Le Crépuscule des Idoles/Texte entier

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Le Crépuscule des Idoles
Traduction par Henri Albert.
Le Crépuscule des IdolesMercure de FranceŒuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 12 (p. Le Crépuscule des Idoles-238).


LE CRÉPUSCULE DES IDOLES


OU


COMMENT ON PHILOSOPHE AU MARTEAU



AVANT-PROPOS

Conserver sa sérénité au milieu d’une cause sombre et justifiable au-delà de toute mesure, ce n’est certes pas un petit tour d’adresse : et pourtant qu’y aurait-il de plus nécessaire que la sérénité ? Nulle chose ne réussit à moins que la pétulance n’y ait sa part. Un excédent de force ne fait que prouver la force. — Une Transmutation de toutes les valeurs, ce point d’interrogation si noir, si énorme, qu’il jette des ombres sur celui qui le pose, — une telle destinée dans une tâche nous force à chaque instant de courir au soleil, de secouer un sérieux qui s’est mis à trop nous peser. Tout moyen y est bon, tout « événement » est le bienvenu. Avant tout la guerre. La guerre fut toujours la grande prudence de tous les esprits qui se sont trop concentrés, de tous les esprits devenus trop profonds ; il y a de la force de guérir même dans la blessure. Depuis longtemps une sentence dont je cache l’origine à la curiosité savante a été ma devise

Increscunt animi, virescit volnere virtus.

Un autre moyen de guérison que je préfère encore le cas échéant, consisterait à surprendre les idoles… Il y a plus d’idoles que de réalités dans le monde : c’est là mon « mauvais œil » pour ce monde, c’est là aussi ma « mauvaise oreille »… Poser ici des questions avec le marteau et entendre peut-être comme réponse ce fameux son creux qui parle d’entrailles gonflées — quel ravissement pour quelqu’un qui, derrière les oreilles, possède d’autres oreilles encore, — pour moi, vieux psychologue et attrapeur de rats qui arrive à faire parler ce qui justement voudrait rester muet…

Cet écrit lui aussi — le titre le révèle — est avant tout un délassement, une tache de lumière, un bond à côté dans l’oisiveté d’un psychologue. Peut-être est-ce aussi une guerre nouvelle ? Et peut-être y surprend-on les secrets de nouvelles idoles ?… Ce petit écrit est une grande déclaration de guerre ; et pour ce qui en est de surprendre les secrets des idoles, cette fois-ci ce ne sont pas des dieux à la mode, mais des idoles éternelles que l’on touche ici du marteau comme on ferait d’un diapason, — il n’y a, en dernière analyse, pas d’idoles plus anciennes, plus convaincues, plus boursouflées… Il n’y en a pas non plus de plus creuses. Cela n’empêche pas que ce soient celles en qui l’on croit le plus ; aussi, même dans les cas les plus nobles, ne les appelle-t-on nullement des idoles…

Turin, le 30 septembre 1888,
le jour où fut achevé le premier livre de
    La Transmutation de toutes les valeurs.


Frédéric Nietzsche
.

MAXIMES ET POINTES

1.

La paresse est mère de toute psychologie. Comment ? la psychologie serait-elle un… vice ?

2.

Le plus courageux d’entre nous n’a que rarement le courage d’affirmer ce qu’il sait véritablement…

3.

Pour vivre seul il faut être une bête ou bien un dieu — dit Aristote. Il manque le troisième cas : il faut être l’un et l’autre, il faut être — philosophe…

4.

« Toute vérité est simple. » — N’est-ce pas là un double mensonge ? —

5.

Une fois pour toutes, il y a beaucoup de choses que je ne veux point savoir. — La sagesse trace des limites, même à la connaissance.

6.

C’est dans ce que votre nature a de sauvage que vous vous rétablissez le mieux de votre perversité, je veux dire de votre spiritualité…

7.

Comment ? l’homme ne serait-il qu’une méprise de Dieu ? Ou bien Dieu ne serait-il qu’une méprise de l’homme ? —

8.

À l’école de guerre de la vie. — Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort.

9.

Aide-toi, toi-même : alors tout le monde t’aidera. Principe de l’amour du prochain.

10.

Ne commettez point de lâcheté à l’égard de vos actions ! Ne les laissez pas en plan après coup ! — Le remords de conscience est indécent.

11.

Un âne peut-il être tragique ? — Périr sous un fardeau que l’on ne peut ni porter ni rejeter ?… Le cas du philosophe.

12.

Si l’on possède son pourquoi ? de la vie, on s’accommode de presque tous les comment ? — L’homme n’aspire pas au bonheur ; il n’y a que l’Anglais qui fait cela.

13.

L’homme a créé la femme — avec quoi donc ? Avec une côte de son dieu, — de son « Idéal »…

14.

Comment ? Tu cherches ? Tu voudrais te décupler ? Te centupler ? Tu cherches des adhérents ? — Cherche des zéros ! —

15.

Les hommes posthumes — moi, par exemple — sont moins bien compris que ceux qui sont conformes à leur époque, mais on les entend mieux. Pour m’exprimer plus exactement encore : on ne nous comprend jamais — et c’est de là que vient notre autorité…

16.

Entre femmes. — « La vérité ? Oh ! vous ne connaissez pas la vérité ! N’est-elle pas un attentat contre notre pudeur ?  » —

17.

Voilà un artiste comme je les aime. Il est modeste dans ses besoins : il ne demande, en somme, que deux choses : son pain et son art, — panem et Circen

18.

Celui qui ne sait pas mettre sa volonté dans les choses veut du moins leur donner un sens : ce qui le fait croire qu’il y a déjà une volonté en elles (Principe de la « foi »).

19.

Comment ? vous avez choisi la vertu et l’élévation du cœur et en même temps vous jetez un regard jaloux sur les avantages des indiscrets ? — Mais avec la vertu on renonce aux « avantages »… (à écrire sur la porte d’un antisémite).

20.

La femme parfaite commet de la littérature, de même qu’elle commet un petit péché : pour essayer, en passant, et en tournant la tête pour voir si quelqu’un s’en aperçoit, et afin que quelqu’un s’en aperçoive…

21.

Il ne faut se mettre que dans les situations où il n’est pas permis d’avoir de fausses vertus, mais où, tel le danseur sur la corde, on tombe ou bien on se dresse, — ou bien encore on s’en tire…

22.

« Les hommes méchants n’ont point de chants. » D’où vient que les Russes aient des chants ?

23.

« L’esprit allemand » : depuis dix-huit ans une contradictio in adjecto.

24.

À force de vouloir rechercher les origines on devient écrevisse. L’historien voit en arrière ; il finit par croire en arrière.

25.

La satisfaction garantit même des refroidissements. Une femme qui se savait bien vêtue s’est-elle jamais enrhumée ? — Je pose le cas où elle aurait été à peine vêtue.

26.

Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté du système est un manque de loyauté.

27.

On dit que la femme est profonde — pourquoi ? parce que chez elle on n’arrive jamais jusqu’au fond. La femme n’est pas même encore plate.

28.

Quand la femme a des vertus masculines, c’est à ne plus y tenir ; quand elle n’a point de vertus masculines, c’est elle qui n’y tient pas, elle qui se sauve.

29.

« Combien la conscience avait à ronger autrefois ! quelles bonnes dents elle avait ! — Et maintenant ? qu’est-ce qui lui manque ? » — Question d’un dentiste.

30.

On commet rarement une seule imprudence. Avec la première imprudence on en fait toujours de trop, et c’est pourquoi on en fait généralement une seconde — et maintenant, c’est trop peu…

31.

Le ver se recoquille quand on marche dessus. Cela est plein de sagesse. Par là il amoindrit la chance de se faire de nouveau marcher dessus. Dans le langage de la morale : l’humilité. —

32.

Il y a une haine contre le mensonge et la dissimulation qui vient d’une sensibilité du point d’honneur ; il y a une haine semblable par lâcheté, puisque le mensonge est interdit par la loi divine. Être trop lâche pour mentir…

33.

Combien peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. — Sans musique la vie serait une erreur. L’Allemand se figure Dieu lui-même en train de chanter des chants.

34.

On ne peut penser et écrire qu’assis (G. Flaubert). Je te tiens là, nihiliste ! Rester assis, c’est là précisément le péché contre le Saint-Esprit. Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur.

35.

Il y a des cas où nous sommes comme les chevaux, nous autres psychologues. Nous sommes pris d’inquiétude parce que nous voyons notre propre ombre se balancer devant nous. Le psychologue doit se détourner de soi, pour être capable de voir.

36.

Faisons-nous tort à la vertu, nous autres immoralistes ? — Tout aussi peu que les anarchistes aux princes. Ce n’est que depuis qu’on leur tire de nouveau dessus qu’ils sont solidement assis sur leurs trônes. Morale : il faut tirer sur la morale.

37.

Tu cours devant les autres ? — Fais-tu cela comme berger ou bien comme exception ? Un troisième cas serait le déserteur… Premier cas de conscience.

38.

Es-tu vrai ? ou n’es-tu qu’un comédien ? Es-tu un représentant ? ou bien es-tu toi-même la chose qu’on représente ? En fin de compte tu n’es peut-être que l’imitation d’un comédien… Deuxième cas de conscience.

39.

Le désillusionné parle. — J’ai cherché des grands hommes et je n’ai toujours trouvé que les singes de leur idéal.

40.

Es-tu de ceux qui regardent ou de ceux qui mettent la main à la pâte ? — ou bien encore de ceux qui détournent les yeux et se tiennent à l’écart ?… Troisième cas de conscience.

41.

Veux-tu accompagner ? ou précéder ? ou bien encore aller de ton côté ?… Il faut savoir ce que l’on veut et si l’on veut. — Quatrième cas de conscience.

42.

Ils étaient des échelons pour moi. Je me suis servi d’eux pour monter, — c’est pourquoi il m’a fallu passer sur eux. Mais ils se figuraient que j’allais me servir d’eux pour me reposer…

43.

Qu’importe que moi je garde raison ! J’ai trop raison. — Et qui rira le mieux aujourd’hui rira le dernier.

44.

Formule de mon bonheur : un oui, un non, une ligne droite, un but

LE PROBLÈME DE SOCRATE

1.

De tout temps les sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut rien… Toujours et partout on a entendu sortir de leur bouche la même parole, — une parole pleine de doute, pleine de mélancolie, pleine de fatigue de la vie, pleine de résistance contre la vie. Socrate lui-même a dit en mourant : « Vivre — c’est être longtemps malade : je dois un coq à Esculape libérateur. » Socrate en avait assez. — Qu’est-ce que cela démontre ? Qu’est-ce que cela montre ? — Autrefois on aurait dit (— oh ! on l’a dit, et assez haut, et nos pessimistes en tête !) : « Il faut bien qu’il y ait là-dedans quelque chose de vrai ! Le consensus sapientium démontre la vérité. » — Parlons-nous ainsi, aujourd’hui encore ? le pouvons-nous ? « Il faut en tous les cas qu’il y ait ici quelque chose de malade », — voilà notre réponse : ces sages parmi les sages de tous les temps, il faudrait d’abord les voir de près ! Peut-être tant qu’ils sont, n’étaient-ils plus fermes sur leurs jambes, peut-être étaient-ils en retard, chancelants, décadents peut-être ? La sagesse paraissait-elle peut-être sur la terre comme un corbeau, qu’une petite odeur de charogne enthousiaste ?…

2.

Cette irrévérence de considérer les grands sages comme des types de décadence naquit en moi précisément dans un cas où le préjugé lettré et illettré s’y oppose avec le plus de force : j’ai reconnu en Socrate et en Platon des symptômes de décadence, des instruments de la décomposition grecque, des pseudo-grecs, des antigrecs (L’Origine de la tragédie. 1872). Ce consensus sapientium — je l’ai toujours mieux compris — ne prouve pas le moins du monde qu’ils eussent raison, là où ils s’accordaient : il prouve plutôt qu’eux-mêmes, ces sages parmi les sages, avaient entre eux quelque accord physiologique, pour prendre à l’égard de la vie cette même attitude négative, — pour être tenus de la prendre. Des jugements, des appréciations de la vie, pour ou contre, ne peuvent, en dernière instance, jamais être vrais : ils n’ont d’autre valeur que celle d’être des symptômes — en soi de tels jugements sont des stupidités. Il faut donc étendre les doigts pour tâcher de saisir cette finesse extraordinaire que la valeur de la vie ne peut pas être appréciée. Ni par un vivant, parce qu’il est partie, même objet de litige, et non pas juge : ni par un mort, pour une autre raison. — De la part d’un philosophe, voir un problème dans la valeur de la vie, demeure même une objection contre lui, un point d’interrogation envers sa sagesse, un manque de sagesse[1]. — Comment ? et tous ces grands sages — non seulement ils auraient été des décadents, mais encore ils n’auraient même pas été des sages ? — Mais je reviens au problème de Socrate.

3.

Socrate appartenait, de par son origine, au plus bas peuple : Socrate était de la populace. On sait, on voit même encore combien il était laid. Mais la laideur, objection en soi, est presque une réfutation chez les Grecs. En fin de compte, Socrate était-il un Grec ? La laideur est assez souvent l’expression d’une évolution croisée, entravée par le croisement. Autrement elle apparaît comme le signe d’une évolution descendante. Les anthropologistes qui s’occupent de criminologie nous disent que le criminel type est laid : monstrum in fronte, monstrum in animo. Mais le criminel est un décadent. Socrate était-il un criminel type ? — Du moins cela ne serait pas contredit par ce fameux jugement physionomique qui choquait tous les amis de Socrate. En passant par Athènes, un étranger qui se connaissait en physionomie dit, en pleine figure, à Socrate qu’il était un monstre, qu’il cachait en lui tous les mauvais vices et désirs. Et Socrate répondit simplement : « Vous me connaissez, monsieur ! » —

4.

Les dérèglements qu’il avoue et l’anarchie dans les instincts ne sont pas les seuls indices de la décadence chez Socrate : c’en est un indice aussi que la superfétation du logique et cette méchanceté de rachitique qui le distingue. N’oublions pas non plus ces hallucinations de l’ouïe qui, sous le nom de « démon de Socrate », ont reçu une interprétation religieuse. Tout en lui est exagéré, bouffon, caricatural ; tout est, en même temps, plein de cachettes, d’arrière-pensées, de souterrains. — Je tâche de comprendre de quelle idiosyncrasie a pu naître cette équation socratique : raison = vertu = bonheur : cette équation la plus bizarre qu’il y ait, et qui a contre elle, en particulier, tous les instincts des anciens Hellènes.

5.

Avec Socrate, le goût grec s’altère en faveur de la dialectique : que se passe-t-il exactement ? Avant tout c’est un goût distingué qui est vaincu ; avec la dialectique le peuple arrive à avoir le dessus. Avant Socrate, on écartait dans la bonne société les manières dialectiques : on les tenait pour de mauvaises manières, elles étaient compromettantes. On en détournait la jeunesse. Aussi se méfiait-on de tous ceux qui présentent leurs raisons de telle manière. Les choses honnêtes comme les honnêtes gens ne servent pas ainsi leurs principes avec les mains. Il est d’ailleurs indécent de se servir de ses cinq doigts. Ce qui a besoin d’être démontré pour être cru ne vaut pas grand-chose. Partout où l’autorité est encore de bon ton, partout où l’on ne « raisonne » pas, mais où l’on commande, le dialecticien est une sorte de polichinelle : on se rit de lui, on ne le prend pas au sérieux. — Socrate fut le polichinelle qui se fit prendre au sérieux : qu’arriva-t-il là au juste ? —

6.

On ne choisit la dialectique que lorsque l’on n’a pas d’autre moyen. On sait qu’avec elle on éveille la défiance, qu’elle persuade peu. Rien n’est plus facile à effacer qu’un effet de dialecticien : la pratique de ces réunions où l’on parle le démontre. Ce n’est qu’à leur corps défendant que ceux qui n’ont plus d’autre arme emploient la dialectique. Il faut qu’on ait à arracher son droit, autrement on ne s’en sert pas. C’est pourquoi les juifs étaient des dialecticiens ; Maître Renard l’était : comment ? Socrate, lui aussi, l’a-t-il été ? —

7.

— L’ironie de Socrate était-elle une expression de révolte ? de ressentiment populaire ? savoure-t-il, en opprimé, sa propre férocité, dans le coup de couteau du syllogisme ? se venge-t-il des grands qu’il fascine ? — Comme dialecticien on a en main un instrument sans pitié ; on peut avec lui faire le tyran ; on compromet en remportant la victoire. Le dialecticien laisse à son antagoniste le soin de faire la preuve qu’il n’est pas un idiot : il rend furieux et en même temps il prive de tout secours. Le dialecticien dégrade l’intelligence de son antagoniste. Quoi ? la dialectique n’est-elle qu’une forme de la vengeance chez Socrate ?

8.

J’ai donné à entendre comment Socrate a pu éloigner : il reste d’autant plus à expliquer comment il a pu fasciner. — En voilà la première raison : il a découvert une nouvelle espèce de combat, il fut le premier maître d’armes pour les hautes sphères d’Athènes. Il fascinait en touchant à l’instinct combatif des Hellènes, — il a apporté une variante dans la palestre entre les hommes jeunes et les jeunes gens. Socrate était aussi un grand érotique.

9.

Mais Socrate devina autre chose encore. Il pénétrait les sentiments de ses nobles Athéniens ; il comprenait que son cas, l’idiosyncrasie de son cas n’était déjà plus un cas exceptionnel. La même sorte de dégénérescence se préparait partout en secret : les Athéniens de la vieille roche s’éteignaient. — Et Socrate comprenait que tout le monde avait besoin de lui, de son remède, de sa cure, de sa méthode personnelle de conservation de soi… Partout les instincts étaient en anarchie ; partout on était à deux pas de l’excès : le monstrum in animo était le péril universel. « Les instincts veulent jouer au tyran : il faut inventer un contre-tyran qui l’emporte »… Lorsque le physionomiste eut dévoilé à Socrate ce qu’il était, un repaire de tous les mauvais désirs, le grand ironiste hasarda encore une parole qui donne la clef de sa nature. « Cela est vrai, dit-il, mais je me suis rendu maître de tous. » Comment Socrate se rendit-il maître de lui-même ? — Son cas n’était au fond que le cas extrême, celui qui sautait aux yeux dans ce qui commençait alors à être la détresse universelle : que personne n’était plus maître de soi-même, que les instincts se tournaient les uns contre les autres. Il fascinait lui-même étant ce cas extrême — sa laideur épouvantable le désignait à tous les yeux : il fascinait, cela va de soi, encore plus comme réponse, comme solution, comme l’apparence de la cure nécessaire dans ce cas. —

10.

Lorsqu’on est forcé de faire de la raison un tyran, comme Socrate l’a fait, le danger ne doit pas être mince que quelque chose d’autre fasse le tyran. C’est alors qu’on devina la raison libératrice ; ni Socrate ni ses « malades » n’étaient libres d’être raisonnables, — ce fut de rigueur, ce fut leur dernier remède. Le fanatisme que met la réflexion grecque tout entière à se jeter sur la raison, trahit une détresse : on était en danger, on n’avait que le choix : ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable… Le moralisme des philosophes grecs depuis Platon est déterminé pathologiquement ; de même leur appréciation de la dialectique. Raison = vertu = bonheur, cela veut seulement dire : il faut imiter Socrate et établir contre les appétits obscurs une lumière du jour en permanence — un jour qui serait la lumière de la raison. Il faut être à tout prix prudent, précis, clair : toute concession aux instincts et à l’inconscient ne fait qu’abaisser

11.

J’ai donné à entendre de quelle façon Socrate fascine : il semblait être un médecin, un sauveur. Est-il nécessaire de montrer encore l’erreur qui se trouvait dans sa croyance en la « raison à tout prix » ? — C’est une duperie de soi de la part des philosophes et des moralistes que de s’imaginer sortir de la décadence en lui faisant la guerre. Y échapper est hors de leur pouvoir : ce qu’ils choisissent comme remède, comme moyen de salut, n’est qu’une autre expression de la décadence — ils ne font qu’en changer l’expression, ils ne la suppriment point. Le cas de Socrate fut un malentendu ; toute la morale de perfectionnement, y compris la morale chrétienne, fut un malentendu… La plus vive lumière, la raison à tout prix, la vie claire, froide, prudente, consciente, dépourvue d’instincts, en lutte contre les instincts ne fut elle-même qu’une maladie, une nouvelle maladie — et nullement un retour à la « vertu », à la « santé », au bonheur… Être forcé de lutter contre les instincts — c’est là la formule de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. —

12.

