Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 17

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Librairie nouvelle (p. 274-284).


CHAPITRE XVII

MARIE-GASTON À LA COMTESSE DE L’ESTORADE


Arcis-sur-Aube, dimanche 12 mai 1839.
Madame,

Hier soir a eu lieu la réunion préparatoire, cérémonie assez ridicule et surtout assez désagréable pour les candidats, mais que, pourtant, il faut accepter.

Au moment de s’engager pour quatre ou cinq ans avec un mandataire, il est naturel que l’on veuille savoir à qui l’on a affaire. Est-ce un homme intelligent ? exprime-t-il réellement l’opinion dont il a l’étiquette ? Sera-t-il gracieux et abordable pour les intérêts qui pourront avoir à se réclamer de lui ? Est-ce un caractère ferme ? saura-t-il défendre ses idées (s’il en a) ? en un mot sera-t-on dignement, sûrement et honnêtement représenté ? Voilà le côté sérieux et respectable de l’institution, qui, n’étant pas écrite dans la loi, pour s’être aussi complètement installée dans les mœurs, devait bien avoir sa raison d’exister.

Mais toute médaille a son revers, et, par un autre côté, on peut vous montrer dans ces assemblées l’électeur tout bouffi de son importance, s’empressant à faire exercice extérieur de la souveraineté qu’il va abdiquer entre les mains de son député, et la lui vendant le plus cher qu’il peut.

À l’impertinence de certaines questions adressées au candidat, ne dirait-on pas un ilote sur lequel chaque électeur a le droit de vie ou de mort ? Pas de recoin de sa vie privée où le malheureux soit sûr de ne pas voir pénétrer une curiosité indiscrète, et, en fait d’interrogations saugrenues, tout est possible, par exemple : pourquoi le candidat préfère-t-il le vin de Champagne au vin de Bordeaux ? À Bordeaux, où le vin est une religion, cette préférence impliquerait une idée de non patriotisme, et elle pourrait gravement compromettre l’élection.

Beaucoup d’électeurs aussi vont là uniquement pour jouir de l’embarras des prétendants. Les tenant, comme ils disent, sur la sellette, ils comptent s’en amuser comme les enfants de leur hanneton, ou comme, autrefois, les vieux juges, et encore, aujourd’hui, les jeunes médecins, d’une torture criminelle, d’une autopsie ou d’une opération.

Plusieurs n’ont pas des goûts si relevés : ils sont venus uniquement pour jouir du tapage, de la confusion de voix, presque toujours certains en pareille rencontre ; il en est qui voient une occasion d’avoir le placement de quelque talent agréable ; ainsi, au moment, malheureusement trop fréquent, où, comme disent les comptes-rendus de la Chambre des députés, le tumulte est à son comble, il n’est pas rare d’entendre imités, à miracle, le chant du coq ou le cri de détresse du chien auquel on a marché sur la patte. L’intelligence, qui seule devrait être appelée à l’électorat, ayant, comme d’Aubigné, le frère de madame de Maintenon, reçu son bâton en argent, faut-il s’étonner que, parmi les électeurs, se rencontrent des gens stupides, et ceux-ci ne sont-ils pas assez nombreux, dans le monde, pour avoir aussi la prétention d’être représentés ?

La réunion a eu lieu dans une salle assez vaste, où un traiteur de l’endroit donne tous les dimanches à danser ; l’orchestre y forme une sorte de tribune réservée dans laquelle put être admis un peu de public, non électeur ; je fus un de ces privilégiés. Quelques dames avaient pris place sur le devant ; madame Marion, tante de l’avocat Giguet, l’un des candidats ; madame et mademoiselle Mollont, femme et fille du greffier du tribunal, quelques autres dont le nom et la qualité m’échappent, mais madame et mademoiselle Beauvisage avaient fait comme Brutus et Cassius, elles brillaient par leur absence.

Avant que la candidature de monsieur Beauvisage se fût produite, celle de monsieur Simon Giguet paraissait avoir les plus grandes chances ; maintenant, avec celle de notre ami Sallenauve, qui, à son tour, a distancé monsieur le maire, l’avocat se trouve reculé de deux échelons. Son père, ancien colonel de l’empire, jouit d’une grande estime dans le pays ; comme expression du regret qu’avaient les électeurs de ne pouvoir lui nommer son fils, ils l’ont, à l’unanimité et par acclamation, porté à la présidence de l’assemblée.

