La description géographique des provinces/Livre 2 - 42 à 50
De la bataille qui fut entre les Tartares, & le Roy de Mien. Chap. XLII.
n l’an de nostre salut mil deux cens quatrevingtz & deux, s’esmeut grande fuerre pour le royaume de Caraiam, duquel avons cy dessus parlé, & le royaume de Botiam : qui fut cause que le grand Cham envoya un des princes de sa court nommé Nescordim avec douze mil chevaulx pour secourir & defendre la province de Caraiam de toutes molestations & entreprinses. Or ce Nescordim estoit homme prudent & hardy, ayant en sa compaignie de braves & vaillans hommes, & bien experimentez aux armes. De la venue duquel les Roys de Mien & Bangala advertiz furent grandement effroyez, estimans qu’il fust venu pour les assaillir, & conquester leurs royaumes : au moyen dequoy pour luy resister feirent amas de gens, & assemblerent leurs forces jusques au nombre de soixante mil hommes, tant de pied que de cheval, & oultre deux mil elephans portans chasteaux, en chacun desquelz estoient douze, ou quinze, ou seize hommes en armes bien equippez. Le Roy Mien ayant dressé ceste armée la feit marcher vers la cité de Vociam, pres de laquelle s’estoient campez les Tartares, & desja par trois jours entiers y avoient sejourné en la campaigne. De telle entreprinse Nescordim adverty, & que si grosse armée marchoit contre luy, fut aucunement estonné, combien qu’il dissimulast sa peur & craincte le plus qu’il pouvoit : & toutesfois se consjoit & asseuroit grandement, en ce qu’il avoit en sa compaignie de braves hommes, vaillans & adextres aux armes, encores qu’ilz fussent beaucoup moindres en nombre. A ceste cause se deliberant recevoir virillement son ennemy, si l’occasion s’y presentoit d’un grand & hardy courage les meist aux champs, & s’en vint camper pres d’un boys fort espes de grandz arbres & buissons : s’asseurant que les elephans avec leurs tours & bhasteaux n’eussent peu y entrer, ne les endommager. Incontinent que le Roy Mien sentit approcher les Tartares, se delibera les devancer & premier les assaillir : mais les chevaulx des Tartares ayans apperceu les elephans (qui estoient ordonnez & constituez en l’avantgarde) furent tellement espouventez, qu’ilz commencerent a reculer, & ne peurent pour picquer n’autrement estre espeuz de passer oultre contre les elephans : en sorte que les hommes de cheval furent contrainctz mettre pied à terre, & attacher leurs chevaulx aux arbres, puis venir assaillir vertueusement les elephans. Et pource qu’ilz avoient mis a la poincte tous leurs archers & arbalestriers (qui estoient bien adextres a tirer) ilz commencerent a charger leurs ennemys de si grand nombre de fleches, que les elephans blecez en plusieurs endroictz ne peurent soustenir tel effort, & se meirent en fuitte, prenantz surieusement leurs courses vers les forestz prochaines, & n’en peurent estre aucunement destournez par leurs gouverneurs, quelque peine, industrie ou diligence qu’iz sceussent y mettre, mais couroient ça & la, & a l’entrée des boys rompoient leurs chasteaulx, & renversoient par terre les hommes armez qui estoient dedans, qui causa un grand desordre & confusion. Ce que voyans les Tartares, incontinent retournent a leurs chevaulx, sur lesquelz ilz montent, & de grande violence & impetuosité se ruent sur leurs ennemys : lesquelz desja estonnez dont leur avantgarde estoit renversée, & leurs elephans destournez, se deffendirent le mieulx qu’ilz peurent, & viennent & eulx joindre & batailler a la main, & lors se renouvella la bataille fiere & cruelle, tellement qu’il en tumba beaucoup d’une part & d’autre, & toutesfois le Roy Mien fut finablement mis en route, & se saulva a la fuyte avec quelque peu de ses gens. Lors les Tartares les poursuyvirent, & en tuerent grande quantité, en sorte qu’ilz demourerent victorieux. Apres laquelle Victoire des Tartares.victoire, ilz se jecterent dedans la forest a la poursuitte des elephans qui s’estoient enfuyz de l’avantgarde des ennemys, mais sans l’ayde d’aucuns de leurs captifz & prisonniers, jamais n’en eussent peu prendre aucun, tant ilz estoient effarouschez, toutesfois ilz en prindrent environ deux cens. Depuis ceste bataille & deslors en avant le grand Cham à commencé user & soy ayder en guerre d’elephans, dont au paravant il ne s’estoit jamais servy pour cest usage, & n’en avoit aucuns qui a ce fussent instruictz & aguerriz, Peu apres le grand Cham conquesta par armes tout le pays & terres du Roy Mien, lesquelles il annexa à son empire.
