Le Dahomey et le roi Guezo
ET
LE ROI GUEZO.
Le Dahomey est un royaume situé sur la côte occidentale d’Afrique, dans le voisinage du delta que forme le Niger à son embouchure. Tous les états barbares ont des institutions curieuses à étudier. Le Dahomey ne présente pas seulement ce genre d’intérêt : ce n’est pas un peuple qui l’habite, c’est une armée; la source de ses revenus n’est ni l’industrie ni l’agriculture, c’est la traite des noirs. L’excès de barbarie où ce pays est tombé est donc la conséquence de ce trafic qu’ont justement proscrit les nations civilisées.
Qu’on se représente une vaste contrée, inculte, quoique fertile, déserte, mais remplie des vestiges d’une nombreuse population. Au centre de ce territoire s’élève une ville : c’est Abomey, résidence du chef du Dahomey, le roi Guezo, et de son armée, qui gouvernent un peuple de deux cent mille esclaves, seuls habitans d’un sol qui pourrait nourrir abondamment des millions de créatures humaines. Guezo, souverain du Dahomey, est un chasseur d’hommes; son armée est sa meute, dressée à la poursuite de ce gibier à l’ame immortelle. Chaque année, il sort de son palais aux murs ornés de têtes coupées; ses limiers sont lancés; nul ne connaît le but de leur course ardente. Le chef seul sait quelle est la peuplade qu’il a vouée à la ruine, au massacre et à l’esclavage. La bande des noirs chasseurs court en silence. Il est nuit, et elle semble se diriger d’abord vers un point opposé au véritable but de son expédition, mais bientôt elle revient sur ses pas, et, au lever du jour, ces démons fondent sur une contrée paisible et surprise. Les habitans inoffensifs tombent, au sortir de leurs demeures, sous les coups de la phalange impitoyable. Les vieillards, on les tue; les femmes, on les éventre; les enfans à la mamelle, on les écrase sur la pierre. Les jeunes hommes et les jeunes filles sont saisis, garrottés et réservés, les uns pour la traite, les autres pour les sacrifices humains. L’incendie complète cette œuvre de destruction, et quand la nuée dévastatrice a passé, quand l’armée s’est retirée, emportant les produits de sa rapine, traînant à sa suite une population enchaînée et montrant avec une volupté féroce un hideux trophée de têtes tranchées par centaines, on dirait que la main de la colère céleste s’est appesantie sur la contrée : les champs sont déserts, les récoltes détruites, les maisons renversées. La vigoureuse végétation du pays envahit bientôt l’emplacement des villes, qui deviennent des repaires d’animaux sauvages, après avoir été des centres de l’industrie africaine, des foyers de sociétés et de civilisation naissantes, des asiles où vivaient souvent d’innocentes familles, cultivant ces sentimens d’affection mutuelle que Dieu n’a pas refusés à l’homme même plongé dans les ténèbres de la barbarie.
Tels sont les crimes de la traite. Ce commerce inhumain a trois phases : la razzia, l’achat des prisonniers, l’embarquement et la traversée des esclaves. La razzia, c’est le chef africain qui en est chargé; l’achat des prisonniers se fait par les traitans, généralement européens, établis sur la côte ; l’embarquement et la traversée sont l’œuvre réservée aux capitaines négriers. Le roi du Dahomey est à la fois chasseur d’esclaves et associé des principaux traitans. C’est donc dans le royaume de ce chef barbare qu’on peut observer sur son plus curieux théâtre la partie purement africaine des opérations de la traite. Fort heureusement le pays du roi Guezo n’est plus pour l’Europe un monde tout-à-fait inconnu, et quelques relations récentes y guideront nos pas.
En 1850, le gouvernement anglais chargeait M. le commandant Forbes de négocier avec le roi Guezo un traité pour l’abolition du trafic des esclaves. Plusieurs envoyés, qui avaient précédé M. Forbes. n’avaient obtenu aucun succès. L’Angleterre avait successivement adresse à Guezo M. Winnietts, dont le rapport se trouve consigné dans les procès-verbaux d’un comité d’enquête parlementaire; M. Cruishank, dont la déposition est rapportée dans le même recueil; M. Duncan, qui, nommé consul britannique près du roi de Dahomey, a envoyé à son gouvernement de nombreux renseignemens, publiés en partie dans le recueil annuel de la correspondance relative à la traite des noirs. M. Duncan était mort de la dyssenterie. Les deux autres envoyés avaient échoué dans leur mission. M. Forbes ne fut pas plus heureux ; mais on lui doit un récit de son voyage. Les mœurs du pays sont tellement extraordinaires, que cette publication d’un officier de marine plus habile dans sa profession que dans l’art d’écrire a excité le plus vif intérêt en Angleterre. Cet intérêt était bien justifié. M. Forbes a tort seulement de croire qu’il a été le premier à décrire les mœurs et les usages du Dahomey. Un voyageur français, M. Bruë, dans un recueil spécial imprimé par les soins du département de la marine et des colonies, a publié en 1844 le récit très circonstancié et fort curieux d’une visite qu’il avait faite l’année précédente au roi de ce pays. Les récits de l’officier anglais et du voyageur français diffèrent sous quelques rapports; mais il est facile, en les contrôlant l’un par l’autre, d’arriver à la découverte de la vérité, surtout pour peu qu’on se rende compte des mobiles différens dont s’inspirent les deux relations. — M. Forbes est un militaire peu soucieux, quoique Anglais, de subordonner aux intérêts du commerce le triomphe de la politique britannique, si bien enveloppée du voile de la philanthropie. M. Bruë, au contraire, homme intelligent et conciliant, était un agent commercial désireux de faire les affaires de sa maison, et disposé à voir d’un œil indulgent les institutions d’un état dont il avait à ménager le souverain. En essayant de décrire d’après ces deux voyageurs le pays qu’ils ont parcouru, il est bon de noter et de ne pas oublier cette première différence.
Le roi du Dahomey a deux capitales, la ville africaine, Abomey, située dans l’intérieur des terres, la ville européenne, Whydah, placée sur la côte. L’une est la cité d’où partent les razzias, l’autre est la ville où se consomment l’achat et la vente des prisonniers. Le récit de M. Forbes s’ouvre par une description de Whydah. Ici déjà nous trouvons l’occasion de le compléter par une relation française. Le capitaine de vaisseau Monléon, dans un rapport adressé au ministre de la marine, disait en 1844 : « A Whydah, les trafiquans d’esclaves sont comme des joueurs à la bourse; il sera bien difficile de leur faire quitter la place. » Ces paroles prouvent bien que la traite est un jeu où les négriers apportent non-seulement l’avidité du gain, mais la passion du jeu même. Depuis quelques années, les chances de cette partie sont très incertaines; les pertes énormes, les profits considérables s’y succèdent et s’y mêlent : aussi les affaires des traitans sont tellement enchevêtrées et embrouillées, qu’une liquidation leur est impossible. Une fois engagés dans cette funeste partie qu’ils soutiennent contre la morale, l’humanité et la loi, ils y persistent forcément. Whydah est le quartier-général des plus riches traitans de la côte. C’est là que le prince des négriers, M. de Souza, avait son palais, son harem, un peuple d’esclaves et une grande étendue de territoire. Ce célèbre traitant, qui est mort récemment, était un réfugié brésilien. Coupable de quelque délit politique, il s’était trouvé dans la nécessité de choisir entre la prison et l’exil. Pendant quarante années, il a continué, de compte à demi avec le roi de Dahomey, le trafic des esclaves, et il y a d’abord acquis une fortune considérable. M. Monléon, qui fut son hôte en 1844, écrivait que ses dîners étaient des festins de Balthazar, recherchés et servis avec un très grand luxe. Sa vaisselle et tous les meubles qui garnissaient sa chambre à coucher étaient en argent massif; mais le prudent vieillard avait soin de dissimuler cette opulence, car il connaissait trop bien la cupidité peu scrupuleuse des chefs africains pour les exposer à une tentation trop forte. Comme les Juifs au moyen-âge, comme beaucoup d’Orientaux dans les pays soumis au despotisme musulman, M. de Souza cachait ses richesses derrière les murailles d’une habitation de sordide apparence. Le commandant Forbes nous apprend que le palais des Souza, — le grand négrier a fondé une dynastie, — est un vaste édifice mal bâti, qui est environné de fumier et de débris de toute sorte en pleine décomposition. « On m’avait représenté, dit-il, la demeure de ce traitant comme la splendide habitation d’un prince entouré de toutes les jouissances du luxe : si la fange et les ordures sont un luxe, le palais des Souza est un véritable paradis. »
Ce traitant avait jugé nécessaire de prendre aussi des précautions d’un autre genre. Il craignait les maladies que les excès de table engendrent dans ce climat; il craignait plus encore peut-être le poison, qui est un moyen de gouvernement fort à la mode dans les contrées où règnent les despotes africains. Aussi, malgré la profusion des mets qui couvraient sa table, ne s’est-il jamais écarté un instant d’une sobriété rigoureuse et défiante à l’extrême. Sa maison était servie par des femmes, dont six, exclusivement attachées à sa personne, goûtaient tous ses alimens avant de les lui offrir. Cet usage est d’ailleurs généralement adopté en Afrique. Les vivres que M. de Souza emportait en voyage étaient renfermés dans des caisses dont il gardait les clés; mais sa continence n’égalait pas sa sobriété, car ce vieillard, élevé dans les principes du christianisme, n’avait pas honte d’entretenir un sérail de quatre cents femmes.
