Des couples/5

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(Redirigé depuis Le Fils aux Duramé)
Des couplesErnest Kolb, éditeur (p. 263-278).

LE FILS AUX DURAMÉ



Victor Duramé et sa femme achevaient leur souper, des tranches de pain recouvertes d’une mince couche de beurre où apparaissaient d’énormes grains de sel. Un bout de chandelle fixé sur la table éclairait confusément les poutres basses du plafond, les murailles nues, le sol inégal, le vaisselier boiteux, la cheminée noire et sans ornements.

Au fond de la pièce, dans un berceau d’osier, un enfant dormait, un garçon que, quinze jours auparavant, le ménage avait déclaré sous le nom de Charles.

Ils s’étaient mariés l’an passé ; un mois après, Duramé perdait son père et héritait d’une ferme à Froberville et de quelques lopins de terre situés sur la route d’Yport aux Ifs.

Et ils peinaient tous deux, attelés côte à côte, lui fort, bien bâti, de gestes lents et d’esprit borné ; elle, sèche, taciturne, âpre au gain, infatigable.

Leur première récolte avait mal rendu, une de leurs vaches était morte. Et peu à peu ils se sentaient acculés, étreints, vaincus par la misère ! De tous côtés elle les assaillait, la grande ennemie ! Ne leur fallait-il pas encore engager un valet, maintenant que Césarine, obligée de nourrir, laissait de l’ouvrage en souffrance ?

Cette nécessité immédiate les effrayait surtout. Ils en parlaient ce soir-là, agitaient la question, calculaient avec terreur ce que leur coûterait cette charge imprévue.

Des cris s’élevèrent. Césarine se dirigea vers le berceau, saisit le poupon, se rassit et lui tendit le sein.

Il y eut un long silence que scandait seul le bruit doux de la tétée.

Soudain des pas retentirent dehors, puis la porte s’ouvrit brusquement. Un homme entra, un monsieur qui portait un paquet dans ses bras. Il s’arrêta, inspecta d’un coup d’œil les deux paysans, la salle, le nourrisson, et demanda :

— C’est bien vous les Duramé ?

Victor, vaguement inquiet, hésita. Mais Césarine répondit :

— Oui, m’sieu, c’est nous, les Duramé.

Aussitôt l’inconnu s’approcha d’elle et déposa sur ses genoux un tas de langes.

— Défaites vite, dit-il en souriant, c’est un enfant, un garçon comme le vôtre, ça vous en fera deux, la mère, si vous y consentez.

Elle ne bougeait pas, interdite. Cependant, comme il insistait, elle écarta les langes. Un être apparut, un morceau d’être qui se mit à crier, réveillé par le froid. Alors, d’un geste machinal, elle l’attira contre sa poitrine, à la place inoccupée, et l’enfant s’abreuva goulûment à la source de vie.

L’homme prononça d’une voix triste :

— Vous voyez, il s’habitue déjà. Il oublie sa maman.

Il resta quelques secondes à regarder ce spectacle, les yeux humides. Puis, secouant sa torpeur, il s’expliqua rapidement, à phrases courtes et nettes :

— Soyons brefs, je n’ai que peu de temps. J’ai su que vous étiez pauvres, jeunes, bien portants, travailleurs. C’est pourquoi je m’adresse à vous. Vous avez un enfant, voulez-vous du mien ? Voici les conditions : tous les trimestres, à partir d’aujourd’hui, vous irez à Fécamp toucher trois cents francs chez le notaire, Me Loisel. Vous irez avec le petit, n’est-ce pas, avec le petit. Sinon l’on ne vous donnera rien. Vous l’élèverez comme le vôtre, vous les enverrez à l’école ensemble, plus tard même au collège, si cela vous convient. Dans ce cas, le notaire paiera les frais. Enfin, à sa majorité, une somme de vingt mille francs lui sera remise pour s’établir. Est-ce conclu ?

Ils écoutaient, le visage stupide, ne comprenant pas. Tous ces chiffres bourdonnaient à leurs oreilles.

Il dut recommencer. Puis il ajouta :

— Désormais vous n’entendrez plus parler de moi. Vous raconterez l’aventure à votre façon. Je vous conseille cependant de dire la vérité. Cela m’est indifférent, j’ai pris mes précautions. Allons, soyez francs, oui ou non ?

