toujours tendue, et les commentateurs eurent bientôt érigé en profonde théorie sociale des actes originairement provoqués par les exigences allumées à la vue de tant de dépouilles opimes. M. de Talleyrand, conduit par sa modération naturelle à toujours désirer la paix, et par la trempe de son caractère à flatter les plus dangereux penchans de son maître, ne manquait jamais, lorsque son crédit avait besoin d’être raffermi, de faire miroiter devant les yeux du nouveau Charlemagne les prestigieux souvenirs du saint empire et de la bulle d’or. Ce ministre, qui étudiait l’histoire comme la politique, pour en tirer des profits plutôt que des leçons, entretenait incessamment cette disposition singulière à appliquer des formules toutes symboliques à la réorganisation d’une société qui n’avait pas plus de traditions que de croyances. Au milieu d’un monde renouvelé par la force des révolutions et par celle des armes, on vit tout à coup reparaître, aux froids applaudissemens de quelques rhéteurs, le fantôme de cette vaste hiérarchie féodale au sein de laquelle l’auguste successeur des Césars, chef temporel de la chrétienté, était servi par ses royaux électeurs dans tous les actes de sa souveraineté et jusque dans ceux de sa vie domestique.

On avait commencé par les idées de 1789, on en faisait encore chaque jour à l’Europe d’heureuses applications, et l’on essayait en même temps l’évocation des institutions de 1356. Les égoïstes conseillers de ces restaurations impuissantes n’avaient ni le bon sens de penser, ni le courage de dire que dans l’ancien empire germanique c’étaient les princes qui choisissaient l’empereur, tandis que dans la monarchie napoléonienne c’était l’empereur seul qui faisait et défaisait les princes, de telle sorte que l’un représentait une société tout entière dans la plénitude de sa vie, dans l’infinie variété de ses intérêts et de ses croyances, pendant que l’autre, incertaine comme la victoire et passagère comme le succès, ne représentait malheureusement qu’un grand homme dans la mobilité de ses volontés et de ses passions. Ces insinuations, accueillies par un esprit qui avait plus l’instinct du grand que celui du vrai, conduisirent à cette combinaison de rois vassaux, dignitaires de l’empire français et tenus d’y accomplir certaines fonctions ou d’y remplir certaines charges, gages de leur dépendance et de leur indélébile nationalité. À ces souverains qui devaient supporter aux yeux de leurs peuples toute la responsabilité d’un pouvoir placé en dehors de leur initiative, on imposait des vassaux français qu’ils avaient charge de doter sur leurs domaines territoriaux, et ceux-ci recevaient à leur tour mission de les maintenir par la solidarité des mêmes intérêts dans les voies d’une inviolable fidélité à leur commune patrie et à l’auteur de leur commune fortune.

L’Autriche, par la Dalmatie et par le Frioul, l’Italie, par tous ses établissemens princiers, la Prusse, par ses territoires de Berg et de Clèves, la Suisse elle-même, par Neuchâtel, concoururent à former cet empire que nous verrons après Tilsitt s’étendre sur l’Espagne, après Wagram se dilater jusqu’à Hambourg. Les populations de toutes langues et de toutes races admises dans son sein souffraient bien moins d’ailleurs que celles dont les dépouilles l’avaient formé, et dont les contributions de guerre alimentaient incessamment ses finances, aucune compensation n’était donnée à celles-ci pour leurs humiliations et leurs sacrifices, tandis que celles-là en trouvaient du moins de véritables dans les réformes administratives et les progrès matériels presque partout accomplis, et dans les inspirations fécondantes du génie qui rayonnait sur toutes les parties de ses domaines comme le soleil sur l’ensemble du système dont il est le centre et la vie.

Mais s’il est donné aux grands hommes de violenter la nature pour un jour, c’est sous la condition de lui payer bientôt des réparations éclatantes. Or les adjonctions territoriales opérées par la France au-delà de ses limites naturelles, qu’elles fussent directes ou déguisées sous l’apparence du vasselage, outrageaient l’essence même des choses, et le bien-être de quelques réformes disparaissait devant la honte de les recevoir de l’étranger comme le prix de sa propre abdication. La violation des lois fondamentales de l’ordre européen n’était pas moins profonds, que les tentatives d’absorption eussent lieu vers le midi, ou qu’elles se portassent sur le nord du continent. L’indépendance de la Suisse, de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal n’est pas un besoin moins impérieux pour l’Europe que ne peut l’être celle de l’Allemagne, de l’Angleterre ou de la Russie. Ces peuples sont séparés de la France par leurs intérêts comme par leurs précédens historiques, et la nature des choses est aussi gravement insultée lorsque la race française attente à l’autonomie italienne ou espagnole que lorsqu’elle violente celle des peuples germaniques.

J’ai donc quelque peine à comprendre la distinction que l’illustre auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire prétend faire entre les entreprises de l’empereur Napoléon au-delà des Alpes et des Pyrénées et ses entreprises au-delà du Rhin. M. Thiers, qui dénie au génie le plus heureusement servi par la fortune la faculté d’associer au faisceau des populations méridionales des peuples de race germanique, considère cette association comme étant strictement possible pour la totalité des races latines, unies par l’identité des croyances et par des langues à racines communes. Il est porté à croire qu’avec un très long règne, et en transportant dans la politique la prudence que l’empereur apportait dans la guerre, il aurait été possible à Napoléon de perpétuer un empire qui aurait uni aux destinées de la France celles des deux péninsules méridionales. Telle avait été selon lui la pensée de Louis XIV, et l’Europe l’avait implicitement acceptée en permettant que des princes de la maison de Bourbon régnassent simultanément à Paris, à Madrid, à Naples et à Parme. Avec la puissance et le prestige dont l’empire avait doté la France, une telle extension, si elle pouvait être considérée comme imprudente, n’aurait pas du moins, au point de vue de l’éloquent historien, froissé l’essence des choses. Dans sa pensée, l’établissement d’un royaume de Westphalie fut un acte bien plus contraire à la prudence que n’avait pu l’être l’installation de lieutenans impériaux sur les trônes de l’Espagne et de l’Italie. M. Thiers n’a-t-il pas cédé, en portant un pareil jugement, à la fascination qu’un grand homme exerce toujours sur son historien ? Dans cette appréciation, et malheureusement aussi dans plusieurs autres de son livre, ne suit-il pas sans le soupçonner les traces des historiens et des publicistes d’après lesquels l’Europe aurait obligé l’empereur à la conquérir, en opposant toujours des résistances à ses desseins ? Les faits constatent que les tentatives de Napoléon en Espagne, en Portugal et en Italie ont suscité au dehors et ont rencontré sur les lieux mêmes des résistances tout autrement vives que celles auxquelles ont donné lieu les plus audacieuses usurpations territoriales accomplies en Allemagne de 1807 à 1810. Ne serait-il pas d’ailleurs facile de montrer que les réunions prononcées au-delà du Rhin avant la guerre de Russie n’ont été, comme cette funeste guerre elle-même, que la conséquence du système continental dans lequel l’empire s’était engagé pour triompher des résistances qu’avait rencontrées sa politique, et n’est-il pas évident que si Napoléon a été amené à proclamer la réunion à l’empire des villes anséatiques et du duché d’Oldenbourg, c’est qu’il avait commencé par se déclarer roi d’Italie, et qu’il travaillait, depuis trois ans, à assimiler au grand empire l’Espagne et le Portugal ? Les populations d’origine latine n’ont-elles pas opposé d’ailleurs à la conquête française des résistances plus vives et plus soutenues que les peuples d’origine germanique ? Le Tyrol italien et les Calabres étaient soulevés pendant que des princes de la dynastie napoléonienne régnaient, sans rencontrer une résistance armée, sur la Hollande et sur la Westphalie ; si un long cri de vengeance ne s’était élevé sur les sierras espagnoles, si l’Angleterre n’avait trouvé des auxiliaires enflammés d’une haine inextinguible aux bords du Tage comme aux bords de l’Èbre, il est à croire que les populations riveraines de l’Elbe et du Weser auraient dévoré longtemps encore les affronts que leur imposait la victoire.