Cet homme singulier a contribué, par la nature de son commerce, à faire périr des milliers de ses semblables, et pourtant il montrait, dans tous ses rapports, une bienveillance et une générosité remarquables. Ses attentions pour les Européens étaient tout-à-fait délicates ; elles révélaient, outre un esprit juste et fin, de véritables qualités de cœur. Parmi les traitans du pays, il est peut-être le seul qui n’ait jamais consenti à autoriser les sacrifices humains de sa présence. Dans un état tel que le Dahomey, dans une position telle que celle de M. de Souza, cette protestation fut vraiment courageuse. Quand il est mort, on s’est aperçu qu’il était fort endetté. Ce seul fait doit suffire pour assurer le maintien des croisières destinées à la suppression de la traite. En ruinant M. de Souza, elles ont montré toute leur efficacité. Le roi de Dahomey a classé arbitrairement les créanciers de ce traitant en deux catégories : ceux qui seront payés et ceux qui ne le seront pas. Ces derniers sont précisément les marchands d’esclaves indigènes et étrangers. Explique qui pourra ce caprice d’un souverain qui fait lui-même en grand le commerce des esclaves. Quelle qu’en soit l’origine et l’objet, il est impossible de regretter que le roi Guezo ait fait usage de son pouvoir absolu pour priver les négriers de bénéfices mal acquis; mais il n’a pas eu l’intention de les décourager par cette banqueroute. Ce n’est qu’une prime qu’il a jugé à propos de lever au profit des héritiers de M. Souza sur les gains du commerce qu’il patrone et qu’il alimente. Aussi les trafiquans d’esclaves du Dahomey n’ont-ils été nullement déconcertés : ils continuent leurs opérations; après la mort de l’Alexandre des négriers, tous ses généraux se sont partagé son empire. Parmi les plus riches et les plus heureux, M. Jose-Martin Domingo se distinguait l’an dernier.
Les traitans de Whydah sont généralement Brésiliens, Portugais ou Espagnols; mais il en est aussi qui appartiennent à la race indigène, et qui font de fort bonnes affaires en vendant leurs frères comme les fils de Jacob. En 1850, on en comptait cinq qui s’étaient enrichis dans ce trafic, et qui y déployaient une intelligence et une activité rares chez les individus de cette origine. M. de Souza était un négrier de vieille souche, et qui faisait son commerce à l’ancienne mode. Ses successeurs comprennent tout autrement la gestion des affaires. Avec le scepticisme des commercans du XIXe siècle, ils mènent de front les opérations du négoce licite et celles du trafic illégal : d’une main, ils reçoivent les profits de la traite, et ils tendent l’autre pour encaisser les gains de la troque. Leur barracon est à la ville, et à la campagne ils ont leurs plantations. Là, ils parquent les esclaves, et ils les marquent à leur chiffre, avec un fer chaud, comme un bétail; ici, ils cultivent innocemment les graines oléagineuses, telles que l’arachide; ils plantent des palmiers à la noix huileuse, et ils préparent un fret honnête pour les navires marchands de France et d’Angleterre.
C’est une heureuse transformation; c’est un grand pas de fait vers la suppression totale de la traite; c’est un heureux augure pour l’Afrique, car le commerce légitime est le vrai propagateur de la civilisation. Déjà Whydah, ce vaste foyer de la traite, est devenu l’un des centres où le mouvement du commerce permis a le plus d’activité et de développement. L’importation des graines oléagineuses d’Afrique en France est aujourd’hui l’un des élémens les plus importans de notre navigation. Ce commerce occupe cent cinquante de nos bâtimens et quinze cents de nos matelots. Il est surtout favorable à la France, parce que le résidu des graines pressées est utilisé chez nous comme engrais, ce qui donne aux arachides une valeur plus grande dans nos ports que sur les marchés anglais. Il y a lieu de croire d’ailleurs que le commerce licite est à la veille de prendre une nouvelle extension à Whydah même, avec l’approbation et l’aide du roi Guezo.
M. Monléon raconte qu’ayant fait un jour une promenade hors de la ville avec M. de Souza, il donna à ses porteurs l’ordre de s’arrêter sur une hauteur pour admirer la beauté de l’immense étendue de terrain uni et inculte qui se développait devant lui. Son compagnon, devinant le sujet de ses réflexions, prit la parole : — Commandant, s’écria-t-il, que de trésors perdus dans cette grande plaine! — La réponse du commandant ne se fit pas attendre. — Eh bien! monsieur, supposez quelques milliers de noirs de moins en esclavage aux colonies ou libérés par les croiseurs anglais à Sierra-Leone; placez-les ici, vous qui seul pouvez opérer ce prodige, et vous aurez l’honneur d’avoir mis le premier cette contrée dans la voie de la civilisation. Vous feriez, par la culture de cette terre, pénitence de vos péchés de négrier, péchés qui l’ont si long-temps privée de ses bras naturels. — M. de Souza répondit en souriant que déjà un commandant anglais lui avait conseillé d’abandonner la traite des noirs et de faire le commerce de l’huile de palme, mais qu’il dédaignait ce genre de trafic comme trop peu important pour soutenir sa position dans le pays. Le vieux négrier n’était pas capable de comprendre toute l’étendue des ressources que présente le commerce légal à la côte d’Afrique et tout le développement qu’il est appelé à prendre lorsque l’industrie européenne sera implantée sur ce territoire d’une richesse et d’une fécondité extraordinaires. Depuis la mort de M. de Souza, l’idée de M. Monléon a fait son chemin, et on peut croire que le moment est venu où elle va être réalisée. Déjà même, dans leurs villas entourées de bois d’orangers, les traitans du Dahomey savent faire une large part aux cultures utiles qui produisent des denrées pour l’exportation.
Le commandant Forbes doutait du développement donné à l’agriculture par les traitans de Whydah, et, pour le convaincre, les fils de M. de Souza l’invitèrent à visiter avec eux une plantation située à trois milles de la ville. On partit en hamac, et l’envoyé anglais, à son arrivée, fut frappé d’admiration : devant lui se développait une splendide plantation de palmiers entremêlés de cultures; ici, du blé; là, des cotonniers; plus loin, des ignames ou du manioc. Cette magnifique habitation s’étendait sur un terrain onduleux, sec dans les lieux élevés, humide dans les bas-fonds, ce qui permettait d’y varier la végétation. M. Forbes avait souvent entendu vanter la fastueuse hospitalité des Souza. Sur la foi de ces récits, il avait apporté dans cette excursion le plus vif appétit. On offrit d’abord des cigares, et le propriétaire de la plantation soumit à l’examen de ses hôtes diverses espèces de noix de palmier, d’où l’on extrait l’huile. L’appétit du commandant, irrité par l’acre fumée du tabac, devenait de plus en plus impérieux. Aussi M. Forbes, après avoir éprouvé une admiration véritable, n’exprimait-il plus qu’une admiration toute de complaisance. Une heure entière s’écoula, et les Souza tombèrent, l’un après l’autre, dans un profond sommeil. L’un d’eux se souleva pourtant sur son séant entre deux songes, et, les regards effarés de l’officier anglais ayant attiré son attention, il lui offrit poliment... un verre de rhum, que celui-ci refusa avec indignation. « Peu familiarisé avec la langue portugaise, dit M. Forbes en racontant sa mésaventure, je crus mètre trompé sur le sens de l’invitation qui m’avait été faite par MM. de Souza, et je ne doutai plus de mon erreur, lorsque je vis tirer d’une caisse et exposer sur l’herbe un ragoût de viande cuite dans de l’huile rance, du biscuit et des ignames. Je pris ma part de ce festin que la faim même ne me fit pas trouver passable, et, après avoir dépêché les morceaux, je me levai, heureux de quitter le banquet et d’en détruire l’arrière-goût en fumant un nouveau cigare. Je me mis à errer de côté et d’autre, incapable de surmonter ma mauvaise humeur, ne sachant si j’avais mal compris l’invitation qui m’avait été adressée, ou si j’étais tout simplement puni, comme je le méritais, pour avoir accepté les politesses d’un négrier. Un sentier sinueux me ramena vers mes hôtes, sous l’ombre du bois de palmiers, qui me fit alors l’effet d’une oasis au milieu du désert. La lampe merveilleuse d’Aladin n’aurait pas opéré un changement plus rapide et plus magique : une nappe blanche comme le lait était étendue sur des nattes, elle était couverte des mets les plus délicats et de vins de France, d’Espagne, de Portugal et d’Allemagne. Toutes les pièces de ce service étaient d’argent massif. »
D’après ce récit, où perce une gourmandise naïve et tout anglaise, on peut se faire une idée des produits de l’agriculture sur cette terre si fertile, qui n’attend que le contact de l’homme civilisé pour donner les plus abondantes preuves de sa fécondité. Personne n’ignore combien est grande l’aptitude des Africains pour les travaux de la terre. Nulle part cette aptitude ne se révèle avec plus d’éclat que dans le royaume de Dahomey. L’agriculture est loin d’y être encouragée. La politique des souverains de ce pays tend à exciter les instincts belliqueux de leurs sujets, et, s’ils tolèrent par nécessité les travaux de la paix, ils ne leur laissent pas prendre trop d’extension; ils ne permettent pas que leur peuple acquière des habitudes de vie douce et sédentaire, car le commerce des esclaves, source impure, mais abondante, des revenus de la couronne, se ferait avec beaucoup moins d’activité. Cependant, partout où l’œil du voyageur aperçoit des cultures dans ce pays, il est frappé de leur bonne apparence, et M. Forbes répète à plusieurs reprises que les cultivateurs du Dahomey rivalisent de talent et de soins avec ceux de la Chine. C’est une preuve que ces malheureuses populations, perverties par un culte grossier, par des institutions barbares, tristes fruits de l’avidité européenne, naissent avec des instincts prononcés de sociabilité.