Ils ne répondirent pas. Une sorte de défiance envahissait leur esprit soupçonneux de paysans. Ils ne croyaient pas à cette fortune inespérée qu’on leur offrait.

Victor balbutia :

— Oui, certes, j’voulons ben, mais… qu’è qui m’prouve que j’trou’vrons d’l’argent chez l’notaire. J’crè qu’un bout d’papier, un bout d’écriture, quoi ! f’rait pas mal.

L’homme, impatienté, s’écria :

— Pourquoi faire ? Si l’on ne vous paye pas, vous abandonnerez le petit. Du reste, voici un trimestre d’avance.

Il étala quinze louis sur la table. La vue des pièces d’or convainquit les époux. Duramé, subitement expansif, déclara :

— Conclu, m’sieu, conclu, j’en aurons ben soin, C’sarine aussi, allez, c’est eune rude femme.

L’étranger se pencha vers son fils, l’embrassa une dernière fois, puis en se relevant :

— Vous l’appellerez Marcel, n’est-ce pas ? Marcel… dit-il.

Et, sans un mot de plus, il partit.


Le premier trimestre évolu, ils confièrent leur Charlot à une voisine. Césarine se chargea de Marcel et ils se rendirent à Fécamp, anxieux sur le résultat de l’entrevue.

L’accueil de Me Loisel les rassura. Il se fit montrer l’enfant, s’enquit de sa santé, de son frère de lait, et finalement tira de son bureau trois billets de cent francs.

Victor signa un reçu et les empocha.

Dès lors, ils connurent l’aisance. Ils embauchèrent un valet. Leurs terres mieux cultivées rapportèrent davantage. Les pièces de cent sous affluèrent.

Les deux poupons prospéraient, devenaient gros, forts, joufflus. Césarine les soignait également, plus attentive encore auprès de Marcel qui représentait, lui, le bien-être de la famille, tout un avenir tranquille et sans soucis.

L’histoire s’était vite répandue aux environs. Ils l’avaient colportée de droite et de gauche, en cachant cependant le montant de la rente. Et ils prenaient, quand on les questionnait à ce sujet, des airs mystérieux, se refusant à préciser la somme.

Ces cachotteries excitèrent l’imagination des commères et l’on avança des chiffres fantastiques, on parla d’une véritable fortune.

Or, un jour Victor gaulait des pommes, lorsque, tout à coup, il entendit des appels désespérés qui sortaient de la chaumière.

Il accourut. Césarine affolée se débattait sous le buffet, le vieux buffet branlant qui s’était abattu sur elle. Il dégagea sa femme et redressa le meuble.

Alors, parmi les assiettes brisées, il aperçut quelque chose d’informe, d’étrange. Il se courba. C’était le petit Marcel, frappé à la tête, mort. Son sang coulait.

Duramé recula, muet d’épouvante, les yeux hagards. La table, que ses mains rencontrèrent, l’empêcha de tomber. Ses lèvres, agitées d’un tremblement nerveux, bégayèrent : « L’argent… l’argent… »

Mais il entendit Césarine qui geignait dans un coin, blessée elle aussi. Une rage le prit et il se rua sur elle :

— Salope, va, canaille, c’est d’ ta faute à té, prop’ à rien, qu’èq’ tu foutais donc ?

Il la battit à grands coups de poing, puis il s’assit à côté d’elle et ils se turent. Un quart d’heure s’écoula. Ils pensaient à peine, le cerveau détraqué par la douleur. De temps à autre seulement l’un d’eux murmurait : « Mort… mort… » et ce mot signifiait tout pour eux, la rente supprimée, leurs économies perdues, les dettes prochaines, la gêne, la misère.

À leurs pieds gisait le cadavre. Ils ne songeaient même pas à le laver, à l’habiller, à le coucher.

Enfin Césarine prononça :

— J’ vas m’ n’ aller q’ ri la mè Levachu, alle veille les défunts.

Elle se dirigea vers la porte. En trois enjambées Victor fut près d’elle. Il lui empoigna le bras.

— Espère, espère un brin, j’ cré que j’ tiens eune idée, eune fameuse.

Il réfléchit, puis s’expliqua.

Elle se révolta d’abord. Mais l’idée la tenait à son tour.

Ils se rassirent et causèrent à voix basse, longtemps.