De la province de Mien, & des bocaiges d’icelle.
Chapitre XLIII.
ortans de la province de Caraiam, on vient en une grande vallée qui dure pres de trois journées, tousjours en devallant, & sans y trouver aucune habitation, encores qu’il y ayt une belle plaine, en laquelle par trois jours en la sepmaine on faict de grandes traffiques, & y a une grande assemblée de peuple comme en une foire. En icelle descendent des haultes montaignes du pays plusieurs personnes qui apportent de l’or pour le Permutation d’or a l’argent.changer & permuter avec de l’argent, & baillent ordinairement une once d’or pour cinq once d’argent. Au moyen de quoy plusieurs marchans des nations, & pays estranges y viennent pour y faire telles traffiques & permutations de l’argent avec l’or. Mais au regard de ces haultes montaignes, les paysans qui y demourent, & recueillent l’or dessusdict, y vivent en grande seureté, & sans crainte d’estre molestez. Car elles sont inaccessibles aux estrangers, pource que les chemins en sont si falcheux & difficiles, que plustost on s’y egare, que de rencontrer les cachettes de ces paysans. De la on vient a la province de Mien, laquelle sur la coste de Mydi est limitrophe des Indes, & contient plusieurs grandz boys & foretz esquelz repairent infiniz elephans, licornes, & autres bestes sauvages : au reste le pays est desert & non habité d’aucuns hommes.
De la cité de Mien, & sepulture du Roy.
Chapitre XLIIII.
yant cheminé par quinze journées, on vient a trouver une cité appellée Mien, qui est grande & fameuse, aussi elle est capitale de tout le royaulme, subjecte & tributaire au grand Cham. Les habitans d’icelle ont langaige particulier, & sont idolatres. En ceste cité autresfois y a eu un Roy fort riche & opulent, lequel estant sur la fin de ses jours commanda un sepulchre luy estre edifié & construict en ceste forme : qu’en chacune encoigneure de son tumbeau on feist une tour de marbre de la haulteur de cinq toises, en observant l’espesseur selon la proportion de la haulteur, lesquelles tours fussent rondes en leur summité, & l’une d’icelles entierement couverte d’or, au feste de laquelle fussent pendues plusieurs petites clochettes d’or, afin qu’estans esbranlées par le vent, rendissent un son doulx & armonieux. Semblablement une autre tour couverte d’argent, ayant aussi de petites clochettes d’argent suspendues en sa summité pour rendre autre son par l’agitation du vent. Lequel sepulchre ce Roy feit construire en l’honneur de son nom, & pour perpetuer sa memoire envers les hommes. Et lors que le grand Cham subjuga la province de Mien, il defendit expressement aux gensdarmes de demolir & ruyner cette sepulture qui avoit esté erigée en l’honneur du nom de ce Roy. Joinct que les Tartares (encores qu’ilz soient fort cruelz & sans pitié) ne veulent jamais violer les sepultures, n’autres choses qui concernent les trespassez. En ceste province y a grande quantité d’elephans, & de beaulx & grandz buffles, cerfz, dains & autres diverses especes de bestes saulvages.
