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La description géographique des provinces/Livre 2 - 38 à 41

La bibliothèque libre.
Edition de E. Groulleau (p. 156-166).


De la province de Caniclu, & de la coustume infame des habitans d’icelle.
Chap. XXXVIII.



A la province de Thebeth sur la coste d’Occident est voisine & contigue la province de Caniclu, qui a son Roy particulier, lequel toutesfois est tributaire au grand Cham. En icelle y a un Lac ou lon trouve des perles.lac, auquel on trouve si grande quantité de perles, que s’il estoit permis a un chacun les transporter a son plaisir, on n’en tiendroit plus aucun compte. A ceste cause il est deffendu sur peine de la vie, que aucun ne pesche en ce lac, & en tire des perles sans l’expres vouloir & permission du grand Cham. Il y a aussi en ceste province des bestes appellées Gadderi, qui portent le musc en grande abondance, Oultre ce lac auquel on trouve si grande quantité de perles est fort peuplé de poissons, & la region pleine de bestes sauvages, comme lyons, ours, cerfz, dains, onces, chevreux, & de diverses sortes d’oyseaux. Il n’y croist aucun vin, mais au lieu de vin ilz font de tres-bonnes boitures de froment, riz & autres diverses espiceries. On y trouve le Clou de girofle.clou de girofle en grande abondance, lequel est recueilly de certains arbres qui ont petites branches, & portent fleur blanche qui produict un fruit, dedans lequel est encloz comme petitz grains le clou de girofle. Semblablement y croist le gingembre en grande quantité, la canelle & autres espiceries, qui ne sont point transportées jusques en nostre pays d’Occident. Encores on trouve es montaignes de ceste contrée des pierres precieuses appellées Turquoyses.Turquoises qui sont fort belles, mais on n’en ose transporter hors du pays sans le congé & permission du grand Cham. Les habitans du pays adorent les idoles, par lesquelz ilz font tellement abusez, qu’ilz pensent leur faire chose agreable & digne de remuneration, de prostituer & abandonner leurs femmes & filles à tous venans pour en faire leur plaisir. Coustume impudique.Car si quelques estrangers en passant vont loger en leurs maisons, incontinent le chef du logis appellera sa femme, ses filles, & autres femmes & chamberieres qu’il aura en sa maison, & leur commandera d’obeyr en toutes choses à ses hostes : & quant a luy s’en yra dehors, laissant en sa maison ses hostes & leurs compaignons, & n’y retournera jusques a ce qu’ilz en soient partiz. Et ce pendant le principal hoste estranger qui loge en ceste maison estendra son manteau ou autre enseigne devant la porte du logis : & quand le maistre de la maison retourne, & il cognoist par ce signe que ses hostes ne sont encores partiz, il n’entrera point en sa maison, mais retournera aux champs en attendant qu’ilz soient deslogez : par ce moyen l’estranger peult sejourner en une maison par deux ou trois jours. Telles coustume (encores qu’elle soit infame) est observée par toute la province de Caniclu, & n’y a aucun qui impute à deshonneur d’abandonner sa femme ou sa fille à un estranger passant par le pays, ains estiment le faire pour la gloire de leurs dieux, lesquelz par ce moyen ilz esperent leur estre plus propices & favorables. Pour leur monnoye ilz ont de petites vergettes d’or pour monnoye.vergettes d’or de certain poix, selon lequel est la valeur de la monnoye, & celle la qui est de vergettes d’or, est la plus grande & de plus hault prix : mais il y en a d’autre de moindre valeur qu’ilz font en ceste maniere : Ilz font cuyre du sel en un chaudron sur le feu, duquel ilz font en certains moulles de petites masses qu’ilz r’assemblent & soudent ensemble, puis les exposent pour monnoye. Laissans ceste province on chemine par dix journées, ou lon trouve en chemin plusieurs chasteaux & villages, les habitans desquelz vivent soubz mesme coustume que ceulx de Caniclu. Finablement on vient a un fleuve appellé Brius fleuve ou lon trouve de l’or en ses arenes.Brius, qui faict un des limites de la province de Caniclu. En ce fleuve on trouve dans les arenes grande quantité d’or, qu’ilz appellent Paglola : semblablement sur les rivages d’iceluy croist la canelle en grande abondance.


De la province de Caraiam.   Chap.   XXXIX.



