Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 01

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Librairie nouvelle (p. 118-123).


DEUXIÈME PARTIE

LETTRES ÉDIFIANTES


CHAPITRE PREMIER

LE COMTE DE L’ESTORADE À MARIE-GASTON


Cher monsieur, suivant votre désir, j’ai vu monsieur le préfet de police, afin de savoir si le pieux dessein dont vous m’entretenez dans votre lettre datée de Carrare, n’aurait pas à souffrir quelque opposition du fait de l’autorité.

Monsieur le préfet m’a répondu que le décret impérial du 23 prairial an XII, par lequel se règle encore toute la matière des inhumations, établissait de la manière la moins équivoque, le droit pour toute personne de se faire enterrer sur sa propriété. Il vous suffirait donc de vous pourvoir d’un permis à la préfecture de Seine-et-Oise, et, sans autre formalité, vous pourriez faire opérer la translation des restes mortels de madame Marie-Gaston dans le monument que vous vous proposez de lui élever au milieu de votre parc de Ville-d’Avray.

Maintenant j’oserai, moi, vous faire quelques objections.

Êtes-vous bien sûr que, de la part des Chaulieu, avec lesquels vous ne vivez pas en très-bonne intelligence, vous ne serez pas exposé à de certaines difficultés ?

Jusqu’à un certain point, en effet, ne pourraient-ils pas être admis à se plaindre, qu’en transportant du cimetière communal dans une propriété close et fermée, une sépulture qui comme à vous leur est chère, vous soumettez entièrement à votre bon plaisir les visites qu’il peut leur convenir de faire à cette tombe ? car enfin, cela est évident, il vous sera toujours loisible de leur interdire l’accès de votre propriété.

Je sais bien qu’en droit rigoureux, morte ou vivante, la femme appartient à son mari, et cela à l’exclusion de sa parenté, même la plus proche ; mais que, sous l’inspiration du mauvais vouloir dont ils vous ont déjà donné plus d’une preuve, les parents de madame Marie-Gaston aient la fâcheuse idée de porter leur opposition sur le terrain judiciaire, quel affligeant débat !

Vous gagnerez le procès, je veux bien ne pas en douter, l’influence du duc de Chaulieu n’étant plus ce qu’elle a été sous la Restauration ; mais avez-vous pensé à tout le venin que la parole d’un avocat peut répandre sur une pareille question, quand après tout il se fera l’écho d’une réclamation respectable, celle d’un père, d’une mère et de deux frères demandant à ne pas être dépossédés du douloureux bonheur d’aller prier sur un cercueil ?

S’il faut d’ailleurs vous dire toute ma pensée, ce n’est pas sans un vif regret que je vous vois occupé à créer un nouvel aliment à votre douleur, trop longtemps inconsolable.

Nous avions espéré qu’après deux ans passés en Italie, vous nous reviendriez plus résigné, et qu’enfin vous prendriez sur vous de demander à la vie active quelques-unes de ses distractions. Évidemment, cette espèce de temple, que vous vous proposez d’élever, à la ferveur de vos souvenirs, dans un lieu où ils ne se pressent déjà que trop nombreux, ne peut servir qu’à en éterniser l’amertume et je ne saurais vous louer du rajeunissement que vous proposez ainsi de leur ménager.

Cependant, comme il faut servir ses amis un peu à leur mode, j’ai fait votre commission auprès de monsieur Dorlange ; mais, je dois me hâter de vous le dire, je n’ai trouvé chez lui aucun empressement à entrer dans votre pensée. Son premier mot, quand je me suis annoncé chez lui de votre part, a été qu’il n’avait pas l’honneur de vous connaître, et cette réponse, toute singulière qu’elle puisse vous paraître, m’a été faite avec tant de naturel, que, d’abord, j’ai cru à quelque méprise, résultat d’une confusion de noms.

Néanmoins comme, un peu après, votre oublieux ami voulut bien convenir qu’il avait fait ses études au collége de Tours, et comme encore, de son aveu, il se trouve bien être le même monsieur Dorlange qui, en 1831, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, remporta le grand prix de sculpture, aucun doute ne pouvait me rester sur son identité. Je m’expliquai alors son défaut de mémoire par cette longue interruption que vous-même m’aviez signalée dans vos relations. Votre procédé l’aura blessé plus vivement que vous ne vous l’étiez figuré, et quand il s’est donné l’air d’avoir oublié jusqu’à votre nom, c’était tout simplement une revanche dont il n’était pas fâché de saisir l’occasion.

Mais là n’est pas l’obstacle réel.

En me rappelant la fraternelle intimité qui vous a unis à une autre époque, je ne pouvais croire la mauvaise humeur de monsieur Dorlange inexorable. Aussi, après lui avoir exposé la nature du travail dont il serait question de le charger, me disposais-je à entrer avec lui dans quelques explications, relativement aux griefs qu’il pouvait nourrir contre vous, quand tout à coup je me suis trouvé face à face avec un obstacle de la nature la plus imprévue.