— A-t-il compris cela lui-même, lui qui a été le plus prudent de ceux qui se dupèrent eux-mêmes ? Se l’est-il dit finalement, dans la sagesse de son courage vers la mort ?… Socrate voulait mourir : — ce ne fut pas Athènes, ce fut lui-même qui se donna la ciguë, il força Athènes à la ciguë… « Socrate n’est pas un médecin, se dit-il tout bas : la mort seule est ici médecin… Socrate seulement fut longtemps malade… »

LA « RAISON » DANS LA PHILOSOPHIE

1.

Vous me demandez de vous dire tout ce qui est idiosyncrasie chez les philosophes ?… Par exemple leur manque de sens historique, leur haine contre l’idée du devenir, leur égypticisme. Ils croient faire honneur à une chose en la dégageant de son côté historique, sub specie aeterni, — quand ils en font une momie. Tout ce que les philosophes ont manié depuis des milliers d’années c’était des idées-momies, rien de réel ne sortait vivant de leurs mains. Ils tuent, ils empaillent lorsqu’ils adorent, messieurs les idolâtres des idées, — ils mettent tout en danger de mort lorsqu’ils adorent. La mort, l’évolution, l’âge, tout aussi bien que la naissance et la croissance sont pour eux des objections, — et même des réfutations. Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n’est pas… Maintenant ils croient tous, même avec désespoir, à l’être. Mais comme ils ne peuvent pas s’en saisir, ils cherchent des raisons pour savoir pourquoi on le leur retient : « Il faut qu’il y ait là une apparence, une duperie qui fait que nous ne pouvons pas percevoir l’être : où est l’imposteur ? » « — Nous le tenons, s’écrient-ils joyeusement, c’est la sensualité ! Les sens, qui d’autre part sont tellement immoraux… les sens nous trompent sur le monde véritable. Morale : se détacher de l’illusion des sens, du devenir, de l’histoire, du mensonge, — l’histoire n’est que la foi en les sens, la foi au mensonge. Morale : nier tout ce qui ajoute foi aux sens, tout le reste de l’humanité : tout cela fait partie du « peuple ». Être philosophe, être momie, représenter le monotono-théisme par une mimique de fossoyeur ! — Et périsse avant tout le corps, cette pitoyable idée fixe des sens ! le corps atteint de tous les défauts de la logique, réfuté, impossible même, quoiqu’il soit assez impertinent pour se comporter comme s’il était réel ! »…

2.

Je mets à part avec un profond respect le nom d’Héraclite. Si le peuple des autres philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens sont multiples et variables, il en rejetait le témoignage parce qu’ils présentent les choses comme si elles avaient de la durée et de l’unité. Héraclite, lui aussi, fit tort aux sens. Ceux-ci ne mentent ni à la façon qu’imaginent les Éléates ni comme il se le figurait, lui, — en général ils ne mentent pas. C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge, par exemple le mensonge de l’unité, le mensonge de la réalité, de la substance, de la durée… Si nous faussons le témoignage des sens, c’est la «  raison » qui en est la cause. Les sens ne mentent pas en tant qu’ils montrent le devenir, la disparition, le changement… Mais dans son affirmation que l’être est une fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le « monde des apparences » est le seul réel : le « monde-vérité » est seulement ajouté par le mensonge

3.

— Et quels fins instruments d’observation sont pour nous nos sens ! Le nez, par exemple, dont aucun philosophe n’a jamais parlé avec vénération et reconnaissance, le nez est même provisoirement l’instrument le plus délicat que nous ayons à notre service : cet instrument est capable d’enregistrer des différences minima dans le mouvement, différences que même le spectroscope n’enregistre pas. Aujourd’hui nous ne possédons de science qu’en tant que nous nous sommes décidés à accepter le témoignage des sens, — qu’en tant que nous armons et aiguisons nos sens, leur apprenant à penser jusqu’au bout. Le reste n’est qu’avorton et non encore de la science : je veux dire que c’est métaphysique, théologie, psychologie, ou théorie de la connaissance. Ou bien encore, science de la forme, théorie des signes : comme la logique, ou bien cette logique appliquée, la mathématique. Ici la réalité ne paraît pas du tout, pas même comme problème ; tout aussi peu que la question de savoir quelle valeur a en général une convention de signes, telle que l’est la logique. —

4.

L’autre idiosyncrasie des philosophes n’est pas moins dangereuse : elle consiste à confondre les choses dernières avec les choses premières. Ils placent au commencement ce qui vient à la fin — malheureusement ! car cela ne devrait pas venir du tout ! — les « conceptions les plus hautes », c’est-à-dire les conceptions les plus générales et les plus vides, la dernière ivresse de la réalité qui s’évapore, ils les placent au commencement et en font le commencement. De nouveau c’est là seulement l’expression de leur façon de vénérer : ce qu’il y a de plus haut ne peut pas venir de ce qu’il y a de plus bas, ne peut en général pas être venu… La morale c’est que tout ce qui est de premier ordre doit être causa sui. Une autre origine est considérée comme objection, comme contestation de valeur. Toutes les valeurs supérieures sont de premier ordre, toutes les conceptions supérieures, l’être, l’absolu, le bien, le vrai, le parfait — tout cela ne peut pas être « devenu », il faut donc que ce soit causa sui. Tout cela cependant ne peut pas non plus être inégal entre soi, ne peut pas être en contradiction avec soi… C’est ainsi qu’ils arrivent à leur conception de « Dieu… » La chose dernière, la plus mince, la plus vide est mise en première place, comme cause en soi, comme ens realissimum… Qu’il ait fallu que l’humanité prenne au sérieux les maux de cerveaux de ces malades tisseurs de toiles d’araignées ! — Et encore a-t-elle dû payer cher pour cela !…

5.

— Établissons par contre de quelle façon différente nous (— je dis nous par politesse…) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. Autrefois on considérait le changement, la variation, le devenir en général, comme des preuves de l’apparence, comme un signe qu’il devait y avoir quelque chose qui nous égare. Aujourd’hui, au contraire, nous voyons exactement aussi loin que le préjugé de la raison nous force à fixer l’unité, l’identité, la durée, la substance, la cause, la réalité, l’être, qu’il nous enchevêtre en quelque sorte dans l’erreur, qu’il nécessite l’erreur ; malgré que, par suite d’une vérification sévère, nous soyons certains que l’erreur se trouve là. Il n’en est pas autrement que du mouvement des astres : là nos yeux sont l’avocat continuel de l’erreur, tandis qu’ici c’est notre langage qui plaide sans cesse pour elle. Le langage appartient, par son origine, à l’époque des formes les plus rudimentaires de la psychologie : nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire de la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté en tant que cause en général : nous croyons au « moi », au moi en tant qu’être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes les choses — par là nous créons la conception de « chose »… Partout l’être est imaginé comme cause, substitué à la cause ; de la conception du « moi » suit seulement, comme dérivation, la notion de l’« être »… Au commencement il y avait cette grande erreur néfaste qui considère la volonté comme quelque chose qui agit, — qui voulait que la volonté soit une faculté… Aujourd’hui nous savons que ce n’est là qu’un vain mot… Beaucoup plus tard, dans un monde mille fois plus éclairé, la sûreté, la certitude subjective dans le maniement des catégories de la raison, vint (avec surprise) à la conscience des philosophes : ils conclurent que ces catégories ne pouvaient pas venir empiriquement, — tout l’empirisme est en contradiction avec elles. D’où viennent-elles donc ? — Et dans l’Inde comme en Grèce on a commis la même erreur : « Il faut que nous ayons demeuré autrefois dans un monde supérieur (au lieu de dire dans un monde bien inférieur, ce qui eût été la vérité !), il faut que nous ayons été divins, car nous avons la raison ! »… En effet, rien n’a eu jusqu’à présent une force de persuasion plus naïve que l’erreur de l’être, comme elle a par exemple été formulée par les Éléates : car elle a pour elle chaque parole, chaque phrase que nous prononçons ! — Les adversaires des Éléates, eux aussi, succombèrent à la séduction de leur conception de l’être : Démocrite, entre autres, lorsqu’il inventa son atome… La « raison » dans le langage : ah ! quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire…

6.

On me sera reconnaissant de condenser en quatre thèses, une idée si importante et si nouvelle : je facilite ainsi la compréhension, je provoque ainsi la contradiction.

Première proposition. Les raisons qui firent appeler « ce » monde un monde d’apparence, prouvent au contraire sa réalité, — une autre réalité est absolument indémontrable.

Deuxième proposition. Les signes distinctifs que l’on a donnés de la véritable « essence des choses » sont les signes caractéristiques du non-être, du néant ; de cette contradiction, on a édifié le « monde-vérité » en vrai monde : et c’est en effet le monde des apparences, en tant qu’illusion d’optique morale.

Troisième proposition. Parler d’un « autre » monde que celui-ci n’a aucun sens, en admettant que nous n’ayons pas en nous un instinct dominant de calomnie, de rapetissement, de mise en suspicion de la vie : dans ce dernier cas, nous nous vengeons de la vie avec la fantasmagorie d’une vie « autre », d’une vie « meilleure ».

Quatrième proposition. Séparer le monde en un monde « réel » et un monde des « apparences », soit à la façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide, en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un symptôme de la vie déclinante… Le fait que l’artiste estime plus haut l’apparence que la réalité n’est pas une objection contre cette proposition. Car ici « l’apparence » signifie la réalité répétée, encore une fois, mais sous forme de sélection, de redoublement, de correction… L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien

COMMENT LE « MONDE-VÉRITÉ »
DEVINT ENFIN UNE FABLE

Histoire d’une erreur.

1.

Le « monde-vérité », accessible au sage, au religieux, au vertueux, — il vit en lui, il est lui-même ce monde.

(La forme la plus ancienne de l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la proposition : « Moi Platon, je suis la vérité. »)
2.

Le « monde-vérité », inaccessible pour le moment, mais permis au sage, au religieux, au vertueux (« pour le pécheur qui fait pénitence »).

(Progrès de l’idée : elle devient plus fine, plus insidieuse, plus insaisissable, — elle devient femme, elle devient chrétienne…)
3.

Le « monde-vérité », inaccessible, indémontrable, que l’on ne peut pas promettre, mais, même s’il n’est qu’imaginé, une consolation, un impératif.

(L’ancien soleil au fond, mais obscurci par le brouillard et le doute ; l’idée devenue pâle, nordique, kœnigsbergienne.)
4.

Le « monde-vérité » — inaccessible ? En tous les cas pas encore atteint. Donc inconnu. C’est pourquoi il ne console ni ne sauve plus, il n’oblige plus à rien : comment une chose inconnue pourrait-elle nous obliger à quelque chose ?…

(Aube grise. Premier bâillement de la raison. Chant du coq du positivisme.)
5.

Le « monde-vérité » — une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, — une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la !

(Journée claire ; premier déjeuner ; retour du bon sens et de la gaieté ; Platon rougit de honte et tous les esprits libres font un vacarme du diable.)

6.

Le « monde-vérité », nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences !

Midi ; moment de l’ombre la plus courte ; fin de l’erreur la plus longue ; point culminant de l’humanité ; INCIPIT ZARATHOUSTRA.

LA MORALE EN TANT QUE MANIFESTATION
CONTRE NATURE

1.

Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, — et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, — tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal… On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Église primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? — L’Église combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise, embellit et divinise-t-on un désir ? » — De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (— de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). — Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Église est nuisible à la vie

2.

Le même remède, la castration et l’extirpation, est employé instinctivement dans la lutte contre le désir par ceux qui sont trop faibles de volonté, trop dégénérés pour pouvoir imposer une mesure à ce désir ; par ces natures qui ont besoin de la Trappe, pour parler en image (et sans image), d’une définitive déclaration de guerre, d’un abîme entre eux et la passion. Ce ne sont que les dégénérés qui trouvent les moyens radicaux indispensables ; la faiblesse de volonté, pour parler plus exactement, l’incapacité de ne point réagir contre une séduction n’est elle-même qu’une autre forme de la dégénérescence. L’inimitié radicale, la haine à mort contre la sensualité est un symptôme grave : on a le droit de faire des suppositions sur l’état général d’un être à tel point excessif. — Cette inimitié et cette haine atteignent d’ailleurs leur comble quand de pareilles natures ne possèdent plus assez de fermeté, même pour les cures radicales, même pour le renoncement au « démon ». Que l’on parcoure toute l’histoire des prêtres et des philosophes, y compris celle des artistes : ce ne sont pas les impuissants, pas les ascètes qui dirigent leurs flèches empoisonnées contre les sens, ce sont les ascètes impossibles, ceux qui auraient eu besoin d’être des ascètes…

3.

La spiritualisation de la sensualité s’appelle amour : elle est un grand triomphe sur le christianisme. L’inimitié est un autre triomphe de notre spiritualisation. Elle consiste à comprendre profondément l’intérêt qu’il y a à avoir des ennemis : bref, à agir et à conclure inversement que l’on agissait et concluait autrefois. L’Église voulait de tous temps l’anéantissement de ses ennemis : nous autres, immoralistes et anti-chrétiens, nous voyons notre avantage à ce que l’Église subsiste… Dans les choses politiques, l’inimitié est devenue maintenant aussi plus intellectuelle, plus sage, plus réfléchie, plus modérée. Chaque parti voit un intérêt de conservation de soi à ne pas laisser s’épuiser le parti adverse ; il en est de même de la grande politique. Une nouvelle création, par exemple le nouvel Empire, a plus besoin d’ennemis que d’amis : ce n’est que par le contraste qu’elle commence à se sentir nécessaire, à devenir nécessaire. Nous ne nous comportons pas autrement à l’égard de l’« ennemi intérieur » : là aussi nous avons spiritualisé l’inimitié, là aussi nous avons compris sa valeur. Il faut être riche en opposition, ce n’est qu’à ce prix-là que l’on est fécond ; on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se repose pas, que l’âme ne demande pas la paix. Rien n’est devenu plus étranger pour nous que ce qui faisait autrefois l’objet des désirs, la « paix de l’âme » que souhaitaient les chrétiens ; rien n’est moins l’objet de notre envie que le bétail moral et le bonheur gras de la conscience tranquille. On a renoncé à la grande vie lorsqu’on renonce à la guerre… Il est vrai que, dans beaucoup de cas, la « paix de l’âme » n’est qu’un malentendu ; elle est alors quelque chose d’autre qui ne saurait se désigner honnêtement. Sans ambages et sans préjugés, je vais citer quelques cas. La « paix de l’âme » peut être par exemple le doux rayonnement d’une animalité riche dans le domaine moral (ou religieux). Ou bien le commencement de la fatigue, la première ombre que jette le soir, que jette toute espèce de soir. Ou bien un signe que l’air est humide, que le vent du sud va souffler. Ou bien la reconnaissance involontaire pour une bonne digestion (on l’appelle aussi amour de l’humanité). Ou bien l’accalmie chez le convalescent qui recommence à prendre goût à toute chose et qui attend… Ou bien l’état qui suit une forte satisfaction de notre passion dominante, le bien-être d’une rare satiété. Ou bien la caducité de notre volonté, de nos désirs, de nos vices. Ou bien la paresse que la vanité pousse à se parer de moralité. Ou bien la venue d’une certitude, même d’une terrible certitude. Ou bien l’expression de la maturité et de la maîtrise, au milieu de l’activité, du travail, de la production, du vouloir ; la respiration tranquille lorsque la « liberté de la volonté » est atteinteCrépuscule des idoles : qui sait ? peut-être est-ce là aussi une sorte de « paix de l’âme »…

4.

Je mets un principe en formule. Tout naturalisme dans la morale, c’est-à-dire toute saine morale, est dominée par l’instinct de vie, — un commandement de la vie quelconque est rempli par un canon déterminé d’« ordres » et de « défenses », une entrave ou une inimitié quelconque, sur le domaine vital, est ainsi mise de côté. La morale antinaturelle, c’est-à-dire toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux —, elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. Lorsqu’elle dit : « Dieu regarde les cœurs », elle dit non aux aspirations intérieures et supérieures de la vie et considère Dieu comme l’ennemi de la vie… Le saint qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal… La vie prend fin là où commence le « Royaume de Dieu »…

5.

En admettant que l’on ait compris ce qu’il y a de sacrilège dans un pareil soulèvement contre la vie, tel qu’il est devenu presque sacro-saint dans la morale chrétienne, on aura, par cela même et heureusement, compris autre chose encore : ce qu’il y a d’inutile, de factice, d’absurde, de mensonger dans un pareil soulèvement. Une condamnation de la vie de la part du vivant n’est finalement que le symptôme d’une espèce de vie déterminée : sans qu’on se demande en aucune façon si c’est à tort ou à raison. Il faudrait prendre position en dehors de la vie et la connaître d’autre part tout aussi bien que quelqu’un qui l’a traversée, que plusieurs et même tous ceux qui y ont passé, pour ne pouvoir que toucher au problème de la valeur de la vie : ce sont là des raisons suffisantes pour comprendre que ce problème est en dehors de notre portée. Si nous parlons de la valeur, nous parlons sous l’inspiration, sous l’optique de la vie : la vie elle-même nous force à déterminer des valeurs, la vie elle-même évalue par notre entremise lorsque nous déterminons des valeurs… Il s’ensuit que toute morale contre nature qui considère Dieu comme l’idée contraire, comme la condamnation de la vie, n’est en réalité qu’une évaluation de la vie, — de quelle vie ? de quelle espèce de vie ? Mais j’ai déjà donné ma réponse : de la vie descendante, affaiblie, fatiguée, condamnée. La morale, telle qu’on l’a entendue jusqu’à maintenant — telle qu’elle a été formulée en dernier lieu par Schopenhauer, comme « négation de la volonté de vivre » — cette morale est l’instinct de décadence même, qui se transforme en impératif : elle dit : « va à ta perte ! » — elle est le jugement de ceux qui sont déjà jugés…

6.

Considérons enfin quelle naïveté il y a à dire : « L’homme devrait être fait de telle manière ! » La réalité nous montre une merveilleuse richesse de types, une exubérance dans la variété et dans la profusion des formes : et n’importe quel pitoyable moraliste des carrefours viendrait nous dire : « Non ! l’homme devrait être fait autrement » ?… Il sait même comment il devrait être, ce pauvre diable de cagot, il fait son propre portrait sur les murs et il dit : « Ecce Homo ! »… Même lorsque le moraliste ne s’adresse qu’à l’individu pour lui dire : « C’est ainsi que tu dois être ! » il ne cesse pas de se rendre ridicule. L’individu, quelle que soit la façon de le considérer, fait partie de la fatalité, il est une loi de plus, une nécessité de plus pour tout ce qui est à venir. Lui dire : « Change ta nature ! » ce serait souhaiter la transformation de tout, même une transformation en arrière… Et vraiment, il y a eu des moralistes conséquents qui voulaient que les hommes fussent autres, c’est-à-dire vertueux, ils voulaient les hommes à leur image, à l’image des cagots ; c’est pour cela qu’ils ont nié le monde. Point de petite folie ! Point de façon modeste d’immodestie… La morale, pour peu qu’elle condamne est, par soi-même, et non pas par égard pour la vie, une erreur spécifique qu’il ne faut pas prendre en pitié, une idiosyncrasie de dégénérés qui a fait immensément de mal !… Nous autres immoralistes, au contraire, nous avons largement ouvert notre cœur à toute espèce de compréhension, d’intelligibilité et d’approbation. Nous ne nions pas facilement, nous mettons notre honneur à être affirmateurs. Nos yeux se sont ouverts toujours davantage pour cette économie qui a besoin, et qui sait se servir de tout ce que la sainte déraison, la raison maladive du prêtre rejette, pour cette économie dans la loi vitale qui tire son avantage même des plus répugnants spécimens de cagots, de prêtres et de pères la Vertu, — quels avantages ? — Mais nous-mêmes, nous autres immoralistes, nous sommes ici une réponse vivante…

LES QUATRE GRANDES ERREURS

1.

