La description géographique des provinces/Livre 1 - 29 à 40

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Edition de E. Groulleau (p. 57-69).


De la cité de Sopurgam & de ses limites.
Chapitre     XXIX.



Sortans de ceste province, on entre en une autre assez delectable, par ce qu’il y a coustaulx, campaigne & bons pasturaiges, & oultre grande quantité de bons fruictz, Car la terre y est fertile, & n’a indigence d’autre chose fors d’eaue, mais Pays fort sec & aride. il fault cheminer vingcinq ou trente lieues au paravant que trouver quelque peu deaue : & si les passans ne portoient avec eulx leur eaue, ilz seroient en danger de souffrir grande soif, ce que advient mesmes aux chevaulx & bestail : pour ceste cause fault en grande diligence cheminer par ce pays, & mesmement a l’endroict ou la terre est ainsi aride. Oultre ceste grande secheresse, le pays contient beaucoup de villes & bourgades, dont les habitans recongnoissent Mahumet. De la on vient à la cité de Sopurgam. Sopurgam, en laquelle on trouve grande quantité de toutes sortes de vivres, mesmement de melons, lesquelz ilz departent avec des filetz comme on faict les courges, & apres les avoir faict dessecher, les portent vendre es lieux circonvoysins qui en font grande estime, car ilz ont presque aussi grande doulceur comme le miel : il y a semblablement en ce pays belles chasses, tant de vennerie que faulconnerie pour les bestes & oyseaulx.


De la cité de Balac.         Chap.   XXX.



En passant oultre, nous vinsmes en une ville appellée Balac, laquelle estoit jadis grande & fameuse ayant de sumptueux edifices de marbre, mais maintenant elle est destruicte & ruinée par les Tartares : ilz dient qu’en ceste ville Alexandre le grand espousa la fille du Roy d’Aire. Elle est limitrophe de Perse sur la coste de Septentrion, & si on part de là tirant entre Orient & Septentrion, on ne trouvera de deux journées aucune maison ne habitation. Car les paysans sont si molestez & affligez par les brigans & larrons, qu’ilz sont contrainctz se retirer es montaignes pour leur refuge & seureté. On y trouve de l’eaue en assez grande abondance, semblablement grande quantité de bestes rousses & autres de chasse, mesmement des lyons. Ceulx qui vont par pays pour autant qu’ilz ne trouvent en chemin aucuns vivres, sont contrainctz en porter & faire provision pour le moins pour deux journées.


Du royaume de Taiquam, & de ses limites.
Chapitre   XXXI.



Apres avoir cheminé ces deux journées on rencontre un chasteau appellé Taiquam, ouquel y a grande abondance de froment, le pays est beau & fertile. Pres d’iceluy sur la coste de Midy y à de grandes montaignes de sel si amples & spacieuses, qu’elles seroient suffisantes pour fournir de sel tout le monde, lequel sel est si dur, qu’il ne peut estre tiré des montaignes sinon avec marteaux & oustilz de fer. Et si on passe oultre en tirant entre Orient et Septentrion, comme dict est, on trouvera à trois journées de là une Scassem.ville appellée Scassem. Combien que par les chemins on trouve plusieurs autres bourgades. Tous les habitans de ce pays sont Mahumetistes qui boyvent vinMahumetistes, toutesfois ilz boivent du vin (dont le pays est autant fertile que de bledz) voire si excessivement que tout le jour ne s’employent qu’a boire & yvrongner. Leur vin est cuict & tresbon mais les hommes sont meschans, & de mauvaise nature, toutesfois ilz sont bons chasseurs : car au pays y a grande quantité de bestes sauvaiges, ilz vont communement tous la teste nue, fors les hommes qui ont une petite cordelette ou lasset de longueur de dix ampans dont ilz lient & entourent leur teste, & des bestes sauvaiges qu’ilz prennent à la chasse, ilz font leurs vestemens, voire jusques aux chausses & souliers, & n’ont autre vesture.


De la cité de Scassem.         Chap.   XXXII.



