Les Siècles morts/Le Converti

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 172-178).

 
Comme la foi chancelle et la ferveur tiédit,
Le décret du Synode, approuvé par l’édit
Impérial, signé du très-saint Théodose,
En ses canons sacrés mande, ordonne et dispose
Que l’ivraie, hérésie horrible ou culte ancien,
Schisme ou rébellion, sera du sol chrétien
Impitoyablement et sans délai fauchée,
Et que, si la doctrine, hélas ! en vain prêchée,
Laisse les cœurs errants sourds à la voix de Dieu,
L’exil ou la prison, les verges et le feu,
Partout où la justice arme la main romaine,
O Christ ! d’agneaux soumis peupleront ton domaine.

Évagrius, évêque, est fidèle et par lui
La céleste Lumière aux yeux fermés a lui.

Loin des libres sentiers, loin de la voie oblique,
Son troupeau broute en paix dans l’enclos catholique,
Tandis que le Pasteur, sondant d’un œil jaloux
Le désert et les monts d’où descendent les loups,
Plein de haine et d’ardeur, les guette et suit leurs pistes.
Païens, Juifs, Ariens, Dokètes, Donatistes
Qui, dans l’orgueil brutal d’un cœur rude et hautain,
Sont jusqu’en leurs tombeaux traqués par Augustin,
Nul n’échappe ; et la geôle est si profonde et sombre
Où l’Evêque enfouit ses victimes sans nombre
Que nui, laïque ou clerc, n’en est jamais sorti
Même absous, repentant et dûment converti.

Évagrius, lassé de grands et vains massacres,
Entouré ce jour-là de moines, de diacres,
Grave et la crosse en main, trône dans la prison.
Dans le noir caveau Hotte une acre exhalaison
De soufre, de sang frais et de chair consumée.
Et les torches, au mur noirci par la fumée,
D’une pourpre douteuse embrasent les parois
Où pendent fouets plombés, chaînes, carcans étroits,
Coutelas effilés, haches, ciseaux, tenailles
Et rouets de bois brut à tordre les entrailles.
Évagrius médite et murmure : — Il est bon
De voir la flamme bleue errer sur le charbon,
D’oüir claquer les dents, craquer les os, d’entendre
L’hérétique hurler et l’orgueilleux se rendre
Aux probantes raisons de nos bourreaux secrets.
Trancher le mal, sévir et tuer sans regrets,

C’est mon droit ; l’Empereur auguste me l’accorde.
L’Église, maternelle en sa miséricorde,
Sauvant l’âme aux dépens du corps persécuté,
La jette, ivre d’amour, de joie et de clarté,
Aux bras que le Sauveur ouvrit sur le Calvaire.

Sans les Pasteurs virils, sans moi, la Loi sévère
Serait telle qu’un glaive au fourreau. C’est en vain,
O Maître, qu’eût jadis coulé ton sang divin ;
En vain que la Colombe eût sacré tes apôtres,
Que Pierre eût triomphé, Paul combattu, que d’autres,
Confesseurs et martyrs, pontifes et docteurs,
De l’unité chrétienne immortels fondateurs,
Eussent d’un même élan parcouru la carrière,
Si nous, derniers soldats et postés en arrière,
Chassant tes ennemis de ton camp ravagé,
Avions faibli, Seigneur, et ne t’avions vengé !
Tout est bien. La foi vit et ton règne prospère
Au diocèse heureux dont tu m’as fait le père.
Encor quelques fronts durs et têtus à pétrir,
O Christ ! et devant toi je ferai refleurir,
Comme dans un jardin discret et symétrique,
La merveilleuse paix de l’Église d’Afrique.
Voici l’heure où l’agneau bêle auprès du bercail,
Où le bon ouvrier songe au pieux travail,
Et dans son champ, lavé d’une averse sanglante,
Hâte l’éclosion de la moisson trop lente.
Jésus, sois-lui propice et garde du péril
L’artisan de ta gloire entière. Ainsi soit-il ! —