Erreur de la confusion entre la cause et l’effet. — Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse que de confondre l’effet avec la cause : j’appelle cela la véritable perversion de la raison. Néanmoins cette erreur fait partie des plus anciennes et des plus récentes habitudes de l’humanité : elle est même sanctifiée parmi nous, elle porte le nom de « religion » et de « morale ». Toute proposition que formule la religion et la morale renferme cette erreur ; les prêtres et les législateurs moraux sont les promoteurs de cette perversion de raison. Je cite un exemple. Tout le monde connaît le livre du célèbre Cornaro où l’auteur recommande sa diète étroite, comme recette d’une vie longue et heureuse — autant que vertueuse. Bien peu de livres ont été autant lus, et, maintenant encore, en Angleterre, on en imprime chaque année plusieurs milliers d’exemplaires. Je suis persuadé qu’aucun livre (la Bible exceptée, bien entendu) n’a jamais fait autant de mal, n’a jamais raccourci autant d’existences que ce singulier factum qui part d’ailleurs d’une bonne intention. La raison en est une confusion entre l’effet et la cause. Ce brave Italien voyait dans sa diète la cause de sa longévité : tandis que la condition première pour vivre longtemps, l’extraordinaire lenteur dans l’assimilation et la désassimilation, la faible consommation des matières nutritives, étaient en réalité la cause de sa diète. Il n’était pas libre de manger beaucoup ou peu, sa frugalité ne dépendait pas de son « libre arbitre » : il tombait malade dès qu’il mangeait davantage. Non seulement celui qui n’est pas une carpe fait bien de manger suffisamment, mais il en a absolument besoin. Un savant de nos jours, avec sa rapide consommation de force nerveuse, au régime de Cornaro, se ruinerait complètement. Credo experto.

2.

La formule générale qui sert de base à toute religion et à toute morale s’énonce ainsi : « Fais telle ou telle chose, ne fais point telle ou telle autre chose — alors tu seras heureux ! Dans l’autre cas… » Toute morale, toute religion n’est que cet impératif — je l’appelle le grand péché héréditaire de la raison, l’immortelle déraison. Dans ma bouche cette formule se transforme en son contraire — premier exemple de ma « transmutation de toutes les valeurs » : un homme bien constitué, un « homme heureux » fera forcément certaines actions et craindra instinctivement d’en commettre d’autres, il reporte le sentiment de l’ordre qu’il représente physiologiquement dans ses rapports avec les hommes et les choses. Pour m’exprimer en formule : sa vertu est la conséquence de son bonheur… Une longue vie, une postérité nombreuse, ce n’est pas là la récompense de la vertu ; la vertu elle-même, c’est au contraire ce ralentissement dans l’assimilation et la désassimilation qui, entre autres conséquences, a aussi celles de la longévité et de la postérité nombreuse, en un mot ce qu’on appelle le « Cornarisme ». — L’Église et la Morale disent : « Le vice et le luxe font périr une race ou un peuple. » Par contre ma raison rétablie affirme : Lorsqu’un peuple périt, dégénère physiologiquement, les vices et le luxe (c’est-à-dire le besoin d’excitants toujours plus forts et toujours plus fréquents, tels que les connaissent toutes les natures épuisées) en sont la conséquence. Ce jeune homme pâlit et se fane avant le temps. Ses amis disent : telle ou telle maladie en est la cause. Je réponds : le fait d’être tombé malade, de ne pas avoir pu résister à la maladie est déjà la conséquence d’une vie appauvrie, d’un épuisement héréditaire. Les lecteurs de journaux disent : un parti se ruine avec telle ou telle faute. Ma politique supérieure répond : un parti qui fait telle ou telle faute est à bout — il ne possède plus sa sûreté d’instinct. Toute faute, d’une façon ou d’une autre, est la conséquence d’une dégénérescence de l’instinct, d’une désagrégation de la volonté : par là on définit presque ce qui est mauvais. Tout ce qui est bon sort de l’instinct — et c’est, par conséquent, léger, nécessaire, libre. La peine est une objection, le dieu se différencie du héros par son type (dans mon langage : les pieds légers sont le premier attribut de la divinité).

3.

Erreur d’une causalité fausse. — On a cru savoir de tous temps ce que c’est qu’une cause : mais d’où prenions-nous notre savoir, ou plutôt la foi en notre savoir ? Du domaine de ces célèbres « faits intérieurs », dont aucun, jusqu’à présent, ne s’est trouvé effectif. Nous croyions être nous-mêmes en cause dans l’acte de volonté, là du moins nous pensions prendre la causalité sur le fait. De même on ne doutait pas qu’il faille chercher tous les antécédents d’une action dans la conscience, et qu’en les y cherchant on les retrouverait — comme « motifs » : car autrement on n’eût été ni libre, ni responsable de cette action. Et enfin qui donc aurait mis en doute le fait qu’une pensée est occasionnée, que c’est « moi » qui suis la cause de la pensée ?… De ces « trois faits intérieurs » par quoi la causalité semblait se garantir, le premier et le plus convaincant, c’est la volonté considérée comme cause ; la conception d’une conscience (« esprit ») comme cause, et plus tard encore celle du moi (du « sujet ») comme cause ne sont venues qu’après coup, lorsque, par la volonté, la causalité était déjà posée comme donnée, comme empirisme… Depuis lors nous nous sommes ravisés. Nous ne croyons plus un mot de tout cela aujourd’hui. Le « monde intérieur » est plein de mirages et de lumières trompeuses : la volonté est un de ces mirages. La volonté ne met plus en mouvement, donc elle n’explique plus non plus, — elle ne fait qu’accompagner les événements, elle peut aussi faire défaut. Ce que l’on appelle un « motif » : autre erreur. Ce n’est qu’un phénomène superficiel de la conscience, un à-côté de l’action qui cache les antécédents de l’action bien plutôt qu’il ne les représente. Et si nous voulions parler du moi ! Le moi est devenu une légende, une fiction, un jeu de mots : cela a tout à fait cessé de penser, de sentir et de vouloir !… Qu’est-ce qui s’ensuit ? Il n’y a pas du tout de causes intellectuelles ! Tout le prétendu empirisme inventé pour cela s’en est allé au diable ! Voilà ce qui s’ensuit. — Et nous avions fait un aimable abus de cet « empirisme », en partant de là nous avions créé le monde, comme monde des causes, comme monde de la volonté, comme monde des esprits. C’est là que la plus ancienne psychologie, celle qui a duré le plus longtemps, a été à l’œuvre, elle n’a absolument pas fait autre chose : tout événement lui était action, toute action conséquence d’une volonté ; le monde devint pour elle une multiplicité de principes agissants, un principe agissant (un « sujet ») se substituant à tout événement. L’homme a projeté en dehors de lui ses trois « faits intérieurs », ce en quoi il croyait fermement, la volonté, l’esprit, le moi, — il déduisit d’abord la notion de l’être de la notion du moi, il a supposé les « choses » comme existantes à son image, selon sa notion du moi en tant que cause. Quoi d’étonnant si plus tard il n’a fait que retrouver toujours, dans les choses, ce qu’il avait mis en elles ? — La chose elle-même, pour le répéter encore, la notion de la chose, n’est qu’un réflexe de la croyance au moi en tant que cause… Et même votre atome, messieurs les mécanistes et physiciens, combien de psychologie rudimentaire y demeure encore ! — Pour ne point parler du tout de la « chose en soi », de l’horrendum pudendum des métaphysiciens ! L’erreur de l’esprit comme cause confondu avec la réalité ! Considéré comme mesure de la réalité ! Et dénommé Dieu !

4.

Erreur des causes imaginaires. — Pour prendre le rêve comme point de départ : à une sensation déterminée, par exemple celle que produit la lointaine détonation d’un canon, on substitue après coup une cause (souvent tout un petit roman dont naturellement la personne qui rêve est le héros). La sensation se prolonge pendant ce temps, comme dans une résonance, elle attend en quelque sorte jusqu’à ce que l’instinct de causalité lui permette de se placer au premier plan — non plus dorénavant comme un hasard, mais comme la « raison » d’un fait. Le coup de canon se présente d’une façon causale dans un apparent renversement du temps. Ce qui ne vient qu’après, la motivation, semble arriver d’abord, souvent avec cent détails qui passent comme dans un éclair, le coup suit… Qu’est-il arrivé ? Les représentations qui produisent un certain état de fait ont été mal interprétées comme les causes de cet état de fait. — En réalité nous faisons de même lorsque nous sommes éveillés. La plupart de nos sentiments généraux — toute espèce d’entrave, d’oppression, de tension, d’explosion dans le jeu des organes, en particulier l’état du nerf sympathique — provoquent notre instinct de causalité : nous voulons avoir une raison pour nous trouver en tel ou tel état, — pour nous porter bien ou mal. Il ne nous suffit jamais de constater simplement le fait que nous nous portons de telle ou telle façon : nous n’acceptons ce fait, — nous n’en prenons conscience — que lorsque nous lui avons donné une sorte de motivation. — La mémoire qui, dans des cas pareils, entre en fonction sans que nous en ayons conscience, amène des états antérieurs de même ordre et les interprétations causales qui s’y rattachent, — et nullement leur causalité véritable. Il est vrai que d’autre part la mémoire entraîne aussi la croyance que les représentations, que les phénomènes de conscience accompagnateurs ont été les causes. Ainsi se forme l’habitude d’une certaine interprétation des causes qui, en réalité, en entrave et en exclut même la recherche.

5.

Explication psychologique de ce fait. — Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et satisfait l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude, le souci — le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication. Comme il ne s’agit au fond que de se débarrasser de représentations angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens d’y arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». Preuve du plaisir (« de la force ») comme critérium de la vérité. — L’instinct de cause dépend donc du sentiment de la peur qui le produit. Le « pourquoi », autant qu’il est possible, ne demande pas l’indication d’une cause pour l’amour d’elle-même, mais plutôt une espèce de cause — une cause qui calme, délivre et allège. La première conséquence de ce besoin c’est que l’on fixe comme cause quelque chose de déjà connu, de vécu, quelque chose qui est inscrit dans la mémoire. Le nouveau, l’imprévu, l’étrange est exclu des causes possibles. On ne cherche donc pas seulement à trouver une explication à la cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le sentiment de l’étrange, du nouveau, de l’imprévu, — les explications les plus ordinaires. — Qu’est-ce qui s’en suit ? Une évaluation des causes domine toujours davantage, se concentre en système et finit par prédominer de façon à exclure simplement d’autres causes et d’autres explications. — Le banquier pense immédiatement à « l’affaire », le chrétien au « péché », la fille à son amour.

6.

Tout le domaine de la morale et de la religion doit être rattaché à cette idée des causes imaginaires. — « Explication » des sentiments généraux désagréables. — Ces sentiments dépendent des êtres qui sont nos ennemis (les mauvais esprits : c’est le cas le plus célèbre — les hystériques qu’on prend pour des sorcières.) Ils dépendent d’actions qu’il ne faut point approuver (le sentiment du péché, de l’état de péché est substitué à un malaise physiologique — on trouve toujours des raisons pour être mécontent de soi). Ils dépendent de l’idée de punition, de rachat pour quelque chose que nous n’aurions pas dû faire, que nous n’aurions pas dû être (idée généralisée par Schopenhauer, sous une forme impudente, dans une proposition où la morale apparaît telle qu’elle est, comme véritable empoisonneuse et calomniatrice de la vie : « Toute grande douleur, qu’elle soit physique ou morale, énonce ce que nous méritons : car elle ne pourrait pas s’emparer de nous si nous ne la méritions pas. » Monde comme volonté et comme représentation, II, 666). Ils dépendent enfin d’actions irréfléchies qui ont des conséquences fâcheuses (— les passions, les sens considérés comme causes, comme coupables ; les calamités physiologiques tournées en punitions « méritées » à l’aide d’autres calamités). — « Explication » des sentiments généraux agréables. — Ils dépendent de la confiance en Dieu. Ils dépendent du sentiment des bonnes actions (ce que l’on appelle la « conscience tranquille », un état physiologique qui ressemble, quelquefois à s’y méprendre, à une bonne digestion). Ils dépendent de l’heureuse issue de certaines entreprises (— fausse conclusion naïve, car l’heureuse issue d’une entreprise ne procure nullement des sentiments généraux agréables à un hypocondriaque ou à un Pascal). Ils dépendent de la foi, de l’espérance et de la charité — les vertus chrétiennes. — En réalité toutes ces prétendues explications sont les conséquences d’états de plaisir ou de déplaisir, transcrits en quelque sorte dans un langage erroné : on est en état d’espérer puisque le sentiment physiologique dominant est de nouveau fort et abondant ; on a confiance en Dieu, puisque le sentiment de la plénitude et de la force vous procure du repos. — La morale et la religion appartiennent entièrement à la physiologie de l’erreur : dans chaque cas particulier on confond la cause et l’effet, ou bien la vérité avec l’effet de ce que l’on considère comme vérité, ou bien encore une condition de la conscience avec la causalité de cette condition. —

7.

Erreur du libre arbitre. — Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du « libre arbitre » : nous savons trop bien ce que c’est — le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable », à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens… Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. — Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine — ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu… Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, — pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (— par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était fait principe de la psychologie même…). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du « monde moral », à infester l’innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ». Le christianisme est une métaphysique du bourreau…

8.

Qu’est-ce qui peut seul être notre doctrine ? — Que personne ne donne à l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même (— le non-sens de l’« idée », réfuté en dernier lieu, a été enseigné, sous le nom de « liberté intelligible », par Kant et peut-être déjà par Platon). Personne n’est responsable du fait que l’homme existe, qu’il est conformé de telle ou telle façon, qu’il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but ; avec lui on ne fait pas d’essai pour atteindre un « idéal d’humanité », un « idéal de bonheur », ou bien un « idéal de moralité », — il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque. Nous avons inventé l’idée de « but » : dans la réalité le « but » manque… On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, — il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout ! — Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le monde n’est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, — par là l’innocence du devenir est rétablie… L’idée de « Dieu » fut jusqu’à présent la plus grande objection contre l’existence… Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par là seulement nous sauvons le monde. —

CEUX QUI VEULENT RENDRE L’HUMANITÉ
« MEILLEURE »

1.

On sait ce que j’exige du philosophe : de se placer par-delà le bien et le mal, — de placer au-dessous de lui l’illusion du jugement moral. Cette exigence est le résultat d’un examen que j’ai formulé pour la première fois : je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas du tout de faits moraux. Le jugement moral a cela en commun avec le jugement religieux de croire à des réalités qui n’en sont pas. La morale n’est qu’une interprétation de certains phénomènes, mais une fausse interprétation. Le jugement moral appartient, tout comme le jugement religieux, à un degré de l’ignorance, où la notion de la réalité, la distinction entre le réel et l’imaginaire n’existent même pas encore : en sorte que, sur un pareil degré, la « vérité » ne fait que désigner des choses que nous appelons aujourd’hui « imagination ». Voilà pourquoi le jugement moral ne doit jamais être pris à la lettre : comme tel il ne serait toujours que contresens. Mais comme sémiotique il reste inappréciable : il révèle, du moins pour celui qui sait, les réalités les plus précieuses sur les cultures et les génies intérieurs qui ne savaient pas assez pour se « comprendre » eux-mêmes. La morale n’est que le langage des signes, une symptomatologie : il faut déjà savoir de quoi il s’agit pour pouvoir en tirer profit.

2.

Voici, tout à fait provisoirement, un premier exemple. De tout temps on a voulu « améliorer » les hommes : c’est cela, avant tout, qui s’est appelé morale. Mais sous ce même mot « morale » se cachent les tendances les plus différentes. La domestication de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, est une « amélioration » : ces termes zoologiques expriment seuls des réalités, — mais ce sont là des réalités dont l’ « améliorateur » type, le prêtre ne sait rien en effet, — dont il ne veut rien savoir… Appeler « amélioration » la domestication d’un animal, c’est là, pour notre oreille, presque une plaisanterie. Qui sait ce qui arrive dans les ménageries, mais je doute bien que la bête y soit « améliorée ». On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures on en fait la bête malade. — Il n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé que le prêtre a rendu « meilleur ». Dans les premiers temps du Moyen-âge, où l’Église était avant tout une ménagerie, on faisait partout la chasse aux beaux exemplaires de la « bête blonde », — on « améliorait » par exemple les nobles Germains. Mais quel était après cela l’aspect d’un de ces Germains rendu « meilleur » et attiré dans un couvent ? Il avait l’air d’une caricature de l’homme, d’un avorton : on en avait fait un « pécheur », il était en cage, on l’avait enfermé au milieu des idées les plus épouvantables… Couché là, malade, misérable, il s’en voulait maintenant à lui-même ; il était plein de haine contre les instincts de vie, plein de méfiance envers tout ce qui était encore fort et heureux. En un mot, il était « chrétien »… Pour parler physiologiquement : dans la lutte avec la bête, rendre malade est peut-être le seul moyen d’affaiblir. C’est ce que l’Église a compris : elle a perverti l’homme, elle l’a affaibli, — mais elle a revendiqué l’avantage de l’avoir rendu « meilleur ».

3.

Prenons l’autre cas de ce que l’on appelle la morale, le cas de l’élevage d’une certaine espèce. L’exemple le plus grandiose en est donné par la morale indoue, par la « loi de Manou » qui reçoit la sanction d’une religion. Ici l’on se pose le problème de ne pas élever moins de quatre races à la fois. Une race sacerdotale, une race guerrière, une race de marchands et d’agriculteurs, et enfin une race de serviteurs, les Soudra. Il est visible que nous ne sommes plus ici au milieu de dompteurs d’animaux : une espèce d’hommes cent fois plus douce et plus raisonnable est la condition première pour arriver à concevoir le plan d’un pareil élevage. On respire plus librement lorsque l’on passe de l’atmosphère chrétienne, atmosphère d’hôpital et de prison, dans ce monde plus sain, plus haut et plus large. Comme le Nouveau Testament est pauvre à côté de Manou, comme il sent mauvais ! — Mais cette organisation, elle aussi, avait besoin d’être terrible, — non pas, cette fois-ci, dans la lutte avec la bête, mais avec l’idée contraire de la bête, avec l’homme qui ne se laisse pas élever, l’homme du mélange incohérent, le Tchândâla. Et encore elle n’a pas trouvé d’autre moyen pour le désarmer et pour l’affaiblir, que de le rendre malade, — c’était la lutte avec le « plus grand nombre ». Peut-être n’y a-t-il rien qui soit aussi contraire à notre sentiment que cette mesure de sûreté de la morale indoue. Le troisième édit par exemple (Avadana-Sastra I), celui des « légumes impurs », ordonne que la seule nourriture permise aux Tchândâla soit l’ail et l’oignon, attendu que la Sainte Écriture défend de leur donner du blé ou des fruits qui portent des graines, et qu’elle les prive d’eau et de feu. Le même édit déclare que l’eau dont ils ont besoin ne peut être prise ni des fleuves, ni des sources, ni des étangs, mais seulement aux abords des marécages et des trous laissés dans le sol par l’empreinte des pieds d’animaux. De même il leur est interdit de laver leur linge, et de se laver eux-mêmes, parce que l’eau qui leur est accordée par grâce ne peut servir qu’à étancher leur soif. Enfin il existait encore une défense aux femmes Soudra d’assister les femmes Tchândâla en mal d’enfant, et, pour ces dernières, de s’assister mutuellement… — Le résultat d’une pareille police sanitaire ne devait pas manquer de se manifester : épidémies meurtrières, maladies sexuelles épouvantables, et, comme résultat, derechef la « loi du couteau », ordonnant la circoncision pour les enfants mâles, et l’ablation des petites lèvres pour les enfants femelles. — Manou lui-même disait : « Les Tchândâla sont le fruit de l’adultère, de l’inceste et du crime (— c’est là la conséquence nécessaire de l’idée d’élevage). Ils ne doivent avoir pour vêtements que les lambeaux enlevés aux cadavres, pour vaisselle des tessons, pour parure de vieille ferraille, et les mauvais esprits pour objets de leur culte ; ils doivent errer d’un lieu à l’autre, sans repos. Il leur est défendu d’écrire de gauche à droite et de se servir de la main droite pour écrire, l’usage de la main droite et de l’écriture de gauche à droite étant réservé aux gens de vertu, aux gens de race. » —

4.

Ces prescriptions sont assez instructives : nous voyons en elles l’humanité arienne absolument pure, absolument primitive, — nous voyons que l’idée de « pur sang » est le contraire d’une idée inoffensive. D’autre part on aperçoit clairement dans quel peuple elle est devenue religion, elle est devenue génie… Considérés à ce point de vue, les Évangiles sont un document de premier ordre, et plus encore le livre d’Énoch. — Le christianisme, né de racines judaïques, intelligible seulement comme une plante de ce sol, représente le mouvement d’opposition contre toute morale d’élevage, de la race et du privilège : — il est la religion anti-arienne par excellence : le christianisme, la transmutation de toutes les valeurs ariennes, la victoire des évaluations des Tchândâla, l’évangile des pauvres et des humbles proclamé, l’insurrection générale de tous les opprimés, des misérables, des ratés, des déshérités, leur insurrection contre la « race », — l’immortelle vengeance des Tchândâla devenue religion de l’amour

5.

