Le Jeu de l’amour et du hasard/Acte III

La bibliothèque libre.
Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 409-436).
◄  Acte II


ACTE III


Scène première

DORANTE, ARLEQUIN.
Arlequin.

Hélas ! monsieur, mon très honoré maître, je vous en conjure…

Dorante.

Encore !

Arlequin.

Ayez compassion de ma bonne aventure ; ne portez point guignon à mon bonheur qui va son train si rondement ; ne lui fermez point le passage.

Dorante.

Allons donc, misérable ; je crois que tu te moques de moi ; tu mériterais cent coups de bâton…

Arlequin.

Je ne les refuse point, si je les mérite ; mais quand je les aurais reçus, permettez-moi d’en mériter d’autres. Voulez-vous que j’aille chercher le bâton ?

Dorante.

Maraud !

Arlequin.

Maraud soit ; mais cela n’est point contraire à faire fortune.

Dorante.

Ce coquin ! quelle idée lui prend !

Arlequin.

Coquin est encore bon ; il me convient aussi ; un maraud n’est point déshonoré d’être appelé coquin ; mais un coquin peut faire un bon mariage.

Dorante.

Comment, insolent ! tu veux que je laisse un honnête homme dans l’erreur, et que je souffre que tu épouses sa fille sous mon nom ? Écoute ; si tu me parles encore de cette impertinence-là, dès que j’aurai averti M. Orgon de ce que tu es, je te chasse ; entends-tu ?

Arlequin.

Accommodons-nous ; cette demoiselle m’adore, elle m’idolâtre. Si je lui dis mon état de valet, et que, nonobstant, son tendre cœur soit toujours friand de la noce avec moi, ne laisserez-vous pas jouer les violons ?

Dorante.

Dès qu’on te connaîtra, je ne m’en embarrasse plus.

Arlequin.

Bon ; je vais de ce pas prévenir cette généreuse personne sur mon habit de caractère. J’espère que ce ne sera pas un galon de couleur qui nous brouillera ensemble, et que son amour me fera passer à la table en dépit du sort qui ne m’a mis qu’au buffet.



Scène II

DORANTE, seul, et ensuite MARIO.
Dorante.

Tout ce qui se passe ici, tout ce qui m’y est arrivé à moi-même, est incroyable… Je voudrais pourtant bien voir Lisette, et savoir le succès de ce qu’elle m’a promis de faire auprès de sa maîtresse pour me tirer d’embarras. Allons voir si je pourrai la trouver seule.

Mario.

Arrêtez, Bourguignon ; j’ai un mot à vous dire.

Dorante.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

Mario.

Vous en contez à Lisette ?

Dorante.

Elle est si aimable, qu’on aurait de la peine à ne lui pas parler d’amour.

Mario.

Comment reçoit-elle ce que vous lui dites ?

Dorante.

Monsieur, elle en badine.

Mario.

Tu as de l’esprit ; ne fais-tu pas l’hypocrite ?

Dorante.

Non ; mais qu’est-ce que cela vous fait ? Supposé que Lisette eût du goût pour moi…

Mario.

Du goût pour lui ! où prenez-vous vos termes ? Vous avez le langage bien précieux pour un garçon de votre espèce.

Dorante.

Monsieur, je ne saurais parler autrement.

Mario.

C’est apparemment avec ces petites délicatesses-là que vous attaquez Lisette ? Cela imite l’homme de condition.

Dorante.

Je vous assure, monsieur, que je n’imite personne ; mais, sans doute, vous ne venez pas exprès pour me traiter de ridicule et vous aviez autre chose à me dire ? Nous parlions de Lisette, de mon inclination pour elle et de l’intérêt que vous y prenez.

Mario.

Comment, morbleu ! il y a déjà un ton de jalousie dans ce que tu me réponds ! Modère-toi un peu. Eh bien ! tu me disais qu’en supposant que Lisette eût du goût pour toi… après ?

Dorante.

Pourquoi faudrait-il que vous le sussiez, monsieur ?

Mario.

Ah ! le voici : c’est que, malgré le ton badin que j’ai pris tantôt, je serais très fâché qu’elle t’aimât ; c’est que, sans autre raisonnement, je te défends de t’adresser davantage à elle ; non pas dans le fond que je craigne qu’elle t’aime, elle me paraît avoir le cœur trop haut pour cela ; mais c’est qu’il me déplaît à moi d’avoir Bourguignon pour rival.

Dorante.

Ma foi, je vous crois ; car Bourguignon, tout Bourguignon qu’il est, n’est pas même content que vous soyez le sien.

Mario.

Il prendra patience.