La distance qui sépare Whydah de la ville d’Abomey peut être facilement franchie en quatre jours, malgré le mauvais état du chemin, qui traverse un marais inabordable en temps de pluie, et où l’on entre jusqu’aux genoux à l’époque de la sécheresse. Les Européens et les indigènes de distinction font le trajet dans un hamac couvert d’une tente et soutenu aux deux extrémités par des perches que tiennent les porteurs. M. Bruë loua douze de ces porteurs pour le voyage, et M. Forbes vingt-six. Le premier était précédé en outre d’une garde et d’une bande de musiciens, cortège d’honneur dont on l’avait gratifié sans égard pour la délicatesse de ses oreilles méridionales. L’officier anglais n’eut pas à déplorer cet excès de prévenance; mais, selon l’habitude de son pays, il emporta tant de bagages, qu’il dut emmener seize hommes et vingt femmes pour transporter à sa suite les colis sur leur tête, La route est coupée de plusieurs villages, pauvres demeures de quelques centaines d’habitans. L’aspect de ces villages est partout le même. Qu’on se figure des clôtures en bambous entourant un espace irrégulier. A l’intérieur sont placées çà et là, sans aucune symétrie, des huttes, espèces de ruches couvertes d’un toit de larges feuilles de palmier cousues. Les murs de ces cases sont faits avec de l’argile mêlée d’une pierre tendre concassée et de paille hachée. C’est sous l’un ou l’autre de ces abris que le maître du logis se réfugie durant la pluie et pendant les heures du sommeil. Il préfère généralement rester étendu sur le ventre, en plein soleil, au milieu de son enclos, où le fumier, les débris de toute espèce, les eaux boueuses et stagnantes envahissent le terrain. Parmi les villages situés le long du chemin qui conduit à Abomey, les uns se distinguent parce qu’ils sont le siège d’un marché hebdomadaire, les autres parce qu’ils possèdent une habitation royale. Alladah est de ce nombre. On y voit un palais où sont détenues pour le reste de leurs jours les femmes accusées d’adultère. Le souverain les y fait enfermer, et elles travaillent à son profit. C’est du reste le châtiment le plus doux qu’on inflige dans ce royaume aux épouses infidèles. Quand une des noires houris du harem royal est la coupable, sa mort et celle de son complice vengent le souverain blessé dans ses affections. La décapitation est la peine qu’ils encourent. En des contrées voisines, à Grand-Bassam, par exemple, où la France possède un comptoir, les faveurs illicites du beau sexe ne s’achètent même qu’au prix du plus affreux supplice. L’amant trop heureux qui a gagné les affections de la femme d’un chef est enterré vif.
Un capitaine au long cours, M. Lartigue, a fait à ses armateurs un rapport plein d’intérêt sur les institutions et les mœurs du Grand-Bassam. Son travail, qui vient d’être publié par le département de la marine, contient, à ce sujet, le récit véridique d’une scène dont il a été témoin. « Toute la population, dit M. Lartigue, était assemblée autour du roi : un homme, convaincu d’avoir entretenu des relations adultères avec l’une des femmes de ce chef, allait subir le dernier supplice. Le malheureux avait les mains et les pieds liés; sa bouche avait été bourrée d’herbes sèches, et son visage était enveloppé de feuilles de bananiers dans lesquelles on avait pratiqué de petits trous à la hauteur des narines pour prévenir l’asphyxie. Derrière le patient était creusée la fosse où il allait être enseveli vivant après les horribles formalités en usage en pareille circonstance. Les personnages marquans, en tête desquels marchaient les plus âgés, apostrophèrent tour à tour le prisonnier en lui reprochant durement son crime; ils l’accablaient d’anathèmes et d’imprécations qui se terminaient invariablement par un coup de pied, en signe de mépris. Lorsque le coupable eut subi cette longue torture, des chœurs de femmes entonnèrent des chants lugubres au bruit discordant du tam-tam; puis à ce vacarme succéda un silence de mort, et, sur un signe du roi, le malheureux fut précipité dans la fosse, que la foule frénétique et sauvage combla aussitôt en poussant d’horribles hurlemens. Ce drame barbare se termina par des danses désordonnées sur la tombe même du supplicié; ces danses se prolongèrent jusqu’au lever du soleil. Je renonce à décrire le caractère de férocité qu’offrait cette scène atroce, à laquelle la couleur noire des acteurs, rendue plus repoussante encore par de bizarres tatouages, donnait l’aspect sinistre d’un cortège de démons. Le roi seul était silencieux et impassible; ses yeux ne se détachaient pas de la femme adultère assise à ses pieds, à laquelle il avait, malgré son crime, conservé toute son affection. »
Le chef du Dahomey n’a pas le cœur si tendre pour l’épouse coupable, et elle partage inévitablement le châtiment de son séducteur. M. Forbes, à son passage à Alladah, eut une preuve de la rigueur des lois qui garantissent aux maris la chasteté de leurs femmes. Il aperçut au-dessus des murs du palais le crâne d’un individu trop curieux qui avait voulu sonder du regard les mystères de cette habitation, et dont le squelette servait d’avertissement contre les séductions des sens. Dans l’intérieur de l’enclos croissaient plusieurs beaux arbres, et l’on voyait appendues aux branches des têtes de mort et des mâchoires humaines en témoignage de la justice prompte et terrible du souverain de Dahomey. C’est à partir d’Alladah qu’on se sent bien véritablement entré sur le territoire de ce royaume soumis à la plus sombre terreur, où le bourreau frappe sans relâche, où le moindre délit est puni du dernier supplice. Dans toute l’étendue de cet état, l’image de la mort se présente à chaque pas : des monceaux de têtes séparées du tronc se dressent tout à coup devant les voyageurs au détour des chemins ; des crânes desséchés sont incrustés dans les murailles, et les clôtures des habitations royales ont pour fleurons de couronne les têtes sanglantes de victimes sacrifiées chaque nuit. On se demande comment un peuple peut supporter journellement le spectacle de ces hideux trophées, comment ce mélange odieux de la mort et de la vie ne le révolte pas et n’éveille pas en lui l’horreur naturelle de l’homme pour le néant Il faut que l’éducation l’ait singulièrement corrompu pour avoir étouffé dans son ame les sentimens les plus naturels, pour l’avoir familiarisé avec le renouvellement quotidien de scènes de destruction, que dis-je ? pour avoir excité en lui un monstrueux appétit de carnage. La cupidité seule a pu fermer ainsi le cœur humain à tout sentiment d’humanité, vicier tous ses instincts et l’amener à trouver une horrible jouissance dans la vue des tortures et des agonies. C’est une des terribles conséquences de la traite.
La route aux environs d’Abomey est bordée de maisons-fétiches, espèces de temples d’une religion qui n’a pas de credo bien positif et bien établi. A quels dieux sacrifient les habitans ? Le serpent boa que les prêtres dits feticheros nourrissent à Whydah, dans une enceinte sacrée, est à peine plus dieu que le léopard ou le tigre qu’on voit traverser paisiblement les villages, et qu’il est interdit de tuer sous peine d’amende. Le caïman, qu’on révère également au Dahomey, n’est pas précisément une idole. La véritable divinité de ce pays païen n’est pas personnifiée. Les indigènes sacrifient à la superstition et à la peur ; ils offrent en expiation à des ennemis imaginaires, espèces de génies malfaisans, les souffrances de leurs semblables. Ainsi la plupart des maisons-fétiches ne contiennent qu’un autel sans idole ; les dieux de ces temples, ce sont toutes les lâchetés, toutes les haines, toutes les cupidités auxquelles sacrifient les habitans. On voit appendus aux alentours des centaines de cadavres qui répandraient dans le pays la contagion, n’était la voracité des vautours et autres oiseaux de proie qui nettoient minutieusement les squelettes. C’est la police de salubrité du Dahomey, et nulle part services de ce genre ne peuvent être plus richement récompensés. On respecte les vautours à cause de leur utilité, et, tout le long du jour, le voyageur les aperçoit perchés sur quelques branches aux environs des temples, et digérant dans un lourd sommeil la chair putréfiée dont ils sont gorgés.
Après avoir cheminé quelque temps au milieu de ce charnier aérien, ou arrive à la ville d’Abomey. Elle a huit milles de circonférence; elle est entourée d’un fossé de cinq pieds de profondeur d’où s’élèvent les tiges d’acacias épineux, seule fortification de cette cité guerrière. On y pénètre par six entrées, qui sont de simples murs d’argile élevés à travers la route et percés de deux portes, dont l’une est exclusivement réservée pour le passage du roi. Les véritables armes du royaume, des crânes d’hommes décapités, forment la décoration de ces portes, et tout auprès l’on voit des piles de squelettes humains et des ossemens de tous les animaux connus, y compris ceux de l’éléphant. Ainsi les voyageurs ne sont pas pris par surprise, et tout d’abord ils ont un avant-goût des scènes de meurtre auxquelles ils vont assister.