De la province de Bangala. Chap. LV.
a province de Bangala sur la coste de Midy, est prochaine & contigue a l’Inde, laquelle n’avoit encores esté conquestée par le grand Cham lors que je demourois en sa court : toutesfois il avoit dressé & envoyé une grosse armée pour la subjuguer & rendre tributaire. Ceste region à son Roy & langaige propre & particulier. Tous les habitans d’icelle sont idolatres, qui vivent de chair, de riz & de laict. Ilz ont grande quantité de soyes & cotton, a cause desquelz se font au pays plusieurs grandes foires & marchez. Aussi y a grande abondance de spicnarde, galange, gingembre, sucres, & autres diverses espiceries. Oultre y a de grandz beufz, & aussi gros qu’elephans, mais non du tout si grandz. Ilz ont une tresmauvaise coustume de chastrer les enfans, pour en apres les vendre aux marchandz qui les transportent en diverses provinces.
De la province de Cangigu.
Chap. XLVI.
pres avoir passé la province dessusdicte en tirant vers Orient, se presente la province de Cangigu, laquelle semblablement à son Roy & langaige particulier, & les habitans d’icelle sont idolatres, subjectz & tributaires du grand Cham. Leur Roy à environ trois cens femmes. On trouve en ceste province grande quantité d’or, & espiceries aromatiques, mais elles n’ont point de traicte, & ne se peuvent facilement transporter, au moyen de ce que le pays est fort eslongné de la mer. Oultre y à grand nombre d’elephans, & de belles chasses aux bestes sauvages. Les habitans vivent de chair, laict, & riz comme ceulx de Bangala. Ilz n’ont aucun vin, mais ilz font une boiture excellente, composée de riz & d’espiceries. Les hommes & femmes indifferemment ont de coustume se paindre le visaigne, le col, les mains, le ventre, & les cuisses, y imprimans & engravans avec des eguilles plusieurs figures, comme de lyons, dragons, oyseaux & autres animaulx, lesquelles y tiennent si fermement qu’il n’est pas facile les oster & effacer : & tant plus ilz ont sur leurs corps de telles figures & images imprimées, tant plus ilz sont estimez beaux.
De la province Amu. Chap. XLVII.
a province d’Amu est assise sur la coste d’Orient, subjecte au grand Cham, les habitans de laquelle adorent les idoles, & ont langaige peculier. Il zont de grandz trouppeaulx de bestail & abondance de vivres. Oultre ont grand quantité de beaux chevaulx que les marchandz tirent du pays pour mener en Inde. Aussi y à force beufz & buffles, car les pasturages y sont fort bons. Tant les hommes que les femmes portent en leurs bras certains joyaulx & braceletz d’or ou d’argent de grand valeur.
De la province de Tholoman. Chap. XLVIII.
n tirant vers Orient se presente la province de Tholoman a distance d’Amu de huict journées : laquelle est aussi de la dition & seigneurie du grand Cham, ayant langaige propre, & les habitans d’icelle adnnez au service des idoles. Les hommes & femmes du pays sont de belle stature, encores qu’ilz soient bruns. La terre y est fertile & bien cultivée, & le païs bien peuplé, & garny de belles villes, chasteaulx, & forteresses. Les hommes sont fort adextres aux armes, pource qu’ilz sont ordinairement exercitez a la guerre. Ilz font brusler les corps de leurs propres parens trespassez, & le reste de leurs os & cendres ilz enferment soigneusement en des boistes qu’ilz cachent dedans quelque creux de montaignes, de peur qu’ilz ne puissent estre trouvez, & attainctz par les hommes ne par les bestes. Il se trouve en ce pays grande quantité d’or : & toutesfois au lieu de monnoye ilz usent de petitz grains d’or qu’ilz trouvent dedans les arenes de la mer.