Les antipathies populaires ont donc été mille fois plus énergiques dans ces portions de l’Europe latine, dont on voudrait faire considérer comme plus facile et plus légitime l’absorption au sein de l’empire français. En cela comme en beaucoup d’autres points, les tentatives de Napoléon diffèrent de celles de Louis XIV. Si ce monarque en effet a imposé son petit-fils à l’Europe, il l’a fait avec le plein assentiment des populations espagnoles et par le plus régulier de tous les titres, le testament même de Charles II. Le grand roi comprenait d’ailleurs la royauté du duc d’Anjou en Espagne autrement que le grand empereur n’entendait celle des princes qu’il élevait sur les trônes étrangers avec la mission exclusive et hautement avouée de n’y représenter que lui-même. Si la question de la succession espagnole touchait, au XVIIe siècle, au système général des alliances, elle laissait au moins celle des nationalités hors de toute atteinte, et si l’Europe avait à s’inquiéter pour sa sécurité, les peuples n’avaient pas à trembler pour leur existence même.

Que de victoires n’auraient pas été nécessaires, que d’années surtout n’aurait-il pas fallu pour que le monde, qui avait lutté quinze ans contre les tentatives de Louis XIV, subît sans espoir de revanche l’expulsion de la maison de Bourbon et de la maison de Bragance, celle du pape, l’érection de quatre nouveaux trônes et la déclaration officielle du protectorat français sur l’Allemagne comme sur la Suisse ! Qu’était-ce qu’un règne, si long qu’on le suppose, et qu’un homme, si grand qu’il fût, pour violenter à ce point toutes les traditions et tous les instincts de peuples, pour leur imposer, dans la pleine maturité de leur civilisation, la domination politique d’un seul pays et la suprématie morale d’une seule race ? Dans cette entreprise sans précédent, la première condition, sinon d’un succès permanent, du moins d’un succès temporaire, aurait été de partager l’empire du monde avec une autre grande puissance disposée à associer ses destinées aux chances de ces terribles parties. L’on y songea à Tilsitt et à Erfurt ; mais on sait quel fut le réveil de ce rêve d’un moment. Dans les instans même où Napoléon apercevait clairement la nécessité d’une alliance pour la perpétration de ses desseins, il y échappait toujours par une secrète loi qui semblait l’isoler dans l’univers comme dans l’histoire.

L’empereur était donc condamné à toujours avoir contre lui d’abord les peuples qui ne s’initiaient aux idées de la France qu’en s’humiliant sous ses armes, puis tous les grands états qui n’existaient plus qu’à titre de puissances du second ordre, enfin ces petits gouvernemens agrandis par nous pour prix de leur concours intéressé, et qui, pour se préparer une réhabilitation nationale, n’attendaient que le moment de mettre leur cupidité satisfaite à couvert sous leur défection. En combinant les moyens d’intimidation avec les mesures de réforme, le génie de Machiavel avec celui de Montesquieu, et en plaçant par la pensée l’empire français dans les conditions favorables que présuppose M. Thiers, il ne lui aurait peut-être pas été impossible de triompher de ce triple obstacle, si les repoussemens des cabinets et les répugnances plus redoutables des peuples n’avaient eu pour s’entretenir et pour se raviver un foyer d’une énergie incalculable. La donnée de l’empire avec son cortège de royautés dépendantes et de grands fiefs militaires demeurait une impossibilité manifeste tant qu’un cataclysme n’avait pas englouti la Grande-Bretagne, avec ses flottes et ses trésors, au fond des mers dont la nature lui avait fait un rempart infranchissable.

La nation qui avait lutté si longtemps contre Louis XIV, et qui avait été l’âme de toutes les coalitions contre la révolution française, moins par antipathie contre ses maximes que par opposition à ses conquêtes, ne pouvait manquer d’engager une lutte désespérée contre un système qui dépassait de si loin les plus ambitieuses espérances des époques antérieures. Livrer à la France le continent et ses rivages, depuis Anvers jusqu’à Lisbonne, depuis la rade de Cadix jusqu’au golfe de Naples, c’était là une extrémité que l’Angleterre ne pouvait subir que si deux cent mille hommes débarqués sur ses côtes l’avaient frappée pour jamais au cœur de sa puissance et de sa vie. Il fallait faire précéder le rôle de Charlemagne de celui de Guillaume le Conquérant, car l’un était impossible sans l’autre. Napoléon avait compris cette nécessité-là : aussi, à la veille de commencer son œuvre impériale, l’histoire le suit-elle avec anxiété sur ces blanches falaises de Boulogne, dévorant l’espace de son ardente pensée, et s’inclinant avec désespoir sous l’arrêt de la Providence, qui déjoue par le hasard des vents et des flots ses plus fortes combinaisons, comme pour engager une première lutte personnelle contre lui. Du moment où l’empereur dut renoncer à frapper directement l’Angleterre, et où il fut contraint de diriger contre le continent les immenses ressources amassées contre elle, son idée fondamentale était devenue d’une réalisation impossible.

La résignation des peuples vaincus était en effet la condition du succès, et la lutte éternelle de l’Angleterre pour la liberté du monde ne laissait plus espérer pour l’avenir cette résignation-là. Ne pouvant engager un duel avec cette puissance, dont les forces navales grossissaient dans la même proportion que nos forces militaires, la voyant s’étendre et s’enrichir par la guerre plus qu’elle ne l’avait jamais fait par la paix, l’empereur fut logiquement conduit à la pensée d’atteindre la Grande-Bretagne, en la séparant en quelque sorte du reste du monde, suivant la trop célèbre formule de vaincre la mer par la terre, formule qui, si elle avait jamais reçu une application sérieuse générale, aurait été celle d’une servitude telle que l’univers ne l’avait connue en aucun siècle. Elle entraînait en effet la soumission du continent tout entier, des rives de la Méditerranée aux rochers de la Mer-Glaciale, non-seulement aux lois d’un seul peuple, mais à tout son système économique. Elle interdisait à toutes les nations la navigation comme la neutralité, et faisait de l’extension graduelle de la guerre une nécessité rigoureuse et absolue. Après avoir porté les frontières de France sur la Baltique, ce principe contraignait à combattre la Russie pour la soumettre au niveau commun. La Russie anéantie, on aurait été conduit à s’emparer de l’empire ottoman et à se frayer une voie vers les Indes, afin de frapper la Grande-Bretagne au centre de sa puissance asiatique ; et si la réaction des peuples n’avait changé la face des choses en ramenant au combat les cabinets impuissans et découragés, cette terrible lutte n’aurait eu bientôt pour limites que les extrémités du monde, dernier mot d’un gigantesque système en face duquel la pensée demeure comme partagée entre l’admiration et l’épouvante.

