Ne nous frappons pas/Le Coup des vrais muguets

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 117-122).

LE COUP DES VRAIS MUGUETS

Vous n’émettez pas la prétention, je suppose, de me faire vous débiter les noms, prénoms, lieu de naissance, âge et qualités de toutes les personnes occupant le tram Muette-Taitbout, véhicule en lequel je pris place, par une belle matinée de voici quelques jours.

Laissez-moi seulement — et cela suffira — vous présenter les quelques héros (dont une héroïne) appelés à jouer un rôle en la petite anecdote qui va suivre.

À l’intérieur, tout près de l’entrée, une ravissante jeune fille, fraîche comme la rosée, et dont le chapeau — retenez ce détail — se surmontait d’une énorme botte de muguets.

Sur la plate-forme : 1o un monsieur décoré, d’allure peut-être bien militaire ; 2o un jeune homme fort élégant et des plus réservés ; 3o un gros gentleman ventripotent, cossu et familier ; 4o votre serviteur.

Le jeune homme semblait considérer depuis quelques instants, avec la plus grande attention, le chapeau de la jeune fille.

Soudain, comme ne pouvant garder pour lui seul une telle stupeur :

— C’est extraordinaire, fit-il, s’adressant au ventripotent, comme on arrive à bien imiter les fleurs. N’est-ce point votre avis, monsieur ?

— Quelles fleurs ?

— Tenez, monsieur, contemplez les muguets du chapeau de cette jeune fille. Dirait-on point de véritables fleurs ?

Ici intervint l’homme décoré :

— Parbleu ! fit-il, ce sont de vrais muguets… ou je me tromperais fort.

— Allons donc !

Légère au début, la discussion se corsa bientôt.

— Eh bien ! fit le décoré, je vous fais le pari d’un louis, moi, que ce sont de vraies fleurs.

— Je le tiens, riposta le gentleman cossu.

Cette petite scène n’avait pas ralenti la marche du tram, et voilà que nous étions arrivés rue Taitbout.

— Taitbout ! clama le conducteur. Tout le monde descend.

Le chapeau à la main et aux lèvres un sourire en cul en poule, le monsieur décoré s’avançait vers la jeune fille aux muguets.

— Pardon, mademoiselle, de vous interpeller ainsi sans avoir eu l’honneur de vous être présenté, mais il s’agit, entre monsieur et moi, d’un pari dont vous seule pouvez être l’arbitre.

Un peu confuse, la jeune fille se prêta à la circonstance.

— Voici, continua l’homme, monsieur affirme que les muguets de votre chapeau sont artificiels, moi j’ai cru pouvoir affirmer qu’ils sont naturels.

— C’est vous qui avez gagné, monsieur, ces muguets sont de vrais muguets, voyez plutôt.

Détachant une brindille de fleurs, elle la remit aux parieurs et s’en alla, toute rose.

L’air pas très content, le gentleman cossu extirpa de sa bourse un joli napoléon, que l’heureux gagnant empocha froidement.

… J’avais oublié cette petite aventure quand, dînant hier, dans un restaurant de Bougival, je me découvris comme voisins de tonnelle, une famille composée de mon monsieur décoré, du jeune homme également ci-dessus, et de la charmante jeune fille aux muguets, dont le chapeau, cette fois, était garni d’un fort lot de cerises merveilleuses, des cerises auxquelles il ne manquait que la parole.

Ces trois personnages représentaient, d’une façon touchante, la famille dans toute sa force, dans tout son charme.

Seule, manquait la maman.

Morte, peut-être ?

… Mon improbité naturelle eut bientôt fait de me pousser à parier avec un ami que les cerises de la jeune fille étaient de vraies cerises.

Je perdis.

Mais je ne regrette pas mon louis.

Pourquoi ? dites-vous.

Ça, c’est mon affaire.