Au centre de la cité s’élèvent les palais adjacens de Dange-lah-Cordeh et d’Agrim-Gomeh. C’est autour de ces habitations royales que les ministres du souverain et les chefs influens de l’armée font bâtir leurs demeures. Ces constructions sont toutes exécutées d’après le même plan, et diffèrent seulement par le nombre et la grandeur des huttes distribuées dans l’intérieur d’enceintes plus ou moins vastes. La ville entière est formée par des enclos autour desquels serpentent des sentiers dont le réseau est inextricable pour les étrangers. Les rares industries du pays sont exercées dans l’intérieur des enceintes, et leurs produits n’apparaissent que sur les marchés établis en différentes parties de la ville. La plus active de ces industries est celle des forgerons. Ce peuple, perverti par la traite, aime mieux battre le fer que planter le blé et voler son pain que le produire honnêtement. Abomey n’a, dans l’intérieur de ses murs, ni source ni rivières; l’eau qu’on y emploie provient d’étangs éloignés de plus d’une lieue. La boisson ordinaire est le rhum, et, dans les orgies sauvages auxquelles l’armée et le reste du peuple sont périodiquement conviés par les chefs, on mêle au sang humain, largement versé sur le seuil des palais, d’abondantes libations de cette liqueur. Pourtant l’ivrognerie est un vice assez rare parmi les habitans d’Abomey. Le souverain actuel a contribué à les en détourner par un exemple terrible. Il a pris au hasard un pauvre diable trop facile aux séductions de « la dive bouteille, » et pendant un assez long espace de temps il l’a tellement abreuvé de rhum, que le malheureux, dans un état d’ivresse permanent, hébété, amaigri, est devenu un objet de dégoût pour la population, aux regards de laquelle il a été exposé chaque jour jusqu’à l’heure de sa mort, nécessairement très prompte.
Dans cette ville sans industrie, où campe une armée, dont les habitans sont presque tous soldats, et qui rappelle la Rome de Romulus, la vie se passe entre les jeux publics et les combats. Quand les flibustiers avaient pillé et brûlé les villes naissantes du continent d’Amérique, ils revenaient dans l’une des îles du golfe du Mexique, et là ils prodiguaient en des orgies le produit de leurs rapines. Telle est la règle au Dahomey. Chaque année, au mois de mars, le roi dirige une expédition contre une nation voisine; son armée revient ensuite à Abomey chargée de dépouilles, et alors commence pour elle une série de divertissemens barbares, qui entretiennent dans ses rangs la soif du pillage et le mépris de la vie humaine. Ces divertissemens s’appellent dans le pays « les coutumes, » solennités cruelles qui se terminent invariablement par le spectacle de supplices infligés à des innocens.
La plus éclatante de ces fêtes est celle qu’on célèbre au mois de mai; elle dure plusieurs jours qui sont marqués par diverses cérémonies. On commence par prononcer l’éloge des faits de guerre accomplis dans la dernière expédition et dans les razzias précédentes : on consacre cette journée à l’audition de rapsodes africains, dont la poésie primitive ne manque pas de couleur. Les jours suivans, le roi expose aux yeux du peuple les dépouilles de l’ennemi : c’est une sorte de triomphe où Guezo, précédé et suivi de son armée, de ses femmes et de tous ses serviteurs, promène par la ville les richesses entassées dans le trésor royal. Enfin arrive la grande journée du partage des produits de la guerre et du supplice des prisonniers. Tel est le dénoûment de ce spectacle, auquel le peuple d’Abomey prend part avec une ardeur fiévreuse. M. Forbes croit avoir décrit le premier ces réjouissances de pirates au retour d’un coup de main. Nul ne les a racontées avec plus de détail, mais d’autres en avaient fait la peinture avant lui. Ici encore les récits de M. Bruë et de M. Forbes se complètent l’un par l’autre.
Le 28 mai 1850, M. Forbes, en grand uniforme, se rendit, d’après l’invitation du roi, sur la place du palais. Au centre s’élevait un édifice octogone, orné de cent quarante-huit crânes humains, récemment nettoyés et polis. Le reste de l’espace était occupé par la foule agenouillée et assise sur les talons, tandis qu’une forêt de mousquets aux canons reluisans dominait toutes les têtes. Sous une porte couverte d’un toit, le souverain, vêtu d’une robe de soie richement brochée, les pieds chaussés de sandales revêtues d’argent et la tête coiffée d’un chapeau bordé d’or, se tenait le corps à demi penché et soutenu par une pile de coussins. Derrière lui siégeait la multitude de ses femmes, et l’aspect sombre de toutes ces noires beautés était égayé par des centaines d’ombrelles aux couleurs éclatantes, qui formaient au-dessus des têtes une tente mobile et bariolée. Des femmes-soldats et des régimens de guerriers masculins entouraient ce groupe royal d’une ceinture de fer. Quand le commandant anglais, descendu de son hamac, s’avança vers le roi en lui présentant la main, l’assemblée tout entière poussa des cris auxquels se mêla le retentissement de l’artillerie. En même temps les ministres, les chefs, qu’on nomme cabocirs à la côte d’Afrique, se prosternèrent la face contre terre, et le vice-roi de Whydah se traîna sur les genoux et sur les mains, en qualité d’introducteur des Européens, jusqu’au roi Guezo. Les formes les plus abjectes de respect sont en usage dans ce pays. Ainsi, au passage d’un chef, les habitans s’accroupissent sur les genoux et les coudes, et dans cette attitude ils battent des mains.
Lorsque les saints d’usage eurent été échangés entre le prince et l’envoyé de la reine Victoria, Guezo offrit des rafraîchissemens à M. Forbes, et, pour lui faire honneur, il voulut boire avec lui. Aussitôt les femmes étendirent un voile devant le visage du souverain, la foule renouvela ses acclamations, et les feticheros agitèrent les queues de cheval qu’ils portent à la main pour chasser les mauvais esprits. Les rapsodes se présentèrent alors; leur poésie ne fut qu’une suite de louanges adressées au chef, « le roi des rois, cet ami de la reine Victoria, la plus grande des souveraines blanches, de même que Guezo est le plus grand des monarques noirs. » Les chants de ces improvisateurs n’en excitèrent pas moins tantôt les rires d’adhésion, tantôt l’enthousiasme guerrier des auditeurs. On s’étonne de trouver au sein de l’Afrique barbare une institution comparable à celle des bardes et des troubadours. Faut-il la considérer comme la conséquence naturelle du goût que les peuples au berceau manifestent pour la poésie, qu’ils aiment comme l’enfance aime les beaux contes? Faut-il supposer que les premiers traitans établis dans le royaume de Dahomey ont introduit à la cour de ces princes belliqueux certains usages des temps féodaux? On serait tenté de le croire en voyant figurer au nombre des charges de la maison de Guezo celle de fou du roi, que se disputent deux Triboulets africains. Quoi qu’il en soit, c’est dans ces rapsodies que se conserve l’histoire des peuples pendant la première période de leur existence, et, dans les récits emphatiques des bardes de Guezo, on retrouve les principaux événemens de ce règne.
Il en est un surtout qui donne une idée de la politique du roi et des moyens qu’il a employés pour agrandir ses états. Au temps du règne d’Adonajah, frère du souverain actuel, le chef d’un royaume voisin nommé Jena étant mort, et le peuple de ce pays ayant refusé la couronne à l’héritier présomptif Dekkon, celui-ci vint demander asile et secours au roi Adonajah, qui le reçut avec honneur, mais lui refusa l’aide de son armée pour le mettre en possession du trône de Jena. Adonajah était un roi fainéant, qui préférait la paix à la guerre. L’armée, irritée d’avoir manqué l’occasion de saisir une si riche proie, se souleva. Adonajah, saisi dans son harem, y fut renfermé pour le reste de ses jours, et Guezo, son frère, fut porté au pouvoir à sa place. Le nouveau monarque se mit immédiatement à la tête de l’armée et marcha contre Jena, qui, grâce à la complicité de Dekkon, paraissait offrir une facile conquête; mais le peuple de Jena était prêt à repousser cette agression : il s’était choisi un chef brave et habile, Achardi, qui livra bataille aux troupes du Dahomey et en fit un grand carnage. Une seconde attaque n’eut pas plus de succès. C’était un fâcheux début pour l’usurpateur; aussi prit-il la résolution de s’emparer par stratagème du pays qu’il n’avait pu conquérir à force ouverte. Il demanda la paix, l’obtint, et les chefs des deux états se promirent une amitié éternelle. Pour la cimenter, Guezo pria son nouvel allié d’assister à la célébration des coutumes; il envoya des otages au chef de Jena en garantie de la loyauté de ses intentions. Achardi se rendit à cette invitation; il fut chargé de présens, comblé d’honneurs, et il revint escorté par l’armée du Dahomey tout entière. L’année suivante, Guezo donna une seconde représentation de la même comédie, et il joua son rôle avec tant de naturel que tout soupçon fut désormais banni de l’esprit de son adversaire. La troisième année, quand vint l’époque de sa visite au roi de Dahomey, le chef de Jena ne songea même pas à demander des otages; il comptait tellement sur l’amitié de Guezo, qu’il vint à Abomey suivi d’une caravane pacifique de mille marchands. On l’accueillit avec les démonstrations habituelles; mais, au milieu d’une fête, il fut saisi, livré aux exécuteurs et décapité. Tous ceux qui l’avaient suivi, réduits en esclavage, furent vendus aux négriers. L’année d’après, le royaume de Jena, privé de son général, tomba au pouvoir de Guezo, qui ravagea le territoire, décima et dispersa la population.
Tel est le fait capital de l’histoire de ce souverain pendant les premières années de son règne. Ne croirait-on pas lire une chronique du temps de nos rois de la première race? Moitié par violence, moitié par ruse, le roi de Dahomey a considérablement reculé les limites de son territoire. Aujourd’hui, son pouvoir s’étend entre les affluens du Niger à l’est, le Volta à l’ouest, et au nord les montagnes de Kong. Il a fondé la plus puissante monarchie de l’Afrique occidentale; mais il est à la veille de se heurter contre la nation belliqueuse des Aschantis, et il est impossible de prévoir quel sera le résultat de ce choc. Les deux peuples sont également ambitieux et conquérans, et les eaux du Volta sont la seule barrière qui les sépare. Ainsi que nous l’avons dit, l’armée de Guezo ne laisse derrière elle que le désert et les ruines. Aussi l’acquisition de nouveaux territoires n’est pas ce qui tente son avidité. Ce sont les prisonniers qu’elle convoite pour les vendre, et le massacre des enfans, des femmes et des vieillards, qui souille chacune des expéditions annuelles, a pour cause l’impossibilité où le roi se trouverait de gouverner la vaste étendue de pays courbée sous son joug.