De la province de Ginguy. Chap. XLIX.
e Tholoman tenant encores le chemin vers Orient, on parvient a la province de Ginguy : toutesfois on chemine par douze journées le long de une riviere, jusques a ce qu’on arrive a une grande villasse appellée Sinulgu.Sinulgu. Tout le pays est subject & tributaire au grand Cham, & les habitans d’iceluy idolatres. On y faict d’excellens Draps d’escorces d’arbres.draps d’escorces d’arbres, dont ilz s’abillent en temps d’esté. Oultre y à si grande quantité de lyons, que pour la crainte d’iceulx ilz n’osent sortir de nuict hors de leurs maisons, car ilz sont si Lyons cruelz.cruelz, que tout ce qu’ilz rencontrent ilz despecent & devorent. Mesmes les navires & basteaulx qui montent & descendent aval la riviere ne sont jamais attachez aux rivaiges d’icelle pour la crainte des lyons, mais sont arrestez au mylieu du fleuve par le moyen des ancres : autrement s’ilz estoient garrez au bort de l’eaue, les lyons viendroient de nuict en grand nombre qui entreroient dedans, & tous ceulx qu’ilz rencontreroient les deschireroient & mangeroient. Et combien que les lyons y soient fort grandz, fiers & cruelz, toutesfois nature à pourveu au pays de chiens qui sont si fors & hardiz qu’ilz ne craignent d’assaillir les lyons : au moyen de quoy advient souventesfois qu’un homme qui sera bon archer, monté sur son cheval avec deux chiens renversera un lyon & le fera mourir : car les chiens quand ilz sentent approcher le lyon, avec grand abboy & clameur l’assaillent, mesmement quand ilz se voyent secouruz par l’ayde de l’homme, & ne cessent de mordre le lyon es parties de derriere & soubz la queuë combien que le lyon se revanche fierement, ouvrant la gueule pour espoanter les chiens, leur presentant & la dent & les ongles, & se retournant habillement d’une part & d’autre affin de les abbatre & desmembrer : neantmoins les chiens usent de grande ruse, & prevoient si bien que facilement le lyon ne les peult attaindre & blecer : joinct que l’homme de cheval luy presente le traict sur l’arbaleste bandée, ou la fleche sur l’arc tendu quand il s’efforce envahir les chiens. Et toutefois le lyon à de coustume fuyr quand il se voit ainsi assailly, craignant que par le grand bruit & abboy des chiens ne surviennent & soient provoquez sur luy d’autres hommes & chiens, ou bien s’en va acculer contre quelque arbre, ou il se fortifie, s’asseurant du derriere, & lors tournant la gueule ouverte contre les chiens, de toute sa force se defend d’eulx : mais ce pendant l’homme qui est a cheval ne cesse de tirer sur luy & le charger de fleches, tant qu’il l’ait renversé & faict mourir : aussi que les chiens luy donnent tant d’affaires, & le pressent si fort, qu’il n’apperçoit point les coups de traict jusques a ce qu’il tumbe. Il y à grande abondance de soyes en ce pays, lesquelles les marchandz transportent en diverses contrées.
Des villes de Cacausu, Canglu, & Ciangli.
Chapitre L.
ultre la province de Ginguy on trouve par pays plusieurs villes & chasteaulx, & jusques apres avoir cheminé par quatre journées, on parvient a la noble & renommée cité de Cacausu, qui est de la province de Cathay, située sur la coste de midy : en laquelle y à grande abondance de soyes, dont on faict d’excellens draps & taffetas entremeslez de fil d’or. De la passant oultre a trois journées vers Midy, se presente une autre grande cité appellée Canglu, en laquelle se trouve grande quantité de sel, car la terre y est fort sallée, & en tirent le sel de ceste maniere. Ilz font un grand amas de terre en forme d’une motte, puis guettent par dessus de l’eaue, affin qu’elle tire & emmene avec soy la saumure de la terre, laquelle eaue se reçoit dans un fossé au pied de la motte, duquel ilz l’espuisent & la font bouillir sur le feu, tant qu’elle se congelle en sel. A cinq journées de ceste ville de Canglu se trouve une autre ville appellée Ciangli, par le mylieu de laquelle passe une grosse riviere qui porte navires & basteaux chargez de marchandise : qui cause qu’en ce lieu y à de belles foires & grandes traffiques de marchands.