Les temps où nous vivons ont eu leurs misères et ont vu se consommer de grands abaissemens. Que la génération actuelle sache toutefois s’estimer son juste prix en voyant quelles profondes racines ont jetées dans le monde, depuis quarante ans, les saintes notions du droit, de la justice et de la paix. La France a su faire des gloires de l’empire son patrimoine sans que la poésie populaire ait faussé la conscience publique, jusqu’au point de ranimer parmi nous le culte sanglant de la force et du hasard ; et si la nation se complaît toujours au souvenir de ces temps de prodiges, c’est en comprenant tout autrement et la mission du pouvoir et sa propre mission en Europe. Durant nos jours de longs débats et de tempéramens réciproques, où l’on répugne à la violence autant que l’on compatit à la faiblesse, ces arrêts impitoyables, devant lesquels disparaissaient et les plus vieilles dynasties et les plus respectables nationalités, tiennent plus de la légende que de la politique. En resserrant notre horizon, nous avons appris à regarder de plus près aux droits d’autrui comme aux nôtres. Voici bientôt un demi-siècle que le monde assiste au spectacle du développement simultané des nations dans toutes les voies de l’activité humaine, sans que ces développemens, soit politiques, soit commerciaux, aient provoqué une collision entre les peuples, et sans qu’aucun gouvernement ait décliné ou le respect des traités, ou l’acceptation d’un équitable arbitrage. Les révolutions de 1830 et de 1848 ont passé sur le monde en emportant dans leur cours quelques pans de l’édifice européen, et le désir de la paix a toujours prévalu, même au cœur des peuples qui pouvaient avoir à profiter de la guerre. Enfin il a été donné à la France d’éprouver le monde et de s’éprouver elle-même par une expérience suprême ; elle a rappelé au trône la famille de l’homme dont le peuple avait érigé la gloire en culte domestique, et le premier mot du nouvel empire a été une solennelle protestation de paix. En s’asseyant au trône élevé par le chef de sa race, son premier soin a été de proclamer le respect de tous les droits issus des traités, de décliner la solidarité des traditions impériales pour se rattacher à la tradition consulaire : acte sérieux, qui, s’il honore la sagesse personnelle du prince, constate surtout la puissance du vœu national et l’esprit même de notre siècle.

La chimère à laquelle l’empereur Napoléon sacrifia la gloire la plus solide qui ait jamais été offerte à un mortel le mit en contradiction flagrante avec la pensée même dont il était le plus illustre représentant, fils de la révolution de 89, qui dans sa période constituante avait été essentiellement pacifique, il condamnait son pays à une guerre éternelle ; défenseur d’un symbole qui proclamait les droits et l’indépendance des peuples, il était conduit à n’en tenir aucun compte ; missionnaire armé d’une doctrine fondée sur l’accord de la liberté politique avec la plus complète égalité civile, les conséquences de son système le contraignaient, d’une part, à gouverner militairement et sans contrôle, de l’autre, à instituer pour rançonner et contenir l’Europe une féodalité nouvelle, de telle sorte qu’il paraissait vouloir, par des combinaisons profondes, rattacher le présent au passé, lorsqu’on mettant à la loterie des batailles des duchés et des trônes, il n’était réellement préoccupé que du besoin d’entretenir l’esprit militaire dans la nation par l’espoir des récompenses magnifiques et des destinées éclatantes !

Ce fut après les grands triomphes d’Ulm et d’Austerlitz, dans le courant de 1806, que ces institutions nouvelles se produisirent dans toute leur hardiesse et dans tout leur éclat. Avant de les étudier en elles-mêmes, il faut achever le tableau des accroissemens extérieurs de l’empire, et nous allons les voir se succéder comme une série de théorèmes qui s’engendrent l’un par l’autre.

En 1805, Napoléon avait frappé l’Autriche dans sa puissance territoriale en la rejetant au-delà des Alpes Juliennes, dans ses ressources financières par d’énormes contributions, dans son influence par l’organisation nouvelle donnée à l’Allemagne sécularisée. Il l’avait assez sévèrement traitée pour la rendre à tout jamais irréconciliable, mais ne l’avait pas toutefois assez profondément atteinte pour lui ôter l’espérance et les moyens de se venger. Austerlitz portait Wagram dans ses flancs, et les humiliations de 1809 ne pouvaient manquer d’engendrer les défections de 1813.

La même politique appliquée à la Prusse allait amener des résultats plus graves encore. Incapable de supporter longtemps la situation que lui avait faite en Europe la frauduleuse acquisition du Hanovre, et croyant savoir que le triste prix de son honneur était secrètement promis par la France à l’Angleterre dans les négociations préliminaires ouvertes entre les deux états à l’avènement de M. Fox au ministère, le cabinet de Berlin avait pris les armes quelques mois après que l’Autriche les avait déposées. Par un bonheur constant de sa destinée, qui ne lui a manqué qu’en 1813, lorsqu’à la guerre des cabinets avait succédé la guerre des peuples, Napoléon eut à combattre la Prusse en 1806 durant la lassitude momentanée de la cour de Vienne, comme en 1809 il eut à livrer à l’Autriche un dernier assaut pendant que la Prusse se remettait de ses terribles coups.

La chute de la monarchie de Frédéric II fut plus rapide encore que ne l’avait été celle de l’empire de Marie-Thérèse, et le désastre subi par la première puissance militaire de l’Allemagne mit, pour un temps ce pays à la discrétion de nos baïonnettes. Après Iéna, Eylan et Friedland, lorsque la maison de Brandebourg ne possédait plus ni une province ni une armée, on pouvait sans doute se montrer exigeant avec elle. Quand la Prusse ne prolongeait que par le concours des Russes un semblant de résistance, ce n’était peut-être pas abuser de la victoire que de stipuler l’abandon de toutes les provinces à la gauche de l’EIbe, et des duchés de Posen et de Varsovie, ces conquêtes de la perfidie légitimement reprises par la force. Laisser à Frédéric-Guillaume III la moitié de son royaume lorsqu’on eût pu prendre le tout, c’était une sorte de modération relative ; mais on avait grand soin d’éclairer le monde sur la véritable nature de celle-ci en déclarant formellement au préambule du traité de Tilsitt que, si l’on consentait à rendre un trône au signataire du traité de Schœnbrunn et au vaincu d’Iéna, c’était par pure condescendance pour l’empereur de Russie et pour cette nouvelle alliance, la plus précieuse dépouille ramassée par la France sur le champ de bataille de Friedland. Rien ne sera plus funeste à Napoléon que cette commisération dédaigneuse. Après la faute d’attaquer la Prusse et de se priver du seul contrepoids qu’on pût opposer en Allemagne à la haine éternelle de l’Autriche, il n’y en avait pas de plus grande à commettre que de la laisser vivre. Mieux valait détruire cet état que de lui imposer des conditions qui allaient préparer au peuple le plus fier de son passé d’indescriptibles souffrances. Ecraser de contributions de guerre des populations pauvres, interdire à la plus militaire des puissances allemandes de porter son armée au-delà du chiffre fixé par le vainqueur, se saisir de ses meilleures places pour en faire les points d’appui de la domination française en Europe, c’était rendre la nation aussi irréconciliable que l’était déjà son gouvernement, c’était charger de sa propre main les canons que, par une irrésistible impulsion populaire, le général Yorck pointerait un jour contre nos soldats décimés.

Détruire la monarchie prussienne n’aurait peut-être pas été impossible à cette époque, car cette création récente avait encore quelque chose d’artificiel, comme toutes les œuvres de la force et du génie. Relever la Pologne, restituer la Silésie à l’Autriche, agrandir la Saxe, constituer entre l’Elbe et le Rhin une puissance nouvelle, fut-ce même sous un prince français, rejeter enfin la maison de Hohenzollern dans les sables du brandebourg, dont deux grands règnes l’avaient fait sortir, tout cela n’aurait guère plus profondément blessé le patriotisme germanique que ne l’avait fait l’année précédente la formation de la nouvelle confédération du Rhin sous le protectorat de la France. Un pareil remaniement aurait plus violenté la politique que la nature. En le tentant, on aurait du moins désarmé la puissance destinée, aux jours du malheur, à nous porter les plus rudes coups, et l’empire aurait élevé les obstacles à la hauteur des haines. Mais Napoléon agissait de manière à faire monter de plus en plus chaque jour l’océan des vengeances sans prendre souci de lui opposer des digues. Prodigieux de prévoyance dans la guerre, sachant calculer avec une prudence minutieuse les ressources et les chances de l’ennemi, il ne tenait dans la politique aucun compte des résistances morales : un bataillon en armes le préoccupait plus qu’une nationalité humiliée, et si dans ses combinaisons stratégiques il ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter, dans ses spéculations diplomatiques il n’était rien à son étoile de ce qu’il pouvait lui laisser.