La cité de Scassem est assise en une plaine, es environs de laquelle y a des montaignes ou sont plusieurs chasteaux. Au travers d’icelle passe un grand fleuve. En ce pays se trouve Porcz espicz.grande quantité de porcz espicz, la chasse desquelz est dangereuse, pource qu’ilz blessent le plussouvent de leurs poinctes & les hommes & les chiens : car quand les chasseurs ont delasché sur eulx leurs chiens, & qu’ilz viennent a les esmouvoir & eschauffer, ilz composent leurs eschines en telle sorte, que quand ce vient a approcher d’eulx ilz delaschent & dardent leurs poinctes de telle vehemence, qu’ilz blessent grandement les hommes, & les chiens qui se rencontrent a l’entour d’eulx. Les habitans ont leur langaige particulier, les bergers habitent es montaignes, & n’ont autres maisons que les basmes & creux des rochers. De la on vient en trois journées à la province de Balascie, sans que par les chemins on trouve aucune habitation. Parquoy pour y aller est necessaire porter avec soy des provisions pour vivre.


De la province de Balascie.       Chap.   XXXIII.



Balascie est une grande province, les habitans de laquelle sont Mahumetistes, & ont langaige particulier. Les Roys du pays succedent l’un à l’autre par droictz d’heredité & succession, & se disent estre extraictz de la lignée d’Alexandre le grand. Le pays produict certaines Balasces ou balays.pierres precieuses de grand valeur, qui du nom d’icelluy sont appellez balasces, ou balays. Et n’y a aucun habitans qui ose (sur peine d’avoie la teste trenchée) tirer de terre, ne transporter hors du pays aucune de ces pierres precieuses, sans l’expres vouloir & permission du Roy du païs, auquel alles appartiennent, pour en disposer à son bon plaisir : au moyen de quoy les envoye ou donne à qui luy plaist. Aucunefois les baille en payement de son tribut, autresfois les change pour de l’or & argent, & toutesfois il y a au pays si grande quantité de ces pierres, que s’il estoit permis à un chascun de les tirer de terre, & de les transporter ou vendre, le Roy n’en retireroit aucun proffit, & si on n’en tiendroit compte. En ceste contrée y a une montaigne qui produict une Azur de mine.miniere, dont lon faict le meilleur azur qui soit en tout le monde. Et se tire des mines comme on faict le fer : Semblablement on y trouve des mines d’argent. La region est bien froide. On y trouve grande quantité de bons Chevaulx non ferrez.chevaulx, qui sont grands & legiers, & ont le quartier du pied si dur & fort, qu’ilz n’ont besoing d’estre ferrez, encores qu’ilz courent ordinairement par montaignes & lieux pierreux. Oultre ce le pays est fort commode pour la chasse & le vol. Aussi y a grande quantité de bestes saulvaiges : semblablement de bons faulcons. Il y croist grande quantité de bledz, froment, orge, millet. Ilz n’ont aucunes olives, mais ilz font leur huille de noix & de sosime. Les habitans ne craignent aucunement les estrangiers, car il seroit difficile d’entrer en armes dedans le pays, pour les passaiges qui sont si estroictz, que eulx mesmes n’en peuvent facilement sortir pour courir sus à leurs ennemys. Leurs villes & chasteaulx sont fortifiez par artifice & par nature. Ilz ont de bons archers & bons veneurs pour la chasse. Ilz sont habillez le plus communement de cuyrs. Les vestemens de laine ou de toille n’y peuvent estre apportez sans grans fraiz : toutesfois les femmes nobles y portent habillemens de lin & de cotton.


De la province de Bascie.       Chap.   XXXIIII.



La province de Bascie est à distance de celle de Balascie de dix journées, & le pays y est fort chauld, au moyen dequoy les habitans sont noirs, toutesfois sont mauvais & cauteleux, ilz ont langaige particulier, & portent aux oreilles des perles & autres petitz joyaulx d’or & d’argent, ilz vivent de chair & de riz, & sont grandz idolatres, s’appliquans aux enchantemens & invocations des malings esperitz.


De la province de Chesimur.       Chap.   XXXV.



