Pas de bile !/Le Cycliste
LE CYCLISTE
Certes, au courant de ma vie citadine,
banlieusarde et départementale, j’ai vu des
gens bien crottés. J’en ai vu même de plus
crottés encore.
Mais je ne me souviens pas d’en avoir vu de plus somptueusement crottés que le cycliste qui s’arrêta devant le café de Nice où nous gisions, devant je ne sais plus quel vermouth.
Oh ! le cochon ! À croire qu’il avait longuement plongé ses bottes en d’innomables marécages où des grenouilles étaient venues, par surcroît, se soulager par tous les bouts, sans en excepter un seul.
Je veux bien croire que les gens de ce gentleman avaient ciré ses bottes, le matin même, mais, nom d’un chien ! qu’il y paraissait peu.
Quels kilomètres n’avait-il pas couverts, ce recordman, en quels boueux hectares n’avait-il pas pataugé !
Oh ! les pauvres bottes !
Et qui dira jamais la félicité suprême qu’il ressentait à constater si sales ses coûteuses et montantes chaussures !
Pourtant, quand le petit décrotteur italien, aux yeux noirs, aux dents blanches, lui vint proposer de cirer ses bottes de gloire, le cycliste n’osa refuser et le jeune transalpin y mit tout son corps et toute son âme.
Malgré le peu d’intérêt de l’opération, chacun de nous prêtait une vive attention à l’œuvre.
Enfin, la botte de droite fut parée, décrottée, cirée, noircie, reluisante, ainsi que l’âme du démon.
Le petit Crispi, joyeux de son semi-triomphe, allait se ruer sur la botte gauche, quand apparut le gérant du café.
Et alors, le gérant du café (cependant que retombait, sur un de ses bras, la serviette-emblème), tendit vers l’horizon son autre main (définitive), enjoignant à l’enfant-décrotteur le départ sans phrases.
Le jeune cireur s’enfuit terrifié.
Le cycliste enfourcha sa bête d’acier nickelée, et s’enfuit dans la direction de Monte-Carlo, probablement pour se donner une contenance.