Le premier candidat entendu a été l’avocat Giguet ; son discours a été long, rempli de banalités ; peu de questions lui ont été adressées qui méritent d’être consignées dans le présent procès-verbal. On sentait que le sérieux de la bataille n’était pas là.

Ensuite on appelle monsieur Beauvisage.

Maître Achille Pigoult, le notaire, demande la parole, et dit :

— Monsieur le maire est atteint, depuis hier, d’une indisposition qui…

Des : « Ah ! ah ! » et des rires nombreux interrompent l’orateur.

Le colonel Giguet agite longtemps la sonnette, dont on avait eu soin de le munir, sans pouvoir rétablir le silence. À la première éclaircie, maître Pigoult reprend :

— J’avais donc l’honneur de vous dire, messieurs, qu’atteint d’une indisposition qui, sans présenter de gravité…

Ici, nouvelle interruption, un peu plus bruyante que la première.

Comme tous les militaires, le colonel Giguet n’est d’une nature ni très-endurante, ni très-parlementaire ; il se lève avec vivacité et s’écrie :

— Messieurs, nous ne sommes pas ici au bal Frappart. (C’est le nom du propriétaire de la salle.) Je vous engage donc à vous conduire d’une manière plus décente ; autrement, je quitte le fauteuil.

Il faut croire qu’en masse, les hommes demandent à être menés rudement, car cette leçon est accueillie par de joyeux applaudissements, et le silence paraît assez solidement rétabli.

— J’avais donc le regret de vous dire, reprend encore mettre Achille Pigoult en variant à chaque fois son début, qu’atteint d’une indisposition qui, sans présenter de gravité, le retiendra quelques jours à la chambre…

— Une maladie du larynx, crie une voix.

— Notre vénérable et excellent maire, poursuivit Achille Pigoult sans s’arrêter à l’interruption, n’a pu se rendre au sein de cette réunion. Dans tous les cas, madame Beauvisage, par laquelle j’ai eu l’honneur d’être reçu ce soir même, m’a affirmé et m’a chargé de vous dire que, quant à présent, monsieur Beauvisage renonçait à l’honneur de vos suffrages, priant ceux d’entre vous qui lui avaient montré une sympathie bienveillante de la reporter sur monsieur Simon Giguet.

Cet Achille Pigoult est un malicieux personnage qui n’avait pas, sans intention, fait intervenir madame Beauvisage, dont il constatait ainsi la suprématie conjugale. Mais l’assemblée était trop de son pays pour saisir cette petite noirceur. En province, d’ailleurs, les femmes se mêlent très-couramment de toutes les affaires les plus viriles de leurs maris, et la vieille histoire de cette servante de curé répondant gravement : « Nous ne disons pas de messes à ce prix, » a un sel qui, dans bien des petites villes, ne saurait pas être senti.

Enfin, voici Sallenauve, et je suis d’abord frappé de l’aisance et de la dignité calme qu’il apporte à la tribune. C’est là, madame, pour d’autres épreuves plus sérieuses, un bien rassurant symptôme, car il n’y a pas à se faire d’illusion, la qualité et la valeur des gens devant lesquels on parle ne fait presque rien à l’affaire. Pour l’orateur que la peur talonne, grands seigneurs et portefaix sont même chose. Ce sont toujours des yeux qui vous regardent, des oreilles qui vous écoutent ; on n’a plus devant soi des individus, on a une grande personne morale, l’assemblée, que l’on sent en masse, sans en analyser les éléments.

Après avoir en quelques mots énuméré les liens par lesquels il tient au pays, et avoir glissé une allusion très-adroite et très-digne à sa naissance, qui ne ressemblait pas à celle de tout le monde, Sallenauve a exposé ses idées politiques. La république lui paraîtrait le plus beau des gouvernements, mais il ne la croit pas possible à établir en France ; partant il ne la désire pas. Il pense qu’un gouvernement vraiment parlementaire, où la politique de camarilla serait assez vigoureusement muselée pour qu’on n’eût rien à craindre de ses éternelles échappées et de ses incessantes entreprises, peut largement pourvoir à la dignité et à la prospérité d’une nation. La liberté, l’égalité, ces deux grands principes qui ont triomphé en 89, reçoivent d’un pareil gouvernement toutes les garanties sérieuses. Quant aux escamotages que le pouvoir royal peut vouloir pratiquer contre eux, il n’appartient pas aux institutions de les prévenir. C’est aux hommes, c’est aux mœurs, bien plus qu’aux lois à aviser en pareil cas, et lui, Sallenauve, sera toujours un de ces obstacles vivants. Il se déclare partisan chaleureux de la liberté d’enseignement, croit qu’il y a encore des économies à réaliser dans le budget, et qu’il y a à la Chambre trop de fonctionnaires, et surtout que le château y est trop représenté. Pour garder son indépendance, il est décidé à n’accepter aucun emploi, aucune faveur du gouvernement. Ceux qui l’auront nommé ne doivent pas non plus s’attendre à le voir jamais se charger pour eux d’une démarche qui ne soit pas entièrement ratifiée par la raison et par la justice. On a dit que le mot impossible n’était pas français. Il y a pourtant pour lui une impossibilité qu’il connaît, et devant laquelle il s’honorera toujours de s’arrêter, c’est celle de l’injustice, et celle de l’atteinte même la plus lointaine portée au bon droit. (Bruyants applaudissements.)