Chesimur est distante de Bascie environ sept journées. Les habitans ont langaige apart, & sont grandz idolatres faisans leurs requestes, & prieres aux idoles, desquelles ilz ont response. Semblablement ilz font par art diabolique troubler l’air & remplir de brouillardz quant bon leur semble : ilz sont gens bruns tirans sur le noir, car la region est assez temperée, ilz vivent de chair & de riz, & toutesfois sont fort maigres, ilz ont beaucoup de villes & bourgades, leur Roy n’est tributaire à aucun, aussi ilz ne craignent personne, car ilz sont envirronez de desertz, en sorte qu’il est difficile de les affaiblir. En ceste province y a Moynes idolatres.certains hermites qui habitent en monasteres, & petites cellules, esquelles ilz servent & honorent leurs idoles, vivans en grande abstinence de boire & de manger, & soubz telle religion reverent & adorent leurs faulx dieux, avec grandissime crainte de les offenser, pour n’accomplir leurs commandemens : qui est cause que le peuple les a en grand honneur & recommandation.


De la province Vocam, & des haultes montaignes d’icelle.         Chap.   XXXVI.



Si je voulois continuer le premier chemin, je rentrerois es Indes, mais pource que j’ay determiné en faire la description au troisiesme livre, a present je prendray autre chemin, & a ceste fin retourneray à la ville de Balascie, de laquelle reprendray le chemin tirant entre la coste Septentrionale & l’orientale. Par lequel chemin continuant deux journées on parvient a une riviere, a lentour de laquelle y a plusieurs chasteaux & villaiges, Les habitans du pays sont de bonne nature, & neantmoins belliqueux, & adextres aux armes, & tiennent la loy Mahumetique. Oultre à deux autres journées dela on parvient à une province appellée Vocam.Vocam, qui est subjecte au Roy de Balascie, laquelle contient en longueur, & largeur trois journées. Les habitans ont langaige particulier, & sont Mahumetistes, sont aussi bien adextres aux armes, & à la chasse : car le pays est abondant en bestes sauvaiges. Partant de ce lieu, si tu prens le chemin vers Orient, te conviendra monter par trois journées, jusques à ce que parviennes à Montaigne fort haulte.une si haute montaigne, qu'en tout le monde ne s'en trouve point telle haulteur. Semblablement en ce lieu se trouve entre deux montaignes une grande plaine, au mylieu de laquelle passe une belle riviere qui rend le lieu fort delectable & commode pour les pasturaiges, en sorte qu'un cheval ou beuf tant maigre soit il, y peult estre refaict & remis en gresse en moins de dix jours. Aussi y a grande quantité de bestes sauvaiges, mesmement on y trouve de grandz moutons sauvaiges ayans grandes & longues cornes, desquelles on faict diverses sortes de vases. Ceste plaine est appellée Pamer.Pamer, & contient en longueur douze journées de chemin : & si tu voulois passer oultre, se presenteroit un pays desert ouquel n'y a aucune habitation humaine, ny mesmes aucune herbe verdoyante : & sont contrainctz ceulx qui y passent de porter ce qui leur est necessaire pour leur vivre, car mesmes on n'y trouve aucun oyseau tant pour la grande froidure, que pour l'exaucement de la terre de toutes partz descouverte, en sorte qu'elle ne produict aucun pasturaige pour le bestail : & si on y allume du feu, il ne sera de telle lumiere ne de telle efficace en son action, obstant la grande froidure du pays, comme es autres lieux plus bas. En passant oultre & tirant entre l’Orient & Septentrion, on chemine par montaignes, coustaulx & vallées ou lon trouve plusieurs rivieres, toutesfois Le desert de Belor.n’y a aucune herbes, & s’appelle ceste region Belor, laquelle en tout temps porte figure & face de l’hyver, & continue en ceste triste superficie la distance de quarante journées de chemin, pendant lesquelles il est necessaire de porter avec foy bonne provision de vivres afin d’y passer seurement : toutesfois on descouvre en aucuns endroictz quelques maisonnettes & habitations d’hommes, sur les crouppes des plus haultes montaignes, mais les habitans d’icelle sont meschantz tout oultre, & cruelz, adonnez à l’idolatrie, qui ne vivent que de proye & chasse, & sont vestuz de peulx de bestes sauvaiges.


De la province de Cassar.         Chap.   XXXVII.



En continuant ce chemin on vient à la province de Cassar, laquelle est tributaire au grand Cham. En icelle y a vignes, jardins, arbres fructiers, cottons, & terres labourables : las habitans ont langaige particulier & different des autres : sont communement Marchans avares.marchandz & artisans, qui courent & traffiquent par toute la province pour gaigner & proffiter : ilz sont tant affectionnez à acquerir richesses, qu’ilz n’osent à peine menger de ce qu’ilz ont gaigne & acquis, ilz font subjectz à la loy Mahumetique. Combien qu’il s’y trouve quelques Chrestiens Nestorians, qui ont des Eglises particulieres, & contient ceste province cinq journées d’estendue.