Jusqu’à présent, toute résistance des populations voisines a fini par être surmontée; mais il faut dire aussi que le courage n’est pas ce qui distingue en général les tribus africaines. La puissance de Guezo a frappé tous les esprits d’une telle terreur, qu’il faut un véritable héroïsme pour se défendre contre ses agressions. On le pourrait cependant. L’armée du Dahomey est plus effrayante que dangereuse, et sans cesse elle éprouve des défaites qu’avec un peu plus de fermeté et de suite les peuplades environnantes pourraient transformer en déroutes complètes. En 1840, la nation des Attabpahms, instruite de l’approche de cette armée, prit la résolution de repousser son attaque, et elle eut soin de mettre auparavant les femmes et les enfans en sûreté sur un territoire voisin. Au moment de subir l’assaut de l’ennemi, le plus grand nombre des défenseurs de la ville, frappé d’une panique insurmontable, jeta ses armes et s’enfuit. Quatre cents hommes seulement restèrent à leur poste. Ces braves se ruèrent sur les soldats de Guezo, ils portèrent le désordre dans les rangs ennemis, et, si le gros de l’armée n’avait été rallié par le corps des amazones, qui, en exécutant une charge vigoureuse, changea la face du combat, quatre cents hommes auraient eu la gloire de battre une armée régulière et permanente de douze mille soldats.
Les crânes des chefs ennemis tués chaque année dans les razzias de Guezo sont vernis et précieusement conservés dans de vastes bassins que le roi de Dahomey avait fait apporter à ses pieds le jour où M. Forbes fut admis devant lui. Le contenu de ces bassins servit de texte aux improvisations des rapsodes. Durant la fête, plusieurs soldats des deux sexes vinrent demander au roi de les conduire contre la ville d’Abeo-Kutah. Au moment de congédier sa suite, Guezo, que les injonctions de ses prétoriens avaient mis de mauvaise humeur, leur adressa la mercuriale suivante : « Le chasseur achète un chien, et, lorsque l’animal est instruit, il le mène à la chasse sans lui dire quel gibier il veut abattre. Arrivé dans la forêt, il aperçoit une proie, et, grâce à l’éducation qu’il a donnée à son chien, celui-ci poursuit la bête sauvage. Si le chien revient vers son maître sans rapporter le gibier, le chasseur, dans sa colère, le tue, et laisse sa carcasse exposée aux loups et aux vautours. Je suis le chasseur, et vous êtes le chien. Si je vous ordonne de battre les buissons et que vous ne le fassiez pas, vous serez châtiés. Si je disais à mon peuple de mettre ses mains dans le feu, est-ce qu’il ne devrait pas m’obéir? Sachez donc vous conformer à mes ordres, et, quand vous serez menés par moi sur le champ de bataille, souvenez-vous de vous conduire comme des gens qui n’ignorent pas que, s’ils se laissent faire captifs, ils seront sacrifiés, et que leurs cadavres engraisseront les vautours et les loups. »
Ce langage si hautain convenait à Guezo, roi guerrier et conquérant. Pourtant, s’il est vrai de dire que les rapports de la servilité la plus abjecte d’une part et du despotisme le plus absolu de l’autre sont établis entre les sujets du roi de Dahomey et leur souverain, le pouvoir de ces chefs barbares n’en est pas mieux affermi pour cela. Le prédécesseur de Guezo a été déposé par l’armée, et Guezo lui-même n’est au fond que l’instrument de la volonté de ses troupes. La vérité est que, dans ce pays, nul n’est assuré pour vingt-quatre heures, non-seulement de garder sa place, mais de conserver sa tête. Il n’y a pas d’exception, même en faveur du roi, à cette loi barbare.
L’armée du Dahomey est unique dans le monde, car elle est composée mi-partie d’hommes et de femmes. Les voyageurs calculent différemment l’effectif de ces troupes. M. Winnietts le porte à environ vingt mille soldats, puisqu’il a compté huit mille amazones, et qu’à son avis, le nombre des hommes, dans cette réunion bizarre de guerriers des deux sexes, est plus grand que celui des femmes. M. Forbes. au contraire, croit que les troupes permanentes ne dépassent pas le chiffre de douze mille soldats, dont cinq mille femmes. A l’époque des expéditions annuelles, il est certain que les cadres de l’armée s’élargissent considérablement. Le roi fait alors une levée extraordinaire qui double au moins le nombre de ses troupes sur le pied de paix. En outre, l’armée, dans sa marche, est accompagnée d’une multitude de porteurs, de marchands, d’esclaves et de serviteurs de tout genre, de sorte que Guezo entraîne à sa suite une population de près de cinquante mille individus. Il vaudrait mieux dire qu’il la pousse devant lui, car l’usage du pays est que le roi, entouré de ses ministres et des Principaux personnages de son royaume, s’arrête à une assez grande distance du lieu du combat.
Les amazones sont l’élite de l’armée et donnent l’exemple de l’intrépidité. Il ne faudrait pas supposer, d’ailleurs, que le rapprochement des deux sexes imprime à l’armée du Dahomey un caractère particulier d’immoralité. Les imaginations vives pourraient se hâter de se représenter l’immense orgie d’un camp occupé par douze mille hommes et huit mille femmes; elles en seraient pour leurs frais d’invention. Les troupes du roi Guezo sont déjà bien assez désordonnées et bien assez barbares, et ce n’est pas les innocenter beaucoup que de les exempter de cette souillure. La chasteté des amazones du Dahomey est plus intacte encore que n’était celle des belliqueuses sujettes de Penthésilée et de Thomiris, car celles-ci avaient, pour se perpétuer, un commerce passager avec les habitans des pays voisins. Les amazones de Bohème, qui essayèrent de fonder un royaume au VIIIe siècle dans les états du roi Przémislas, ne se piquaient point de garder la virginité. Toute leur ambition était de fonder un état où l’infériorité des hommes fût établie par les lois et passât dans les mœurs. Enfin les amazones d’Amérique, que le voyageur Orellana prétend avoir combattues et que le jésuite D’Acûna a célébrées dans sa relation de la rivière des Amazones, consentaient à recevoir une fois l’an les hommages de l’autre sexe dans les tribus voisines. Les amazones d’Abomey, au contraire, se font une gloire de ne donner aucun exemple de fragilité. Les passions sauvages, la soif du sang, l’amour des combats, ont remplacé dans leurs âmes les penchans ordinairement plus doux de la nature féminine : « Nous sommes des hommes, disent-elles, et non des femmes. » Celles qui oublient un instant ce caractère s’accusent les premières et dénoncent leurs séducteurs, bien que ce soit courir à la mort et y livrer leurs complices. La superstition contribue, du reste, à les maintenir dans une stricte continence, car elles sont convaincues qu’une grossesse certaine révélerait la faute de celle qui, coupable d’une faiblesse, oserait franchir le seuil des casernes où sont logées les amazones dans l’intérieur du palais.
L’uniforme commun à toute l’armée, sans distinction de sexe, se compose d’une tunique, d’un large caleçon et d’un casque. Les soldats prennent le plus grand soin de leurs armes; il polissent leurs fusils, fourbissent leurs sabres et les tiennent à couvert quand ils ne sont pas de service. On conçoit tout ce qu’il y a de redoutable pour les malheureuses populations africaines dans l’organisation d’une telle armée. Les régimens se distinguent par leurs devises. L’un porte l’emblème d’un alligator, l’autre une couronne, un troisième une croix. Les officiers se font reconnaître par la finesse des étoffes de leurs vêtemens; ils ont en outre un collier de corail, et ils tiennent à la main un fouet dont ils font un fréquent et libéral usage pour régler les mouvemens de leurs troupes. L’instruction militaire des amazones est assez avancée. Parmi leurs exercices guerriers figure une danse qu’elles exécutent souvent dans les solennités et qui représente invariablement une scène de meurtre. De la main droite, la danseuse fait le geste de * couper la gorge à un ennemi renversé; ensuite, appuyant le pied sur l’épaule du mort, elle arrache avec les deux mains la tête à demi tranchée. Au reste, la danse ou plutôt la pantomime fait partie de l’étiquette de la cour; tous les ministres s’approchent du roi en dansant après l’accomplissement de leurs prostrations, et quand il plaît au roi d’exécuter a son tour un pas en l’honneur de quelque hôte de distinction, le chœur des assistans ne manque pas de l’imiter. M. Forbes, malgré le flegme britannique, s’est vu pris dans une de ces pantomimes qui changent tout à coup une population entière en maniaques ; peu s’en est fallu qu’il ne fût obligé de prendre aussi part à cette danse générale. Passe pour un Français, aurait-il dit sans doute.