La morale de l’élevage et la morale de la domestication se valent absolument par les moyens dont elles se servent pour arriver à leurs fins : nous pouvons établir comme règle première que pour faire de la morale il faut absolument avoir la volonté du contraire. C’est là le grand, l’inquiétant problème que j’ai poursuivi le plus longtemps : la psychologie de ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure ». Un petit fait assez modeste au fond, celui de la pia fraus, m’ouvrit le premier accès à ce problème : la pia fraus fut l’héritage de tous les philosophes, de tous les prêtres qui voulurent rendre l’humanité « meilleure ». Ni Manou, ni Platon, ni Confucius, ni les maîtres juifs et chrétiens n’ont jamais douté de leur droit au mensonge. Ils n’ont pas douté de bien d’autres droits encore… Si l’on voulait s’exprimer en formule, on pourrait dire : tous les moyens par lesquels jusqu’à présent l’humanité devrait être rendue plus morale étaient foncièrement immoraux. —

CE QUE LES ALLEMANDS SONT EN TRAIN
DE PERDRE

1.

Parmi les Allemands, il ne suffit pas aujourd’hui d’avoir de l’esprit : il faut encore en prendre, s’arroger de l’esprit…

Je connais peut-être les Allemands et peut-être ai-je le droit de leur dire quelques vérités. La nouvelle Allemagne représente une forte dose de capacités transmises et acquises, en sorte que, pendant un certain temps, elle peut dépenser sans compter son trésor de forces accumulées. Ce n’est pas une haute culture qui s’est mise à dominer avec elle, encore moins un goût délicat, une noble « beauté » des instincts ; mais ce sont des vertus plus viriles que celles que pourrait présenter un autre pays de l’Europe. Beaucoup de bon courage et de respect de soi-même, beaucoup de sûreté dans les relations et dans la réciprocité des devoirs, beaucoup d’activité et d’endurance — et une sobriété héréditaire qui a plutôt besoin d’aiguillon que d’entrave. J’ajoute qu’ici l’on obéit encore sans que l’obéissance humilie… et personne ne méprise son adversaire…

On voit que je ne demande pas mieux que de rendre justice aux Allemands : en cela je ne voudrais pas me manquer à moi-même — il faut donc aussi que je leur fasse mes objections. Il en coûte beaucoup d’arriver au pouvoir : le pouvoir abêtit… Les Allemands — on les appelait autrefois un peuple de penseurs : je me demande si, d’une façon générale, ils pensent encore aujourd’hui ? Les Allemands s’ennuient maintenant de l’esprit, les Allemands se méfient maintenant de l’esprit. La politique dévore tout le sérieux que l’on pourrait mettre aux choses vraiment spirituelles. — « L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout[2] », je crains bien que cela n’ait été là, la fin de la philosophie allemande… « Il y a-t-il des philosophes allemands ? il y a-t-il des poètes allemands ? il y a-t-il de bons livres allemands ? » — Telle est la question que l’on me pose à l’étranger. Je rougis, mais avec la bravoure qui m’est propre, même dans les cas désespérés, je réponds : « Oui, Bismarck ! » Avais-je donc le droit d’avouer quels livres on lit aujourd’hui ?… Maudit instinct de la médiocrité ! —

2.

— Ce que pourrait être l’esprit allemand, qui n’a pas déjà fait là-dessus des réflexions profondément douloureuses ! Mais ce peuple s’est abêti à plaisir depuis près de mille ans : nulle part on n’a abusé avec plus de dépravation des deux grands narcotiques européens, l’alcool et le christianisme. Récemment, il s’en est même encore ajouté un troisième, qui suffirait, à lui seul, pour consommer la ruine de toute subtile et hardie mobilité de l’esprit ; je veux parler de la musique, de notre musique allemande bourbeuse et embourbée. — Combien y a-t-il de lourdeur chagrine, de paralysie, d’humidité, de robes de chambre, combien y a-t-il de bière dans l’intelligence allemande ! Comment est-il possible que des jeunes gens qui vouent leur existence aux buts les plus spirituels ne sentent pas en eux le premier instinct de la spiritualité, l’instinct de conservation de l’esprit — et qu’ils boivent de la bière ?… L’alcoolisme de la jeunesse savante n’est peut-être pas encore une raison pour révoquer en doute leur savoir — même sans esprit on peut être un grand savant — mais, à tout autre égard, il demeure un problème. Où ne la trouverait-on pas, cette douce dégénérescence que produit la bière dans l’esprit ? Dans un cas resté presque célèbre, j’ai une fois mis le doigt sur une pareille plaie — la dégénérescence de notre premier libre penseur allemand, le prudent David Strauss, devenu l’auteur d’un évangile de brasserie et d’une « foi nouvelle »… Ce n’est pas en vain qu’il a fait à l’« aimable brune »[3] sa dédicace en vers : — Fidèle jusqu’à la mort…

3.

— J’ai parlé de l’esprit allemand : j’ai dit qu’il devenait plus grossier, plus plat. Est-ce assez ? — Au fond, c’est tout autre chose qui m’effraye ; comment, le sérieux allemand, la profondeur allemande, la passion allemande pour les choses de l’esprit vont toujours en diminuant. Le pathos s’est transformé et non pas seulement l’intellectualité. — Il m’arrive d’approcher de temps en temps des universités allemandes : quelle atmosphère règne parmi ces savants, quelle spiritualité vide, satisfaite et attiédie ! On se méprendrait profondément si l’on voulait m’objecter ici la science allemande — et ce serait de plus une preuve que l’on n’a pas lu une ligne de moi. Depuis dix-huit ans, je ne me suis pas lassé de mettre en lumière l’influence déprimante de notre scientifisme actuel sur l’esprit. Le dur esclavage à quoi l’immense étendue de la science condamne aujourd’hui chaque individu est une des raisons principales qui fait que des natures aux dons plus pleins, plus riches, plus profonds, ne trouvent plus d’éducation et d’éducateurs qui leur soient conformes. Rien ne fait plus souffrir notre culture que cette abondance de portefaix prétentieux et d’humanités fragmentaires ; nos universités sont, malgré elles, les véritables serres-chaudes pour ce genre de dépérissement de l’esprit dans son instinct. Et toute l’Europe commence déjà à s’en rendre compte — la grande politique ne trompe personne… L’Allemagne est considérée toujours davantage comme le pays plat de l’Europe. — Je suis encore à la recherche d’un Allemand avec qui je puisse être sérieux à ma façon, — et combien plus avec qui j’oserais être joyeux ! — Crépuscule des idoles : ah ! qui comprendrait aujourd’hui de quel sérieux un philosophe se repose ici ! La sérénité, c’est ce qu’il y a de plus incompréhensible en nous…

4.

Voyons la question par son autre face : il n’est pas seulement évident que la culture allemande est en décadence, mais encore les raisons suffisantes pour qu’il en soit ainsi ne manquent pas. En fin de compte personne ne peut dépenser plus qu’il n’a : — il en est ainsi pour les individus comme pour les peuples. Si l’on se dépense pour la puissance, la grande politique, l’économie, le commerce international, le parlementarisme, les intérêts militaires, — si l’on dissipe de ce côté la dose de raison, de sérieux, de volonté, de domination de soi que l’on possède, l’autre côté s’en ressentira. La Culture et l’État — qu’on ne s’y trompe pas — sont antagonistes : « État civilisé », ce n’est là qu’une idée moderne. L’un vit de l’autre, l’un prospère au détriment de l’autre. Toutes les grandes époques de culture sont des époques de décadence politique : ce qui a été grand au sens de la culture a été non-politique, et même anti-politique… Le cœur de Goethe s’est ouvert devant le phénomène Napoléon, — il s’est refermé devant les « guerres d’indépendance »… Au moment où l’Allemagne s’élève comme grande puissance, la France gagne une importance nouvelle comme puissance de culture. Aujourd’hui déjà, beaucoup de sérieux nouveau, beaucoup de nouvelle passion de l’esprit a émigré à Paris ; la question du pessimisme, par exemple, la question Wagner, presque toutes les questions psychologiques et artistiques sont examinées là-bas avec infiniment plus de finesse et de profondeur qu’en Allemagne, — les Allemands sont même incapables de cette espèce de sérieux. — Dans l’histoire de la culture européenne, la montée de l’« Empire » signifie avant tout une chose : un déplacement du centre de gravité. On s’en rend déjà compte partout : dans la chose principale, — et c’est là toujours la culture — les Allemands ne sont plus pris en considération. On demande : Pouvez-vous présenter, ne fût-ce qu’un seul esprit qui entre en ligne de compte pour l’Europe ? Un esprit tel que votre Goethe, votre Hegel, votre Henri Heine, votre Schopenhauer, qui entre en ligne de compte comme eux ? — Qu’il n’y ait plus un seul philosophe allemand, de cela l’étonnement n’a point de limite. —

5.

Ce qu’il y a d’essentiel dans l’enseignement supérieur en Allemagne s’est perdu : le but tout aussi bien que le moyen qui mène au but. Que l’éducation, la culture même soient le but — et non « l’Empire », — que pour ce but il faille des éducateurs — et non des professeurs de lycée et des savants d’université — c’est cela qu’on a oublié… Il faudrait des éducateurs, éduqués eux-mêmes, des esprits supérieurs et nobles qui s’affirment à chaque moment, par la parole et par le silence, des êtres d’une culture mûre et savoureuse, — et non des butors savants que le lycée et l’université offrent aujourd’hui comme « nourrices supérieures ». Les éducateurs manquent, abstraction faite pour les exceptions des exceptions, condition première de l’éducation : de là l’abaissement de la culture allemande. — Mon vénérable ami Jacob Burckhardt à Bâle est une de ces exceptions, rare entre toutes : c’est à lui que Bâle doit en premier lieu sa prédominance en humanité. — Ce que les « écoles supérieures » allemandes atteignent en effet, c’est un dressage brutal pour rendre utilisable, exploitable pour le service de l’État, une légion de jeunes gens avec une perte de temps aussi minime que possible. « Éducation supérieure » et légion — c’est là une contradiction primordiale. Toute éducation supérieure n’appartient qu’aux exceptions : il faut être privilégié pour avoir un droit à un privilège si supérieur. Toutes les choses grandes et belles ne peuvent jamais être un bien commun : pulchrum est paucorum hominum. Qu’est-ce qui amène l’abaissement de la culture allemande ? Le fait que l’« éducation supérieure » n’est plus un privilège — le démocratisme de la « culture » devenue obligatoire, commune. Il ne faut pas oublier que les privilèges de service militaire forcent à cette fréquentation exagérée des écoles supérieures, ce qui est la décadence de ces écoles. — Personne n’a plus la liberté, dans l’Allemagne actuelle, de donner à ses enfants une éducation noble : nos écoles « supérieures » sont toutes établies selon une médiocrité ambiguë, avec des professeurs, des programmes, un aboutissement. Et partout règne une hâte indécente, comme si quelque chose était négligé quand le jeune homme n’a pas « fini » à vingt-trois ans, quand il ne sait pas encore répondre à cette « question essentielle » : quelle carrière choisir ? — Une espèce supérieure d’hommes, soit dit avec votre permission, n’aime pas les « carrières » — et c’est précisément parce qu’elle se sent appelée… Elle a le temps, elle se prend le temps, elle ne pense pas du tout à « finir », — à trente ans l’on est, au sens de la haute culture, un commençant, un enfant. — Nos lycées débordants, nos professeurs de lycée surchargés et abêtis sont un scandale : pour prendre cet état de choses sous sa protection, comme l’ont fait récemment les professeurs de Heidelberg, on a peut-être des motifs, — mais des raisons il n’y en a point.

6.

— Je présente, pour ne pas sortir de mon habitude d’affirmer et de ne m’occuper des objections et des critiques que d’une façon indirecte et involontaire, je présente dès l’abord les trois tâches pour lesquelles il nous faut avoir des éducateurs. Il faut apprendre à voir, il faut apprendre à penser, il faut apprendre à parler et à écrire ; dans ces trois choses le but est une culture noble. — Apprendre à voir — habituer l’œil au repos, à la patience, l’habituer à laisser venir les choses ; remettre le jugement, apprendre à circonvenir et à envelopper le cas particulier. C’est là la première préparation pour éduquer l’esprit. Ne pas réagir immédiatement à une séduction, mais savoir utiliser les instincts qui entravent et qui isolent. Apprendre à voir, tel que je l’entends, c’est, en quelque sorte, ce que le langage courant et non philosophique appelle la volonté forte : l’essentiel, c’est précisément de ne pas « vouloir », de pouvoir suspendre la décision. Tout acte anti-spirituel et toute vulgarité reposent sur l’incapacité de résister à une séduction : — on est contraint de réagir, on suit toutes les impulsions. Dans beaucoup de cas une telle obligation est déjà la suite d’un état maladif, d’un état de dépression, un symptôme d’épuisement, — puisque tout ce que la brutalité non philosophique appelle « vice » n’est que cette incapacité physiologique de ne point réagir. Une application de cet enseignement de la vue : lorsque l’on est de ceux qui apprennent, on devient d’une façon générale plus lent, plus méfiant, plus résistant. On laissera venir à soi toutes espèces de choses étrangères et nouvelles avec d’abord une tranquillité hostile, — on en retirera la main. Avoir toutes les portes ouvertes, se mettre à plat ventre devant tous les petits faits, être toujours prêt à s’introduire, à se précipiter dans ce qui est étranger, en un mot cette célèbre « objectivité » moderne, c’est cela qui est de mauvais goût, cela manque de noblesse par excellence. —

7.

Apprendre à penser : dans nos écoles on en a complètement perdu la notion. Même dans les universités, même parmi les savants en philosophie proprement dits, la logique, en tant que théorie, pratique et métier, commence à disparaître. Qu’on lise des livres allemands : on ne s’y souvient même plus de loin que pour penser il faille une technique, un plan d’étude, une volonté de maîtrise, — que l’art de penser doit être appris, comme la danse, comme une espèce de danse… Qui parmi les Allemands connaît encore par expérience ce léger frisson que fait passer dans tous les muscles le pied léger des choses spirituelles ! — La raide balourdise du geste intellectuel, la main lourde au toucher — cela est allemand à un tel point, qu’à l’étranger on le confond avec l’esprit allemand en général. L’Allemand n’a pas de doigté pour les nuances… Le fait que les Allemands ont pu seulement supporter leurs philosophes, avant tout ce cul-de-jatte des idées, le plus rabougri qu’il y ait jamais eu, le grand Kant, donne une bien petite idée de l’élégance allemande. — C’est qu’il n’est pas possible de déduire de l’éducation noble, la danse sous toutes ses formes. Savoir danser avec les pieds, avec les idées, avec les mots : faut-il que je dise qu’il est aussi nécessaire de le savoir avec la plume, — qu’il faut apprendre à écrire ? — Mais, en cet endroit, pour des lectures allemandes, je deviendrais tout à fait une énigme…

FLÂNERIES INACTUELLES

1.

Mes impossibilités. — Sénèque : ou le toréador de la vertu. — Rousseau : ou le retour à la nature in impuris naturalibus. — Schiller : ou le Moral-Trompeter von Sæckingen[4]. — Dante : ou la hyène qui versifie dans les tombes. — Kant : ou le cant comme caractère intelligible. — Victor Hugo : ou le Phare de l’océan du non-sens. — Liszt : ou le style courant… après les femmes. — George Sand : ou lactea ubertas, soit : la vache laitière au « beau style ». — Michelet : ou l’enthousiasme en bras de chemise. — Carlyle : ou le pessimisme de mauvaise digestion. — John Stuart Mill : ou la blessante clarté. — Les frères de Goncourt : ou les deux Ajax en lutte avec Homère (Musique d’Offenbach). — Zola : ou « la joie de puer ».

2.

Renan. — La théologie, c’est la perversion de la raison par le « péché originel » (le christianisme). À preuve Renan qui, dès qu’il risque un oui ou un non d’un ordre général, frappe à faux avec une régularité scrupuleuse. Il voudrait par exemple unir étroitement la science et la noblesse : mais la science appartient à la démocratie, cela saute aux yeux. Il désire représenter, non sans quelque ambition, une aristocratie de l’esprit : mais en même temps il se met à genoux devant la doctrine contraire, l’évangile des humbles, et non seulement à genoux… À quoi sert toute libre pensée, toute modernité, toute moquerie, toute souplesse de torcol, quand, avec ses entrailles, on est resté chrétien, catholique et même prêtre ! Renan possède, tout comme un jésuite et un confesseur, sa faculté inventive dans la séduction ; sa spiritualité ne manque pas de ce large sourire bonasse de la prêtraille, — comme tous les prêtres il ne devient dangereux que lorsqu’il aime. Personne ne l’égale dans sa façon d’adorer, une façon d’adorer qui met la vie en danger… Cet esprit de Renan, un esprit qui énerve, est une calamité de plus pour cette pauvre France malade, malade dans sa volonté. —

3.

Sainte-Beuve. — Il n’a rien qui soit de l’homme ; il est plein de petite haine contre tous les esprits virils. Il erre çà et là, raffiné, curieux, ennuyé, aux écoutes, — un être féminin au fond, avec des vengeances de femme et des sensualités de femme. En tant que psychologue, un génie de médisance ; inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s’entend aussi bien à mêler du poison à l’éloge. Ses instincts inférieurs sont plébéiens et parents au ressentiment de Rousseau ; donc il est romantique, — car sous tout le romantisme grimace et guette l’instinct de vengeance de Rousseau. Révolutionnaire, mais encore tenu en bride par la crainte. Sans indépendance devant tout ce qui possède de la force (l’opinion publique, l’académie, la cour, sans excepter Port-Royal). Irrité contre tout ce que les hommes et les choses ont de grand, contre tout ce qui croit en soi-même. Suffisamment poète et demi-femme pour sentir encore la puissance de ce qui est grand ; sans cesse recoquillé comme ce ver célèbre, parce qu’il sent toujours qu’on lui marche dessus. Sans criterium dans sa critique, sans point d’appui et sans épine dorsale, avec souvent la langue du libertin cosmopolite, mais sans même avoir le courage d’avouer son libertinage. Sans philosophie en tant qu’historien, sans la puissance du regard philosophique, — c’est pourquoi il rejette sa tâche de juger, dans toutes les questions essentielles, en se faisant de « l’objectivité » un masque. Tout autre son attitude en face des choses où un goût raffiné et souple devient juge suprême : là il a vraiment le courage et le plaisir d’être lui-même, — là il est passé maître. — Par quelques côtés, c’est un précurseur de Baudelaire. —

4.

L’Imitation de Jésus-Christ fait partie des livres que je ne puis pas prendre en main sans éprouver en moi-même une résistance physiologique : elle exhale un parfum d’éternel féminin pour lequel il faut déjà être Français — ou bien wagnérien… Ce saint a une façon de parler de l’amour qui rend curieuses même les Parisiennes. — On me dit que le plus avisé des jésuites, Auguste Comte, qui voulait conduire les Français à Rome par le détour de la science, s’était inspiré de ce livre. Je vous crois : « la religion du cœur »…

5.

G. Éliot. — Ils se sont débarrassés du Dieu chrétien et ils croient maintenant, avec plus de raison encore, devoir retenir la morale chrétienne. C’est là une déduction anglaise, nous ne voulons pas en blâmer les femelles morales à la Éliot. Quiconque en Angleterre se permet quelques libertés à l’égard de la théologie, est obligé de se réhabiliter en affichant un fanatisme moral d’autant plus farouche. C’est la rançon que, pour une pareille audace, il faut payer là-bas. — Pour nous autres, il en est autrement. Si l’on renonce à la foi chrétienne, on s’enlève du même coup le droit à la morale chrétienne. Celle-ci ne peut en aucune façon se légitimer par elle-même ; il faut remettre ce point sans cesse en lumière, malgré ces Anglais, aux esprits superficiels. Le christianisme est un système, un ensemble d’idées et d’opinions sur les choses. Si l’on en arrache un concept essentiel, la croyance en Dieu, on brise en même temps le tout : on ne garde plus rien de nécessaire entre les doigts. Le christianisme admet que l’homme ne sache point, ne puisse point savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais pour lui : il croit en Dieu qui seul le sait. La morale chrétienne est un commandement ; son origine est transcendante ; elle est au-delà de toute critique, de tout droit à la critique ; elle n’a de vérité que si Dieu est la vérité,— elle existe et elle tombe avec la foi en Dieu. — Si les Anglais croient en effet savoir par eux-mêmes, « intuitivement », ce qui est bien et mal, s’ils se figurent, par conséquent, ne pas avoir besoin du christianisme comme garantie de la morale, cela n’est en soi-même que la conséquence de la souveraineté de l’évolution chrétienne et une expression de la force et de la profondeur de cette souveraineté : en sorte que l’origine de la morale anglaise a été oubliée, en sorte que l’extrême dépendance de son droit à exister n’est plus ressentie. Pour l’Anglais, la Morale n’est pas encore un problème…

6.