Oultre le fleuve de Brius se presente la province de Caraiam, qui contient sept royaulmes, & est subjecte & tributaire au grand Cham, l’un des enfans duquel nommé Esentemur estoit lieutenant & gouverneur de la province du temps que j’estois en ce pays. Les habitans d’icelle sont idolatres. Elle produict de fort bons chevaulx, & à son langaige propre & particulier, & toutesfois difficile & fascheux à prononcer. La ville capitale d’icelle est appellée Jaci ville capitale.Jaci, qui est grande & bien fameuse, & en laquelle se font plusieurs foires & traffiques de marchandise. Aussi y habitent quelque peu de Chrestiens Nestorians, & plusieurs Mahumetistes. Ilz ont grande quantité de froment & de riz, combien qu’ilz n’usent point de pain de froment, car ilz ne le pourroient digerer sans grande douleur & debilitation d’estomach : mais ilz font le pain de riz. Semblablement ilz font leurs boitures de diverses espiceries, lesquelles toutesfois les enyvrent plus facilement que le vin. Forme de monnoye.Ilz usent en lieu de monnoye de petites pieces qui se trouvent en la mer, dont les aucunes sont dorées, les autres blanches. En ceste ville ilz font grande quantité de Sel d’eaue de puys.sel de l’eaue des puyz : duquel le Roy tire de grandz proffitz & emolumens. Les gens du pays sont si lourdaulx & stupides, qu’ilz ne se soucient point si on faict l’amour à leurs femmes, pourveu qu’elles le vueillent bien. Il y a en ce pays un lac bien commode pour les pescheries, lequel contient de circuyt plus de trente lieuës. Les paysans mangent la Gens vivans de chair crue.chair cruë, mais ilz la preparent en ceste maniere : premierement ilz la hachent bien menu, puis la font confire dedans des huilles odoriferantes & de bonnes espices, en apres la mangent ainsi accoustrée.


De certain endroict de la province de Caraiam auquel y a serpens de grandeur incroyable.
Chapitre     XL.