De la cité de Samarcham, & du miracle de la colomne, faict en un temple des Chrestiens.
Chapitre           XXXVIII.



La cité de Samarcham est belle & grande, & la principale du pays, tributaire au nepveu du grand Cham. En icelle habitent indifferemment les Chrestiens, & les Sarrazins mahumetistes, mais puisnagueres y est advenu par la volonté divine une chose grandement miraculeuse, C’est que Cigatai.le frere du grand Cham (nommé Cigatai) estant gouverneur de ceste province à la persuasion des Chrestiens print le sacrement de baptesme, Dont les Chrestiens fort joyeulx, pour aucunement luy congratuler, firent bastir en sa faveur un beau temple & sumptueux, en la ville de Samarcham, & iceluy dedier en l’honneur de sainct Jehan Baptiste. Or les manouvriers l’avoient si ingenieusement basty & composé, que toute la voulte d’iceluy estoit soustenue par une colonne de marbre qui estoit assise au mylieu du temple : les Sarrazins du lieu avoient une grande pierre qui estoit totalement propre & commode pour servir de base à soustenir la colomne, les Chrestiens ayans la faveur du prince prennent ceste pierre, & la font asseoir au fondement de la colomne, dont les Sarrazins furent faschez, toutesfois dissimulerent, car ilz n'en osoient parler, au moyen que le prince l'avoit permis & accordé aux Chrestiens. Il advient que certain temps apres ce prince deceda, au lieu duquel succeda son filz au royaulme, & non pas en la foy, car il fut Mahumetiste. Lors les Sarrazins obtindrent de luy que les Chrestiens fussent contrainctz de leur rendre & restituer la pierre qui estoit assise dessoubz la colonne. Et combien que les Chrestiens leur fissent offre de grande somme de deniers trop plus que suffisante pour la valeur de la pierre, Neantmoins les Sarrazins malicieusement persisterent, qu'ilz ne vouloient autre chose que leur pierre, ce quilz faisoient captieusement, & de propos deliberé, afin que ladicte pierre ostée, tout le temple des Chrestiens qui n'estoit soustenu que de la colomne susdicte tombast par terre, & fust destruict & ruiné. Les Chrestiens voyans qu'ilz ne pouvoient autrement remedier ne resister au vouloir du Prince, ne sceurent que faire sinon avoir recours à Dieu, & à sainct Jehan Baptiste, lesquelz à grandz pleurs, gemissemens & lamentations, ilz commencerent a invoquer a leur ayde. Et advenant le jour que la pierre debvoit estre tirée de dessoubz la colomne, & par mesme moyen le temple ruiné, Chose miraculeuse.il advint par le vouloir de Dieu autrement que les infideles Sarrazins n'esperoient : car la colomne se trouva tellement eslevée par dessus son base, qu'il y avoit pres d’un pied de distance entre deux, en sorte que la colomne ne portoit plus la voulte, mais au contraire, la voulte portoit & tenoit pendent en l’air la colomne. Ce qu’on y voit encores a present.


De la province de Carcham.         Chap.     XXXIX.



En passant oultre Samarcham apres avoir cheminé environ cinq journées on vient en la province de Carcham, laquelle est copieuse & abondante de toutes sortes de vivres, & est semblablement subjecte au nepveu du grand Cham. Les habitans d’icelle sont Mahumetistes, combien qu’avec eulx demeurent aucuns Chrestiens Nestorians.


De la province de Cottam.         Chap.     XL.



Pres d’icelle on rencontre subsecutivement la province de Cottam, située entre l’orient & Septentrion, qui est aussi subjecte au nepveu du grand Cham. Elle contient plusieurs villes & bourgades, dont la principalle & plusfameuse s’appelle Cottam. Le pays s’estend en longueur dix journées, & n’y a deffault d’aucune chose necessaire pour la vie humaine. Ilz ont grande quantité de vers a soye, semblablement de bonnes vignes & beaucoup, mais les hommes sont timides & pusillanimes : toutesfois bons artisans & negotiateurs, recongnoissans la loy de Mahumet.