George Sand. — J’ai lu les premières Lettres d’un voyageur : comme tout ce qui tire son origine de Rousseau, cela est faux, factice, boursouflé, exagéré. Je ne puis supporter ce style de tapisserie, tout aussi peu que l’ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux. Ce qui reste cependant de pire, c’est la coquetterie féminine avec des virilités, avec des manières de gamins mal élevés. — Combien elle a dû être froide avec tout cela, cette artiste insupportable ! Elle se remontait comme une pendule — et elle écrivait… Froide comme Victor Hugo, comme Balzac, comme tous les Romantiques, dès qu’ils étaient à leur table de travail. Et avec combien de suffisance elle devait être couchée là, cette terrible vache à écrire qui avait quelque chose d’allemand, dans le plus mauvais sens du mot, comme Rousseau lui-même, son maître, ce qui certainement n’était possible que lorsque le goût français allait à la dérive ! — Mais Renan la vénérait…

7.

Morale pour psychologues. — Ne point faire de psychologie de pacotille ! Ne jamais observer pour observer ! C’est ce qui donne une fausse optique, « un tiquage », quelque chose de forcé qui exagère volontiers. Vivre quelque chose pour vouloir le vivre — cela ne réussit pas. Il n’est pas permis, pendant l’événement, de regarder de son propre côté, tout coup d’œil se change alors en « mauvais œil ». Un psychologue de naissance se garde par instinct de regarder pour voir : il en est de même pour le peintre de naissance. Il ne travaille jamais « d’après la nature », — il s’en remet à son instinct, à sa chambre obscure pour tamiser, pour exprimer le « cas », la « nature », la « chose vécue »… Il n’a conscience que de la généralité, de la conclusion, de la résultante : il ne connaît pas ces déductions arbitraires du cas particulier. Quel résultat obtient-on lorsqu’on s’y prend autrement ? Par exemple lorsque, à la façon des romanciers parisiens, on fait de la grande et de la petite psychologie de pacotille ? On épie en quelque sorte la réalité, on rapporte tous les soirs une poignée de curiosités… Mais regardez donc ce qui en résulte — un amas de pâtés, une mosaïque tout au plus, et en tous les cas quelque chose de surajouté, de mobile, de criard. Ce sont les Goncourt qui atteignent ce qu’il y a de pire dans le genre. Ils ne mettent pas trois phrases l’une à côté de l’autre qui ne fassent mal à l’œil du psychologue. — La nature, évaluée au point de vue artistique, n’est pas un modèle. Elle exagère, elle déforme, elle laisse des trous. La nature, c’est le hasard. L’étude « d’après la nature » me semble être un mauvais signe : elle trahit la soumission, la faiblesse, le fatalisme, — cette prosternation devant les petits faits est indigne d’un artiste complet. Voir ce qui est — cela fait partie d’une autre catégorie d’esprits, les esprits antiartistiques, concrets. Il faut savoir qui l’on est…

8.

Pour la psychologie de l’artiste. — Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art est impossible. Toutes les espèces d’ivresses, fussent-elles conditionnées le plus diversement possible, ont puissance d’art : avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse la plus ancienne et la plus primitive. De même l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l’ivresse de la fête, de la lutte, de l’acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de la cruauté ; l’ivresse dans la destruction ; l’ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l’ivresse du printemps, ou bien sous l’influence des narcotiques ; enfin l’ivresse de la volonté, l’ivresse d’une volonté accumulée et dilatée. — L’essentiel dans l’ivresse c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente, — on appelle ce processus : idéaliser. Débarrassons-nous ici d’un préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en une déduction, et une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il y a de décisif c’est, au contraire, une formidable érosion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent.

9.

Dans cet état on enrichit tout de sa propre plénitude : ce que l’on voit, ce que l’on veut, on le voit gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force. L’homme ainsi conditionné transforme les choses jusqu’à ce qu’elles reflètent sa puissance, — jusqu’à ce qu’elles deviennent des reflets de sa perfection. Cette transformation forcée, cette transformation en ce qui est parfait, c’est — de l’art. Tout, même ce qu’il n’est pas, devient quand même, pour l’homme, la joie en soi ; dans l’art, l’homme jouit de sa personne en tant que perfection. Il serait permis de se figurer un état contraire, un état spécifique des instincts antiartistiques, une façon de se comporter qui appauvrirait, amincirait, anémierait toutes choses. Et, en effet, l’histoire est riche en antiartistes de cette espèce, en affamés de la vie, pour lesquels c’est une nécessité de s’emparer des choses, de les consumer, de les rendre plus maigres. C’est, par exemple, le cas du véritable chrétien, d’un Pascal par exemple ; un chrétien qui serait en même temps un artiste n’existe pas… Qu’on ne fasse pas l’enfantillage de m’objecter Raphaël ou n’importe quel chrétien homéopathique du dix-neuvième siècle. Raphaël disait oui, Raphaël créait l’affirmation, donc Raphaël n’était pas un chrétien…

10.

Que signifie les oppositions d’idées entre apollinien et dionysien, que j’ai introduites dans l’esthétique, toutes deux considérées comme des catégories de l’ivresse ? — L’ivresse apollinienne produit avant tout l’irritation de l’œil qui donne à l’œil la faculté de vision. Le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. Dans l’état dionysien, par contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce de mimique et d’art d’imitation. La facilité de la métamorphose reste l’essentiel, l’incapacité de ne pas réagir (— de même que chez certains hystériques qui, obéissant à tous les gestes, entrent dans tous les rôles). L’homme dionysien est incapable de ne point comprendre une suggestion quelconque, il ne laisse échapper aucune marque d’émotion, il a au plus haut degré l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré l’art de communiquer avec les autres. Il sait revêtir toutes les enveloppes, toutes les émotions : il se transforme sans cesse. — La musique, comme nous la comprenons aujourd’hui, n’est également qu’une irritation et une décharge complète des émotions, mais n’en reste pas moins seulement le débris d’un monde d’expressions émotives bien plus ample, un résidu de l’histrionisme dionysien. Pour rendre possible la musique, en tant qu’art spécial, on a immobilisé un certain nombre de sens, avant tout le sens musculaire (du moins jusqu’à une certaine mesure : car à un point de vue relatif, tout rythme parle encore à nos muscles) : de façon à ce que l’homme ne puisse plus imiter et représenter corporellement tout ce qu’il sent. Toutefois, c’est le véritable état normal dionysien, en tous les cas l’état primitif ; la musique est la spécification de cet état, spécification lentement atteinte, au détriment des facultés voisines.

11.

L’acteur, le mime, le danseur, le musicien, le poète lyrique sont foncièrement parents dans leurs instincts et forment un tout dont les parties se sont spécialisées et séparées peu à peu — même jusqu’à la contradiction. Le poète lyrique resta le plus longtemps uni au musicien, l’acteur au danseur. — L’architecte ne représente ni un état apollinien ni un état dionysien : chez lui c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la lourdeur, la volonté de puissance doivent être rendues visibles : l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes, tantôt convaincante et même caressante, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression dans ce qui est de grand style. La puissance qui n’a plus besoin de démonstration ; qui dédaigne de plaire ; qui répond difficilement ; qui ne sent pas de témoin autour d’elle ; qui, sans en avoir conscience, vit des objections qu’on fait contre elle ; qui repose sur elle-même, fatalement, une loi parmi les lois : c’est ce qui parle de soi en grand style. —

12.

J’ai lu la vie de Thomas Carlyle, cette farce involontaire, cette interprétation héroïco-morale des affections dyspeptiques. — Carlyle, un homme aux fortes paroles et aux fortes attitudes, un rhéteur par nécessité, agacé sans cesse par le désir d’une forte croyance et par son incapacité à y parvenir (— en cela un romantique typique !). Le désir d’une forte croyance n’en est point la preuve, tout au contraire. Lorsque l’on possède cette croyance, on peut se payer le luxe du scepticisme : on est assez sûr, assez ferme, assez lié pour cela. Carlyle étourdit quelque chose en lui-même par le fortissimo de sa vénération pour les hommes d’une forte croyance et par sa rage contre les moins stupides : il a besoin du bruit. Une déloyauté envers lui-même, constante et passionnée, — c’est là ce qui lui est propre, c’est par là qu’il demeure intéressant. — Il est vrai qu’en Angleterre on l’admire précisément à cause de sa loyauté… Eh bien ! c’est très anglais cela, et si l’on considère que les Anglais sont le peuple du cant parfait, c’est même légitime et non pas seulement compréhensible. Au fond Carlyle est un athée anglais qui veut mettre son honneur à ne point l’être.

13.

Emerson. — Il est beaucoup plus éclairé, plus divers, plus multiple, plus raffiné que Carlyle, et, avant tout, il est plus heureux… Il est de ceux qui ne se nourrissent instinctivement que d’ambroisie, et qui laissent de côté ce qu’il y a d’indigeste dans les choses. Opposé à Carlyle, c’est un homme de goût. — Carlyle, qui l’aimait beaucoup, disait de lui, malgré cela : « Il ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. » Ce qui peut avoir été dit avec raison, mais pas au détriment d’Emerson. — Emerson possède cette bonne et spirituelle sérénité qui décourage tout sérieux ; il ne sait absolument pas combien il est déjà vieux et combien il sera encore jeune, — il pouvait dire de lui avec le mot de Lope de Vega : « Yo me sucedo a mi mismo. » Son esprit trouve toujours des raisons d’être heureux et même reconnaissant ; et quelquefois il frôle la sereine transcendance de ce digne homme qui revenait d’un rendez-vous amoureux tanquam re bene gesta. « Ut desint vires, dit-il avec reconnaissance, tamen est laudanda voluptas. » —

14.

Anti-Darwin. — Pour ce qui en est de la fameuse « Lutte pour la Vie », elle me semble provisoirement plutôt affirmée que démontrée. Elle se présente, mais comme exception ; l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine, tout au contraire la richesse, l’opulence, l’absurde prodigalité même, — où il y a lutte, c’est pour la puissance… Il ne faut pas confondre Malthus avec la nature. — En admettant cependant que cette lutte existe — et elle se présente en effet, — elle se termine malheureusement d’une façon contraire à celle que désirerait l’école de Darwin, à celle que l’on oserait peut-être désirer avec elle : je veux dire au détriment des forts, des privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne croissent point dans la perfection : les faibles finissent toujours par se rendre maîtres des forts — c’est parce qu’ils ont le grand nombre, ils sont aussi plus rusés… Darwin a oublié l’esprit (— cela est bien anglais !), les faibles ont plus d’esprit… Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de l’esprit, — (on perd l’esprit lorsque l’on n’en a plus besoin). Celui qui a de la force se défait de l’esprit (— « Laisse-le aller ! pense-t-on aujourd’hui en Allemagne — il faut que l’Empire nous reste[5] »…). Ainsi qu’on le voit, j’entends par esprit, la circonspection, la patience, la ruse, la dissimulation, le grand empire sur soi-même et tout ce qui est mimicry (une grande partie de ce que l’on appelle vertu appartient à cette dernière).

15.

Casuistique du psychologue. — Celui-ci connaît les hommes : pourquoi donc les étudie-t-il ? Il ne veut pas obtenir sur eux de petits avantages, ni même de grands, — c’est un homme politique !… Celui-là connaît aussi les hommes : et vous dites qu’il ne veut rien en tirer pour lui-même ; c’est, dites-vous, un grand « impersonnel ». Voyez donc de plus près ! Peut-être veut-il même un avantage encore pire : se sentir supérieur aux hommes, avoir le droit de les regarder de haut, ne plus se confondre avec eux. Cet « impersonnel » méprise les hommes : et le premier est de l’espèce plus humaine, quoi que puisse en faire croire l’apparence. Il se place du moins en égal, il se place au milieu

16.

Le tact psychologique des Allemands me semble être mis en doute par une série de faits dont ma modestie m’empêche de présenter la nomenclature. Dans un cas je ne manquerai pas de grandes occasions pour démontrer ma thèse : je garde rancune aux Allemands de s’être mépris sur Kant et sa « philosophie des portes de derrière », comme je l’appelle, — ce n’était point là le type de l’honnêteté intellectuelle. — Ce que je ne puis pas entendre non plus, c’est cet « et » d’un mauvais aloi : les Allemands disent « Gœthe et Schiller », — je crains même qu’ils ne disent « Schiller et Gœthe »… Ne connaît-on donc pas encore ce Schiller ? — Il y a des « et » encore pires ; j’ai entendu de mes propres oreilles, il est vrai seulement parmi des professeurs d’université : « Schopenhauer et Hartmann »…

17.

C’est aux âmes les plus spirituelles, en admettant qu’elles soient les plus courageuses, qu’il est donné de vivre les tragédies les plus douloureuses : mais c’est bien pour cela qu’elles tiennent la vie en honneur, parce qu’elle leur oppose son plus grand antagonisme.

18.

POUR « LA CONSCIENCE INTELLECTUELLE ». — Rien ne me semble aujourd’hui plus rare que la véritable hypocrisie. J’ai de grands soupçons que cette plante ne supporte pas l’air doux de notre civilisation. L’hypocrisie fait partie de l’âge des fortes croyances, où, même en étant forcé de faire parade d’une autre foi que la sienne, on n’abandonnait pas sa foi. Aujourd’hui on l’abandonne, ou bien, ce qui est plus fréquent encore, on fait acquisition d’une seconde croyance, — dans tous les cas on reste honnête. Il est incontestable que de nos jours il est possible d’avoir un plus grand nombre de convictions que l’on n’en avait autrefois : possible, c’est-à-dire permis, ce qui signifie inoffensif. C’est ce qui produit la tolérance envers soi-même. — La tolérance envers soi-même permet plusieurs convictions : ces convictions vivent en bonne intelligence, elles se gardent bien, comme tout le monde aujourd’hui, de se compromettre. Avec quoi se compromet-on aujourd’hui ? Avec de l’esprit de conséquence. Lorsque l’on suit une ligne droite. Lorsque l’on ne prête pas à double sens, je veux dire à quintuple sens. Lorsque l’on est véridique… Je crains bien que, pour certains vices, l’homme moderne soit simplement trop commode : ce qui fait que ces vices s’éteignent littéralement. Tout le mal qui dépend de la volonté forte — et peut-être n’y a-t-il pas de mal sans force de volonté, — dégénère en vertu dans notre atmosphère molle… Les quelques rares hypocrites que j’ai appris à connaître imitaient l’hypocrisie : c’étaient, comme l’est aujourd’hui un homme sur dix, des comédiens. —

19.

Beau et laid. — Rien n’est plus confidentiel, disons plus restreint que notre sens du beau. Celui qui voudrait se le figurer, dégagé de la joie que l’homme cause à l’homme, perdrait pied immédiatement. Le « beau en soi » n’est qu’un mot, ce n’est pas même une idée. Dans le beau l’homme se pose comme mesure de la perfection ; dans des cas choisis il s’y adore. Une espèce ne peut pas du tout faire autrement que de s’affirmer de cette façon. Son instinct le plus bas, celui de la conservation et de l’élargissement de soi, rayonne encore dans de pareilles sublimités. L’homme se figure que c’est le monde lui-même qui est surchargé de beautés, — il s’oublie en tant que cause de ces beautés. Lui seul l’en a comblé, hélas ! d’une beauté très humaine, rien que trop humaine !… En somme, l’homme se reflète dans les choses, tout ce qui lui rejette son image lui semble beau : le jugement « beau » c’est sa vanité de l’espèce… Un peu de méfiance cependant peut glisser cette question à l’oreille du sceptique : le monde est-il vraiment embelli parce que c’est précisément l’homme qui le considère comme beau ? Il l’a représenté sous une forme humaine : voilà tout. Mais rien, absolument rien, ne nous garantit que le modèle de la beauté soit l’homme. Qui sait quel effet il ferait aux yeux d’un juge supérieur du goût ? Peut-être paraîtrait-il osé ? peut-être même réjouissant ? peut-être un peu arbitraire ?… « Ô Dionysos, divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? » demanda un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célèbres dialogues sur l’île de Naxos. « Je trouve quelque chose de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? »

20.

Rien n’est beau, il n’y a que l’homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute esthétique, c’est sa première vérité. Ajoutons-y dès l’abord la deuxième : rien n’est laid si ce n’est l’homme qui dégénère, — avec cela l’empire des jugements esthétiques est circonscrit. — Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme. Cela le fait songer à la décomposition, au danger, à l’impuissance. Il y perd décidément de la force. On peut mesurer au dynamomètre l’effet de la laideur. En général, lorsque l’homme éprouve un état d’affaissement, il flaire l’approche de quelque chose de « laid ». Son sentiment de puissance, sa volonté de puissance, son courage, sa fierté — tout ceci s’abaisse avec le laid et monte avec le beau… Dans les deux cas nous tirons une conclusion : les prémisses en sont amassées en abondance dans l’instinct. Nous entendons le laid comme un signe et un symptôme de la dégénérescence : ce qui rappelle de près ou de loin la dégénérescence provoque en nous le jugement « laid ». Chaque indice d’épuisement, de lourdeur, de vieillesse, de fatigue, toute espèce de contrainte, telle que la crampe, la paralysie, avant tout l’odeur, la couleur, la forme de la décomposition, serait-ce même dans sa dernière atténuation, sous forme de symbole — tout cela provoque la même réaction, le jugement « laid ». Ici une haine jaillit : qui l’homme hait-il ici ? Mais il n’y a à cela aucun doute : l’abaissement de son type. Il hait du fond de son plus profond instinct de l’espèce ; dans cette haine il y a un frémissement, de la prudence, de la profondeur, de la clairvoyance —, c’est la haine la plus profonde qu’il y ait. C’est à cause d’elle que l’art est profond…

21.

Schopenhauer. — Schopenhauer, le dernier Allemand qui entre en ligne de compte (— qui soit un événement européen, comme Gœthe, comme Hegel, comme Henri Heine, et non pas seulement un événement local, « national »), Schopenhauer est pour le psychologue un cas de premier ordre : je veux dire en tant que tentative méchamment géniale de faire entrer en campagne, en faveur d’une dépréciation complète et nihiliste de la vie, les instances contraires : la grande affirmation de soi, de la « volonté de la vie », les formes exubérantes de la vie. Il a interprété, l’un après l’autre, l’art, l’héroïsme, le génie, la beauté, la grande compassion, la connaissance, la volonté du vrai, la tragédie comme conséquence de la « négation » ou du besoin de négation de la « volonté » — le plus grand cas de faux-monnayage psychologique qu’il y ait dans l’histoire, abstraction faite du christianisme. Si l’on regarde de plus près, il n’est en cela que l’héritier de l’interprétation chrétienne : avec cette différence qu’il sut approuver aussi, dans un sens chrétien, c’est-à-dire nihiliste, ce que le christianisme avait rejeté, les grands faits de la civilisation humaine (— il les approuva comme chemins de la « rédemption », comme formes premières de la « rédemption », comme stimulants du besoin de « rédemption »…).

22.

Je prends un cas isolé. Schopenhauer parle de la beauté avec une ardeur mélancolique. — Pourquoi en agit-il ainsi ? Parce qu’il voit en elle un pont sur lequel on peut aller plus loin, ou bien sur lequel on prend soif d’aller plus loin… Elle est pour lui la délivrance de la « volonté » pour quelques moments — elle attire vers une délivrance éternelle… Il la vante surtout comme rédemptrice du « foyer de la volonté », de la sexualité, — dans la beauté il voit la négation du génie de la reproduction… Saint bizarre ! Quelqu’un te contredit, je le crains bien, et c’est la nature. Pourquoi y a-t-il de la beauté dans les sons, les couleurs, les parfums, les mouvements rythmiques de la nature ? Qu’est-ce qui pousse la beauté au dehors ? Heureusement qu’il est aussi contredit par un philosophe, et non des moindres. Le divin Platon (— ainsi l’appelle Schopenhauer lui-même) soutient de son autorité une autre thèse : que toute beauté pousse à la reproduction, que c’est là précisément l’effet qui lui est propre, depuis la plus basse sensualité jusqu’à la plus haute spiritualité…

23.