Le silence une fois rétabli :

— Monsieur, dit un des électeurs, après avoir obtenu la parole de monsieur le président, vous avez dit que vous n’accepteriez aucun emploi du gouvernement. N’est-ce pas là impliquer un blâme contre les fonctionnaires ? Je m’appelle Godivet, je suis receveur de l’enregistrement, et je ne crois pas cependant pour cela devoir encourir le mépris de mes honorables concitoyens.

Réponse de Sallenauve :

— Je suis heureux, monsieur, d’apprendre que le gouvernement vous a investi de fonctions que vous remplissez, j’en suis sûr, avec une parfaite droiture et avec une parfaite habileté ; mais j’oserai vous demander si d’emblée vous avez été porté à la recette que vous gérez.

— Certainement non, monsieur, j’ai commencé par être trois ans surnuméraire ; ensuite j’ai passé par tous les grades, et je puis affirmer que la faveur a toujours été étrangère à mon modeste avancement.

— Eh bien ! monsieur, que diriez-vous si, avec mon titre de député, en supposant que j’obtienne les suffrages de cet arrondissement, moi qui n’ai point été surnuméraire, moi qui ne suis passé par aucun grade, mais qui aurais seulement rendu au ministère le service de voter pour lui, j’allais être nommé brusquement, comme cela s’est vu, directeur général de votre administration ?

— Je dirais… je dirais, monsieur, que c’est un très-bon choix, puisque le roi vous aurait nommé.

— Non, monsieur, vous ne le diriez pas, ou si vous le disiez tout haut, ce que je ne crois pas possible, vous penseriez tout bas que c’est un choix ridicule et injuste. Où diable, vous demanderiez-vous, en faisant de la sculpture, ce monsieur a-t-il pu étudier la matière si délicate de l’enregistrement ? Et vous auriez raison de ne pas ratifier le caprice royal, car les droits acquis, les vieux et honorables services, la marche régulière de l’avancement, que deviennent-ils à ce système du choix par le bon plaisir ? C’est pour ne pas me rendre complice de l’abus criant que je dénonce, c’est parce que je ne crois ni juste, ni honnête, ni utile qu’on arrive ainsi, en travers, au sommet des fonctions publiques, que moi qui n’y pourrais prétendre d’aucune façon, je prends l’engagement de n’en accepter aucune. Ces fonctions, monsieur, trouvez-vous encore que je les dédaigne, et n’ai-je pas bien plutôt l’air de grandement les honorer ?

Monsieur Godivet se déclara satisfait et n’insista pas.

— Ah çà ! monsieur, s’écria un autre électeur, après avoir sollicité la parole d’une voix un peu avinée, vous dites que vous ne demanderez rien pour vos électeurs ; alors à quoi que vous nous servirez ?

— Je n’ai pas dit, mon ami, que je ne demanderais rien pour mes commettants ; j’ai dit que je ne demanderais rien qui ne fût juste ; mais cela, je puis ajouter que je le demanderai avec énergie et avec persévérance, car c’est ainsi que la justice doit toujours être servie.

— Avec ça, reprend l’électeur, qu’il y a aussi d’autres manières pour la servir, à preuve le procès qui m’ont fait perdre contre Jean Remy, duquel j’étais en difficulté pour un bornage…

Le colonel Giguet, interrompant :

— Voyons, vous n’allez pas, je pense, nous raconter votre procès et nous parler d’une manière inconvenante sur le compte des magistrats.