Dorante.

Il faudra bien ; mais, monsieur, vous l’aimez donc beaucoup ?

Mario.

Assez pour m’attacher sérieusement à elle dès que j’aurai pris de certaines mesures. Comprends-tu ce que cela signifie ?

Dorante.

Oui, je crois que je suis au fait ; et sur ce pied-là vous êtes aimé, sans doute ?

Mario.

Qu’en penses-tu ? Est-ce que je ne vaux pas la peine de l’être ?

Dorante.

Vous ne vous attendez pas à être loué par vos propres rivaux, peut-être ?

Mario.

La réponse est de bon sens, je te la pardonne ; mais je suis bien mortifié de ne pouvoir pas dire qu’on m’aime, et je ne le dis pas pour t’en rendre compte, comme tu le crois bien ; mais c’est qu’il faut dire la vérité.

Dorante.

Vous m’étonnez, monsieur ; Lisette ne sait donc pas vos desseins ?

Mario.

Lisette sait tout le bien que je lui veux et n’y paraît pas sensible ; mais j’espère que la raison me gagnera son cœur. Adieu, retire-toi sans bruit. Son indifférence pour moi, malgré tout ce que je lui offre, doit te consoler du sacrifice que tu me feras… Ta livrée n’est pas propre à faire pencher la balance en ta faveur, et tu n’es pas fait pour lutter contre moi.



Scène III

SILVIA, DORANTE, MARIO.
Mario.

Ah ! te voilà, Lisette ?

Silvia.

Qu’avez-vous, monsieur ? vous me paraissez ému ?

Mario.

Ce n’est rien ; je disais un mot à Bourguignon.

Silvia.

Il est triste ; est-ce que vous le querelliez ?

Dorante.

Monsieur m’apprend qu’il vous aime, Lisette.

Silvia.

Ce n’est pas ma faute.

Dorante.

Et me défend de vous aimer.

Silvia.

Il me défend donc de vous paraître aimable ?

Mario.

Je ne saurais empêcher qu’il ne t’aime, belle Lisette ; mais je ne veux pas qu’il te le dise.

Silvia.

Il ne me le dit plus ; il ne fait que me le répéter.

Mario.

Du moins ne te le répétera-t-il pas quand je serai présent. Retirez-vous, Bourguignon.

Dorante.

J’attends qu’elle me l’ordonne.

Mario.

Encore !

Silvia.

Il dit qu’il attend ; ayez donc patience.

Dorante.

Avez-vous de l’inclination pour monsieur ?

Silvia.

Quoi ! de l’amour ? oh ! je crois qu’il ne sera pas nécessaire qu’on me le défende.

Dorante.

Ne me trompez-vous pas ?

Mario.

En vérité, je joue ici un joli personnage ! Qu’il sorte donc. À qui est-ce que je parle ?

Dorante.

À Bourguignon, voilà tout.

Mario.

Eh bien, qu’il s’en aille !

Dorante, à part.

Je souffre.

Silvia.

Cédez puisqu’il se fâche.

Dorante, bas à Silvia.

Vous ne demandez peut-être pas mieux ?

Mario.

Allons, finissons.

Dorante.

Vous ne m’aviez pas dit cet amour-là, Lisette.



Scène IV

MONSIEUR ORGON, MARIO, SILVIA.
Silvia.

Si je n’aimais pas cet homme-là, avouons que je serais bien ingrate.

Mario, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

Monsieur Orgon.

De quoi riez-vous, Mario ?

Mario.

De la colère de Dorante qui sort, et que j’ai obligé de quitter Lisette.

Silvia.

Mais que vous a-t-il dit dans le petit entretien que vous avez eu tête-à-tête avec lui ?

Mario.

Je n’ai jamais vu d’homme ni plus intrigué, ni de plus mauvaise humeur.

Monsieur Orgon.

Je ne suis pas fâché qu’il soit la dupe de son propre stratagème ; d’ailleurs à le bien prendre, il n’y a rien de si flatteur ni de plus obligeant pour lui que tout ce que tu as fait jusqu’ici, ma fille ; mais en voilà assez.

Mario.

Mais où en est-il précisément, ma sœur ?

Silvia.

Hélas ! mon frère, je vous avoue que j’ai lieu d’être contente.

Mario.

Hélas ! mon frère, dit-elle. Sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu’elle dit ?

Monsieur Orgon.

Quoi ! ma fille, tu espères qu’il ira jusqu’à t’offrir sa main dans le déguisement où te voilà ?

Silvia.

Oui, mon cher père, je l’espère.

Mario.

Friponne que tu es ! avec ton cher père, tu ne nous grondes plus à présent, tu nous dis des douceurs.