Platon va plus loin. Il dit, avec une innocence pour laquelle il faut être grec, et non « chrétien », qu’il n’y aurait pas du tout de philosophie platonicienne s’il n’y avait pas d’aussi beaux jeunes gens à Athènes : ce n’est que leur vue qui transporte l’âme des philosophes dans un délire érotique et ne leur laisse point de repos qu’ils n’aient répandu la semence de toutes choses élevées sur un monde si beau. Voilà encore un saint bizarre ! — On n’en croit pas ses oreilles, en admettant même que l’on en croie Platon. On devine au moins qu’à Athènes on philosophait autrement, avant tout cela se passait en public. Rien n’est moins grec que de faire, comme un solitaire, du tissage de toiles d’araignées avec des idées, amor intellectualis dei à la façon de Spinoza. Il faudrait plutôt définir la philosophie, telle que la pratiquait Platon, comme une sorte de lice érotique, contenant et approfondissant la vieille gymnastique agonale et toutes les conditions qui précédaient… Qu’est-il résulté, en dernier lieu, de cet érotisme philosophique de Platon ? Une nouvelle forme d’art de l’Agon grec, la dialectique. — Je rappelle encore contre Schopenhauer et à l’honneur de Platon que toute la haute culture littéraire de la France classique s’est développée sur les intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle la galanterie, les sens, la lutte sexuelle, « la femme », — on ne les cherchera jamais en vain…

24.

L’art pour l’art. — La lutte contre le but en l’art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices dans l’art, contre la subordination de l’art sous la morale. L’art pour l’art veut dire : « Que le diable emporte la morale ! » — Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du préjugé. Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les hommes, il ne s’en suit pas encore que l’art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art — un serpent qui se mord la queue. « Être plutôt sans but, que d’avoir un but moral ! » ainsi parle la passion pure. Un psychologue demande au contraire : que fait toute espèce d’art ? ne loue-t-elle point ? ne glorifie-t-elle point ? n’isole-t-elle point ? Avec tout cela l’art fortifie ou affaiblit certaines évaluations… N’est-ce là qu’un accessoire, un hasard ? Quelque chose à quoi l’instinct de l’artiste ne participerait pas du tout ? Ou bien la faculté de pouvoir de l’artiste n’est-elle pas la condition première de l’art ? L’instinct le plus profond de l’artiste va-t-il à l’art, ou bien n’est-ce pas plutôt au sens de l’art, à la vie, à un désir de vie ? — L’art est le grand stimulant à la vie : comment pourrait-on l’appeler sans fin, sans but, comment pourrait-on l’appeler l’art pour l’art ? — Il reste une question : l’art ne fait-il pas paraître beaucoup de choses qu’il emprunte à la vie, laides, dures, douteuses ? — Et en effet il y a eu des philosophes qui lui prêtèrent ce sens : « s’affranchir de la volonté », voilà l’intention que Schopenhauer prêtait à l’art, « disposer à la résignation », voilà pour lui la grande utilité de la tragédie qu’il vénérait. — Mais ceci — je l’ai déjà donné à entendre — c’est l’optique d’un pessimiste, c’est le « mauvais œil » — : il faut en appeler aux artistes eux-mêmes. L’artiste tragique, que nous communique-t-il de lui-même ? N’affirme-t-il pas précisément l’absence de crainte devant ce qui est terrible et incertain ? — Cet état lui-même est un désir supérieur ; celui qui le connaît l’honore des plus grands hommages. Il le communique, il faut qu’il le communique, en admettant qu’il soit artiste, génie de la confidence. La bravoure et la liberté du sentiment, devant un ennemi puissant, devant un sublime revers, devant un problème qui éveille l’épouvante — c’est cet état victorieux que l’artiste tragique choisit, qu’il glorifie. Devant le tragique, la cour martiale de notre âme célèbre ses saturnales ; celui qui est habitué à la souffrance, celui qui cherche la souffrance, l’homme héroïque, célèbre son existence dans la tragédie, — c’est seulement à sa propre vie que l’artiste tragique offre la coupe de cette cruauté, la plus douce. —

25.

S’accommoder des hommes, tenir maison ouverte avec son cœur, cela est libéral, mais ce n’est que libéral. On reconnaît les cœurs qui ne sont capables que d’hospitalité distinguée aux nombreuses fenêtres voilées et aux volets clos : ils gardent vides leurs meilleures chambres. Pourquoi donc ? — Puisqu’ils attendent des hôtes avec lesquels on ne s’arrange pas « comme on peut »…

26.

Nous ne nous estimons plus assez lorsque nous nous communiquons. Ce qui nous arrive véritablement n’est pas du tout éloquent. Si les événements le voulaient, ils ne sauraient pas se communiquer eux-mêmes. C’est qu’ils manquent de paroles pour cela. Nous sommes déjà au-dessus des choses que nous pouvons exprimer par des paroles. Dans tous les discours, il y a un grain de mépris. Le langage, semble-t-il, n’a été inventé que pour les choses médiocres, moyennes, communicables. Avec le langage celui qui parle se vulgarise déjà. — Extrait d’une morale pour sourds-muets et autres philosophes.

27.

« Ce tableau est ravissant ! »… La femme littéraire, insatisfaite, excitée, vide au fond du cœur et des entrailles, écoutant tout le temps avec une curiosité douloureuse, l’impératif, qui, des profondeurs de son organisation, lui souffle : « aut liberi aut libri » : la femme littéraire, assez cultivée pour écouter la voix de la nature, même quand elle parle latin, et, d’autre part, assez vaniteuse, assez petite oie pour se dire encore en secret et en français : « Je me verrai, je me lirai, je m’extasierai et je dirai : Possible que j’aie eu tant d’esprit[6] ?…  »

28.

Les impersonnels parlent. — « Rien ne nous est plus facile que d’être sages, patients, supérieurs. Nous distillons l’huile de l’indulgence et de la sympathie, nous poussons la justice jusqu’à l’absurdité, nous pardonnons tout. C’est pourquoi nous devrions nous créer, de temps en temps, une petite passion, un petit vice passionnel. Cela peut nous être amer, et, entre nous, nous rirons peut-être de l’aspect que cela nous fait avoir. Mais à quoi cela sert-il ! Il ne nous reste pas d’autre façon de nous surmonter nous-mêmes : c’est là notre ascétisme, notre façon de faire pénitence… Devenir personnel — c’est la vertu des impersonnels… »

29.

D’une promotion de doctorat. — « Quelle est la mission de toute instruction supérieure ? — Faire de l’homme une machine. — Quel moyen faut-il employer pour cela ? — Il faut apprendre à l’homme à s’ennuyer. — Comment y arrive-t-on ? — Par la notion du devoir. — Qui doit-on lui présenter comme modèle ? — Le philologue : il apprend à bûcher. — Quel est l’homme parfait ? — Le fonctionnaire de l’État. — Quelle est la philosophie qui donne la formule supérieure pour le fonctionnaire de l’État ? — Celle de Kant : le fonctionnaire en tant que chose en soi, placé sur le fonctionnaire en tant qu’apparence. » —

30.

Le droit à la bêtise. — Le travailleur fatigué qui respire lentement, qui a un regard doux, qui laisse aller les choses comme elles vont : cette figure typique que l’on rencontre maintenant, au siècle du travail (et de « l’Empire » ! —), dans toutes les classes de la société, met aujourd’hui main basse sur l’art, y compris le livre, et avant tout le journal, — combien plus encore sur la belle nature, sur l’Italie par exemple… L’homme du soir, avec les « instincts sauvages endormis[7] » dont parle Faust, cet homme a besoin de la villégiature, du bain de mer, des glaciers, de Bayreuth… Dans des époques comme la nôtre, l’art a droit à la reine Thorheit[8] — comme une espèce de vacance de l’esprit, de la verve, du sentiment. C’est ce que Wagner comprit. La reine Thorheit rétablit…

31.

Encore un problème de la diète. — Les moyens dont se servait Jules César pour se défendre de l’état maladif et des maux de tête : énormes marches, genre de vie aussi simple que possible, séjour ininterrompu en plein air, fatigues continuelles — ce sont en grand les mesures de préservation et de conservation contre l’extrême vulnérabilité de cette machine subtile qui travaille sous la plus forte pression, de cette machine que l’on appelle Génie. —

32.

L’immoraliste parle. — Rien n’est plus contraire aux goûts du philosophe que l’homme en tant qu’il désire… S’il ne voit l’homme que dans ses actions s’il voit cet animal le plus brave, le plus rusé et le plus endurant, égaré même dans des détresses inextricables, combien admirable lui paraît l’homme ! Il l’encourage encore… Mais le philosophe méprise l’homme qui désire, et aussi celui qui peut paraître désirable — et en général toute désirabilité, tous les idéaux de l’homme. Si un philosophe pouvait être nihiliste, il le serait parce qu’il trouve le néant derrière tous les idéaux. Et pas même le néant, — mais seulement ce qui est futile, absurde, malade, fatigué, toute espèce de lie dans le gobelet vidé de son existence… L’homme qui est si vénérable en tant que réalité, pourquoi ne mérite-t-il point d’estime lorsqu’il désire ? Faut-il qu’il contrebalance ses actions, la tension d’esprit et de volonté qu’il y a dans toute action, par une paralysie dans l’imaginaire et dans l’absurde ? — L’histoire de ses désirs fut jusqu’à présent la partie honteuse de l’homme. Il faut se garder de lire trop longtemps dans cette histoire. Ce qui justifie l’homme, c’est sa réalité, elle le justifiera éternellement. Et combien plus de valeur a l’homme réel, si on le compare à un homme quelconque qui n’est que tissu de désirs, de rêves, de puanteurs et de mensonges ? avec un homme idéal quelconque ?… Et ce n’est que l’homme idéal qui soit contraire au goût du philosophe.

33.

Valeur naturelle de l’égoïsme. — L’amour de soi ne vaut que par la valeur physiologique de celui qui le pratique : il peut valoir beaucoup, il peut être indigne et méprisable. Chaque individu peut être estimé suivant qu’il représente la ligne ascendante ou descendante de la vie. En jugeant l’homme de cette façon on obtient aussi le canon qui détermine la valeur de son égoïsme. S’il représente la ligne ascendante, sa valeur est effectivement extraordinaire, — dans l’intérêt de la vie totale qui avec lui fait un pas en avant, le souci de conservation, de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. L’homme isolé, l’ « individu », tel que le peuple et les philosophes l’ont entendu jusqu’ici, est une erreur : il n’est rien en soi, il n’est pas un atome, un « anneau de la chaîne », un héritage laissé par le passé, — il est toute l’unique lignée de l’homme jusqu’à lui-même… S’il représente l’évolution descendante, la ruine, la dégénérescence chronique, la maladie (— les maladies, en général, sont déjà des symptômes de dégénération, elles n’en sont pas la cause), sa part de valeur est bien faible, et la simple équité veut qu’il empiète le moins possible sur les hommes aux constitutions parfaites. Il n’est plus autre chose que leur parasite…

34.

Chrétien et anarchiste. — Lorsque l’anarchiste, comme porte-parole des couches sociales en décadence, réclame, dans une belle indignation, le « droit », la « justice », « les droits égaux », il se trouve sous la pression de sa propre inculture qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il souffre, — en quoi il est pauvre en vie… Il y a en lui un instinct de causalité qui le pousse à raisonner : il faut que ce soit la faute à quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise… Cette « belle indignation » lui fait déjà du bien par elle-même, c’est un vrai plaisir pour un pauvre diable de pouvoir injurier — il y trouve une petite ivresse de puissance. Déjà la plainte, rien que le fait de se plaindre peut donner à la vie un attrait qui la fait supporter : dans toute plainte il y a une dose raffinée de vengeance, on reproche son malaise, dans certains cas même sa bassesse, comme une injustice, comme un privilège inique, à ceux qui se trouvent dans d’autres conditions. « Puisque je suis une canaille tu devrais en être une aussi » : c’est avec cette logique qu’on fait les révolutions. Les doléances ne valent jamais rien : elles proviennent toujours de la faiblesse. Que l’on attribue son malaise aux autres ou à soi-même — aux autres le socialiste, à soi-même le chrétien — il n’y a là proprement aucune différence. Dans les deux cas quelqu’un doit être coupable et c’est là ce qu’il y a d’indigne, celui qui souffre prescrit contre sa souffrance le miel de la vengeance. Les objets de ce besoin de vengeance naissent, comme des besoins de plaisir, par des causes occasionnelles : celui qui souffre trouve partout des raisons pour rafraîchir sa haine mesquine, — s’il est chrétien, je le répète, il les trouve en lui-même… Le chrétien et l’anarchiste — tous deux sont des décadents. — Quand le chrétien condamne, diffame et noircit le monde, il le fait par le même instinct qui pousse l’ouvrier socialiste à condamner, à diffamer et à noircir la Société : le « Jugement dernier » reste la plus douce consolation de la vengeance, — c’est la révolution telle que l’attend le travailleur socialiste, mais conçue dans des temps quelque peu plus éloignés… L’ « au-delà » lui-même — à quoi servirait cet au-delà, si ce n’est à salir l’ « en-deçà » de cette terre ?…

35.

Critique de la morale de décadence. — Une morale « altruiste », une morale où s’étiole l’amour de soi — est, de toute façon, un mauvais signe. Cela est vrai des individus, cela est vrai, avant tout, des peuples. Le meilleur fait défaut quand l’égoïsme commence à faire défaut. Choisir instinctivement ce qui est nuisible, se laisser séduire par des motifs « désintéressés », voilà presque la formule de la décadence. « Ne pas chercher son intérêt » — c’est là simplement la feuille de vigne morale pour une réalité toute différente, je veux dire physiologique : « Je ne sais plus trouver mon intérêt… » Désagrégation des instincts ! — C’en est fini de l’homme quand il devient altruiste. — Au lieu de dire naïvement : « Je ne vaux plus rien », le mensonge moral dit, dans la bouche du décadent : « Il n’y a rien qui vaille, — la vie ne vaut rien… » Un tel jugement finit par devenir un grand danger, il a une action contagieuse, — sur tout le sol morbide de la Société abonde une végétation tropicale d’idées, tantôt sous forme de religion (christianisme), tantôt sous forme de philosophie (schopenhauérisme). Il arrive qu’une telle végétation d’arbres venimeux, nés de la pourriture, empoisonne la vie par ses émanations, durant des siècles.

36.

Morale pour médecins. — Le malade est un parasite de la société. Arrivé à un certain état il est inconvenant de vivre plus longtemps. L’obstination à végéter lâchement, esclave des médecins et des pratiques médicales, après que l’on a perdu le sens de la vie, le droit à la vie, devrait entraîner, de la part de la Société, un mépris profond. Les médecins, de leur côté, seraient chargés d’être les intermédiaires de ce mépris, — ils ne feraient plus d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose de dégoût… Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où le plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on écarte et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescente — par exemple en faveur du droit de vivre… Mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre fièrement. La mort choisie librement, la mort en temps voulu, avec lucidité et d’un cœur joyeux, accomplie au milieu d’enfants et de témoins, alors qu’un adieu réel est encore possible, alors que celui qui nous quitte existe encore et qu’il est véritablement capable d’évaluer ce qu’il a voulu, ce qu’il a atteint, de récapituler sa vie. — Tout cela en opposition avec la pitoyable comédie que joue le christianisme à l’heure de la mort. Jamais on ne pardonnera au christianisme d’avoir abusé de la faiblesse du mourant pour faire violence à sa conscience, d’avoir pris l’attitude du mourant comme prétexte à un jugement sur l’homme et son passé ! — Il s’agit ici, en dépit de toutes les lâchetés du préjugé, de rétablir l’appréciation exacte, c’est-à-dire physiologique, de ce que l’on appelle la mort naturelle : cette mort qui, en définitive, n’est point naturelle, mais réellement un suicide. On ne périt jamais par un autre que par soi-même. Cependant, la mort dans les conditions les plus méprisables, est une mort qui n’est pas libre, qui ne vient pas en temps voulu, une mort de lâche. Par amour de la vie on devrait désirer une mort toute différente, une mort libre et consciente, sans hasard et sans surprise… Enfin voici un conseil pour messieurs les pessimistes et autres décadents. Nous n’avons pas entre les mains un moyen qui puisse nous empêcher de naître : mais nous pouvons réparer cette faute — car parfois c’est une faute. Le fait de se supprimer est un acte estimable entre tous : on en acquiert presque le droit de vivre… La Société, que dis-je, la vie même, en tire plus d’avantage que de n’importe quelle « vie » passée dans le renoncement, avec les pâles couleurs et d’autres vertus —, on a débarrassé les autres de son aspect, on a délivré la vie d’une objection. Le pessimisme pur, le pessimisme vert ne se démontre que par la réfutation que messieurs les pessimistes font d’eux-mêmes : il faut faire un pas plus avant dans sa logique, et non pas seulement nier la vie avec « la volonté et la représentation », comme fit Schopenhauer —, il faut avant tout renier Schopenhauer… Le pessimisme, pour le dire en passant, si contagieux qu’il soit, n’augmente cependant pas l’état maladif d’une époque, d’une race dans son ensemble : il en est l’expression. On y succombe comme on succombe au choléra : il faut avoir déjà des prédispositions morbides : le pessimisme en lui-même ne crée pas un décadent de plus. Je rappelle cette constatation de la statistique que les années où le choléra sévit ne se distinguent pas des autres, quant au chiffre complet de la mortalité.

37.

Sommes-nous devenus plus moraux ? — Contre ma notion « par-delà le bien et le mal », il fallait s’y attendre, toute la férocité de l’abêtissement moral, qui, comme on sait, passe en Allemagne pour la morale même — s’est ruée à l’assaut : j’aurais de jolies histoires à conter là-dessus. Avant tout on a voulu me faire comprendre « l’indéniable supériorité » de notre temps en matière d’opinion morale, notre véritable progrès sur ce domaine : impossible d’accepter qu’un César Borgia, comparé avec nous, puisse être présenté, ainsi que je l’ai fait, comme un « homme supérieur », comme une espèce de surhumain… Un rédacteur suisse du Bund, non sans m’exprimer l’estime que lui inspirait le courage d’une pareille entreprise, alla jusqu’à « comprendre » dans mon œuvre que je proposais l’abolition de tous les sentiments honnêtes. Bien obligé ! — Je me permets de répondre en posant cette question : « Sommes-nous vraiment devenus plus moraux ? » Que tout le monde le croie, c’est déjà une preuve du contraire… Nous autres hommes modernes, très délicats, très susceptibles, obéissant à cent considérations différentes, nous nous figurons en effet que ces tendres sentiments d’humanité que nous représentons, cette unanimité acquise dans l’indulgence, dans la disposition à secourir, dans la confiance réciproque est un progrès réel et que nous sommes par-là bien au-dessus des hommes de la Renaissance. Mais toute époque ainsi pense, il faut qu’elle pense ainsi. Il est certain que nous n’oserions pas nous placer dans les conditions de la Renaissance, que nous n’oserions même pas nous y figurer : nos nerfs ne supporteraient pas une pareille réalité, pour ne pas parler de nos muscles. Cette impuissance ne prouve pas du tout le progrès, mais une constitution différente et plus tardive, plus faible, plus délicate et plus susceptible d’où sort nécessairement une morale pleine d’égards. Écartons en pensée notre délicatesse et notre tardiveté, notre sénilité physiologique, et notre morale d’« humanisation » perd aussitôt sa valeur — en soi aucune morale n’a de valeur : — en sorte qu’elle nous inspirerait à nous-mêmes du dédain. Ne doutons pas, d’autre part que nous autres modernes, avec notre humanitarisme épaissement ouaté qui craindrait même de se heurter à une pierre, nous offririons aux contemporains de César Borgia une comédie qui les ferait mourir de rire. En effet, avec nos « vertus » modernes, nous sommes ridicules au-delà de toute mesure… La diminution des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil — et ce serait là notre « progrès » — ne représente qu’une des conséquences de la diminution générale de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de précautions de faire aboutir une existence si dépendante et si tardive. Alors on se secourt réciproquement, alors chacun est, plus ou moins, malade et garde-malade. Cela s’appelle « vertu » — : parmi les hommes qui connurent une vie différente, une vie plus abondante, plus prodigue, plus débordante on l’aurait appelé autrement, « lâcheté » peut-être, « bassesse », « morale de vieille femme »… Notre adoucissement des mœurs — c’est là mon idée, c’est là si l’on veut mon innovation — est une conséquence de notre affaiblissement ; la dureté et l’atrocité des mœurs peuvent être, au contraire, la suite d’une surabondance de vie. Car alors on peut risquer beaucoup, affronter beaucoup, et aussi gaspiller beaucoup. Ce qui autrefois était le sel de la vie serait pour nous un poison… Pour être indifférents — car cela aussi est une forme de la force — nous sommes également trop vieux et venus trop tard : notre morale de compassion contre laquelle j’ai été le premier à mettre en garde, cet état d’esprit que l’on pourrait appeler de l’impressionnisme moral, est plutôt une expression de la surexcitabilité physiologique propre à tout ce qui est décadent. Ce mouvement qui, avec la morale de pitié schopenhauérienne, a tenté de se présenter avec un caractère scientifique — tentative très malheureuse — est le mouvement propre de la décadence en morale et comme tel il est très parent de la morale chrétienne. Les époques vigoureuses, les cultures nobles virent dans la pitié, dans l’« amour du prochain », dans le manque d’égoïsme et d’indépendance quelque chose de méprisable. — Il faut mesurer les temps d’après leurs forces positives — et, ce faisant, cette époque de la Renaissance, si prodigue et si riche en fatalité, apparaît comme la dernière grande époque, et nous, nous autres hommes modernes, avec notre anxieuse prévoyance personnelle et notre amour du prochain, avec nos vertus de travail, de simplicité, d’équité et d’exactitude — notre esprit collectionneur, économique et machinal, — nous vivons dans une époque de faiblesse. Cette faiblesse produit et exige nos vertus… L’« égalité », une certaine assimilation effective qui ne fait que s’exprimer dans la théorie des « droits égaux », appartient essentiellement à une civilisation descendante : l’abîme entre homme et homme, entre une classe et une autre, la multiplicité des types, la volonté d’être soi, de se distinguer, ce que j’appelle le pathos des distances est le propre de toutes les époques fortes. L’expansivité, la tension entre les extrêmes est chaque jour plus petite, — les extrêmes même s’effacent jusqu’à l’analogie… Toutes nos théories politiques, et les constitutions de nos États, sans en excepter « l’Empire allemand », sont des conséquences, des nécessités logiques de la dégénérescence ; l’action inconsciente de la décadence s’est mise à dominer jusque dans l’idéal de certaines sciences particulières. Contre toute la sociologie de l’Angleterre et de la France je fais la même objection, elle ne connaît par expérience que les produits de décomposition de la société, et elle prend, tout à fait innocemment d’ailleurs, ses propres instincts de décomposition comme norme des jugements sociologiques. La vie en déclin, la diminution de toutes les forces organisantes, c’est-à-dire de toutes les forces qui séparent, qui creusent des abîmes qui subordonnent et surordonnent, voilà ce qui se formule aujourd’hui comme idéal en sociologie… Nos socialistes sont des décadents, mais M. Herbert Spencer lui aussi est un décadent, — il voit dans le triomphe de l’altruisme quelque chose de désirable !…

38.