M. Bruë a fait la relation d’une fête consacrée à la revue des troupes et à l’exposition des richesses contenues dans le trésor royal. Guezo avait fait placer notre compatriote en face de lui. Ce chef était couvert d’une robe en damas cramoisi ; il avait la tête nue et portait aux pieds des sandales ornées de corail ; il était assis sur un riche sopha ; une négresse tenait à son côté une ombrelle de velours doublée en satin blanc. A droite du roi était le minga (premier ministre) entouré des cabocirs : tous étaient sous leur parasol et portaient le grand costume de fête, composé d’une tunique courte de soie et de pantalons de même tissu s’arrêtant aux genoux. Ils avaient à l’avant-bras un large bracelet fait avec une plaque d’or ou d’argent. A gauche était le mehou (deuxième ministre), entouré d’un nombre égal de cabocirs vêtus de la même manière. Une troupe de musiciens faisait entendre une harmonie où se mêlaient les sons de différentes espèces de tambours, de trompes en dents d’éléphans, d’une sorte de fifre et de cloches en fer. Le défilé commença. Chaque chef marchait à la tête des siens, précédé de sa bannière et couvert de son parasol. A la suite des troupes venaient les femmes du roi portant divers objets. Quelques-unes traînaient des voitures ; d’autres des chevaux en bois de grandeur naturelle, des meubles, des vases, des glaces, des chaises à porteur, des orgues de barbarie et une foule d’ustensiles d’origine européenne. Derrière les femmes s’avançaient les eunuques, puis des hommes portant les trophées conquis dans les razzias : des armes, des casques, des verroteries, des boucliers enrichis de têtes de mort, des pagnes, etc. Le cortège était terminé par un groupe de soixante hommes. On dit à M. Bruë que c’étaient des anthropophages dont les ancêtres avaient été amenés en captivité sous les premiers rois du Dahomey et dont la race avait été conservée par leurs successeurs. On avait eu soin de leur donner des femmes esclaves. « On se sert de ces antropophages, ajoutait M. Bruë, lorsque le roi condamne un chef ennemi à être mangé ; la victime est alors garrottée et voit faire les apprêts de la chaudière où elle doit être plongée. Parmi eux, je remarquai un vieillard dont la longue barbe était d’une blancheur éclatante ; il portait attachée à son cou une petite calebasse dans laquelle il buvait le sang des victimes humaines quand le roi le lui ordonnait. Les fonctions de cet homme contrastaient singulièrement avec sa physionomie patriarcale. »
Pendant son séjour dans la capitale du Dahomey, M. Forbes n’a
point aperçu ce groupe monstrueux et n’en a pas même entendu parler. Guezo, plus éclairé et plus intelligent que ses prédécesseurs, a-t-il aboli cette odieuse exhibition ? a-t-il cru seulement devoir dérober l’horreur d’un tel spectacle à un de ces Anglais dont l’intraitable philanthropie est devenue célèbre sur la côte d’Afrique? C’est ce qu’il est impossible de savoir. Au temps du voyage de M. Bruë, la mort des victimes humaines était accompagnée de supplices. Les anciens rois arrachaient le nez, les oreilles à leurs prisonniers, et leur crevaient les yeux avant de leur faire la grâce d’un trépas souhaité. La croix, comme instrument de supplice, alternait avec le billot. M. Forbes n’a rien vu de semblable, et nous voudrions croire que Guezo a supprimé ces abominables pratiques. Quoi qu’il en soit, cet officier anglais a été spectateur de scènes telles qu’on frémit au seul exposé qu’il en fait, et qu’elles suffisent pour imprimer aux institutions du Dahomey le cachet de la plus atroce barbarie. Nous voulons parler d’une fête où des êtres humains sont offerts en holocauste à la férocité de leurs semblables. Il faut laisser la parole à M. Forbes; lui seul peut rendre l’impression terrible qu’il a ressentie.
« Au centre de la place du marché, dit-il, une plate-forme avait été construite à la hauteur de douze pieds; elle était entourée d’une balustrade. Le tout était couvert d’étoffes de diverses couleurs et surmonté d’une tente au-dessous de laquelle étaient déployés des parasols, des bannières aux mille devises, parmi lesquelles on distinguait plusieurs pavillons britanniques. Sur l’une des faces de la plate-forme, qui pouvait avoir cent pieds d’étendue, les victimes destinées au sacrifice de ce jour étaient liées dans des paniers et placées derrière une espèce de haie formée d’acacias épineux. Une foule compacte et nue remplissait la place entière, et la balustrade était protégée par un cordon de sentinelles. Au-delà des premiers rangs des spectateurs, on apercevait, dans toutes les directions des groupes réunis autour, les bannières et les parasols des différens ministres et cabocirs.
« La foule était composée des soldats du roi, de ses fières et de ses fils, et d’un certain nombre de cabocirs. Chacun d’eux portait à la ceinture un sac, et la solennité du jour devait commencer par une distribution publique des cadeaux que le roi faisait à ses troupes. Le roi nous avait précédés, et lorsqu’il s’était montré sur la plate-forme, vêtu d’une veste noire, coiffé d’un bonnet blanc, et les reins entourés d’un pagne, il avait été salué par les acclamations de tous les assistans. Ceux-ci formèrent tout aussitôt les rangs, et, portant leurs officiers sur les épaules, ils défilèrent trois fois autour de la place en passant devant Guezo, qui, après le troisième tour, les harangua pour leur faire sentir combien il serait inconvenant de tirer des coups de fusil pendant le reste de la cérémonie. A la suite de son discours, il leur jeta quelques cauris en manière d’essai, puis i! nous fit dire de venir le joindre.
« Nous montâmes sur la plate-forme, et nous y vîmes disposé en tas, ici des cauris, là des étoffes, plus loin des bouteilles de rhum et des rouleaux de tabac. Quand nous eûmes pris place sur des sièges à côté de Guezo, la distribution commença, le roi la fil en grande partie lui-même, se donnant beaucoup de mouvement pour jeter tour à tour des cauris, des étoffes et du tabac. Les cauris appartenaient sans conteste à ceux qui avaient la chance de les ramasser; mais les étoffes étaient disputées avec acharnement, et, pour s’en emparer, il fallait livrer bataille. Cette multitude sans vêtemens émettait un effluvium qui ne peut être comparé qu’à l’atmosphère fétide d’un navire chargé de nègres, et de ces masses oscillantes s’élevait une vapeur pareille aux miasmes que répand un marais, car tous ces Africains étaient littéralement baignés de sueur.
« Vers deux heures, la plus grande partie des cauris et des étoffes ayant été jetée à la foule, le roi se retira, laissant à sa cour le soin de distribuer le reste. Plût à Dieu qu’il me fût possible de terminer là mon récit!... Durant l’absence du roi, un silence de mort régna parmi cette foule naguère si bruyante. Quand par hasard ce silence était interrompu, les eunuques l’imposaient de nouveau en agitant leurs sonnettes, qui semblaient tinter le glas funèbre de onze victimes humaines. Ces malheureux, liés dans leurs paniers, soutenaient les regards de leurs bourreaux avec une fermeté étonnante. Pas un soupir ne s’échappait de leur sein. Dans tout le cours de ma vie, je n’ai jamais vu tant de sang-froid en face de la mort. Ce calme ne me paraissait pas pouvoir être véritable; mais je fus bientôt convaincu par une preuve terrible qu’il n’était pas affecté. Dix de ces victimes humaines, offertes à la férocité d’une foule sanguinaire, étaient sous la garde de soldats, ainsi qu’un alligator et un chat destinés au même sort. Les quatre autres malheureux étaient gardés par les amazones. Le roi reparut, et, nous ayant fait signe de le suivre à l’une des extrémités de la plate-forme, il nous demanda si nous voulions assister au sacrifice. Nous refusâmes avec horreur en suppliant qu’on nous permît de sauver quelques-uns de ces pauvres gens. Nous obtînmes la grâce de trois d’entre eux au prix d’une rançon de cent dollars par tête, et ils furent immédiatement délivrés de leurs liens, mais on les contraignit à rester spectateurs de l’horrible tragédie dont leurs compatriotes allaient être victimes.
« Juste au-dessous du rideau d’acacias dont j’ai parlé se tenaient sept ou huit misérables à physionomie patibulaire, armés les uns de bâtons, les autres de cimeterres, et qui, tordant leurs visages par d’horribles grimaces, semblaient aiguiser d’avance leurs dents comme des loups altérés de carnage. A notre approche, la foule poussa d’affreux hurlemens, criant au roi : « Donnez-nous à manger, car nous avons faim. » C’est en une circonstance semblable qu’Achardi, le chef de Jena, dont nous avons parlé, fut saisi au moment où, le corps penché en avant, il regardait la foule agitée sous ses pieds. On le jeta à bas de la plate-forme, et il fut massacré en un clin d’œil. Dégoûtés de ce spectacle au-delà de toute expression, nous retournâmes à nos places; mais au même instant une acclamation formidable s’éleva du sein de la foule. Les gardes venaient de montrer au peuple les victimes dévouées à sa rage sanguinaire, et le peuple reconnaissait par ces cris la munificence de son souverain. Le silence se rétablit ensuite, et le roi fit une harangue où il dit qu’à l’exemple de son père et de son grand-père il donnait à ses soldats un certain nombre de ses prisonniers. Ces malheureux étaient des Attahpahms : on fit l’appel de leurs noms, et celui qui se trouvait le plus près avant été dépouillé de ses vêtemens, le fond du panier dans lequel il était couché fut placé sur la balustrade. Le roi souleva ensuite ce panier d’un côté et précipita le malheureux qui s’y trouvait. Une chute de douze pieds l’étourdit sans doute, et, avant qu’il eût repris ses sens, sa tête était tranchée et son corps jeté à la multitude. Celle-ci s’acharna sur ce tronc insensible, le mutila brutalement et finit par le jeter dans un fossé, nouvelles gémonies de cette Rome barbare, où les animaux de proie vinrent chercher la nourriture qui leur était préparée. Quand la troisième victime eut été immolée, le roi se retira, et les chefs continuèrent l’œuvre de sang que le souverain rougissait d’achever. »
Depuis le départ de M. Forbes, l’armée de Guezo a essuyé une défaite signalée dans une attaque dirigée, au moins de mars 1851, contre la ville d’Abeo-Kutah, située sur la frontière orientale du Dahomey. Il y avait déjà plusieurs années que les amazones demandaient à leur souverain le sac de cette cité, et le commandant anglais avait été témoin des sollicitations impérieuses qu’elles avaient renouvelées en 1850 pendant une des solennités dont nous venons de parler. Or Abeo-Kutah est placée jusqu’à un certain point sous la protection anglaise. Cette ville commande l’embouchure d’une rivière qu’on suppose être un des affluens du Niger, et l’Angleterre, qui a depuis long-temps conçu la pensée de s’approprier la navigation de ce grand fleuve, surveille d’un œil jaloux toutes les entreprises qui, dans un intervalle de temps plus ou moins éloigné, auraient pour résultat de la gêner dans la possession de ce qu’elle convoite. Aussi faut-il lire l’ouvrage de M. Forbes pour voir avec quelle naïveté d’ambition cet officier conseille au ministre des colonies d’élever un fort aux environs d’Abeo-Kutah... dans le seul intérêt de la répression de la traite!