Silvia.

Vous ne me passez rien.

Mario.

Ah ! ah ! je prends ma revanche ; tu m’as tantôt chicané sur mes expressions ; il faut bien à mon tour que je badine un peu sur les tiennes ; ta joie est bien aussi divertissante que l’était ton inquiétude.

Monsieur Orgon.

Vous n’aurez point à vous plaindre de moi, ma fille ; j’acquiesce à tout ce qui vous plaît.

Silvia.

Ah ! monsieur, si vous saviez combien je vous aurai d’obligation ! Dorante et moi, nous sommes destinés l’un à l’autre. Il doit m’épouser ; si vous saviez combien je lui tiendrai compte de ce qu’il fait aujourd’hui pour moi, combien mon cœur gardera le souvenir de l’excès de tendresse qu’il me montre ! si vous saviez combien tout ceci va rendre notre union aimable ! Il ne pourra jamais se rappeler notre histoire sans m’aimer ; je n’y songerai jamais, que je ne l’aime. Vous avez fondé notre bonheur pour la vie, en me laissant faire ; c’est un mariage unique ; c’est une aventure dont le seul récit est attendrissant ; c’est le coup de hasard le plus singulier, le plus heureux, le plus…

Mario.

Ah ! ah ! ah ! que ton cœur a de caquet, ma sœur ! quelle éloquence !

Monsieur Orgon.

Il faut convenir que le régal que tu te donnes est charmant, surtout si tu achèves.

Silvia.

Cela vaut fait, Dorante est vaincu, j’attends mon captif.

Mario.

Ses fers seront plus dorés qu’il ne pense ; mais je lui crois l’âme en peine, et j’ai pitié de ce qu’il souffre.

Silvia.

Ce qui lui en coûte à se déterminer ne me le rend que plus estimable. Il pense qu’il chagrinera son père en m’épousant ; il croit trahir sa fortune et sa naissance. Voilà de grands sujets de réflexions ; je serai charmée de triompher. Mais il faut que j’arrache ma victoire, et non pas qu’il me la donne ; je veux un combat entre l’amour et la raison.

Mario.

Et que la raison y périsse.

Monsieur Orgon.

C’est-à-dire que tu veux qu’il sente toute l’étendue de l’impertinence qu’il croira faire. Quelle insatiable vanité d’amour-propre !

Mario.

Cela, c’est l’amour-propre d’une femme ; et il est tout des plus unis.



Scène V

MONSIEUR ORGON, SILVIA, MARIO, LISETTE.
Monsieur Orgon.

Paix, voici Lisette ; voyons ce qu’elle nous veut.

Lisette.

Monsieur, vous m’avez dit tantôt que vous m’abandonniez Dorante, que vous livriez sa tête à ma discrétion ; je vous ai pris au mot ; j’ai travaillé comme pour moi, et vous verrez de l’ouvrage bien fait ; allez, c’est une tête bien conditionnée. Que voulez-vous que j’en fasse à présent ? Madame me le cède-t-elle ?

Monsieur Orgon.

Ma fille, encore une fois n’y prétendez-vous rien ?

Silvia.

Non, je te le donne, Lisette ; je te remets tous mes droits, et pour dire comme toi, je ne prendrai jamais de part à un cœur que je n’aurai pas conditionné moi-même.

Lisette.

Quoi ! vous voulez bien que je l’épouse ? Monsieur le veut bien aussi ?

Monsieur Orgon.

Oui ; qu’il s’accommode ! pourquoi t’aime-t-il ?

Mario.

J’y consens aussi, moi.

Lisette.

Moi aussi, et je vous en remercie tous.

Monsieur Orgon.

Attends, j’y mets pourtant une petite restriction ; c’est qu’il faudrait, pour nous disculper de ce qui arrivera, que tu lui dises un peu qui tu es.

Lisette.

Mais si je le lui dis un peu, il le saura tout à fait.

Monsieur Orgon.

Eh bien, cette tête en si bon état ne soutiendra-t-elle pas cette secousse-là ? Je ne le crois pas de caractère à s’effaroucher là-dessus.

Lisette.

Le voici qui me cherche ; ayez donc la bonté de me laisser le champ libre ; il s’agit ici de mon chef-d’œuvre.

Monsieur Orgon.

Cela est juste ; retirons-nous.

Silvia.

De tout mon cœur.

Mario.

Allons.



Scène VI

LISETTE, ARLEQUIN.
Arlequin.

Enfin, ma reine, je vous vois et je ne vous quitte plus ; car j’ai trop pitié d’avoir manqué de votre présence, et j’ai cru que vous esquiviez la mienne.