Quand le valet de ferme revint, il trouva Césarine à genoux devant le berceau et Duramé pleurant, la tête entre ses mains.

Il demanda : — Qu’é qu’y a ?

Victor gémit :

— C’est not’ fils qu’est tué, not’ pauv’fils, not’ fieu à nous, not’ p’ tit Charlot. C’est-i pas d’la malchance, c’ cochon d’buffet qui tomb’ ed’sus lui, comme si qu’ i pouvait pas tomber ed’sus l’aut, d’sus l’étranger.

Le lendemain, Victor se rendit à la mairie et déclara le décès de son fils, Pierre-Césaire-Charles Duramé, âgé de dix mois.


Ils continuèrent leurs voyages à Fécamp. À la première visite, Césarine pinça l’enfant qui se mit à crier. Le notaire, abasourdi, les expédia rapidement.

En outre, pendant plusieurs mois, dès qu’un voisin entrait chez eux, ils portaient Marcel — ils appelaient ainsi leur fils maintenant — dans une autre chambre dont ils fermaient la porte à clef.

Personne ne se douta de la substitution.

Ils vécurent heureux, riches, jalousés. Ils arrondirent leurs terres, triplèrent le nombre de leurs bestiaux. En peu d’années, Victor devint le plus gros fermier de Froberville.

Dès que Marcel fut en âge, on le conduisit à l’école. Ses camarades, qui savaient vaguement le mystère de sa naissance, le traitèrent avec une nuance de considération, comme s’il eût été d’une race différente de la leur.

Et lui-même, en grandissant, affecta vis-à-vis d’eux des airs de supériorité qui leur en imposaient.

Les Duramé d’ailleurs développaient sa vanité par les égards excessifs dont ils entouraient leur fils. Ils tremblaient qu’il n’eût le même sort que le vrai Marcel, le Marcel qu’on leur avait confié. Ils l’aimaient certes de toute leur affection de père et de mère, mais plus encore ils l’aimaient de toute leur cupidité. Il était la source de leur fortune et cette fortune, il fallait la garder, en surveillant la vie de l’enfant.

Aussi ils le choyaient, le dorlotaient, s’inquiétaient à tout moment de sa santé.

— T’foules pas trop, mon gars, disaient-ils, t’auras d’quoi.

Ils l’empêchaient de rendre ces menus services que les petits paysans rendent chez eux. Et une fierté les prenait à contempler ce grand garçon qui bâillait d’un air ennuyé :

— I’nous rapporte plus en n’fichant rien, l’feignant, s’exclamait Victor, qu’tous ces morveux qui triment ed’leur deux mains.

Lorsqu’il eut onze ans, les Duramé consultèrent M. Loisel. Le notaire fut d’avis de l’envoyer au collège. Il ajouta :

— C’était le vœu de son père : « Si mon fils montre des dispositions, poussez-le vers une carrière libérale, » m’a-t-il dit.

Victor insinua :

— Ous qu’il est son pè ?

Le notaire répondit sèchement :

— Inutile d’en parler, son fils ne le connaîtra jamais.

On choisit le lycée du Havre. Des années passèrent. Excité par l’amour-propre, souvent blessé par ses camarades qui se moquaient de ses expressions de campagnard, Marcel travailla, fit des progrès sérieux et continus. D’une intelligence lourde, mais tenace, il remportait plusieurs accessits chaque année.

Ces succès accrurent l’ambition des Duramé. Les deux mots de Me Loisel « carrière libérale » les avaient éblouis. Ils choisirent le barreau.

— Hein, se répétaient-ils, not’fieu avocat, not’ fieu plaidant pour nous si j’avons un procès !

Marcel obtint son diplôme de bachelier, puis revint à Froberville en attendant l’époque de son volontariat.

C’était un gaillard solide, fat, aux allures communes, au visage rougeaud, à l’accent traînant.

Les Duramé le regardaient avec extase. Ils admiraient ses moindres gestes, ses moindres paroles.

Quant à lui, il leur témoignait une bienveillance un peu dédaigneuse. Il les considérait comme de braves gens, de bons villageois, qui l’avaient élevé, qu’il appelait encore papa et maman par habitude, mais auprès desquels il ne voulait pas croupir longtemps.