Mon idée de la liberté. — La valeur d’une chose réside parfois non dans ce qu’on gagne en l’obtenant, mais dans ce qu’on paye pour l’acquérir, — dans ce qu’elle coûte. Je cite un exemple. Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont acquises : il n’y a, dans la suite, rien de plus foncièrement nuisible à la liberté que les institutions libérales. On sait bien à quoi elles aboutissent : elles minent sourdement la volonté de Puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée érigé en morale, elles rendent petit, lâche et avide de plaisirs, — le triomphe des bêtes de troupeau les accompagne chaque fois. Libéralisme : autrement dit abêtissement par troupeaux… Les mêmes institutions, tant qu’il faut combattre pour elles, ont de tout autres conséquences ; elles favorisent alors, d’une façon puissante, le développement de la liberté. En y regardant de plus près on voit que c’est la guerre qui produit ces effets, la guerre pour les instincts libéraux, qui, en tant que guerre, laisse subsister les instincts anti-libéraux. Et la guerre élève à la liberté. Car, qu’est-ce que la liberté ? C’est avoir la volonté de répondre de soi. C’est maintenir les distances qui nous séparent. C’est être indifférent aux chagrins, aux duretés, aux privations, à la vie même. C’est être prêt à sacrifier les hommes à sa cause, sans faire exception de soi-même. Liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts, par exemple sur ceux du « bonheur ». L’homme devenu libre, combien plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte de bien-être méprisable dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les Anglais et d’autres démocrates. L’homme libre est guerrier. — À quoi se mesure la liberté chez les individus comme chez les peuples ? À la résistance qu’il faut surmonter, à la peine qu’il en coûte pour arriver en haut. Le type le plus élevé de l’homme libre doit être cherché là, où constamment la plus forte résistance doit être vaincue : à cinq pas de la tyrannie, au seuil même du danger de la servitude. Cela est vrai psychologiquement si l’on entend par « tyrannie » des instincts terribles et impitoyables qui provoquent contre eux le maximum d’autorité et de discipline — le plus beau type en est Jules César ; — cela est vrai aussi politiquement, il n’y a qu’à parcourir l’histoire. Les peuples qui ont eu quelque valeur, qui ont gagné quelque valeur, ne l’ont jamais gagnée avec des institutions libérales : le grand péril fit d’eux quelque chose qui mérite le respect, ce péril qui seul nous apprend à connaître nos ressources, nos vertus, nos moyens de défense, notre esprit, — qui nous contraint à être fort… Premier principe : il faut avoir besoin d’être fort : autrement on ne le devient jamais. — Ces grandes écoles, véritables serres chaudes pour les hommes forts, pour la plus forte espèce d’hommes qu’il y ait jamais eue, les sociétés aristocratiques à la façon de Rome et de Venise, comprirent la liberté exactement dans le sens où j’entends ce mot : comme quelque chose qu’à la fois on a et on n’a pas, que l’on veut, que l’on conquiert

39.

Critique de la modernité. — Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus tout le monde est d’accord. Pourtant la faute n’en est pas à elles, mais à nous. Tous les instincts d’où sont sorties les institutions s’étant égarés, celles-ci à leur tour nous échappent, parce que nous ne nous y adaptons plus. De tous temps le démocratisme a été la forme de décomposition de la force organisatrice : dans Humain, trop humain, I, 318, j’ai déjà caractérisé, comme une forme de décadence de la force organisatrice, la démocratie moderne ainsi que ses palliatifs, tel « l’Empire allemand ». Pour qu’il y ait des institutions, il faut qu’il y ait une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif, antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium Romanum : ou comme la Russie, la seule puissance qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose, — la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique… Tout l’occident n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien n’est peut-être en opposition plus absolue à son « esprit moderne ». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, — on vit sans aucune responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle « liberté ». Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté : on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot « autorité » se fait seulement entendre. La décadence dans l’instinct d’évaluation de nos politiciens, de nos partis politiques va jusqu’à préférer instinctivement ce qui décompose, ce qui hâte la fin… Témoin le mariage moderne. Apparemment toute raison s’en est retirée : pourtant cela n’est pas une objection contre le mariage, mais contre la modernité. La raison du mariage — elle résidait dans la responsabilité juridique exclusive de l’homme : de cette façon le mariage avait un élément prépondérant, tandis qu’aujourd’hui il boite sur deux jambes. La raison du mariage — elle résidait dans le principe de son indissolution : cela lui donnait un accent qui, en face du hasard des sentiments et des passions, des impulsions du moment, savait se faire écouter. Elle résidait de même dans la responsabilité des familles quant au choix des époux. Avec cette indulgence croissante pour le mariage d’amour on a éliminé les bases mêmes du mariage, tout ce qui en faisait une institution. Jamais, au grand jamais, on ne fonde une institution sur une idiosyncrasie ; je le répète, on ne fonde pas le mariage sur « l’amour », — on le fonde sur l’instinct de l’espèce, sur l’instinct de propriété (la femme et les enfants étant des propriétés), sur l’instinct de la domination qui sans cesse s’organise dans la famille en petite souveraineté, qui a besoin des enfants et des héritiers pour maintenir, physiologiquement aussi, en mesure acquise de puissance, d’influence, de richesse, pour préparer de longues tâches, une solidarité d’instinct entre les siècles. Le mariage, en tant qu’institution, comprend déjà l’affirmation de la forme d’organisation la plus grande et la plus durable : si la société prise comme un tout ne peut porter caution d’elle-même jusque dans les générations les plus éloignées, le mariage est complètement dépourvu de sens. — Le mariage moderne a perdu sa signification — par conséquent on le supprime. —

40.

La question ouvrière. — C’est la bêtise, ou plutôt la dégénérescence de l’instinct que l’on retrouve au fond de toutes les bêtises, qui fait qu’il y ait une question ouvrière. Il y a certaines choses sur lesquelles on ne pose pas de questions : premier impératif de l’instinct. — Je ne vois absolument pas ce qu’on veut faire de l’ouvrier européen après avoir fait de lui une question. Il se trouve en beaucoup trop bonne posture pour ne point « questionner » toujours davantage, et avec toujours plus d’outrecuidance. En fin de compte, il a le grand nombre pour lui. Il faut complètement renoncer à l’espoir de voir se développer une espèce d’homme modeste et frugale, une classe qui répondrait au type du Chinois : et cela eût été raisonnable, et aurait simplement répondu à une nécessité. Qu’a-t-on fait ? — Tout pour anéantir en son germe la condition même d’un pareil état de choses, — avec une impardonnable étourderie on a détruit dans leurs germes les instincts qui rendent les travailleurs possibles comme classe, qui leur feraient admettre à eux-mêmes cette possibilité. On a rendu l’ouvrier apte au service militaire, on lui a donné le droit de coalition, le droit de vote politique : quoi d’étonnant si son existence lui apparaît aujourd’hui déjà comme une calamité (pour parler la langue de la morale, comme une injustice —) ? Mais que veut-on ? je le demande encore. Si l’on veut atteindre un but, on doit en vouloir aussi les moyens : si l’on veut des esclaves, on est fou de leur accorder ce qui en fait des maîtres. —

41.

« Liberté, libertépas chérie !… » — Être abandonné à ses instincts en un temps comme le nôtre, c’est là une fatalité de plus. Ces instincts se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La définition du moderne me paraît être la contradiction de soi physiologique. La raison de l’éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d’instincts au moins fût paralysé, pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Aujourd’hui on ne pourrait rendre l’individu possible qu’en le circonscrivant : possible, c’est-à-dire entier… Le contraire a lieu ; la prétention à l’indépendance, au développement libre, au laisser-aller est soulevée avec le plus de chaleur, précisément par ceux pour qui aucune bride ne serait assez sévère — cela est vrai in politicis, cela est vrai en art. Mais cela est un symptôme de décadence : notre idée moderne de la « liberté » est une preuve de plus de la dégénérescence des instincts. —

42.

Où la foi est nécessaire. — Rien n’est plus rare parmi les moralistes et les saints que la probité ; peut-être disent-ils le contraire, peut-être le croient-ils eux-mêmes. Car lorsqu’une foi est plus utile, plus convaincante, lorsqu’elle fait plus d’effet que l’hypocrisie consciente, d’instinct l’hypocrisie devient aussitôt innocence : premier principe pour la compréhension des grands saints. De même pour les philosophes, autre espèce de saints, c’est une conséquence du métier de n’autoriser que certaines vérités : je veux dire celles par quoi leur métier obtient la sanction publique, — pour parler la langue de Kant, les vérités de la raison pratique. Ils savent ce qu’ils doivent démontrer, en quoi ils sont pratiques, — ils se reconnaissent entre eux par cela qu’ils sont d’accord sur les « vérités ». — « Tu ne dois pas mentir. » — Autrement dit : Gardez-vous bien, monsieur le philosophe, de dire la vérité…

43.

À dire à l’oreille des conservateurs. — Ce qu’on ne savait pas autrefois, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir, — c’est qu’une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, n’est pas du tout possible. C’est du moins ce que nous savons, nous autres physiologistes. Mais tous les prêtres, tous les moralistes y ont cru, — ils ont voulu ramener l’humanité à une mesure antérieure de vertu, donner un tour de vis en arrière. La morale a toujours été un lit de Procuste. Même les politiciens ont imité en cela les prêcheurs de vertu : il y a aujourd’hui encore des partis qui rêvent de faire marcher les choses à reculons, à la manière des écrevisses. Mais personne n’est libre d’être écrevisse. On n’y peut rien : il faut aller de l’avant, je veux dire s’avancer pas à pas plus avant dans la décadence (— c’est là ma définition du « progrès » moderne…). On peut entraver ce développement et, en l’entravant, créer une résurrection de la dégénérescence, la concentrer, la rendre plus véhémente et plus soudaine : voilà tout ce qu’on peut faire. —

44.

Mon idée du génie. — Les grands hommes sont comme les grandes époques, des matières explosibles, d’énormes accumulations de forces ; historiquement et physiologiquement, leur condition première est toujours la longue attente de leur venue, une préparation, un repliement sur soi-même — c’est-à-dire que pendant longtemps aucune explosion ne doit s’être produite. Lorsque la tension dans la masse est devenue trop grande, la plus fortuite irritation suffit pour faire appel dans le monde au « génie », à l’« action », à la grande destinée. Qu’importe alors le milieu, l’époque, « l’esprit du siècle », « l’opinion publique » ! Qu’on prenne le cas de Napoléon. La France de la Révolution et plus encore la France qui a préparé la Révolution devait, par elle-même, engendrer le type le plus opposé à celui de Napoléon, et elle l’a en effet engendré. Et puisque Napoléon était différent, héritier d’une civilisation plus forte, plus constante, plus ancienne que celle qui en France s’en allait en vapeur et en miettes, il y fut le maître, il fut seul à y être maître. Les grands hommes sont nécessaires, le temps où ils apparaissent est fortuit ; s’ils en deviennent maîtres presque toujours, cela tient à ce qu’ils sont plus forts, plus vieux, à ce qu’ils représentent une plus longue accumulation d’éléments. Entre un génie et son temps il existe le rapport du fort au faible, du vieux au jeune. Le temps est toujours relativement plus jeune, plus léger, moins émancipé, plus flottant, plus enfantin. — Que l’on pense aujourd’hui tout autrement en France (en Allemagne aussi, mais là ça n’a pas d’importance), que la théorie du milieu, une vraie théorie de neurasthéniques, y soit devenue sacro-sainte et qu’elle trouve crédit parmi les physiologistes, voilà qui, pour nous, n’est pas en « bonne odeur », voilà qui nous fait venir de bien tristes pensées. — En Angleterre on ne l’entend pas non plus autrement, mais cela ne troublera personne. À l’Anglais deux voies sont ouvertes pour s’accommoder du génie et du « grand homme » : la voie démocratique à la façon de Buckle, ou bien la voie religieuse à la façon de Carlyle. — Le danger qu’il y a dans les grands hommes et dans les grandes époques est extraordinaire ; l’épuisement sous toutes ses formes, la stérilité les suit pas à pas. Le grand homme est une fin ; la grande époque, la Renaissance par exemple, est une fin. Le génie — en œuvre et en action — est nécessairement gaspilleur : qu’il se gaspille c’est là sa grandeur… L’instinct de conservation est en quelque sorte suspendu ; la pression suprême des forces rayonnantes leur défend toute espèce de précaution et de prudence. On appelle cela « sacrifice », on vante son « héroïsme », son indifférence à son propre bien, son abnégation pour une idée, une grande cause, une patrie : des malentendus, que tout cela… Il déborde, il se répand, il se gaspille, il ne se ménage pas, fatalement, irrévocablement, involontairement, tout comme l’irruption d’un fleuve par-dessus ses rives est involontaire. Mais puisque l’on doit beaucoup à de tels explosifs on les a gratifiés, en retour, de bien des choses, par exemple d’une espèce de morale supérieure… Telle est la reconnaissance de l’humanité : elle comprend à contre-sens ses bienfaiteurs. —

45.

Le criminel et ses analogues. — Le type du criminel c’est le type de l’homme fort placé dans des conditions défavorables, l’homme fort rendu malade. Il lui manque de vivre dans une contrée sauvage, dans une nature et une forme d’existence plus libres et plus dangereuses, où subsiste de droit tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, constitue son arme et sa défense. Ses vertus sont mises au ban par la société : les instincts les plus vivaces qu’il apporte en naissant, se confondant aussitôt aux actions dépressives, le soupçon, la crainte, le déshonneur. Mais voilà presque la formule de la dégénérescence physiologique. Celui qui est obligé de faire secrètement ce qu’il sait le mieux, ce qu’il préfère, secrètement et avec une longue tension, avec précaution et avec ruse, en devient anémique ; et parce que ses instincts ne lui font récolter que dangers, persécution, catastrophe, sa sensibilité se retourne contre ses instincts — et il se sent la proie de la fatalité. C’est dans notre société docile, médiocre, châtrée qu’un homme près de la nature, qui vient de la montagne ou des aventures de la mer, dégénère fatalement en criminel. Ou presque fatalement : car il y a des cas où un tel homme se trouve être plus fort que la société : le Corse Napoléon en est l’exemple le plus célèbre. Pour le problème qui se présente ici, le témoignage de Dostoïewsky est d’importance — de Dostoïewsky le seul psychologue dont, soit dit en passant, j’ai eu quelque chose à apprendre ; il fait partie des hasards les plus heureux de ma vie, plus même que la découverte de Stendhal. Cet homme profond, qui a eu dix fois raison de faire peu de cas de ce peuple superficiel que sont les Allemands, a vécu longtemps parmi les forçats de Sibérie, et il a reçu de ces vrais criminels, pour lesquels il n’y avait pas de retour possible dans la société, une impression toute différente de celle qu’il attendait ; — ils lui sont apparus taillés dans le meilleur bois que porte peut-être la terre russe, dans le bois le plus dur et le plus précieux. Généralisons le cas du criminel : imaginons des natures qui, pour une raison quelconque, ne reçoivent pas la sanction publique, qui savent qu’on ne les considère ni comme bienfaisants ni comme utiles, — sentiment du Tchândâla qui ne se sent pas jugé en égal, mais comme s’il était réprouvé, indigne, souillé. Chez toutes ces natures, les pensées et les actes sont éclairés d’une lumière souterraine ; chez eux toute chose prend une coloration plus pâle que pour ceux qu’éclaire la lumière du jour. Mais presque toutes les formes d’existence qu’aujourd’hui nous traitons avec honneur ont autrefois vécu dans cette atmosphère à moitié sépulcrale : l’homme de science, l’artiste, le génie, l’esprit libre, le comédien, le négociant, le grand explorateur… Tant que le prêtre a prévalu, comme type supérieur, toute espèce d’homme de valeur a été dépréciée… Le temps vient — je le promets — où le prêtre sera considéré comme l’être le plus bas, le plus menteur et le plus indécent, comme notre Tchândâla… Remarquez comme maintenant encore, avec les mœurs les plus douces qui aient jamais existé sur la terre, du moins en Europe, tout ce qui vit à l’écart, tout ce qui est longtemps, trop longtemps en dessous, toute forme d’existence impénétrable et sortant de l’ordinaire, se rapproche de ce type que le criminel achève. Tous les novateurs de l’esprit portent au front, pendant un certain temps, le signe pâle et fatal du Tchândâla : non parce qu’on les considère ainsi, mais puisqu’ils sentent eux-mêmes le terrible gouffre qui les sépare de tout ce qui est traditionnel et vénéré. Presque tout génie connaît, comme une phase de son développement, « l’existence catilinaire », sentiment de haine, de vengeance et de révolte contre tout ce qui est déjà, contre tout ce qui ne devient plus… Catilina — la forme préexistante de tout César. —

46.

Ici la vue est libre. — C’est peut-être de la hauteur d’âme quand un philosophe se tait ; c’est peut-être de l’amour lorsqu’il se contredit ; celui qui cherche la connaissance est capable d’une politesse qui le ferait mentir. On n’a pas dit sans finesse : Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu’ils ressentent[9], mais il faut ajouter que de ne pas avoir peur du plus indigne peut également être de la grandeur d’âme. Une femme qui aime sacrifie son honneur ; un philosophe qui « aime » sacrifie peut-être son humanité, un Dieu qui a aimé s’est fait juif…

47.

La beauté n’est pas un accident. — La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est, comme le génie, le résultat final du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses ; le dix-septième siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on avait alors un principe d’élection pour la société, le milieu, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il fallut préférer la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse. Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même. — Les bonnes choses coûtent très cher, et toujours prévaut la loi que celui qui les a est différent de celui qui les acquiert. Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas transmis est imparfait, n’est qu’un commencement… À Athènes, au temps de Cicéron qui en exprime son étonnement, les hommes et les jeunes gens étaient de beaucoup supérieurs en beauté aux femmes : mais aussi quel travail et quel effort au service de la beauté le sexe mâle avait exigé de lui-même depuis des siècles ! — Il ne faut cependant pas se faire illusion sur la méthode employée : une simple discipline de sentiments et de pensées a un résultat presque nul (— voilà la grande méprise de l’éducation allemande qui est absolument illusoire) : c’est le corps que l’on doit tout d’abord convaincre. L’observation étroite des attitudes distinguées et choisies, l’obligation de ne vivre qu’avec des hommes qui « ne se laissent pas aller » suffit absolument pour être distingué et éminent ; en deux ou trois générations l’œuvre a déjà jeté des racines profondes. Cela décide du sort des peuples et de l’humanité si l’on commence la culture à l’endroit juste, — non pas sur « l’âme » (comme ce fut la superstition funeste des prêtres et des demi-prêtres) mais sur le corps, les attitudes, le régime physique, la physiologie : le reste s’ensuit… Les Grecs sont restés en cela le premier événement de culture dans l’histoire — ils surent, ils firent ce qui était nécessaire ; le christianisme, qui méprisait le corps, a été jusqu’ici la plus grande calamité de l’humanité. —

48.