Lisette.

Il faut vous avouer, monsieur, qu’il en était quelque chose.

Arlequin.

Comment donc, ma chère âme, élixir de mon cœur, avez-vous entrepris la fin de ma vie ?

Lisette.

Non, mon cher ; la durée m’en est trop précieuse.

Arlequin.

Ah ! que ces paroles me fortifient !

Lisette.

Et vous ne devez point douter de ma tendresse.

Arlequin.

Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec la mienne.

Lisette.

Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon père ne m’avait pas encore permis de vous répondre ; je viens de lui parler, et j’ai son aveu pour vous dire que vous pouvez lui demander ma main quand vous voudrez.

Arlequin.

Avant que je la demande à lui, souffrez que je la demande à vous ; je veux lui rendre mes grâces de la charité qu’elle aura de vouloir bien entrer dans la mienne qui en est véritablement indigne.

Lisette.

Je ne refuse pas de vous la prêter un moment, à condition que vous la prendrez pour toujours.

Arlequin.

Chère petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander. Je ne suis pas en peine de l’honneur que vous me ferez ; il n’y a que celui que je vous rendrai qui m’inquiète

Lisette.

Vous m’en rendrez plus qu’il ne m’en faut.

Arlequin.

Ah ! que nenni ; vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.

Lisette.

Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.

Arlequin.

Le présent qu’il vous a fait ne le ruinera pas ; il est bien mesquin.

Lisette.

Je ne le trouve que trop magnifique.

Arlequin.

C’est que vous ne le voyez pas au grand jour.

Lisette.

Vous ne sauriez croire combien votre modestie m’embarrasse.

Arlequin.

Ne faites point dépense d’embarras ; je serais bien effronté, si je n’étais modeste.

Lisette.

Enfin, monsieur, faut-il vous dire que c’est moi que votre tendresse honore ?

Arlequin.

Aïe ! aïe ! je ne sais plus où me mettre.

Lisette.

Encore une fois, monsieur, je me connais.

Arlequin.

Eh ! je me connais bien aussi, et je n’ai pas là une fameuse connaissance ; ni vous non plus, quand vous l’aurez faite ; mais, c’est là le diable que de me connaître ; vous ne vous attendez pas au fond du sac.

Lisette, à part.

Tant d’abaissement n’est pas naturel ! (Haut.) D’où vient me dites-vous cela ?

Arlequin.

Eh ! voilà où gît le lièvre.

Lisette.

Mais encore ? vous m’inquiétez. Est-ce que vous n’êtes pas ?…

Arlequin.

Aïe ! aïe ! vous m’ôtez ma couverture.

Lisette.

Sachons de quoi il s’agit.

Arlequin, à part.

Préparons un peu cette affaire-là… (Haut.) Madame, votre amour est-il d’une constitution bien robuste ? Soutiendra-t-il bien la fatigue que je vais lui donner ? Un mauvais gîte lui fait-il peur ? Je vais le loger petitement.

Lisette.

Ah ! tirez-moi d’inquiétude. En un mot, qui êtes-vous ?

Arlequin.

Je suis… N’avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? savez-vous ce que c’est qu’un louis d’or faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela.

Lisette.

Achevez donc. Quel est votre nom ?

Arlequin.

Mon nom ? (À part.) Lui dirai-je que je m’appelle Arlequin ? Non ; cela rime trop avec coquin.

Lisette.

Eh bien !

Arlequin.

Ah dame ! il y a un peu à tirer ici ! Haïssez-vous la qualité de soldat ?

Lisette.

Qu’appelez-vous un soldat ?

Arlequin.

Oui, par exemple, un soldat d’antichambre.

Lisette.

Un soldat d’antichambre ! Ce n’est donc point Dorante à qui je parle enfin ?

Arlequin.

C’est lui qui est mon capitaine.

Lisette.

Faquin !

Arlequin, à part.

Je n’ai pu éviter la rime.

Lisette.

Mais voyez ce magot ; tenez !

Arlequin, à part.

La jolie culbute que je fais là !

Lisette.

Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m’épuise en humilités pour cet animal-là.

Arlequin.

Hélas ! madame, si vous préfériez l’amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu’un monsieur.

Lisette, riant.

Ah ! ah ! ah ! je ne saurais pourtant m’empêcher d’en rire, avec sa gloire ! et il n’y a plus que ce parti-là à prendre… Va, va, ma gloire te pardonne ; elle est de bonne composition.

Arlequin.

Tout de bon, charitable dame ! Ah ! que mon amour vous promet de reconnaissance !