L’électeur reprenant :

— Les magistrats, mon colonel, je les respecte, duquel j’ai été pendant six semaines membre de la municipalité en 93 et connais la loi ; mais, revenant à mon affaire, je demande à monsieur, qui est là pour me répondre, à moi comme aux autres, son opinion sur les bureaux de tabac.

— Mon opinion sur les bureaux de tabac ! cela me semble assez difficile à formuler ; je pourrai pourtant vous dire que si certains renseignements sont exacts, ils ne me paraissent pas toujours parfaitement bien distribués.

— Eh bien ! vous êtes un homme ! vous, s’écrie l’électeur, et je vous donne ma voix, parce qu’on ne vous en montrera pas, des couleurs. Si, on les donne à faux les bureaux ! Qu’y a la fille à Jean Remy, un mauvais voisin, qu’ça n’a jamais rien été qu’à sa charrue et qu’ça se bat au jour la Journée avec sa femme…

— Mais, mon cher, dit le président en interrompant, vous abusez étrangement de la patience de l’assemblée.

— Non ! non ! laissez parler ! s’écrie-t-on de tous les points de la salle. L’électeur amusait, et Sallenauve a l’air lui-même de faire entendre au colonel qu’il désire savoir où l’homme veut en venir.

L’électeur reprenant :

— Je dirai donc, sous votre respect, mon cher colonel, qu’y a la fille à Jean Remy, que je le poursuivrai jusque dans les enfers, vu que ma borne était à sa place et que les experts ont été fautifs. Eh bien ! que fait cette jeunesse ? Plante là père et mère et S’en va à Paris ; à Paris, que fait-elle ? J’ai pas été y voir ; mais qu’enfin elle se trouve connaissance d’un député, et qu’à l’heure d’aujourd’hui vous a un bureau de tabac dans la rue Mouffetard, une des plus longues rues de Paris, duquel, aujourd’hui pour demain, si je venais à passer l’arme à gauche, faut voir comme ma femme, la veuve d’un homme légal, criblé de rhumatismes, rapport à avoir couché dans les bois pendant la terreur de 1815, on vous y ficherait un bureau de tabac !

— Vous n’êtes pas encore mort, objecte-t-on de toutes parts à ces singuliers états de service ; et le colonel, pour mettre fin à cet incident burlesque, de donner la parole à un petit pâtissier, républicain très-connu. Ce nouvel interpellateur, d’une voix de fausset, pose à Sallenauve cette question insidieuse que, d’ailleurs, à Arcis, on pourrait appeler nationale :

— Que pense monsieur de Danton ?

— Monsieur Dauphin, dit le président, j’aurai l’honneur de vous faire observer que Danton appartient à l’histoire.

— Au Panthéon de l’histoire, monsieur le président, c’est son propre mot.

— Eh bien ! enfin, l’histoire tout court au Panthéon, Danton ne me paraît rien avoir à faire ici.

— Permettez, monsieur le président, répond Sallenauve, quoique la question ne me paraisse pas avoir directement trait à l’objet de cette réunion, dans une ville que le nom prononcé tout à l’heure remplit encore de sa renommée, je ne saurais décliner l’occasion qui m’est faite de donner une preuve d’impartialité et d’indépendance en jugeant cette grande mémoire.

— Oui ! oui ! parlez ! dit l’assemblée d’une voix presque unanime.

— Je suis fermement convaincu, reprend Sallenauve, que si Danton fût né à une époque calme et paisible comme la nôtre, il se fût montré ce que d’ailleurs il a été, bon père, bon mari, ami chaud et fidèle, caractère liant et facile, et que par ses grands talents il n’eût pas manqué de s’élever à une place éminente dans l’État et la société.

— Oui ! oui ! bravo ! très-bien !

— Né, au contraire, à une époque de troubles et au milieu de l’orage de toutes les passions déchaînées, Danton était constitué mieux que personne pour s’allumer à cette atmosphère de feu. Danton a été la torche qui brûle, et sa rouge clarté ne s’est que trop prêtée à des scènes de sang et d’horreur que je ne veux point rappeler. Mais, a-t-on dit, il fallait sauver l’indépendance nationale, consterner les traîtres et les perfides, faire, en un mot, un sacrifice cruel mais nécessaire aux exigences du salut public. Je n’accepte pas, moi, messieurs, ces explications : tuer sans la nécessité vingt fois démontrée de la légitime défense ; tuer des hommes sans armes, des femmes, des prisonniers, c’est là un crime, dans toutes les hypothèses, exécrable ; et ceux qui ont ordonné, ceux qui ont laissé faire, comme ceux qui ont exécuté, sont enveloppés pour moi dans une seule et même réprobation.