« Mon Dieu, — me dit-il, — l’importance de la commande que vous voulez bien m’offrir ; cette assurance qu’on entend bien ne rien épargner pour la grandeur et la perfection de l’œuvre ; cette invitation qui m’est faite de me rendre à Carrare, pour présider moi-même au choix et à l’extraction des marbres, tout cela constitue une vraie bonne fortune d’artiste, et à une autre époque je l’aurais acceptée avec empressement. Mais au moment où j’ai l’honneur de vous recevoir, sans avoir encore le dessein arrêté de quitter la carrière des arts, je suis peut-être sur le point d’aborder la vie politique. Mes amis me pressent de me présenter aux élections prochaines, et vous le comprenez, monsieur, si je venais à être nommé, la complication de mes devoirs parlementaires, mon initiation à une vie toute nouvelle deviendraient, pour longtemps au moins, un obstacle à ce que je pusse aborder avec le recueillement nécessaire l’œuvre dont vous m’entretenez.

» J’aurais d’ailleurs affaire — ajouta monsieur Dorlange — à une grande douleur, qui dans ce moment projeté, se cherche à grands frais une consolation. Cette douleur, naturellement, serait impatiente ; moi, je serais lent, distrait, empêché ; le mieux est donc que l’on s’adresse ailleurs ; ce qui ne m’empêchera pas d’être, comme je le dois, reconnaissant et honoré de la confiance qu’on a bien voulu me témoigner. »

À la suite de ce petit speech assez bien tourné, comme vous pouvez voir, et par lequel il me parut seulement que votre ami préludait peut-être un peu trop complaisamment à ses futurs succès de tribune, j’eus un moment la pensée de lui poser l’hypothèse de l’insuccès de sa candidature et de lui demander si, le cas échéant, il n’y aurait pas apparence de revenir à lui. Mais il n’est jamais bien séant de mettre en doute un triomphe électoral, et comme j’étais en présence d’un homme profondément ulcéré, je ne voulus point, par une curiosité qui pouvait être mal prise, m’exposer à jeter de l’huile sur le feu. Je me contentai donc d’exprimer un regret et de dire que je vous ferais connaître le résultat de ma démarche. Inutile d’ajouter, que d’ici à quelques jours, je saurai à quoi m’en tenir sur la portée de cette ambition parlementaire qui s’est, si mal à propos, rencontrée sur notre chemin.

Pour moi, il y a mille raisons de croire que cette candidature est une visée. Dans cette donnée peut-être feriez-vous bien d’écrire à monsieur Dorlange ; car toute son attitude, d’ailleurs parfaitement polie et convenable, m’a paru accuser un souvenir encore bien vivant des torts apparents que vous aurez à vous faire pardonner.

Je sais qu’il en pourra coûter à votre sensibilité pour expliquer l’entourage des circonstances vraiment exceptionnelles dans lesquelles s’est fait votre mariage ; car vous serez par là même entraîné à repasser sur la trace de vos jours de bonheur devenus pour vous aujourd’hui de si poignants souvenirs. Mais après ce que j’ai pu entrevoir des dispositions de votre ancien ami, si vous tenez expressément à ce qu’il vous prête le concours de son talent, ne pas insister vous-même et procéder encore par mandataire, serait continuer une allure qui déjà lui a semblé désobligeante et s’exposer à un nouveau refus.

Après cela, si la démarche à laquelle je vous sollicite se trouvait décidément au-dessus de vos forces, peut-être y aurait-il encore un moyen.

En toute affaire où je l’ai vue s’entremettre, madame de l’Estorade m’a toujours semblé une habile négociatrice ; mais, pour le cas particulier, j’aurais dans son intervention une confiance absolue.

Elle-même a eu à souffrir de la part de madame Marie-Gaston des égoïsmes de passions assez semblables au traitement dont se plaint monsieur Dorlange. Mieux que personne elle serait donc en mesure de lui expliquer les entraînements de cette absorbante vie conjugale, que vous aviez si étroitement repliée sur elle-même, et il me paraîtrait très-difficile que l’exemple de la longanimité et de la clémence dont elle a toujours usé avec celle qu’elle appelait sa chère égarée, ne devînt pas contagieux pour votre ami.

Vous avez, du reste, tout le loisir de penser à l’usage qu’il vous conviendra faire de cette ouverture. Madame de l’Estorade, en ce moment, est encore souffrante d’une grave indisposition, suite d’une terreur maternelle. Il y a huit jours, notre chère petite Naïs faillit être écrasée sous ses yeux, et sans la courageuse intervention d’un inconnu qui se jeta à la tête des chevaux et les arrêta court, Dieu sait l’affreux malheur qui nous atteignait.

De cette cruelle émotion est résultée pour madame de l’Estorade une excitation nerveuse qui nous a si sérieusement inquiétés un moment. Quoiqu’elle soit beaucoup mieux aujourd’hui, ce n’est pas avant quelques jours qu’elle pourra être en état de recevoir monsieur Dorlange, étant admis que sa médiation féminine vous paraît désirable et utile.

Mais encore un coup, cher monsieur, ne vaudrait-il pas mieux couper court à votre idée ? Une dépense énorme ; de fâcheux démêlés avec les Chaulieu, et pour vous, un renouvellement de vos douleurs ; voilà ce que j’y entrevois. Ce qui ne veut pas dire, cependant, qu’en tout et pour tout, je ne continue pas d’être à vos ordres, ainsi que le commandent les sentiments d’estime et d’amitié que je vous ai voués.