Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 08

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Librairie nouvelle (p. 52-57).
Première partie


CHAPITRE VIII

OÙ PARAÎT LA DOT, UNE DES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE


En entrant chez Beauvisage, on trouvait devant soi un péristyle où se développait, au fond, un escalier. À droite, on entrait dans un vaste salon dont les deux fenêtres donnaient sur la place, et à gauche dans une belle salle à manger dont les fenêtres voyaient sur la rue. Le premier étage servait à l’habitation.

Malgré la fortune des Beauvisage, le personnel de leur maison se composait de la cuisinière et d’une femme de chambre, espèce de paysanne qui savonnait, repassait, frottait plus souvent qu’elle n’habillait madame et mademoiselle, habituées à se servir l’une l’autre pour employer le temps. Depuis la vente du fonds de bonneterie, le cheval et le cabriolet de Philéas, logés à l’hôtel de la Poste, avaient été supprimés et vendus.

Au moment où Philéas rentra chez lui, sa femme, qui avait appris la résolution de l’assemblée Giguet, avait mis ses bottines et son châle pour aller chez son père, car elle devinait bien que, le soir, madame Marion lui ferait quelques ouvertures relativement à Cécile pour Simon.

Après avoir appris à sa femme la mort de Charles Keller, il lui demanda naïvement son avis par un : — Que dis-tu de cela, ma femme ? — qui peignait son habitude de respecter l’opinion de Séverine en toute chose. Puis il s’assit sur un fauteuil et attendit une réponse.

En 1839, madame Beauvisage, alors âgée de quarante-quatre ans, était si bien conservée, qu’elle aurait pu doubler mademoiselle Mars. En se rappelant la plus charmante Célimène que le Théâtre-Français ait eue, on se fera une idée exacte de la physionomie de Séverine Grévin. C’était la même richesse de formes, la même beauté de visage, la même netteté de contours ; mais la femme du bonnetier avait une petite taille qui lui ôtait cette grâce noble, cette coquetterie à la Sévigné par lesquelles la grande actrice se recommande au souvenir des hommes qui ont vu l’Empire et la Restauration.

La vie de province et la mise un peu négligée à laquelle Séverine se laissait aller, depuis dix ans, donnait je ne sais quoi de commun à ce beau profil, à ces beaux traits, et l’embonpoint avait détruit ce corps, si magnifique pendant les douze premières années de mariage. Mais Séverine rachetait ces imperfections par un regard souverain, superbe, impérieux, et par une certaine attitude de tête pleine de fierté. Ses cheveux encore noirs, longs et fournis, relevés en hautes tresses sur la tête, lui prêtaient un air jeune. Elle avait une poitrine et des épaules de neige, mais tout cela rebondi, plein, de manière à gêner le mouvement du col devenu trop court. Au bout de ses gros bras potelés pendait une jolie petite main trop grasse. Elle était enfin accablée de tant de vie et de santé, que par-dessus ses souliers, la chair, quoique contenue, formait un léger bourrelet. Deux anneaux de nuit, d’une valeur de mille écus chaque, ornaient ses oreilles. Elle portait un bonnet de dentelles à nœuds roses, une robe-redingote en mousseline de laine à raies alternativement roses et gris de lin, bordée de lisérés verts, qui s’ouvrait par en bas pour laisser voir un jupon garni d’une petite valencienne, et un châle de cachemire vert à palmes dont la pointe traînait jusqu’à terre. Ses pieds ne paraissaient pas à l’aise dans ses brodequins de peau bronzée.

— Vous n’avez pas tellement faim, dit-elle en jetant les yeux sur Beauvisage, que vous ne puissiez attendre une demi-heure. Mon père a fini de dîner, et je ne peux pas manger en repos sans avoir su ce qu’il pense et si nous devons aller à Gondreville.

— Va, va, ma bonne ; je t’attendrai, dit le bonnetier.

— Mon Dieu, je ne vous déshabituerai donc jamais de me tutoyer ? dit-elle en faisant un geste d’épaules assez significatif.