III

Tilsitt marque pour l’ère impériale le point culminant que Lunéville avait marqué pour l’ère consulaire. Maître de toute l’Italie, législateur de la Suisse, protecteur de la confédération allemande, au sein de laquelle il couronnait ses vassaux, Napoléon venait d’écraser la Prusse après l’Autriche, et d’obtenir de la Russie, relevée tout à coup de ses défaites par des perspectives enivrantes, carte blanche pour achever son œuvre dans le midi de l’Europe. Le détrônement de la maison de Bourbon en Espagne, de la maison de Bragance en Portugal, la réunion de Rome à l’empire français, la fondation du royaume de Westphalie et la solennelle reconnaissance de toutes les royautés napoléoniennes, enfin et avant tout le blocus continental dans ses plus difficiles applications, tout cela fut concédé sans difficulté par le jeune empereur, subjugué par les prestiges de son vainqueur plus encore que par ses armes. Un frère de Napoléon régnait en Hollande, un autre allait reporter les frontières de l’empire aux bornes où les avait placées Charlemagne ; l’aîné de sa race régnait à Naples, en attendant qu’on lui ouvrit la succession de Philippe V. Une seule puissance indépendante du maître du monde se maintenait encore dans un coin de la péninsule, pressée entre le royaume d’Italie et le grand fief napolitain : le pape n’existait plus que par une tolérance dont chaque exigence nouvelle abrégeait le terme fatal. La pensée fondamentale de Napoléon triomphait donc partout, les résistances ne se montraient encore nulle part ; il était même parvenu à se donner pour complice son plus puissant adversaire de la veille.

Mais si le congrès de Tilsitt fut en 1807 l’apogée de la gloire de Napoléon, il fut aussi l’écueil de sa politique et l’origine de tous ses mécomptes. Dans l’ivresse d’un avenir que le concours de la Russie semblait laisser désormais sans limites, le merveilleux esprit qui, huit années auparavant, avait présidé à la plus difficile réorganisation sociale dont l’histoire garde le souvenir, l’administrateur incomparable, l’auteur du code civil et du concordat, de la paix de Lunéville et de la paix d’Amiens, perdait le sens des réalités et jusqu’à cette prévoyance vulgaire à peine classée parmi les dons d’en haut, tant elle est usuelle.

L’empereur Napoléon avait remporte de grandes victoires, bouleversé les frontières des états, élevé et brisé des dynasties. Cela s’était déjà vu dans le monde, et, grâce à son épée, cela aurait pu se voir longtemps encore ; mais ce qui n’avait jamais été tenté, ce qui dépassait la mesure de la puissance humaine, c’était de contrarier deux cents millions d’hommes dans leurs habitudes journalières, et de contraindre tous les consommateurs du globe à devenir, au préjudice de leurs intérêts et de leurs usages invétérés, les auxiliaires de la lutte engagée contre l’Angleterre. Ce qui suscitera l’étonnement de tous les siècles, c’est qu’au risque de bouleversemens sans nombre suivis d’une guerre gigantesque, on ait enlacé par des liens indissolubles tout le système politique de l’empire à une théorie économique dont le succès ne devenait possible qu’autant que de Naples à Archangel on parviendrait à imposer à tous les peuples la transformation de leur vie matérielle : tentative incroyable, qui subordonnait l’existence même du grand empire à la substitution de la betterave à la canne et du pastel à l’indigo, — qui plaçait les Russes, les Danois, les Suédois et tous les peuples tributaires, soit en état de guerre, soit en état de quasi-insurrection contre lui, chaque fois qu’ils sucraient une tasse de thé ou qu’ils prenaient une prise de tabac !

Les violences de l’Angleterre et son systématique mépris du droit des neutres pouvaient justifier sans doute plusieurs dispositions des décrets de Milan et de Berlin ; mais la question n’est pas de savoir si les violences exercées contre le commerce anglais étaient légitimes à titre de représailles, et s’il était licite de répondre par la menace du blocus continental à la théorie du blocus sur le papier ; ce qu’il s’agit d’apprécier pour juger la portée politique du système, c’est la possibilité de l’appliquer à des populations innombrables, parfaitement indifférentes à nos débats, et pour lesquelles ce système ne pouvait être qu’une occasion de souffrances et d’énormes sacrifices sans nulle compensation.

Fermer la mer aux Hollandais, aux Danois, aux Suédois, aux Anséates, qui ne vivent que par les transactions maritimes, c’était les condamner à la ruine. Obliger la Russie à suspendre, même sous pavillon neutre, toute relation commerciale avec l’Angleterre et avec l’Amérique, dont l’Angleterre gardait tous les chemins, c’était préparer au sein de cette grande nation aristocratique et agricole un mouvement d’opinion destiné à triompher promptement des ambitieuses velléités du jeune tsar ; c’était, en un mot, rendre inévitables d’une part les réunions territoriales prononcées en Allemagne en 1810, et de l’autre, la guerre de 1812, qui en fut la conséquence. Qu’on opposât des mesures rigoureuses au gouvernement qui avait scandalisé le monde par le bombardement de Copenhague, on usait à coup sûr d’un droit manifeste ; mais que, pour lutter contre la Grande-Bretagne, on organisât une immense machine dont chaque mouvement allait froisser sur tous les points de l’Europe tous les intérêts domestiques, n’était-ce pas se préparer une déception au lieu d’une vengeance, et donner pour alliés à l’Angleterre les peuples mêmes sur lesquels nous pouvions le plus compter ?

Si Naples en 1808 et la Hollande en 1809, encore que gouvernées par des princes de la famille Bonaparte, ont résisté aux prescriptions de Napoléon au point de provoquer chaque jour sa colère et ses menaces, c’est que ces prescriptions étaient désastreuses pour leurs peuples, et que le titre de rois donné à ces princes par le chef de l’empire rendait pour eux le rôle de proconsul difficile autant qu’odieux. Si, au moment où le roi Louis était amené par les plus honorables susceptibilités à abdiquer une royauté transformée en préfecture, l’empereur se trouvait conduit lui-même à bouleverser de nouveau et en pleine paix continentale toute l’assiette de l’Europe en prononçant par un simple décret l’adjonction à l’empire des bouches de l’Ems, du Weser et de l’Elbe, c’est que son système économique soulevait des résistances plus vives encore que ne l’avait fait la conquête, et qu’une occupation permanente pouvait seule en imposer L’application aux populations désespérées. Si Bernadotte rencontra de si grandes facilités pour préparer en 1812 la défection de la Suède, c’est que l’assujettissement de la péninsule Scandinave au blocus continental aurait amené la ruine complète de ce pays ; enfin si l’empire s’engagea dans le conflit fatal qui termina sa destinée, c’est que la Russie, détournée par la réunion de l’Oldenbourg et par les plus menaçantes injonctions des perspectives incertaines ouvertes devant elle en Orient, refusait de se soumettre à des prescriptions fort dures sans doute, quoique parfaitement logiques dans l’ordre d’idées qui avait prévalu à Tilsitt.