Tel, armé de vigueur et de foi, lent et digne,
L’Évêque, ayant prié, vers l’ombre fit un signe.
Soudain, comme aveuglé par les blêmes éclairs
Des flambeaux résineux excités par deux clercs,
Un homme, un spectre, nu, décharné, tremblant, pâle,
Apparut ; et devant la chaise épiscopale
Rudement un bourreau lui courba les genoux.
Alors Évagrius dit : — Mon fils, est-ce à nous,
Ignorant et pécheur, vieillard que la mort guette,
Qu’il convient de parler et de porter requête ?
Que sommes-nous ? un homme, un prêtre, rien, sinon
Le juge élu par Dieu pour juger en son nom,
L’ouvrier du pressoir, le vigneron qui trie
La grappe incorrompue et la grappe pourrie,
Et tous les jours présente à son Maître divin
Le raisin de rebut et l’outre de bon vin.
Je sais que ton exemple attriste et scandalise
Cyrène où tu naquis, la province et l’Église,
Que prudemment, dans l’ombre en un secret peureux,
L’erreur de Donatus ronge ton cœur lépreux
Et que ton front, rebelle aux sacrés anathèmes,
Demeure, malgré nous, souillé des deux baptêmes.
Or, moi, selon mon droit et selon mon pouvoir,
Je t’ordonne, maudit, d’abjurer sans surseoir
Et d’accepter, intacte, en parole et pensée,
L’universelle foi des Pères de Nicée. —


L’homme baissa la tête et se tut. Et voilà
Que le fouet du bourreau dans l’air pesant siffla
Et lacéra les chairs et dénuda les côtes
Pendant que, se dressant parmi les plaintes hautes
Du patient, lié tout sanglant contre un pieu,
Évagrius criait : — Tu crois en un seul Dieu,
Le Père, omnipotent et créateur des choses ? —

Mais l’homme obstinément serrant ses lèvres closes,
Il dit encore : — En un seul Seigneur Jésus-Christ,
Fils unique du Père et, comme il est écrit,
Verbe de Dieu, vrai Dieu, lumière de lumière ? —

Et comme, cuirassé de sa force première,
L’homme, toujours muet, rêvait : — Tu céderas,
Mulet rétif ! Bourreau, fais ton œuvre ! —

                                                                        Les bras
Entravés et les pieds pressés entre des planches,
Une chaîne de fer rougi mordant ses hanches
Et les membres tirés aux trous du chevalet,
L’hérétique endurci se tordait et hurlait ;
Et les muscles saillaient sous la peau qui se marbre
Comme des nœuds épais sous une écorce d’arbre.
Évagrius reprit : — Engendré, non formé
Et consubstantiel. Le crois-tu, cœur fermé,
Que, descendu des cieux pour le salut du monde,
Il s’incarna, mourut sur une croix immonde

Et le troisième jour ressuscita des morts ?
Le crois-tu ? —

                              Le silence était lugubre.

                                                                          Alors,
Tandis que çà et là les tenailles ardentes
Creusaient des trous sanglants au fond des chairs pendantes.
Tandis que crépitaient l’huile et le plomb fondu,
L’Évêque, fou de rage, effroyable, éperdu,
Haineux, couvant sa proie, horriblement tenace,
Penché sur le martyr, lui crachait à la face :
— Ressuscita des morts et... —

                                                        Quel frisson passa
Dans la geôle ? Vaincu, brisé, l’homme haussa
En un suprême effort son visage livide,
Roula dans l’ombre rouge un œil hagard et vide,
Tordit ses poings, roidit ses membres déjà froids
Et désespérément hurla : — Je crois ! je crois ! —

Et la mort pitoyable ouvrit son aile sombre
Pour en couvrir cet homme et l’emporter dans l’ombre.
Et satisfait, devant ce cadavre en lambeaux
Et cette inerte chair vouée aux vils tombeaux,
L’évêque Évagrius leva ses mains unies
Et dit : — Gloire au Seigneur ! Amen ! Soyez bénies,
O subites clartés qui, ruisselant des cieux,
A l’heure de la mort illuminez les yeux !

O bienheureux salut qui, dans l’azur en fête,
Fais retentir encor la harpe du Prophète,
Et le chœur angélique et les Saints vénérés
Exulter d’allégresse au bruit des chants sacrés !
Ainsi qu’un holocauste, épuré par la flamme,
Divin Martyr, Jésus ! je te livre cette âme,
Libre, guérie, enfin comme tu la voulus,
Pour la vêtir, ô Christ ! du manteau des élus
Et, l’arrachant de force au monde ingrat et rude,
La couronner de gloire en ta béatitude.
Seigneur, ayez pitié ! Recevez-la, Seigneur,
Dans la paix éternelle et l’éternel bonheur ! —

Et, traçant dans l’espace un signe emblématique,
Évagrius, suivi du peuple fanatique
Des moines, précédé d’un diacre tondu,
Foula l’obscur pavé, noir de sang répandu,
Traîna sa robe longue au flot visqueux des dalles,
Y trempa jusqu’au bord le cuir de ses sandales,
Franchit la porte basse et disparut sans voir
Un sang miraculeux goutte à goutte pleuvoir
Des branches de la croix devant ses pas portée,
Ni pâlir sur le bronze une face irritée,
Ni dans l’ombre pleurer Jésus qui s’indignait
Et solitairement, le flanc percé, saignait.