— Jamais cela ne m’est arrivé devant le monde, depuis 1817, dit Philéas.

— Cela vous arrive constamment devant les domestiques et devant votre fille.

— Comme vous voudrez, Séverine, répondit tristement Beauvisage.

— Surtout, ne dites pas un mot à Cécile de cette détermination des électeurs, ajouta madame Beauvisage qui se mirait dans la glace en arrangeant son châle.

— Veux-tu que j’aille avec toi chez ton père ? demanda Philéas.

— Non, restez avec Cécile. D’ailleurs, Jean Violette ne doit-il pas vous payer aujourd’hui le reste de son prix ? Il va venir vous apporter ses vingt mille francs. Voilà trois fois qu’il nous remet à trois mois ; ne lui accordez plus de délais ; et s’il n’est pas en mesure, allez porter son billet à Courtet l’huissier ; soyons en règle, prenez jugement. Achille Pigoult vous dira comment faire pour toucher notre argent. Ce Violette est bien le digne petit-fils de son grand-père ! je le crois capable de s’enrichir par une faillite : il n’a ni foi ni loi.

— Il est bien intelligent, dit Beauvisage.

— Vous lui avez donné pour trente mille francs une clientèle et un établissement qui, certes, en valait cinquante mille, et en huit ans il ne vous a payé que dix mille francs…

— Je n’ai jamais poursuivi personne, répondit Beauvisage, et j’aime mieux perdre mon argent que de tourmenter un pauvre homme…

— Un homme qui se moque de vous !

Beauvisage resta muet. Ne trouvant rien à répondre à cette observation cruelle, il regarda les planches qui formaient le parquet du salon.

Peut-être l’abolition progressive de l’intelligence et de la volonté de Beauvisage s’expliquerait-elle par l’abus du sommeil. Couché tous les soirs à huit heures et levé le lendemain à huit heures, il dormait depuis vingt ans ses douze heures sans jamais s’être réveillé la nuit, ou, si ce grave événement arrivait, c’était pour lui le fait le plus extraordinaire : il en parlait pendant toute la journée. Il passait à sa toilette une heure environ, car sa femme l’avait habitué à ne se présenter devant elle, au déjeuner, que rasé, propre et habillé. Quand il était dans le commerce, il partait après le déjeuner, il allait à ses affaires, et ne revenait que pour le dîner. Depuis 1832, il avait remplacé les courses d’affaires par une visite à son beau-père, et par une promenade, ou par des visites en ville.

En tout temps, il portait des bottes, un pantalon de drap bleu, un gilet blanc et un habit bleu, tenue encore exigée par sa femme. Son linge se recommandait par une blancheur et une finesse d’autant plus remarquée, que Séverine l’obligeait à en changer tous les jours. Ces soins pour son extérieur, si rarement pris en province, contribuaient à le faire considérer dans Arcis, comme on considère à Paris un homme élégant.

À l’extérieur, ce digne et grave marchand de bonnets de coton paraissait donc un personnage ; car sa femme était assez spirituelle pour n’avoir jamais dit une parole qui mît le public d’Arcis dans la confidence de son désappointement et dans la nullité de son mari, qui, grâce à ses sourires, à ses phrases obséquieuses et à sa tenue d’homme riche, passait pour un des hommes les plus considérables. On disait que Séverine en était si jalouse, qu’elle l’empêchait d’aller en soirée, tandis que Philéas broyait les roses et les lis sur son teint par la pesanteur d’un heureux sommeil.

Beauvisage, qui vivait selon ses goûts, choyé par sa femme, bien servi par ses deux domestiques, cajolé par sa fille, se disait l’homme le plus heureux d’Arcis, et il l’était. Le sentiment de Séverine pour cet homme nul n’allait pas sans la pitié protectrice de la mère pour ses enfants. Elle déguisait la dureté des paroles qu’elle était obligée de lui dire, sous un air de plaisanterie. Aucun ménage n’était plus calme, et l’aversion que Philéas avait pour le monde où il s’endormait, où il ne pouvait pas jouer, ne sachant aucun jeu de cartes, avait rendu Séverine entièrement maîtresse de ses soirées.