Je voudrais, madame, pouvoir vous peindre l’accent et le visage de Sallenauve pendant qu’il prononçait cet anathème. Vous savez comment sa physionomie se transfigure quand une ardente pensée y monte. L’assemblée était muette et morne ; il la blessait évidemment, mais, sous sa main puissante, sa monture n’osait se cabrer.

— Mais, reprend-il alors, à tout crime consommé et irréparable il y a deux issues : le repentir et l’expiation. Son repentir, Danton ne l’a pas parlé, c’était un homme trop fier ; il a mieux fait, il l’a agi, et le premier, au bruit du couperet de la machine à abattre des têtes, qui fonctionnait sans répit ni relâche, au risque de hâter son tour d’y livrer la sienne, il osa parler d’un comité de clémence. C’était un moyen presque infaillible d’appeler sur lui l’expiation, et l’on peut dire, le jour de l’expiation venu, si devant elle il sourcilla ! En passant par la mort, gagnée à son courageux effort pour arrêter l’effusion du sang, on peut dire, messieurs, que la figure comme la mémoire de Danton ont secoué la tache rougeâtre que septembre avait déposée sur elles. Tombé, à trente-cinq ans, de plain-pied dans la postérité, Danton y laissera le souvenir d’une grande intelligence, d’un caractère puissant et fort, de belles qualités privées, de plus d’une action généreuse ; toutes choses qui furent de lui, tandis que ses sanglantes erreurs durent être une contagion de son époque. En un mot, avec les hommes de cette trempe, injuste serait la justice qui se refuserait de se tempérer d’indulgence ; et, du reste, messieurs, mieux que vous, mieux que moi, mieux que tous les orateurs et historiens, une femme a jugé et compris Danton, c’est celle qui, dans un adorable élan de charité, a dit aux impitoyables : « Il est allé à Dieu ! prions pour le repos de son âme. »

Le piège ainsi esquivé, au moyen de l’adroit rappel de la mère Marie-des-Anges, et l’assemblée évidemment satisfaite, on pouvait croire le candidat au bout de son épreuve. Déjà même le colonel se disposait à proposer de passer au vote, quand plusieurs électeurs réclamèrent, en déclarant qu’ils avaient encore deux explications importantes à demander au candidat.

Sallenauve avait dit que toujours il se trouverait sur le chemin des escamotages essayés par le pouvoir royal contre les institutions. On voulait savoir ce qu’il entendait par cette résistance : était-ce une résistance armée, des émeutes, des barricades ?

— Les barricades, répondit Sallenauve, m’ont presque toujours paru des machines qui d’elles-mêmes se retournent pour broyer ceux qui les dressent ; il faut bien croire qu’il est dans la nature des émeutes de servir presque toujours aussi les intérêts des gouvernements, puisque jamais je n’ai vu la police manquer d’être accusée de les avoir faites. Ma résistance, à moi, sera toujours la résistance légale, par les moyens légaux, la presse, la tribune et la patience, cette grande force des opprimés et des vaincus.

Si vous saviez le latin, madame, je vous dirais : In caudâ venenum, c’est-à-dire dans la queue du serpent le venin, remarque de l’antiquité que la science moderne n’a point admise. Monsieur de l’Estorade ne s’était point trompé, on devait fouiller dans la vie privée de Sallenauve, et sans doute sous l’inspiration du vertueux Maxime de Trailles, qui déjà avait fait faire plusieurs allusions par le journaliste exécuteur de ses hautes œuvres, il fut enfin demandé compte à notre ami de cette belle Italienne qu’il cache à Paris, dans sa maison.

Sallenauve ne témoigna pas plus d’embarras qu’il n’en montra devant vous et monsieur de l’Estorade ; il s’enquit seulement de la question de savoir si l’assemblée trouverait bon que son temps fût employé à écouter une histoire romanesque qui aurait l’air d’avoir été faite pour le rez-de-chaussée d’un journal ?

Les assemblées, madame, votre mari a pu vous le dire, sont de grands enfants qui ne craignent pas du tout d’entendre des histoires…

Mais voici Sallenauve qui rentre et m’annonce que le bureau du collège électoral est formé tout à fait dans un Sens à faire présumer le succès de son élection ; je lui passe la plume, lui-même se chargera du récit dont il vous avait fait tort lors de sa dernière visite, et cette lettre sera fermée par lui.