Partant de la cité de Jaci apres avoir cheminé par dix journées on vient en un autre royaume duquel la ville capitale est appellée Caraiam, & d’iceluy estoit lors Roy & gouverneur Cogracam l’un des enfans de l’Empereur Cublai : ceste ville de Caraiam à baillé le nom a toute la province. Or trouvé es arenes des fleuvesEs fleuves du pays se trouve grande quantité d’or, qu’ilz appellent Paglola : on en trouve semblablement en quelques mares, & es montaignes : mais il est d’autre espece. Les habitans sont idolatres. La region produict en certains endroictz de Serpens horribles.grandz serpens dont les aucuns ont dix pas de longueur, & en la circonference de leur grosseur dix empans. Les aucuns n’ont point de piedz sur le devant, mais au lieu d’iceulx ont de grands ongles comme d’un lyon ou d’un faulcon. Leur teste est fort grosse & leurs yeulx grandz comme de la capacité de deux pains : ilz ont en oultre l’ouverture de la gueule si grande & espoventable qu’ilz peuvent engloutir & devorer un homme entier : il ne fault point s’enquerir si leurs maschoueres sont bien garnies de dentz fort grandes & agues : car il n’y a homme ne beste qui les puisse sans grande frayeur regarder, tant s’en fault qu’il en ose approcher : & toutesfois on les prend en ceste maniere Ce serpent a de coustume Maniere de prendre les serpens.se latiter de jour es cavernes soubz terre ou dans la concavité de quelques montaignes ou rochers, & de nuict il sort & se pourmene par pays cherchant le repaire des autres bestes pour trouver dequoy se repaistre, car il ne craint quelque beste que ce soit tant grande soit elle : il devore les grandes & petites, soit lyons, ours, ou autres bestes, & apres s’en estre bien repeu & avoir remply son ventre, il retourne en sa caverne & taisniere. Et au moyen de ce que le pays est fort sablonneux, c’est chose admirable a veoir la place ou il s’est veautré & quelz vestiges de son corps il imprime dedans le sablon : on diroit un tonneau plein de vin y avoir esté roullé & tournoyé. Or les chasseurs qui taschent a le prendre fichent de jour dedans le sable plusieurs gros pieux, fors, roides & bien ferrez par le bout en forme de dentz agues, lesquelz ilz couvrent de sablon de peur qugilz soyent apperceuz par le serpent, & en mettent ainsi grande quantité dedans la terre, mesmement aux endroictz & pres le lieu ou ilz sçavent que le serpent se retire. Et quand il vient à sortir de nuict à sa maniere acoustumée pour chercher sa proye & qu’il traine ceste grande masse de corps par dessus le sablon qui obeist, il advient quelques fois que la beste s’enferre & se fiche les pieuz poinctuz dedans son estomach, tellement que d’elle mesmes se tue ou blesse grandement : & lors les chasseurs sortent de leurs cachettes & tuent la beste si elle est encores vivante : de laquelle ilz arrachent le Fiel de serpent medicinal.fiel qu’ilz vendent bien cherement, car il est bien medicinal. Et si aucun qui soit mors d’un chien enragé en boit tant soit peu & comme le poix d’un denier il sera incontinent guery. Semblablement une femme estant en travail d’enfant si elle en prend quelque peu son enfantement sera grandement advancé. Et si quelqu’un souffre les hemorroides ou mal de broches au fondement, en oignant le lieu de la douleur avec un peu de ce fiel, il sera en peu de temps guery entierement. Et au regard de la chair du serpent ilz la vendent, car les habitans du pays en mangent voluntiers. On y trouve aussi de fort bons Chevaulx de Caraiam.chevaulx que les marchandz menent vendre en Indie, & ont de coustume leur oster deux ou trois neudz de la queue, pour obvier qu’ilz n’en frappent ceulx qui sont montez dessus, & qu’ilz ne puissent jouer de leur queue deça & dela, car ilz estiment cela deshonneste. Ilz usent en guerre de pavois & d’armeures faictes de cuyrs de buffles : & toutes leurs lances dardz & flesches sont empoisonnées. Or au paravant que le grand Cham Cublay eust reduict ceste province en sa subjection, ilz observoient entre eulx une Coustume detestable & cruelle.malheureuse & detestable coustume : que si quelque personne d’estrange pays qui fust vertueux & de bonnes meurs, prudent en faict & en parolles, brief excellent en toute honnesteté, logeoit en leur pays, de nuict ilz le faisoient mourir, soubz umbre d’une folle persuasion qu’ilz avoient que ses bonnes meurs, prudence, honnesteté, graces, mesmes l’ame du defunct demouroient à perpetuité en ceste maison : & ceste desloyauté & detestable crudelité à esté cause que pluſieurs gens de bien y ont esté meurdriz & occis. Mais le grand Cham si tost qu’il a subjugué le pays, & reduict a son empire, il a exterminé totalement ceste impieté & folie extreme.


De la province d’Arcladam & des sacrifices & idolatries des habitans.       Chap.   XLI.