L’arrivée de Cécile mit un terme à l’embarras de Philéas, qui s’écria : — Comme te voilà belle !

Madame Beauvisage se retourna brusquement et jeta sur sa fille un regard perçant qui la fit rougir.

— Ah ! Cécile, qui vous a dit de faire une pareille toilette ?… demanda la mère.

— N’irons-nous pas ce soir chez madame Marion ? Je me suis habillée pour voir comment m’allait ma nouvelle robe.

— Cécile ! Cécile ! fit Séverine, pourquoi vouloir tromper votre mère ?… Ce n’est pas bien, je ne suis pas contente de vous, vous voulez me cacher quelque pensée…

— Qu’a-t-elle donc fait ? demanda Beauvisage, enchanté de voir sa fille si pimpante.

— Ce qu’elle a fait ? je le lui dirai !… fit madame Beauvisage en menaçant du doigt sa fille unique.

Cécile se jeta sur sa mère, l’embrassa, la cajola, ce qui, pour les filles uniques, est une manière d’avoir raison.

Cécile Beauvisage, jeune personne de dix-neuf ans, venait de mettre une robe en soie gris de lin, garnie de brandebourgs en gris plus foncé, et qui figurait par devant une redingote. Le corsage à guimpe, orné de boutons et de jockeys, se terminait en pointe par devant, et se laçait par derrière comme un corset.

Ce faux corset dessinait ainsi parfaitement le dos, les hanches et le buste. La jupe, garnie de trois rangs d’effilés, faisait des plis charmants, et annonçait par sa coupe et sa façon la science d’une couturière de Paris. Un joli fichu, garni de dentelle, retombait sur le corsage. L’héritière avait autour du cou un petit foulard rose noué très-élégamment, et sur la tête un chapeau de paille orné d’une rose mousseuse. Ses mains étaient gantées de mitaines en filet noir. Elle était chaussée de brodequins en peau bronzée ; enfin, excepté son petit air endimanché, cette tournure de figurine, dessinée dans les journaux de mode, devait ravir le père et la mère de Cécile.

Cécile était d’ailleurs bien faite, d’une taille moyenne et parfaitement proportionnée. Elle avait tressé ses cheveux châtains, selon la mode de 1839, en deux grosses nattes qui lui accompagnaient le visage et se rattachaient derrière la tête. Sa figure, pleine de santé, d’un ovale distingué, se recommandait par cet air aristocratique qu’elle ne tenait ni de son père ni de sa mère. Ses yeux, d’un brun clair, étaient entièrement dépourvus de cette expression douce, calme et presque mélancolique, si naturelle aux jeunes filles.

Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfants gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque. Néanmoins, un mari capable de refaire son éducation et d’y effacer les traces de la vie de province pouvait encore extraire de ce bloc une femme charmante. En effet, l’orgueil que Séverine mettait en sa fille, avait contrebalancé les effets de sa tendresse. Madame Beauvisage avait eu le courage de bien élever sa fille ; elle s’était habituée avec elle à une fausse sévérité qui lui permit de se faire obéir et de réprimer le peu de mal qui se trouvait dans cette âme.

La mère et la fille ne s’étaient jamais quittées ; ainsi Cécile avait, ce qui chez les jeunes filles est plus rare qu’on ne le pense, une pureté de pensée, une fraîcheur de cœur, une naïveté, réelles, entières et parfaites.

— Votre toilette me donne à penser, dit madame Beauvisage : Simon Giguet vous aurait-il dit quelque chose hier que vous m’auriez caché ?

— Eh bien ! dit Philéas, un homme qui va recevoir le mandat de ses concitoyens…

— Ma chère maman, dit Cécile à l’oreille de sa mère, il m’ennuie ; mais il n’y a plus que lui pour moi dans Arcis.

— Tu l’as bien jugé ; mais attends que ton grand-père ait prononcé, dit madame Beauvisage en embrassant sa fille dont la réponse annonçait un grand sens, tout en révélant une brèche faite dans son innocence par l’idée du mariage.