La conquête et la domination directe de l’Europe, la substitution de l’administration française au régime de monarchies impuissantes et humiliées, telles auraient été les conséquences infaillibles et prochaines du blocus continental, proclamé comme principe du système impérial. Ajoutons que cette domination n’aurait pu suffire à en rendre l’application sérieuse et efficace. Il répugnait tellement à la nature des choses, que la France elle-même y échappait indirectement au moyen du régime des licences. Tous les peuples tributaires sans exception s’y soustrayaient également par celui de la contrebande, contre laquelle leurs gouvernemens ne sévissaient que dans la mesure strictement nécessaire pour ne pas tomber sous le coup de menaces analogues à celles qui avaient fait crouler le trône de Hollande. Ajoutons que ce système, s’il lésait des intérêts nombreux en Angleterre, n’était pas, en fin de compte, de nature à porter à la puissance britannique ce coup mortel qui seul aurait pu le couvrir par la souveraine consécration du succès. Sans parler des efforts heureux de la contrebande et des complaisances des gouvernemens, ne suffit-il pas de rappeler que la Grande-Bretagne avait vu, par l’effet même de la guerre, la puissance de ses armes et les transactions de son commerce s’étendre jusqu’aux extrémités du monde, et que les banqueroutes partielles de la Cité n’affectaient aucunement les sources de la fortune publique ? Les affaires s’y étaient déplacées sans que l’essor en fut ralenti. La guerre avait donné à l’Angleterre l’empire entier des Indes : elle était en pleine possession de toutes nos colonies comme de celles de la Hollande ; jusqu’en 1808, les colonies espagnoles lui avaient seules résisté, mais l’invasion de l’Espagne et du Portugal par nos armes lui ouvrit enfin et pour la première fois ces vastes contrées américaines, objet de longues et impuissantes convoitises. En même temps que l’empire préparait aux armes britanniques un si funeste champ de bataille en Europe, il faisait de sa propre main tomber en un seul jour des barrières séculaires, de telle sorte que la suprématie maritime de l’Angleterre se trouva consacrée par le coup terrible qu’on prétendait n’avoir frappé que pour l’anéantir. Ainsi nos malheurs allaient sortir de nos fautes. Le système politique qui conduisait, au midi de l’Europe, à l’attentat de Bayonne et à l’enlèvement de Pie VII, au nord à la réunion sans guerre ni traité de huit nouveaux départemens, portait en germe dans son sein le chancre destiné à ronger l’empire, et lui préparait en Russie une catastrophe dont la grandeur s’est élevée au niveau de toutes ses gloires.

Sur quels points d’appui entendait-on asseoir d’ailleurs cette double pensée de Tilsitt, qui se résumait dans la domination territoriale de l’Occident par la France et la ruine de l’Angleterre par un blocus européen ? Pour une telle conception, il aurait fallu des moyens d’exécution gigantesques comme elle. La première condition pour maintenir l’Occident aurait été d’obtenir du gouvernement russe, non pas une simple tolérance pour agir sans contrôle en Espagne et en Italie, mais un concours effectif qui l’engageât à jamais dans notre fortune et dans tous les hasards de notre destinée. Il fallait oser livrer l’Orient aux ardentes convoitises de la Russie, et ne pas reculer devant la possession de Constantinople par les Russes, lorsqu’on se préparait soi-même à déclarer Rome la seconde ville de l’empire français. Peut-être deux millions de soldats mis au service de ce hardi dessein auraient-ils pu triompher, pour un temps du moins, de toutes les résistances, et le monde sans espoir se serait-il reposé dans la servitude. Mais que se proposait au fond l’empereur Napoléon vis-à-vis de l’empereur Alexandre ? D’en faire sa dupe bien plus que son rival. Quels profits entendait-il concéder à son jeune allié pour prix de ses condescendances ? La conquête de la Finlande et de vagues espérances du côté de la Turquie. Si un an plus tard, sur les instances de la Russie, déjà profondément émue d’avoir livré l’Espagne et de s’être engagée avec l’Angleterre dans une guerre ruineuse pour quelques déserts héroïquement disputés par le patriotisme suédois, certaines stipulations furent concertées à Erfurt relativement à la Moldavie et à la Valachie, ces stipulations furent entourées de tant de réserves et de tant de mystères, que le cabinet de Pétersbourg ne put jamais en profiter.

La déception fut d’autant plus amère, que les illusions avaient été plus vives. L’alliance russe, déjà chancelante en 1809 lors de la guerre contre l’Autriche, rompue avec éclat en 1810 par la réunion du duché d’Oldenbourg à l’empire, fut donc un leurre et point du tout un système ; elle trompa à peine l’Europe durant quelques mois, et circonscrite dans le cercle si restreint où Napoléon prétendait la maintenir, elle ne pouvait manquer de devenir pour lui une difficulté plutôt qu’une force. Pour retenir la Russie avec tous ses intérêts et toutes ses passions dans l’orbite de la France, il eût fallu que ce peuple y vit la réalisation certaine des espérances suscitées par Pierre le Grand et par Catherine II, et qu’un nouvel empire d’Orient s’établit sur le Bosphore pendant que l’empire d’Occident se donnerait pour frontières l’Elbe et le Tage. Une telle combinaison pouvait créer sans doute pour l’avenir du monde d’incalculables périls, et Napoléon les a signalés à la postérité par des paroles immortelles ; mais ou il fallait renoncer à ses propres desseins, ou il aurait fallu les poursuivre au prix de ces éventualités redoutables. En n’élevant aucune fortune à côté de la sienne, Napoléon s’isolait de plus en plus dans le monde, et sa ruine était la suite nécessaire de son isolement.


IV

À défaut d’une grande alliance qu’il désira toujours sans se prêter jamais aux conditions qui pouvaient la rendre possible, Napoléon aurait pu demander aux populations ce qu’il ne devait pas attendre des gouvernemens. Puisqu’il avait amené l’Autriche et la Prusse à ne pouvoir résister à aucune de ses exigences, et qu’il se refusait à servir les ambitieux desseins de la Russie, lui était-il interdit de profiter de son irrésistible puissance pour redresser la plus funeste des iniquités du siècle précédent ? S’il avait voulu que la grande victime de Frédéric, de Catherine et de Kaunitz sortît de son sépulcre, elle se serait levée radieuse à la face de ses oppresseurs, et il aurait trouvé pour sa politique dans le nord de l’Europe ce point d’appui qui lui manqua toujours, et dont l’absence détermina sa chute. La restauration de la Pologne, possible dès 1807 après Iéna et Friedland, facile en 1809 après Wagram, devenait en 1812 la première nécessité de sa situation, sa plus redoutable machine de guerre contre la Russie, sa seule chance de salut en cas de revers. Cette éclatante satisfaction donnée à la conscience publique aurait eu une tout autre portée que le chimérique traité de Tilsitt et les brillantes conférences d’Erfurt, qui servirent moins la politique que la vanité impériale, et qui ne rapprochèrent un moment la France de la Russie que pour creuser entre elles un abîme plus profond par l’effet de ce rapprochement même. Dès que Napoléon se refusait à livrer à l’ambition moscovite l’empire ottoman, il fallait jeter à tous les échos de l’Europe ce glorieux nom de Pologne, qui ne sortit jamais de sa bouche, lors même qu’en 1812 un peuple tout entier l’entourait comme son libérateur. De toutes les œuvres accomplies par l’empereur, la restauration de la Pologne n’aurait été certainement ni la plus difficile ni la plus téméraire. L’on demeure confondu en entendant l’inflexible organisateur du blocus continental, entre son expédition en Espagne et son agression en Russie, opposer de froids refus au peuple généreux dont il réclamait le sang ; on éprouve je ne sais quelle indicible souffrance en voyant cet esprit indomptable arguer, cette fois seulement, de ménagemens nécessaires, et, en présence de tant de faits consommés, s’envelopper d’une réserve diplomatique qui devait sembler la plus amère des ironies.