En attendant, la société des missions prépare les voies à l’envahissement médité ou du moins proposé. Ses agens, véritables pionniers de la politique anglaise, ont fixé leur résidence à Abeo-Kutah, et ils n’ont pas mis seulement des Bibles entre les mains de leurs disciples. Quand l’armée de Guezo a paru sous les murs d’Abeo-Kutah, elle a trouvé les habitans préparés à l’attaque, organisés pour la résistance, militairement postés sur les murailles, bien pourvus d’armes à feu et de cartouches. Elle a donc été battue, complètement battue. Certes, la civilisation et l’humanité triompheront de cette défaite, mais il serait superflu de dire que l’Angleterre y trouvera son compte.
On ne lira peut-être pas sans curiosité quelques passages d’une lettre écrite de la côte d’Afrique par un des missionnaires anglais témoins du combat, et qui nous a été communiquée. « Les Dahomans, dit ce missionnaire, M. Townsend, s’avançaient en masses compactes, chassant tout devant eux. Les Egbas, défenseurs et citoyens d’Abeo-Kutah, cherchèrent à les arrêter au passage de la rivière, mais ils ne purent tenir contre des forces tellement supérieures; ils firent retraite derrière les murailles. Les remparts étaient couverts par la foule des assiégés, qui ouvrirent leur feu contre l’ennemi. Celui-ci hésita, et sa marche fut interrompue. Il étendit ensuite ses lignes, avec le projet de diviser l’attention des assiégés et de donner l’assaut à l’endroit le plus faible; mais partout il trouva l’enceinte garnie de défenseurs. Alors la troupe d’élite, les redoutables amazones, se lancèrent ouvertement contre les murailles; mais elles furent reçues par une mousqueterie si terrible, que le désordre se mit dans leurs rangs et qu’elles firent mine de rebrousser chemin. Les Egbas jugèrent le moment favorable pour faire une sortie, et, après avoir réussi à dépasser l’aile droite de leurs adversaires, ils leur livrèrent combat, en profitant du vent qui leur était favorable pour mettre le feu aux grandes herbes et pour charger l’ennemi à l’abri de la fumée. Les assaillans commencèrent alors leur mouvement de retraite en bon ordre et en soutenant leur marche rétrograde par un feu continuel. Quant au roi de Dahomey, il s’enfuit cette nuit-là même avec deux cents de ses courtisans, laissant le gros de son armée pour couvrir sa retraite. »
Que dites-vous des judicieuses opérations de l’armée assiégée, de ce combat d’avant-garde au passage de la rivière, de cette retraite opportune derrière les murailles de la place, de cette défense qui partout a fait face aux assaillans et de cette sortie exécutée avec tant d’à-propos? Il est évident que cette fois l’Angleterre avait intérêt à venir au secours de l’innocent et de l’opprimé. Ce n’est pas tout : la poursuite des Dahomans a été parfaitement organisée et fort bien conduite. Les Egbas ont saisi le moment où leurs ennemis essayaient, dans leur retraite, de prendre leur revanche en pillant une petite ville, pour tomber sur leurs derrières, les prendre entre deux feux et leur tuer douze cents soldats. C’est ce que nous apprend encore la lettre de M. Townsend.
Nous ne savons si la mission du commandant Forbes n’avait pas d’autre objet que d’amener le roi Guezo à supprimer la traite des noirs et les sacrifices humains; mais M. Winnietts, son prédécesseur, s’était imaginé que le roi Guezo désirait se ranger sous le patronage et peut-être même accepter le protectorat de la Grande-Bretagne. Toutes les fois que leurs desseins politiques exigent l’asservissement d’un peuple? les Anglais ne manquent pas de dire que ce peuple soupire pour la domination britannique, cette domination paternelle qui s’exerce dans l’Inde et aux îles Ioniennes avec tant de mansuétude à force de le répéter aux autres, ils finissent par se le persuader à eux-mêmes. Pour apprécier cependant combien étaient peu fondées les illusions patriotiques de M. Winnietts, il suffit de savoir ce qui s’est passé quand trois forts européens, l’un français, l’autre anglais, le troisième portugais, ont été bâtis sur le territoire du Dahomey. Les commandans voulaient placer ces constructions sur la plage même et à portée des secours de la marine; mais, l’un d’eux ayant eu l’imprudence de dire : « Ici. nous serons indépendans ! » le roi exigea que les forts fussent éloignés d’une demi-lieue de la côte. Ils sont situés à cette distance et séparés de la mer par un vaste marais, barrière infranchissable pour des troupes européennes, et qui interdit l’approche des forts non à des assaillans, mais à des défenseurs. En cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, les Européens ont été dupes d’un chef nègre; la suffisance que leur inspire le sentiment de leur supériorité les livre à la politique astucieuse des barbares d’Afrique. Généralement on aborde ces côtes sans connaître les peuples qui les habitent; on y apporte l’orgueil d’une civilisation avancée; on croit y exciter l’admiration, et l’on n’y recueille que le mépris. Aujourd’hui encore le roi de Dahomey maintient à la tête de la ville de Whydah un vice-roi nègre, qui porte le titre de yavogan, ce qui signifie, dans la langue du pays, « commandant des blancs. » Lorsque M. Forbes eut une entrevue avec le roi, celui-ci lui demanda des informations sur l’état de la marine anglaise, et, quand l’officier britannique eut essayé de lui faire comprendre la grandeur et la puissance navales de son pays, son interlocuteur lui dit : « La reine d’Angleterre et le roi de Dahomey sont deux souverains qui jouissent d’un pouvoir égal. Ce que Victoria peut sur mer, Guezo le peut sur terre. Guezo est le souverain du continent, comme Victoria est la reine de la mer. » pourtant M. Bruë, de son côté, avait parlé à Guezo de l’armée française. « Il me questionna, dit-il dans le récit de son expédition, sur l’état de la France, sur son gouvernement, sur la manière dont nous faisons la guerre, sur la quantité de soldats dont se composent nos armées, et notamment sur les moyens que nous avons employés pour résister à l’Europe entière; il me fit quelques questions sur Napoléon, sa stature et ses formes, et parut plus satisfait qu’étonné de mes réponses. » Certainement il n’en fut pas étonné, car les Africains regardent les blancs comme des menteurs et des vantards, et d’avance ils sont déterminés à ne pas croire un mot de ce qu’on peut leur dire. Si une présomption aveugle n’obscurcissait pas trop souvent l’intelligence des Européens qui abordent en Afrique, ils seraient moins souvent dupes d’honneurs dérisoires destinés à leur donner le change sur les projets des sauvages.
La déroute éprouvée par les Dahomans devant Abeo-Kutah aura peut-être un utile résultat. Il faut espérer qu’elle aura disposé Guezo à écouter favorablement ceux qui s’efforcent de le détourner de sa coupable industrie, et qui le pressent de favoriser le commerce honnête, auquel son royaume pourrait offrir tant de ressources. La commission d’enquête sur les comptoirs français d’Afrique, qui a été formée en 1850 au ministère de la marine, était composée d’hommes trop éclairés et trop compétens pour avoir négligé d’étudier la question du développement commercial de la France au Dahomey; sans doute la mission qui a été confiée, d’après son avis, à l’un de ses membres, M. le lieutenant de vaisseau Bouët, a ce développement pour objet. Nous avons confiance qu’elle réussira. Guezo n’a rien à redouter de la France, et les circonstances dans lesquelles il se trouve après sa défaite doivent l’avoir rendu plus accessible à nos conseils, où l’ambition n’entre pour rien. Ce serait toutefois entretenir une illusion que de croire ce chef barbare disposé à renoncer immédiatement au trafic lucratif des esclaves. Il va réparer ses forces, réorganiser son armée, et l’an prochain des troupes fraîches introduites dans les cadres des vétérans seront lancées, soit contre Abeo-Kutah, soit contre toute autre cité. Pendant long-temps encore il faudra maintenir les mesures de répression adoptées par les nations civilisées, pendant long-temps encore l’immorale et odieuse traite des nègres excitera l’avidité de traitans indignes du nom de chrétiens. Comment expliquer la persistance audacieuse des négriers ? Telle est la question qui se pose à tout Européen de retour de l’Afrique occidentale : on ne peut y répondre qu’en examinant quelles sont aujourd’hui les ressources de la traite, quels sont les moyens employés pour y mettre obstacle.