Le progrès à mon sens. — Moi aussi, je parle d’un « retour à la nature », quoique ce ne soit pas proprement un retour en arrière, mais une marche en avant vers en haut, vers la nature sublime, libre et même terrible, qui joue, qui a le droit de jouer avec les grandes tâches… Pour parler en symbole : Napoléon fut un exemple de ce « retour à la nature » comme je le comprends (ainsi in rebus tacticis, et plus encore, comme le savent les militaires, en matière stratégique). Mais Rousseau, — où vraiment voulait-il en venir ? Rousseau ce premier homme moderne, idéaliste et canaille en une seule personne, qui avait besoin de « la dignité morale » pour supporter son propre aspect, malade d’un dégoût effréné, d’un mépris effréné de lui-même. Cet avorton qui s’est campé au seuil des temps nouveaux, voulait lui aussi le « retour à la nature » — encore une fois, où voulait-il revenir ? — Je hais encore Rousseau dans la Révolution ; elle est l’expression historique de cet être à deux faces, idéaliste et canaille. La farce sanglante qui se joua alors, « l’immoralité » de la Révolution, tout cela m’est égal ; ce que je hais, c’est sa moralité à la Rousseau, — les soi-disant « vérités » de la Révolution par lesquelles elle exerce encore son action et sa persuasion sur tout ce qui est plat et médiocre. La doctrine de l’égalité !… Mais il n’y a pas de poison plus vénéneux : car elle paraît prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice… « Aux égaux, égalité, aux inégaux, inégalité — tel devrait être le vrai langage de toute justice ; et, ce qui s’ensuit nécessairement, ce serait de ne jamais égaliser des inégalités. » — Autour de cette doctrine de l’égalité se déroulèrent tant de scènes horribles et sanglantes, qu’il lui en est resté, à cette « idée moderne » par excellence, une sorte de gloire et d’auréole, au point que la Révolution, par son spectacle, a égaré jusqu’aux esprits les plus nobles. Ce n’est pas une raison pour l’en estimer plus. — Je n’en vois qu’un qui la sentit comme elle devait être sentie, avec dégoût. — Gœthe…

49.

Gœthe. — Événement, non pas allemand, mais européen : tentative grandiose de vaincre le dix-huitième siècle par un retour à l’état de nature, par un effort pour s’élever au naturel de la Renaissance, par une sorte de contrainte exercée sur lui-même par notre siècle. — Gœthe en portait en lui les instincts les plus forts : la sentimentalité, l’idolâtrie de la nature, l’antihistorisme, l’idéalisme, l’irréel et le côté révolutionnaire (— ce côté révolutionnaire n’est qu’une des formes de l’irréel). Il eut recours à l’histoire, aux sciences naturelles, à l’antique, ainsi qu’à Spinoza, et avant tout à l’activité pratique ; il s’entoura d’horizons bien définis ; loin de se détacher de la vie, il s’y plongea ; il ne fut pas pusillanime et, autant que possible, il accepta toutes les responsabilités. Ce qu’il voulait, c’était la totalité ; il combattit la séparation de la raison et de la sensualité, du sentiment et de la volonté (— prêchée dans la plus repoussante des scolastiques par Kant, l’antipode de Gœthe) ; il se disciplina pour atteindre à l’être intégral ; il se fit lui-même… Gœthe, au milieu d’une époque aux sentiments irréels, était un réaliste convaincu ; il reconnaissait tout ce qui avait sur ce point une parenté avec lui — il n’y eut dans sa vie de plus grand événement que cette ens realissimum nommée Napoléon. Gœthe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté ; homme tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes ; homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu… Un tel esprit libéré, apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. —

50.

On pourrait dire que, dans un certain sens, le dix-neuvième siècle s’est efforcé vers tout ce que Gœthe avait tenté d’atteindre personnellement, une universalité qui comprend et qui admet tout, une tendance à donner accès à tous, un réalisme hardi, un respect du fait. D’où vient que le résultat total ne soit pas un Gœthe, mais un chaos, un soupir nihiliste, une confusion où l’on ne sait où donner de la tête, un instinct d’épuisement qui, continuellement, dans la pratique, pousse à un retour au dix-huitième siècle ? (— par exemple sous forme de sentiment romantique, d’altruisme et d’hypersentimentalité, de féminisme dans le goût, de socialisme dans la politique). Le dix-neuvième siècle finissant ne serait-il donc qu’un dix-huitième siècle renforcé et endurci, autrement dit un siècle de décadence ? De sorte que, non seulement pour l’Allemagne, mais pour toute l’Europe, Gœthe n’aurait été qu’un incident, une belle inutilité ? Mais on méconnaît les grands hommes si on les considère sous la perspective misérable d’une utilité publique. Qu’on n’en puisse tirer aucun profit, c’est peut-être le propre même de la grandeur

51.

Gœthe est le dernier Allemand pour qui j’ai du respect : il aurait ressenti trois choses comme je les ressens moi-même, nous nous entendons aussi sur « la Croix »…[10] On me demande souvent pourquoi j’écris en allemand ; car nulle part je ne serai plus mal lu que dans ma patrie. Mais enfin qui sait si je désire être lu aujourd’hui ? — Créer des choses sur quoi le temps essaie en vain ses dents, tendre par la forme et par la substance à une petite immortalité — je n’ai jamais été assez modeste pour exiger moins de moi. L’aphorisme, la sentence, où le premier je suis passé maître parmi les Allemands, sont les formes de « l’éternité » ; mon orgueil est de dire en dix phrases ce que tout autre dit en un volume, — ce qu’un autre ne dit pas en un volume…

J’ai donné à l’humanité le livre le plus profond qu’elle possède, mon Zarathoustra : je lui donnerai sous peu son livre le plus indépendant. —

CE QUE JE DOIS AUX ANCIENS

1.

Pour finir, encore un mot sur ce monde vers lequel j’ai cherché des accès, vers lequel j’ai peut-être trouvé un nouvel accès — le monde antique. Mon goût, qui est peut-être l’opposé du goût tolérant, est bien éloigné là aussi d’approuver en bloc : d’une façon générale il n’aime pas à approuver, il préfère contredire, et même nier complètement… Cela est vrai pour des civilisations entières, cela est vrai pour certains livres, — cela est vrai aussi pour des cités et des paysages. Au fond il n’y a qu’un tout petit nombre de livres antiques qui aient compté dans ma vie ; les plus célèbres n’en font pas partie. Mon sens du style, de l’épigramme dans le style, s’est éveillé presque spontanément à mon contact avec Salluste. Je n’ai pas oublié l’étonnement de mon vénéré professeur, M. Corssen, lorsqu’il fut forcé de donner la meilleure note à son plus mauvais latiniste — j’avais tout appris d’un seul coup. Serré, sévère, avec au fond autant de substance que possible, une froide méchanceté à l’égard de la « belle parole » et aussi à l’égard du « beau sentiment » — c’est à toutes ces qualités que je me suis deviné. On reconnaîtra jusque dans mon Zarathoustra une ambition très sérieuse de style romain, d’« aere perennius » dans le style. — Il n’en a pas été autrement de mon premier contact avec Horace. Jusqu’à présent aucun poète ne m’a procuré le même ravissement artistique que celui que j’ai éprouvé dès l’abord à la lecture d’une ode d’Horace. Dans certaines langues il n’est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé ici. Cette mosaïque de mots, où chaque mot par son timbre, sa place dans la phrase, l’idée qu’il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l’ensemble, ce minimum dans la somme et le nombre des signes et ce maximum que l’on atteint ainsi dans l’énergie des signes — tout cela est romain, et, si l’on veut m’en croire, noble par excellence. Tout le reste de la poésie devient, à côté de cela, quelque chose de populaire, — un simple bavardage de sentiments…

2.

Aux Grecs je ne dois absolument pas d’impression d’une force approchante ; et, pour le dire franchement, ils ne peuvent pas être pour nous ce que sont les Romains. On n’apprend pas des Grecs — leur genre est trop étrange, et aussi trop mobile pour faire un effet impératif, « classique ». Qui est-ce qui aurait jamais appris à écrire avec un Grec !… Qui donc aurait su l’apprendre sans les Romains ! Que l’on ne prétende pas m’objecter Platon. Pour ce qui en est de Platon je suis profondément sceptique et je fus toujours hors d’état de faire chorus dans l’admiration de l’artiste Platon qui est de tradition parmi les savants. Et ici les juges du goût le plus raffiné parmi les anciens sont de mon côté. Il me semble que Platon jette pêle-mêle toutes les formes du style : par là il est le premier décadent du style : il est coupable de fautes semblables à celles des cyniques qui inventèrent la Satire Ménippée. Pour trouver un charme au dialogue de Platon, cette façon dialectique horriblement suffisante et enfantine, il faut ne jamais avoir lu de bon français, — Fontenelle par exemple. Platon est ennuyeux. — Enfin ma méfiance de Platon va toujours plus au fond : je trouve qu’il a dévié de tous les instincts fondamentaux des Hellènes, je le trouve si imprégné de morale, si chrétien avant la lettre — il donna déjà l’idée du « bien » comme idée supérieure — que je suis tenté d’employer à l’égard de tout le phénomène Platon, plutôt que toute autre épithète, celle de « haute fumisterie » ou, si l’on préfère, d’idéalisme. — On l’a payé cher d’avoir vu cet Athénien aller à l’école chez les Égyptiens (— ou peut-être chez les Juifs en Égypte ?…). Dans la grande fatalité du christianisme, Platon est cette fascination à double sens appelée « idéal » qui permit aux natures nobles de l’antiquité de se méprendre elles-mêmes et d’aborder le pont qui mène à la « croix »… Et combien il y a-t-il encore de traces de Platon dans l’idée de l’ « Église », dans l’édification, le système, la pratique de l’Église ! Mon repos, ma préférence, ma cure, après tout le platonisme, fut de tout temps Thucydide. Thucydide et peut-être le Prince de Machiavel me ressemblent le plus par la volonté absolue de ne pas s’en faire accroire et de voir la raison dans la réalité, — et non dans la « raison », encore moins dans la « morale »… Rien ne guérit plus radicalement que Thucydide du lamentable enjolivement, sous couleur d’idéal, que le jeune homme à « éducation classique » emporte dans la vie en récompense de l’application au lycée. Il faut le suivre ligne par ligne et lire ses arrière-pensées avec autant d’attention que ses phrases : il y a peu de penseurs si riches en arrière-pensées. En lui la culture des Sophistes, je veux dire la culture des réalistes, atteint son expression la plus complète : un mouvement inappréciable, au milieu de la charlatanerie morale et idéale de l’école socratique qui se déchaînait alors de tous les côtés. La philosophie grecque est la décadence de l’instinct grec ; Thucydide est la grande somme, la dernière révélation de cet esprit des réalités fort, sévère et dur que les anciens Hellènes avaient dans l’instinct. Le courage devant la réalité distingue en dernière instance des natures comme Thucydide et Platon : Platon est lâche devant la réalité, — par conséquent il se réfugie dans l’idéal ; Thucydide est maître de soi, donc il est aussi maître des choses…

3.

Flairer dans les Grecs de « belles âmes », des « pondérances dorées » et d’autres perfections, admirer par exemple chez eux le calme dans la grandeur, le sentiment idéal — j’ai été gardé de cette « haute naïveté », une niaiserie allemande en fin de compte, par le psychologue que je portais en moi. Je vis leur instinct le plus violent, la volonté de puissance, je les vis trembler devant la force effrénée de cette impulsion, — je vis naître toutes leurs institutions de mesures de précautions pour se garantir réciproquement des matières explosives qu’ils avaient en eux. L’énorme tension intérieure se déchargeait alors en haines terribles et implacables au-dehors : les villes se déchiraient réciproquement pour que leurs citoyens trouvent individuellement le repos devant eux-mêmes. On avait besoin d’être fort : le danger était toujours proche, — il guettait partout. Les corps superbes et souples, le réalisme et l’immoralisme intrépides qui étaient le propre des Hellènes leur venaient de la nécessité et ne leur étaient pas « naturels ». C’était une conséquence et non pas quelque chose qui leur venait d’origine. Les fêtes et les arts ne servaient aussi qu’à produire un sentiment de supériorité, à montrer la supériorité : ce sont là des moyens de glorification de soi, ou même des moyens de faire peur. Juger les Grecs à l’allemande, d’après leurs philosophes, se servir de la lourde honnêteté de l’école socratique pour trouver une explication de la nature des Grecs !… Comme si les philosophes n’étaient pas les décadents de l’hellénisme, le mouvement d’opposition contre l’ancien goût noble (— contre l’instinct agonal, contre la Polis, contre la valeur de la race, contre l’autorité de la tradition). Les vertus socratiques furent prêchées parce que les Grecs les avaient perdues : irritables, craintifs, inconstants, tous comédiens, ils avaient quelques raisons de trop de se laisser prêcher la morale. Non pas que cela aurait pu servir à quelque chose : mais les grands mots et les attitudes vont si bien aux décadents

4.

Je fus le premier qui, pour la compréhension de cet ancien instinct hellénique riche encore et même débordant, ai pris au sérieux ce merveilleux phénomène qui porte le nom de Dionysos : il n’est explicable que par un excédent de force. Celui qui a étudié les Grecs, comme ce profond connaisseur de leur culture, le plus profond de tous, Jacob Burckhardt à Bâle, a su de suite l’importance que cela avait : Burckhardt a intercalé dans sa Culture des Grecs un chapitre spécial sur ce phénomène. Si l’on veut se rendre compte de l’opposé il suffira de voir la pauvreté d’instinct presque réjouissante chez le philologue allemand quand il s’approche de l’idée dionysienne. Le célèbre Lobeck surtout, avec la vénérable certitude d’un ver desséché parmi les livres, se mit à ramper dans ce monde d’états mystérieux, pour se convaincre qu’il était scientifique, alors qu’il était superficiel et enfantin jusqu’au dégoût, — Lobeck a donné à entendre, à grand renfort d’érudition, qu’au fond toutes ces curiosités étaient de mince importance. Il est en effet possible que les prêtres aient communiqué, à ceux qui participaient à ces orgies, quelques idées qui ne sont pas sans valeur : par exemple que le vin incite à la joie, que l’homme peut vivre parfois de fruits, que les plantes fleurissent au printemps et se fanent en automne. Pour ce qui en est de cette richesse étrange de rites, de symboles, de mythes d’origine orgiaque dont le monde antique pullule littéralement, Lobeck n’y trouve que prétexte à être plus spirituel encore d’un degré. « Les Grecs, dit-il (Aglaophamus, I, 672), lorsqu’ils n’avaient pas autre chose à faire, se mettaient à rire, à sauter et à trôler, ou bien, parce que l’envie peut également en venir à l’homme, ils se mettaient par terre à pleurer et à se lamenter. D’autres s’approchaient alors d’eux pour trouver une raison quelconque à ces allures surprenantes ; et ainsi se formèrent, pour expliquer ces usages, d’innombrables légendes, des fêtes et des mythes. D’autre part on croyait ces actions burlesques que l’on avait pris l’habitude de pratiquer aux fêtes nécessaires à leur célébration et on les maintint comme une partie indispensable du culte. » — Voilà un bavardage méprisable et je suis certain que pas un instant on ne prendra un Lobeck au sérieux. Nous sommes bien autrement touchés quand nous examinons l’idée « grecque » que s’étaient formée Winckelmann et Gœthe et que nous reconnaissons son incompatibilité avec cet élément d’où naît l’art dionysien — avec l’orgiasme. Je suis en effet certain que Gœthe aurait exclu, par principe, une idée analogue des possibilités de l’âme grecque. Par conséquent Gœthe ne comprenait pas les Grecs. Car ce n’est que par les mystères dionysiens, par la psychologie de l’état dionysien que s’exprime la réalité fondamentale de l’instinct hellénique — sa « volonté de vie ». Qu’est ce que l’Hellène se garantissait par ces mystères ? La vie éternelle, l’éternel retour de la vie ; l’avenir promis et sanctifié dans le passé ; l’affirmation triomphante de la vie au-dessus de la mort et du changement ; la vie véritable comme prolongement collectif par la procréation, par les mystères de la sexualité. C’est pourquoi le symbole sexuel était pour les Grecs le symbole vénérable par excellence, le véritable sens profond dans toute la piété antique. Toutes les particularités de l’acte de la génération, de la grossesse, de la naissance éveillent les sentiments les plus élevés et les plus solennels. Dans la science des mystères la douleur est sanctifiée : le « travail d’enfantement » rendant la douleur sacrée, — tout ce qui est devenir et croissance, tout ce qui garantit l’avenir nécessite la douleur… Pour qu’il y ait la joie éternelle de la création, pour que la volonté de vie s’affirme éternellement par elle-même il faut aussi qu’il y ait les « douleurs de l’enfantement »… Le mot Dionysos signifie tout cela : je ne connais pas de symbolisme plus élevé que ce symbolisme grec, celui des fêtes dionysiennes. Par lui le plus profond instinct de la vie, celui de la vie à venir, de la vie éternelle est traduit d’une façon religieuse, — la voie même de la vie, la procréation, comme la voie sacrée… Ce n’est que le christianisme, avec son fond de ressentiment contre la vie, qui a fait de la sexualité quelque chose d’impur : il jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie…

5.

La psychologie de l’orgiasme comme d’un sentiment de vie et de force débordante, dans les limites duquel la douleur même agit comme stimulant, m’a donné la clef pour l’idée du sentiment tragique, qui a été méconnu tant par Aristote que par nos pessimistes. La tragédie est si éloignée de démontrer quelque chose pour le pessimisme des Hellènes au sens de Schopenhauer qu’elle pourrait plutôt être considérée comme sa réfutation définitive, comme son jugement. L’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable — c’est ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. Non pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d’une passion dangereuse par sa décharge véhémente — c’est ainsi que l’a entendu Aristote, mais pour personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir, — cette joie qui porte encore en elle la joie de l’anéantissement… Et par là je touche de nouveau l’endroit d’où je suis parti jadis. — L’origine de la Tragédie fut ma première transmutation de toutes les valeurs : par là je me replace sur le terrain d’où grandit mon vouloir, mon savoir — moi le dernier disciple du philosophe Dionysos, — moi le maître de l’éternel retour…

LE MARTEAU PARLE

Ainsi parlait Zarathoustra III. p. 303


« Pourquoi si dur ? — dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne sommes-nous pas intimement parents ? — »

Pourquoi si mous ? Ô mes frères, ainsi vous demandé-je, moi : n’êtes-vous donc pas — mes frères ?

Pourquoi si mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourquoi y a-t-il tant de reniement, tant d’abnégation dans votre cœur ? si peu de destinées, dans votre regard ?

Et si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?

Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?

Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, —

— béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.

Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle : DEVENEZ DURS !


  1. La pointe est dirigée contre Eugène Dühring, auteur de La Valeur de la Vie. — N. d. T.
  2. Premier vers d’un chant national allemand. — N. du T.
  3. Lisez : « la bière ». — N. d. T.
  4. Le Trompeter von Sœkkingen (et non Sæckingen), poème de Scheffel très populaire en Allemagne. Le compositeur alsacien Nessler en a fait un opéra. — N. d. T.
  5. Allusion à un vers du Cantique de Luther : « Lass fahren dahin… das Reich muss uns doch bleiben » que Nietzsche applique à l’Empire allemand. — N. d. T.
  6. Note wikisource.— Galiani : lettre à Mme d’Épinay, 18 septembre 1769.
  7. Allusion au vers du Faust de Gœthe :

    « Entschlafen sind nun wilde Triebe »

    N. d. T.
  8. Parsifal. — Je traduirais volontiers « la pure imbécillité »
    N. d. T.
  9. Clothilde de Veaux. — N. d. T.
  10. Gœthe, Épigrammes vénitiennes, 66. — N. d. T.