S’il avait été donné à l’empereur Napoléon de pressentir le rôle redoutable que les nationalités comprimées étaient appelées à jouer prochainement sur la scène du monde, il aurait pu, en s’emparant de ce levier, exercer une action décisive sur les événemens de ce siècle. Une telle force, maniée par un tel homme, aurait épargné aux générations à venir les crises qu’elles sont manifestement appelées à traverser, et dont l’attente trouble déjà le monde. La résurrection de la Pologne n’aurait pas été le dernier mot d’une telle politique. C’était surtout après la campagne de 1809, lorsqu’il eut pour la dernière fois la monarchie autrichienne à sa merci, qu’il aurait été possible à Napoléon d’en faire de larges et décisives applications. Un victorieux appel aux diverses nationalités qui avaient concouru, durant les derniers siècles, à former les grands états modernes, aurait été certainement l’arme la plus terrible à employer contre l’Autriche, et un pareil appel pouvait avoir des conséquences non moins alarmantes pour la Prusse, pour la Russie et pour l’Angleterre elle-même. Séparer, comme Napoléon en eut un instant la pensée, les trois couronnes d’Autriche, de Hongrie et de Bohême ; mettre les populations slaves en possession de leurs destinées en rompant le lien qui les unissait aux races germaniques ; accomplir enfin, du droit de la victoire et du génie, ce que l’esprit révolutionnaire s’efforce aujourd’hui de préparer, une telle œuvre valait une bataille de plus, et celle-ci du moins n’aurait pas été stérile. Or la stérilité politique la plus complète est le caractère propre de la campagne de 1809, dont Ratisbonne, Essling et Wagram marquent les étapes glorieuses, mais sanglantes. Sacrifier cent mille hommes pour joindre la Carniole au royaume d’Italie et pour agrandir la Bavière et la Saxe, destinées à nous porter les derniers coups, c’était là un résultat qui ne constatait que trop le vide de la pensée à laquelle il se faisait chaque jour de si douloureuses immolations.

N’était-ce pas d’ailleurs recommencer la faute commise pour la Prusse, et donner à l’Autriche des griefs nouveaux sans lui ôter aucune force au jour marqué pour la vengeance ? En rompant violemment le faisceau des races qui constituaient l’empire autrichien, Napoléon n’aurait pas rendu les gouvernemens étrangers plus irréconciliables qu’ils ne l’étaient déjà, et il se serait préparé du moins quelques sympathies au sein des peuples. Lors de la campagne de 1809, la Russie, désabusée des illusions de Tilsitt, en était déjà à l’état d’observation armée, et mieux aurait valu la rencontrer encore une fois sur les bords du Niémen que d’aller soi-même la chercher bientôt sur ceux de la Moskowa ; mais de telles pensées n’auraient été comprises ni par les négociateurs d’Altenbourg, ni par le fier vainqueur dont ils appliquaient sans contrôle les souveraines inspirations. Pour Napoléon, un peuple n’avait pas de droits dès qu’il n’avait pas d’armée, et lorsqu’il couchait sur un champ de bataille, il estimait tenir sous ses pieds le cadavre d’une nation. Croyant supprimer les siècles par des victoires et les dynasties par des décrets, il élevait un édifice dont la grandeur le disputait à la fragilité. L’empire, placé en dehors de toutes les réalités, devenait un roman superposé à l’histoire, et comme un perpétuel défi adressé par un homme à la nature.

L’accord des moyens avec le but imposa aux institutions de l’empire le caractère artificiel et tendu que prenait chaque jour davantage sa politique. Tant qu’il ne s’était agi que d’asseoir la France dans les plus larges conditions de sa grandeur, Napoléon s’était attaché à donner au génie national tous ses développemens naturels, à le déployer dans l’infinie variété de ses aspirations et de ses formes. La légion d’honneur avait été l’intelligente expression de cette idée, qui, confondant tous les mérites et tous les services dans une rémunération commune, plaçait le magistrat blanchi sur son siège au niveau du général tué au champ d’honneur ; mais sitôt que l’empire n’eut plus pour principe que la conquête et pour instrument que l’armée, la force des choses conduisit à ne plus développer dans la nation que l’instinct militaire : on fut amené à considérer d’abord comme inutiles, et bientôt après comme dangereuses, les dispositions de nature à contrarier cette discipline des esprits, condition fondamentale d’un régime qui faisait du peuple français le bras glorieux, mais passif, de son chef.

La restauration consulaire s’était proposé, nous l’avons vu, de réhabiliter toutes les forces morales proscrites ou comprimées par le sanglant despotisme de la révolution. La pensée avait été rétablie dans sa dignité par des institutions constitutionnelles que l’on croyait alors de très bonne foi les plus parfaites possible. Si la religion avait été relevée par la main d’un grand homme, c’était sans rien perdre dans ses nouveaux rapporta avec l’état de cette sainte indépendance à laquelle on ne saurait attenter sans outrager la grandeur de Dieu et la sainteté de la conscience humaine. Napoléon aurait aimé à conserver à l’empire le concours de toutes les forces qui avaient formé la radieuse auréole du consulat, et durant tout le cours de son règne, il y aurait à signaler un contraste constant entre les efforts personnels du prince pour féconder la pensée et l’effet des institutions qui la flétrissaient à ses sources. Lorsque l’assistance des grands corps de l’état n’était plus réclamée que pour légaliser les conscriptions annuelles qui, avec les Te Deum commandés aux évêques, étaient les résultats de nos victoires, une grande déconsidération ne pouvait manquer d’atteindre ces corps eux-mêmes, et la conséquence la plus certaine, quoique la moins soupçonnée, de cet abaissement, fut de leur inspirer la tentation d’y échapper aux dépens du gouvernement qui le leur avait préparé. Les trahisons de 1814 sont sorties des complaisances et des flatteries de 1812. L’on a recueilli l’ingratitude pour avoir semé la servilité, et en donnant à certains hommes du bien-être sans dignité, on leur a suggéré la pensée de renier le bienfaiteur pour mieux conserver ses bienfaits.

Ce n’étaient pas seulement les corps constitués et l’administration publique tout entière qui se trouvaient sacrifiés au développement anormal de l’élément militaire : toutes les jeunes générations étaient jetées en masse dans un moule où l’on entrait citoyen pour en sortir soldat. L’abdication de toute inspiration personnelle était la première condition de succès pour l’œuvre immense qui embrassait le monde, mais à laquelle la France participait alors par ses sacrifices plus que par sa volonté. L’université impériale reçut mission de faire passer toutes les classes de la société, si diverses que fussent leurs habitudes et leurs croyances, sous le niveau d’une discipline commune, et de même que l’empereur imposait à la nation sa pensée politique, le pouvoir dut imposer aux esprits leurs tendances, aux consciences leur foi, aux mœurs leurs allures à la fois héroïques et soumises. Ce n’est pas une des preuves les moins éclatantes de la force des situations que le développement graduel de cette grande institution à partir de la loi du 10 mai 1806, qui proclame l’établissement de l’université, jusqu’aux décrets organiques de 1811, qui, en la réglementant dans ses détails, achevèrent la transformation d’un vaste enseignement public en une sorte de pédagogie militaire. Si le système impérial conduisait là en matière d’enseignement, quelle ne devait pas être sa portée en matière de religion ! La suzeraineté de la France sur l’Europe, formule dans laquelle Napoléon avait encadré sa pensée, n’était pas moins incompatible avec l’indépendance spirituelle du pape qu’avec sa souveraineté temporelle. Si l’état romain était le complément nécessaire du territoire de l’empire, l’étroite dépendance de la papauté dans l’exercice de son pouvoir religieux était aussi la conséquence de la manière dont on comprenait à Paris la subordination des forces morales aux forces matérielles. Lorsqu’à la première hésitation d’un grand cabinet on lançait sur lui l’armée d’Iéna, l’armée de Wagram, ou l’armée de Borodino, était-il possible de reculer devant les résistances calmes, mais obstinées d’un vieillard ? Il fallait que la papauté, dans son action sur les consciences, concourût résolument au même but que le grand empire dans son action sur les peuples, ou bien qu’elle disparût devant lui. Il n’y avait de place dans l’Europe napoléonienne que pour un pape prisonnier à Savone ou pour un pape splendidement établi à Paris sur le pied d’un grand vassal de l’empire. On osa caresser un tel rêve, et ce dernier outrage ne fut pas épargné à l’adorable simplicité du captif.