Tirans oultre Caraiam (apres avoir cheminé par cinq journées) arrivasmes en la province d’Arcladam, qui pareilement est subjecte au grand Cham. La principale ville d’icelle est appellée UnchiamUnchiam.. Les habitans traffiquent & usent en lieu de monnoye de l’or au poix : car d’argent en tout ce pays, ne autres regions circonvoysines ne s’en trouve point. Mais ceulx qui y en portent, le changent facilement pour de l’or, & y gaignent beaucoup. Leur boyture est artificielle, composée de riz avec diverses espiceries, comme cy dessus avons dict. Les hommes & les femmes du pays couvrent leurs dentz de petites lames d’or bien tenues, lesquelles ilz scavent si bien approprier qu’il semble que leurs dentz soient enchassées en or. Les hommes sont expers a la guerre, aussi n’ont autre exercice que de la guerre & de la chasse, tant aux bestes qu’aux oyseaulx. Au regard des femmes, elles ont le soing du mesnage, ayans des serviteurs esclaves acheptez, qui sont perpetuellement astrainctz à leur service. Oultre en ceste province y a une couſtume que quand une femme est accouchée d’enfant, elle releve le plustost qu’elle peult pour soigneusement prendre garde aux affaires de la maison, & lors Les hommes en gezine.le mary tiendra au lict la place de l’accouchée, prenant garde à l’enfant : & ne faict la mere autre chose alendroict de son enfant, sinon luy bailler la mammelle quand il en est besoing : & ce pendant les parens & amys viennent visiter le mary estant au lict couché, tout ainsi que pardeça on va visiter les commeres : car ilz dient que c’est chose bien raisonnable que la femme qui a eu tant de peines & travaulx a porter l’enfant en son ventre & le mettre sur terre qu’elle soit par quarante jours sans avoir charge ne prendre peine apres l’enfant, toutesfois elle traicte son mary au lict. En ceste province n’y a point d’autres Idolatrie.idoles sinon que chacune famille adore son pere : leur demourance est le plus communement es lieux de bocages & montaignes, mais les estrangers ne montent point en leurs coustaux, car ilz ne pourroient souffrir l’air qu’on dict y estre fort corrumpu. Ilz n’ont aucunes lettres ne characteres, mais Forme de contracter.ilz font leurs contractz & obligations par petites tablettes qu’ilz divisent par moictié, & chacun des contrahans en garde une moitié, lesquelles ilz viennent apres a conferer ensemble & rapporter leurs signes & merques l’un contre lautre, & par ainsi recongnoissent la cause de tel contract. Il n’y à point en ce pays de medecins non plus qu’es provinces de Caniclu & Caraiam : mais quand quelqu’un est malade ilz assemblent leurs sages qui sont les ministres de leurs idoles, ausquelz le patient declaire sa maladie : laquelle entendue Inquisition diabolique sur l’evenement d’une maladie.ilz se mettent a danser, & jouent de certains instrumentz chantans & hurlans a haulte voix en l’honneur de leurs dieux, jusques a ce que l’un d’entre eulx en saultant, jouant, & chantant, tumbe par terre surprins & possedé du diable : lors les sages cessent leur danse, & viennent a leur compagnon demoniaque estendu par terre, & luy demandent la cause de la maladie du patient, & quel remede sera expedient pour sa guarison : A quoy le malin esperit par la bouche du demoniaque respondra, pource qu’il à faict ou cecy ou cela, ou qu’il à grandement offensé un tel dieu ou un tel, il est tumbé en telle maladie. Alors les sages prient affin que ce dieu luy remette & pardonne l’offence, luy faisant promesses & veux que si le pacient vient a convalescence, il luy fera sacrifices & oblations de son propre sang. A quoy le maling esperit s’il veoit que la maladie soit si extreme & dangereuse que le patient n’en puisse estre guery, repondra : cestuy à si griefvement offensé tel dieu, que par nulles oblations ne sacrifices ne peut aucunement estre appaisé. Mais s’il doibt venir a convalescence de telle maladie, il luy commandera de luy faire sacrifice de tant de moutons, ayans les cornes noires, & d’apprester telle quantité de telz breuvages & assembler tel nombre de sages & autant de leurs femmes, par les mains desquelz soit faict & presenté le sacrifice, pour appaiser l’ire de ce dieu. Ouye laquelle response les proches parens du malade le plustost qu’ilz peuvent, donnent ordre Sacrifices diaboliques.d’accomplir entierement ce que l’esperit maling à commandé, & tuent autant de moutons & en gettent, & respondent le sang contre le ciel, puis convoquent & assemblent les sages & leurs femmes, qui allument de grandz flambeaux & perfument toute la maison d’encens, ensemble de fumée de bois d’aloes : & la decoction des chairs sacrifiées gettent par l’air avec certains breuvages composez d’espiceries aromatiques. Apres lesquelles choses deuëment parachevées, ilz se mettent de rechef a danser en l’honneur de cest idole qu’ilz estiment avoir rappaisé, & rendu propice & favorable au malade, en chantant de voix horrible & espoventable. Ce faict, ilz interroguent encores leur compaignon demoniaque sçavoir si par leurs œuvres l’idole est appaisé. S’il respond que non, incontinent se preparent pour accomplir ce que d’abondant leur sera commandé. Mais s’il respond qu’il est content & satisfaict, tous ces ministres & enchanteurs se mettent a table & mangent a grande joye la chair des bestes immolées & sacrifiées, & boyvent les breuvaiges composez & presentez en sacrifice a leurs dieux. Apres le disner finy & parachevé chacun se retire chez soy. Et au regard du malade s’il advient que par telle diabolique providence il soit delivré de la maladie, & vienne a convalescence, ces pauvres gens aveuglez en rendent graces a leurs idoles diaboliques, & non au vray Dieu, duquel ilz n’ont aucune congnoissance.