Et il songeait à celui qu’il nommait à voix basse son vrai père, à cette famille qu’il devait avoir quelque part, et dont il croyait, dans son orgueil, sentir en lui les instincts nobles, le raffinement de race.


Vers le milieu de son séjour, alors qu’il fumait à la fenêtre et que Victor et sa femme buvaient leur café, il aperçut une voiture qui s’arrêtait devant la barrière de la ferme. Un homme en descendit, poussa la porte et traversa le verger. Les Duramé, avertis, se levèrent. Au même moment, l’individu apparut sur le seuil de la pièce.

— Eh bien, fit-il gaîment, l’on ne me reconnaît pas ici ?

Il n’attendit pas la réponse. Il venait de remarquer le jeune homme et, s’adressant à lui, il demanda avec une sorte d’émotion :

— C’est vous, Marcel ?

Celui-ci, surpris, répliqua :

— Oui, c’est moi, monsieur… monsieur ?

L’étranger ajouta :

— M. de Berville, votre…

Des cris l’interrompirent. C’était Victor qui jurait :

— Nom de Dieu, c’est l’pè, pour sûr, c’est l’pè.

Et il se mit à trembler, tandis que ses yeux s’ouvraient démesurément, comme agrandis par une vision horrible.

Césarine murmura :

— Oui, c’est l’pè, pour sûr, c’est lui.

Puis l’apostrophant violemment :

— Qu’èq’vous nous voulez ? V’s aviez dit comme ça : « On n’me r’verra pas. » Pourquoi qu’vous revenez ?

Il répondit simplement :

— Je viens chercher mon fils Marcel. N’est-ce pas, Marcel, vous ne refusez pas de me suivre ?

Mais une timidité invincible paralysait le jeune homme. Il avait rêvé une scène plus dramatique une reconnaissance comme elles ont lieu au théâtre. Et tout à coup il se jeta dans les bras de M. de Berville :

— Mon père, mon père, je vous retrouve.

M. de Berville se dégagea doucement et dit avec un sourire :

— Bien, bien, je vois que nous nous entendrons. Apprêtez-vous, je vous emmène.

Césarine bondit entre eux et proféra :

— V’s’en aller ? L’emmener comme ça, not’ Marcel, not’ fils ?

Il répartit, l’air heureux, tout en contemplant ce grand garçon qui vivrait enfin près de lui et dont il ferait un homme.

— Votre fils ! dites plutôt le mien.

Elle s’écria, hors d’elle :

— Vot’ fils, c’ti-là ! Non, j’vas tout raconter, mè, tant pis, j’veux pas qu’i parte.

Victor l’arrêta d’un regard et déclara d’un ton doucereux :

— J’dis pas non, j’dis pas non, mais qu’è qui nous prouve qu’ v’s êtes el pè ?

M. de Berville attribua cette mauvaise volonté au chagrin qu’ils éprouvaient à se séparer de Marcel et, complaisamment, il sortit de sa poche une liasse de papiers.

— Tenez, mon brave, voici les reçus de vos trimestres.

Victor baissa la tête.

— Allons, vite, reprit l’étranger, vite Marcel, il faut se décider, laisse tous tes vêtements, mets ton chapeau et ton pardessus, c’est suffisant.

Le jeune homme obéit. Il y eut un court silence. Puis M. de Berville prononça d’une voix affectueuse :

— Ainsi votre enfant, votre pauvre Charles est mort ?

Victor répliqua sourdement :

— Oui, il est mort, not’ éfant.

Une fois prêt, Marcel tendit son front à son père : « Adieu, papa Duramé, » ensuite il embrassa sa mère : « Au revoir, mère Duramé, je vous écrirai bientôt. »

Puis il saisit le bras de M. de Berville, et ils s’en allèrent.

Les deux paysans ne bougèrent pas, anéantis, le cœur brisé. Césarine sanglotait. Victor, farouche, écoutait le roulement lointain de la voiture.

Soudain, il avisa sur la table une enveloppe.

Il l’ouvrit. Elle contenait cinq billets de mille francs. Son regard brilla. Il articula :

— Dis donc, femme, y a d’l’argent.

Césarine ne répondit pas.

Alors, à son tour, il sentit des larmes qui lui emplissaient les yeux. Il laissa tomber l’enveloppe.

Et tous deux, dans la maison déserte, vide pour toujours, ils pleurèrent…