Deux historiens graves, également sympathiques au héros dont ils ont raconté la vie, ont envisagé les démêlés de l’empereur Napoléon avec Pie VII sous un jour tout différent. M. Bignon semble n’y attacher aucune importance politique ; il n’hésite pas à attribuer tous les torts au pontife, dont le mauvais vouloir contrariait dans la basse Italie les projets de l’empereur, et qui résistait avec une invincible obstination à ses sommations réitérées. M. Thiers établit au contraire que le décret par lequel fut abolie la puissance temporelle du pape[3], et qui ne précéda que de peu de semaines la scène nocturne du Vatican, fut l’origine d’un immense discrédit moral ; il montre l’autorité d’un grand homme venant se briser contre un acte qui rappela en l’aggravant le souvenir de toutes ses fautes, et c’est au double attentat de Rome et de Bayonne qu’il fait remonter l’universelle réaction « par suite de laquelle la haine commença dans tout l’empire à remplacer l’amour. »

D’où vient que le même événement, exposé dans les mêmes termes par deux hommes appartenant à la même école politique, les ait conduits à des appréciations aussi contraires ? Il faut sans doute en faire honneur à l’éminente sagacité du dernier historien de l’empereur Napoléon. Qu’on me permette de penser toutefois que ce profond désaccord s’explique surtout par l’influence des temps et par l’expérience acquise. M. Bignon a publié son travail dans les années qui suivirent 1830, alors qu’un voile épais dérobait à trop de regards le plus grand côté des choses humaines ; M. Thiers achève le sien sous le coup des enseignemens de 1848, et cette soudaine lumière a dissipé toutes les ombres et fait évanouir tous les fantômes. On discerne mieux aujourd’hui la valeur de certains dédains comme la portée de certaines apothéoses.

En comparant les efforts faits par l’empire avec les résultats obtenus, que trouvons-nous en définitive ? Pendant que le blocus continental ferme à grand’peine quelques ports à l’étranger, il y ouvre tous les cœurs à la haine, et il provoque une lutte à mort avec la Russie, au lieu de cette alliance intime qui formait la base nécessaire du système. Les royautés de famille, plus récalcitrantes que les vieilles dynasties, deviennent, pour les projets comme pour les affections de l’empereur, l’occasion des plus douloureuses épreuves, et leur courte histoire commence à l’abdication de Louis Bonaparte pour finir par la défection de Murat. La restauration du grand empire chrétien de Charlemagne aboutit aux violences matérielles de Rome et aux violences morales de Fontainebleau ; la dotation de Pépin se transforme en département du Tibre, et au lieu de la canonisation qui plaça l’image du chef des Francs sur nos autels, nous trouvons une bulle d’excommunication nuitamment affichée aux portes de Saint-Pierre ! A l’intérieur de cette France, où le consulat avait sanctionné en les régularisant les principaux résultats de la révolution, surgit tout à coup une aristocratie que la victoire fait glorieuse et riche, mais que l’esprit du gouvernement, plus encore que celui du pays, déshérite de toute influence et de toute autorité politique. Après avoir inspiré le code civil, Napoléon fonde les majorats ; il épouse une archiduchesse dans le temps même où il adresse de sévères admonitions aux princes qu’il a couronnés, parce qu’à Naples, en Hollande et en Westphalie, ils travaillent à rapprocher d’eux les illustrations historiques, au mépris du principe qu’ils représentent. Un trésor de l’armée, incessamment alimenté par les contributions de guerre, et des dotations territoriales prises sur les provinces conquises deviennent les ressorts principaux d’un système où les vues politiques de l’empereur se subordonnent plus visiblement chaque jour aux impérieuses nécessités de sa position, toujours militante. Dans cette immense machine, rien ne vit plus que par sa pensée ; aucune force étrangère à lui n’existe même en germe ; quand il n’est point là pour leur dicter un rôle, ces personnages de théâtre deviennent les plus faibles et les plus égoïstes des hommes. Aussi, lorsque Malet, en annonçant la mort de l’empereur, vient leur demander les clés de l’empire, ils les livrent sans résistance, parce que l’empire n’était plus en effet que l’empereur.

Sur quels élémens pouvait s’appuyer Napoléon, à l’apogée de sa grandeur, pour résister à l’ouragan populaire qui commençait à soulever l’Europe de la haie de Cadix au golfe de Finlande ? Sur quel concours avait-il à compter, au jour prochain de l’épreuve, pour soutenir les héroïques efforts d’une armée décimée par ses victoires ? Son mariage avec une princesse autrichienne, la naissance d’un fils qui reçut pour hochet le premier sceptre du monde, ces deux grands événemens domestiques avaient complété l’éblouissante épopée de sa vie, mais ils n’avaient donné aucune racine à sa puissance, aucun point d’appui nouveau à sa politique.

Lorsque, par la conséquence logique de la position qu’il s’était choisie, Napoléon fut conduit à consommer sa destinée en attaquant derrière le rempart de ses glaces la seule grande puissance continentale qu’il n’eût pas encore entamée, l’Autriche entra sans doute avec la France dans une alliance nominale[4]. La Prusse agit de même, et avec plus d’empressement encore[5]. Une telle conduite était obligée, car si les deux puissances allemandes, à la veille d’un choc entre la France et la Russie, n’avaient trouvé une garantie pour leur propre existence dans un traité passé avec l’empereur Napoléon, elles seraient tombées sous les premiers coups de ses innombrables armées ; mais l’étrange rédaction de ces actes diplomatiques suffit pour révéler les suspicions de l’empereur contre les alliés que lui donnait la force, et qu’un premier revers ne pouvait manquer de lui ôter. Leurs contingens ne devaient agir que dans des conditions strictement déterminées, et un article secret du traité signé avec la Prusse allait jusqu’à interdire formellement à cette puissance le droit d’élever le chiffre du corps auxiliaire qu’elle aurait à fournir pour la prochaine expédition[6] ! « Alliance bizarre, où l’allié puissant, mesurant au faible la portion de forces dont il l’autorise à faire usage, ne lui permet de le servir que d’une main et tient l’autre enchaînée, dans la crainte que, libres toutes deux, elles ne se tournent contre lui[7]. » On sait que, durant tout le cours de la campagne de Russie, l’attitude du corps auxiliaire autrichien, commandé par le prince Schwarzenberg, préoccupa aussi vivement Napoléon que le mouvement des forces russes, et personne n’ignore que le seul résultat des relations de famille établies avec la cour de Vienne fut de déguiser à Prague sous la forme d’une médiation armée une défection que d’invincibles antipathies nationales rendaient inévitable. Le mariage autrichien ne servit donc qu’à maintenir l’empereur Napoléon dans une dangereuse sécurité sur l’avenir de sa dynastie. Il conservait cette confiance à Châtillon et l’entretenait encore à Fontainebleau, au moment même où les cours coalisées prononçaient d’une commune voix une déchéance que tous ses maréchaux venaient le supplier de ratifier.

Comment n’eut-il pas le pressentiment de sa destinée en se voyant engagé dans des solitudes sans bornes à la tête d’une armée où marchaient côte à côte avec ses soldats les vaincus d’Iéna et de Wagram, et ces Saxons, ces Wurtembergeois, ces Bavarois, que l’agrandissement personnel de leurs princes ne consolait pas de l’abaissement de la commune patrie ? Parvenu aux bords de l’Hypasis, Alexandre, pour ranimer l’ardeur de ses Macédoniens, leur montrait à côté d’eux des Perses et des Scythes, des Bactriens et des Sogdiens, engagés dans l’entreprise dont les obstacles les effrayaient pour la première fois ; mais au fond ces dangereux auxiliaires lui inspiraient une méfiance qu’il ne cachait point, et il n’était pas moins alarmé en contemplant sur les fiers visages de ses soldats, blanchis sous tant de climats divers, des traces non équivoques de mécontentement et de lassitude. Puissans comme des rois et comblés de richesses, ils n’aspiraient plus qu’à mettre tant de biens à l’abri des chances de la guerre et de la fortune[8].