Trois mannes surveillent incessamment la côte d’Afrique : l’Angleterre y entretient plus de vingt bâtimens ; la France, une douzaine ; les États-Unis, deux. Les deux stations de France et d’Angleterre sont composées de bateaux à vapeur et de bricks. Les steamers longent les côtes, inspectent l’embouchure des rivières et cherchent à surprendre les négriers au mouillage. Les bricks se tiennent au large, attendant l’instant de développer leurs ailes pour fondre à l’improviste sur les navires de traite. Du plus loin qu’ils aperçoivent un bâtiment suspect, ils lui font le signal de mettre en panne, en tirant un coup de canon à poudre. Quand le vent favorise le négrier, il fuit, et la chasse commence, chasse ardente, où le sentiment du devoir d’un côté et l’instinct du salut de l’autre sont stimulés par l’amour-propre. Il y a souvent des navires négriers taillés pour la course qui échappent à la poursuite des croiseurs. Il y en a d’autres, c’est le plus grand nombre, qui sont le rebut de toutes les marines et à peine en état de faire la traversée. Ceux-ci n’ont aucune chance de se soustraire aux bâtimens de guerre qui les menacent. Pour eux, être vus, c’est être pris. Il est extrêmement rare que les équipages des négriers cherchent à faire résistance. Lorsque tout espoir de se dérober par la fuite est perdu, ils mettent en panne et attendent l’événement. De son côté, le croiseur arme des embarcations et les dirige vers le bâtiment suspect, sous la conduite d’un officier qui monte à bord de ce bâtiment avec une escorte. Celui-ci s’empare du navire, et tantôt il dépose l’équipage à terre, tantôt il le transborde sur le croiseur ; puis il s’oriente vers le port le plus voisin. Il arrive parfois qu’une partie de l’équipage capturé est laissé sur la prise pour aider à la manœuvrer avec quelques marins détachés du croiseur. C’est une mesure périlleuse. Il y a peu d’années, l’équipage d’un négrier, placé en de telles conditions, s’est révolté contre le capitaine de la prise, l’a tué avec ses compagnons, et est rentré en possession du navire. Arrêtés de nouveau avant d’avoir pu gagner un port de refuge, ces marins ont été livrés, comme assassins, à la justice anglaise; mais, par un rare exemple de respect pour le droit des gens et l’indépendance des pavillons, le tribunal, considérant que le navire avait été capturé par un croiseur qui n’avait pas qualité pour le saisir, a déclaré les meurtriers non coupables et les a relâchés.
Les traitans inventent mille stratagèmes pour déjouer la vigilance des escadres. Ils expédient du Brésil d’honnêtes navires marchands sous pavillon américain ou sarde qui sont pourvus des papiers les plus réguliers et chargés des marchandises les plus innocentes. On conduit ces bâtimens en Afrique d’une manière ostensible, et ils passent paisiblement au milieu même des croisières. Les croiseurs les soupçonnent, les interrogent, demeurent convaincus de leurs projets coupables; mais il leur est impossible de les arrêter. Parvenus à la côte, les faux négocians déchargent leurs marchandises, l’équipage est débarqué, le pavillon est amené. On remplace les objets de commerce par des fers et des futailles pleines d’eau. Un nouveau capitaine, un autre équipage, prêts pour la traite, s’emparent du navire. Ils arborent le drapeau du Brésil; puis on amène les esclaves. En quelques heures, on peut en arrimer à bord plusieurs centaines, rangés les uns à côté des autres sur les barriques d’eau. Et ainsi le négrier reprend la route de Bahia ou de Fernambouc, Sur trois navires chargés de noirs, si un seul parvient à franchir la double barrière des croiseurs qui veillent d’une part sur la côte d’Afrique, de l’autre sur les rivages du Brésil, les traitans sont satisfaits, tant les profits de ce trafic sont considérables! En effet, six cents noirs qui ont coûté 15,000 francs en Afrique peuvent se vendre jusqu’à 150,000 francs au Brésil!
Sur le continent africain, la coupable industrie des traitans d’esclaves se présente sous un aspect plus odieux encore. Quand les malheureux noirs sont tombés entre les mains de leurs bourreaux, ceux-ci les dirigent vers les établissemens des traitans. Ces factoreries consistent en un certain nombre de huttes et de hangars élevés à l’intérieur d’un enclos. Dans le langage des négriers, on les appelle barracons. Les esclaves y sont amenés de l’intérieur sous la garde des barraconniers. qui sont des Africains libres à la solde des traitans. Ces gardiens sont armés jusqu’aux dents, et, pour plus de sécurité, ils attachent leurs captifs tantôt deux à deux, tantôt quatre par quatre, au moyen d’un bâton auquel ceux-ci sont liés par le cou. Chaque prisonnier porte les vivres qui lui sont nécessaires pour la route, souvent fort longue. Les femmes et les enfans marchent en liberté. La fatigue et la nostalgie font périr un grand nombre de ces pauvres gens. Pendant les premiers jours qui suivent leur arrivée à la factorerie, on leur accorde du repos avant leur embarquement; mais vainement les traitans s’efforcent-ils de prévenir chez les noirs captifs les atteintes de marasme et de tristesse qui les font périr en grand nombre. « pour y réussir, dit M. le capitaine de vaisseau Bouet-Willaumez, ils les font sortir deux fois par jour des barracons et les contraignent à s’asseoir en rond, mais enchaînés, au milieu de la cour de la factorerie; des barraconniers les accompagnent et les placent en ordre et serrés côte à côte; l’un de ces satellites noirs, armé d’un fouet, entonne un chant africain et frappe des mains en mesure : malheur à l’esclave qui ne l’imite pas! Le fouet plane au-dessus des têtes et imprime par la terreur un mouvement énergique de joie, de rires, de chants et de battemens de mains à ce vaste cercle de chair humaine; un autre barraconnier se barbouille de blanc ou de jaune et tâche d’exciter les rires par ses danses et ses contorsions.... »
La famine est aussi un fléau qui fait d’affreux ravages parmi les victimes de la traite. Les approvisionnemens ne sont pas toujours suffisans dans les factoreries, soit pour le nombre des esclaves qui y sont reçus, soit pour le temps qu’ils y passent. Les populations des côtes d’Afrique, démoralisées par la traite, ont si peu d’industrie et tant d’imprévoyance, que la fertilité extrême du sol ne leur est d’aucune utilité. Les travaux pénibles de l’agriculture les rebutent et les effraient; les gains faciles du trafic des esclaves ont pour eux au contraire un attrait véritable. Aussi la disette n’est-elle pas rare au sein des tribus : c’est une maladie endémique et qui reparaît périodiquement. Quand les peuplades libres n’ont pas de vivres pour leur propre consommation, à plus forte raison les esclaves sont-ils exposés aux privations les plus longues et les plus cruelles. « J’ai été témoin, dit encore l’officier français dont nous avons déjà cité l’intéressant travail, des ravages d’une maladie causée par les tortures de la faim sur une réunion de près de quatre cents esclaves, dont le plus grand nombre avait les fonctions digestives profondément altérées. Chez la plupart, elle avait fait naître une grande dépravation dans le goût, et, chez quelques-uns, des instincts d’une cruauté féroce. Ainsi, lorsque nous eûmes délivré ces malheureux des mains de leurs geôliers, les uns préféraient les alimens à demi putréfiés au pain et au riz de bonne qualité; d’autres cachaient leur viande, et la dévoraient avec avidité quelques jours après, fétide et corrompue; celui-ci, que tourmentait un appétit vorace, insatiable, tentait d’étrangler son voisin pour manger sa ration. Je fus même averti, par le médecin surveillant de ces malheureux, qu’une jeune fille s’était nuitamment précipitée sur le flanc d’une de ses compagnes pour la dévorer! » L’horreur de telles scènes est portée au comble, quand elles ont pour dénoûment le massacre de centaines d’esclaves. On les tue quelquefois pour éviter d’avoir à les nourrir : les traitans aiment mieux faire un tel coup d’éclat que de relâcher ces malheureux. C’est un argument qu’ils donnent aux défenseurs de la traite des noirs, à ceux qui disent que la surveillance exercée par les croisières multiplie les atrocités de ce trafic sans parvenir à le supprimer.
Il y a sur les côtes occidentales d’Afrique un certain nombre de vastes foyers de traite, et, s’il suffisait de les bloquer, la répression du commerce des esclaves serait aussi facile qu’efficace; mais les négriers ne sont pas assez simples pour embarquer toujours les esclaves sur ces points, où leurs manœuvres coupables seraient trop aisément découvertes. Dans toute l’étendue de cet immense littoral dont le développement est de plus de mille lieues, sont disséminées des factoreries secondaires, élevées au milieu d’épais fourrés. On n’y peut arriver que par des sentiers étroits, à peine visibles, connus des seuls traitans. Le chargement des négriers s’opère tantôt en un endroit, tantôt en un autre. Si l’un des bâtimens de guerre a été aperçu aux environs du lieu où devait d’abord se faire l’embarquement, on dirige les esclaves, par une marche nocturne, sur un autre barracon, où leur arrimage à bord du navire négrier s’effectue en trois ou quatre heures : c’est ainsi que la vigilance des croiseurs est souvent mise en défaut.
Bien des obstacles s’opposent encore, on le voit, à la suppression totale de la traite. Il y a cependant une conclusion consolante à tirer des relations de voyage que nous venons d’examiner, c’est qu’à côté de la guerre faite aux négriers par les croiseurs, d’autres mesures non moins efficaces peuvent amener plus rapidement peut-être l’extinction de cet affreux trafic, et parmi ces mesures la plus digne d’encouragemens est sans aucun doute le développement du commerce légitime sur la côte d’Afrique.
PAUL MERRUAU.