Poésies de Schiller/Le Génie
LE GÉNIE.
« Croirai-je, me dis-tu, aux enseignements des maîtres de la sagesse, aux paroles qu’une foule de disciples proclament comme des dogmes certains ? La science seule peut-elle me conduire à une paix assurée ? Le bonheur et la justice reposent-ils sur un échafaudage de systèmes ? Dois-je me défier de ce mouvement intérieur, de cette loi que tu as toi-même, ô nature, gravée dans mon sein, avant que l’école imprimât son cachet sur une sentence éternelle et que mon esprit ardent fût enchaîné par de rigoureuses formules ? Dis-moi, toi qui es descendu dans ses profondeurs, ce que l’on rapporte de la poussière des tombeaux ; dis-moi ce qu’il y a de caché dans l’obscurité des morts, et si les vivants doivent chercher parmi des momies leur consolation. Dois-je m’aventurer dans ces routes ténébreuses ? Elles m’effrayent, je l’avoue ; mais je les suivrai cependant si elles doivent me conduire à la vérité.
— Mon ami, tu connais cet âge d’or dont les poètes nous ont fait de naïfs et touchants récits ; tu connais ce temps où la vertu habitait la terre, où le sentiment se conservait encore dans sa virginale pudeur, où la loi qui gouverne le cours des astres et anime le germe caché dans l’œuf, où l’arrêt continu de la destinée qui agite la poitrine de l’homme libre, où les sens fidèles ramenaient l’homme à la vérité, et, de même que l’aiguille nous indique l’heure, lui indiquaient l’Éternel. Alors, il n’y avait point de profanes et point d’initiés. On n’allait pas chercher parmi les morts ce qu’on éprouvait dans la vie même. Chacun comprenait également les règles éternelles et chacun ignorait également la source d’où elles découlaient. Ce temps de félicité n’est plus. Un présomptueux orgueil a troublé le calme divin de la nature. Le sentiment dégradé n’est plus l’oracle des Dieux, et leur parole se tait dans les cœurs avilis. L’esprit seul l’entend encore lorsqu’il s’interroge dans le calme, et des paroles mystiques en voilent le sens sacré. Le sage invoque cet oracle dans la pureté de son âme, et la nature le ramène à la vérité. Heureux homme ! n’as-tu jamais perdu ton ange gardien ? n’as-tu point méconnu les salutaires avertissements de ta conscience ? La vérité se reflète-t-elle encore sans nuages dans tes yeux ? Sa voix résonne-t-elle dans ton sein candide ? L’agitation du doute n’est-elle pas entrée dans ton esprit ? penses-tu pouvoir l’éloigner à jamais de toi ? Penses-tu que tes sentiments en discorde n’auront pas besoin d’un juge, que la perversité du cœur ne troublera jamais ton intelligence ? S’il en est ainsi, abandonne-toi à ta précieuse innocence, la science n’a rien à t’enseigner, c’est à toi au contraire à devenir son maître. Elle n’est pas faite pour toi cette loi qui conduit l’être chancelant avec une verge d’airain. Agis comme il te plaît, voilà ta loi. Les races futures admireront l’œuvre sainte façonnée par tes mains et les saintes paroles prononcées par ta bouche. Toi seul, tu ne remarques pas le Dieu qui réside en ton sein, et la puissance du sceau qui t’assujettit les esprits ; tu continues, calme et modeste, ta route à travers le monde que tu as subjugué. »