Napoléon avait lu Ouinte-Curce, et de tels souvenirs étaient perdus pour lui ! De plus en plus fasciné par cette idée de suzeraineté continentale qui le touchait seul dans la France entière, mais dont il venait de savourer à Dresde les voluptés enivrantes, il ne comprenait pas en 1812 les froideurs de l’opinion, et s’indignait de l’attitude de ses plus fidèles compagnons d’armes. Il n’entendait pas les bruits sourds qui s’élevaient de l’Allemagne, déjà remuée dans ses dernières profondeurs ; il n’observait pas les sympathiques tressaillemens que provoquaient aux extrémités de son empire les ardentes résistances de l’Espagne, et lorsque les Anglais, débarqués aux bouches de l’Escaut, rencontraient au sein des populations une indifférence trop significative, il ne voyait dans l’affaire de Walcheren qu’un moyen spécieux de se procurer une levée de plus !

C’est qu’il n’avait rencontré devant lui jusqu’alors que deux forces, des années et des gouvernemens, et qu’il avait toujours triomphé de l’une et de l’autre. Les armées s’étaient dissipées depuis quinze ans aux éclairs de son épée, et son bras avait été l’instrument providentiel des trop justes châtimens infligés aux pouvoirs de son temps. Ces cours, pour lesquelles les trois partages de la Pologne étaient demeurés l’idéal de l’habileté politique, avaient en effet, depuis un siècle, étalé un égoïsme qui n’était dépassé que par leur imprévoyance. On avait vu les grands gouvernemens allemands, à l’époque des sécularisations, se ruer sur les domaines d’autrui comme sur une proie, et la Russie n’avait pas déployé un cynisme moins révoltant en prenant à Tilsitt le contrepied de l’œuvre de réparation et d’équilibre que son jeune souverain donnait quelques jours auparavant pour programme à son règne. L’Angleterre ne savait répondre à notre dictature territoriale qu’en confisquant avec insolence l’empire des mers, et les petits états profitaient largement des exemples qui leur arrivaient d’aussi haut. L’on peut dire qu’à cette époque l’idée du droit avait disparu de la terre. Aucun intérêt commun ne ralliait les gouvernemens ni dans leurs désastres ni dans leurs succès, et cette solidarité européenne qui fait l’honneur de notre temps n’était pas même pressentie. Jusqu’en 1813, Napoléon ne rencontra devant lui que des gouvernemens isolés dans leurs vues comme dans leurs efforts. Ce fut alors que les peuples se levèrent pour la première fois au lieu et place de ces tristes pouvoirs qui avaient si bien mérité leur sort. Les résistances de l’Espagne inspirèrent celles de la Russie, et l’incendie de Moscou s’alluma aux flammes de Saragosse. Lorsque, l’empereur eut acculé la fortune au rempart de neige et de feu derrière lequel combattait non plus une armée, mais une rude nation, il y attendit vainement, dans une dramatique anxiété, ces supplications pour la paix par lesquelles les chancelleries s’étaient toujours empressées de répondre à ses victoires. Devant ces refus opiniâtres et cette redoutable manifestation de l’esprit nouveau qui se levait sur le monde, Napoléon dut se retirer, comme Alexandre après avoir salué de loin les plaines arrosées par le Gange.

Mais qu’avait-il fait de l’Europe et qu’allait-il trouver derrière lui ? — Venait d’abord la Pologne, qui, n’attendant plus rien après avoir tout espéré, pouvait encore prodiguer son sang, mais ne pouvait plus donner sa confiance. Plus loin, c’était l’Allemagne, d’où, avant le jour des désastres irréparables, une voix fraternelle avait adressé à l’empereur de prophétiques avertissemens[9] ; c’était l’Allemagne, dont la grandeur intellectuelle rendait alors les humiliations plus poignantes, qui venait de perdre Klopstock, Schiller, Kant, Leasing, Wieland, et entendait encore Goethe et Kœrner chanter les vieilles gloires de la patrie en présence des baïonnettes françaises : terre fatale où, masquant la défection sous le patriotisme, les alliés de la veille, Prussiens, Autrichiens, Bavarois ou Saxons, venaient frapper le bon blessé, chacun à son tour, dans l’ordre et selon l’empressement de ses haines. Aux extrémités de l’empire, on voyait, d’un côté, la Hollande, où les exigences françaises avaient rendu la royauté insupportable, même à un prince de la maison impériale, et de l’autre, l’Italie, qui contemplait avec tristesse le Vatican désert et qui, toujours jalouse de l’étranger, allait inspirer la trahison au premier soldat de l’armée ; c’était enfin la France elle-même, où la voix tonnante de l’empereur poussait seule un cri de guerre expirant sans écho au sein de l’atonie universelle ; c’était la France, où un conspirateur obscur venait de donner la mesure des dévouemens, et où se préparait au sein du premier corps de l’état cette conjuration contre l’empire qui eut pour complices « ceux-là mêmes qui avaient été le plus comblés de bienfaits par César, mais dont il avait rendu la fortune trop brillante pour qu’ils ne s’occupassent pas d’échapper au malheur commun[10]. »


LOUIS DE CARNE.

  1. 26 décembre 1803.
  2. Traité de Schœnbrunn du 15 décembre 1805.
  3. Décret du 17 mai 1809.
  4. Traité du 14 mais 1812.
  5. Traité d’alliance offensive et défensive du 24 février 1812.
  6. « La Prusse ne fera aucune levée, aucun rassemblement de troupes, aucun mouvement militaire pendant que l’armée française occupera son territoire, si ce n’est de concert avec les deux puissances. » Art. 4 du traité du 24 février 1812.
  7. M. Bignon, Histoire de Francs sous Napoléon, t. X.
  8. « Nunc nos Scythae sequuntur ; Bactriana auxilia prœsto sunt, Dahœ, Sogdianique inter nos militant ; nec tamen illi turbœ coufido… Interdûm dubitabat an Macedones, tot emensi spatia terrarum, in acie et in castris senes facti, per objecta flumina, per tot naturae obstantes difficultates secuturi essent ; abundautes onustosque praeda, magis parta frui velle quam acquirenda fatigari : non idem sibi et militibus animi esse : se totius orbis imperium mente complexum, militem, labore defatigatum, proximum quemque fructum finito tandem periculo expetere. » {De Vitâ Alexand., lib. IX.)
  9. « J’ignore, sire, sous quels traits vos généraux et vos agens vous peignent la situation des esprits en Allemagne. S’ils parlent à votre majesté de soumission, de tranquillité et de faiblesse, ils l’abusent et la trompent. La fermentation est au plus haut degré ; es plus folles espérances sont entretenues et caressées avec enthousiasme ; on se propose l’exemple de l’Espagne, et si la guerre vient à éclater ; toutes les contrées situées entre le Rhin et l’Oder seront le foyer d’une vaste et active insurrection. La cause puissante de ces mouvemens n’est pas seulement la haine contre les Français et l’impatience du joug étranger ; elle existe dans la mine de toutes les classes, dans la surcharge des impositions, contributions de guerre, entretien de troupes, passage de soldats et vexations de tous les génies continuellement répétées. Le désespoir des peuples qui n’ont rien à perdre, parce qu’on leur a tout enlevé, est à redouter.
    « Ce n’est pas seulement en Westphalie et dans les pays soumis à la France qu’éclatera cet incendie, mais aussi chez tous les souverains de la confédération du Rhin. Ils seront eux-mêmes les premières victimes de leurs sujets, s’ils ne partagent pas leur violence. Je le répète à votre majesté, je souhaite avec ardeur qu’elle ouvre les yeux sur cet état de choses, et qu’elle le juge avec toute la supériorité de son esprit pour prendre les mesures et les précautions qu’elle croira convenables. » (Lettre du roi Jérôme de Westphalie à l’empereur Napoléon, décembre 1812, citée par M. Bignon.)
  10. Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, chap. XI.