Lisette.

Touche là, Arlequin ; je suis prise pour dupe. Le soldat d’antichambre de monsieur vaut bien la coiffeuse de madame.

Arlequin.

La coiffeuse de madame !

Lisette.

C’est mon capitaine, ou l’équivalent.

Arlequin.

Masque !

Lisette.

Prends ta revanche.

Arlequin.

Mais voyez cette magotte, avec qui, depuis une heure, j’entre en confusion de ma misère !

Lisette.

Venons au fait. M’aimes-tu ?

Arlequin.

Pardi ! oui. En changeant de nom tu n’as pas changé de visage, et tu sais bien que nous nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d’orthographe.

Lisette.

Va, le mal n’est pas grand, consolons-nous ; ne faisons semblant de rien, et n’apprêtons point à rire. Il y a apparence que ton maître est encore dans l’erreur à l’égard de ma maîtresse ; ne l’avertis de rien ; laissons les choses comme elles sont. Je crois que le voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.

Arlequin.

Et moi votre valet, madame. (Riant.) Ah ! ah ! ah !



Scène VII

DORANTE, ARLEQUIN.
Dorante.

Eh bien, tu quittes la fille d’Orgon ; lui as-tu dit qui tu étais ?

Arlequin.

Pardi ! oui. La pauvre enfant ! j’ai trouvé son cœur plus doux qu’un agneau ; il n’a pas soufflé. Quand je lui ai dit que je m’appelais Arlequin, et que j’avais un habit d’ordonnance : « Eh bien, mon ami, m’a-t-elle dit, chacun a son nom dans la vie, chacun a son habit. Le vôtre ne vous coûte rien ; cela ne laisse pas d’être gracieux. »

Dorante.

Quelle sotte histoire me contes-tu là ?

Arlequin.

Tant y a que je vais la demander en mariage.

Dorante.

Comment ! elle consent à t’épouser ?

Arlequin.

La voilà bien malade !

Dorante.

Tu m’en imposes ; elle ne sait pas qui tu es.

Arlequin.

Par la ventrebleu ! voulez-vous gager que je l’épouse avec la casaque sur le corps ; avec une souquenille, si vous me fâchez ? Je veux bien que vous sachiez qu’un amour de ma façon, n’est point sujet à la casse, que je n’ai pas besoin de votre friperie pour pousser ma pointe, et que vous n’avez qu’à me rendre la mienne.

Dorante.

Tu es un fourbe ; cela n’est pas concevable, et je vois bien qu’il faudra que j’avertisse M. Orgon.

Arlequin.

Qui ? notre père ? Ah ! le bon homme ! nous l’avons dans notre manche. C’est le meilleur humain, la meilleure pâte d’homme !… Vous m’en direz des nouvelles.

Dorante.

Quel extravagant ! As-tu vu Lisette ?

Arlequin.

Lisette ? non. Peut-être a-t-elle passé devant mes yeux ; mais un honnête homme ne prend pas garde à une chambrière. Je vous cède ma part de cette attention-là.

Dorante.

Va-t’en ; la tête te tourne.

Arlequin.

Vos petites manières sont un peu aisées ; mais c’est la grande habitude qui fait cela. Adieu. Quand j’aurai épousé, nous vivrons but à but. Votre soubrette arrive. Bonjour, Lisette : je vous recommande Bourguignon ; c’est un garçon qui a quelque mérite.



Scène VIII

DORANTE, SILVIA.
Dorante, à part.

Qu’elle est digne d’être aimée ! Pourquoi faut-il que Mario m’ait prévenu ?

Silvia.

Où étiez-vous donc, monsieur ? Depuis que j’ai quitté Mario, je n’ai pu vous retrouver pour vous rendre compte de ce que j’ai dit à M. Orgon.

Dorante.

Je ne me suis pourtant pas éloigné. Mais de quoi s’agit-il ?

Silvia, à part.

Quelle froideur ! (Haut.) J’ai eu beau décrier votre valet et prendre sa conscience à témoin de son peu de mérite ; j’ai eu beau lui représenter qu’on pouvait du moins reculer le mariage, il ne m’a pas seulement écoutée. Je vous avertis même qu’on parle d’envoyer chez le notaire, et qu’il est temps de vous déclarer.

Dorante.

C’est mon intention. Je vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira M. Orgon de tout.

Silvia, à part.

Partir ! ce n’est pas là mon compte.

Dorante.

N’approuvez-vous pas mon idée ?

Silvia.

Mais… pas trop.

Dorante.

Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation où je suis, à moins que de parler moi-même, et je ne saurais m’y résoudre. J’ai d’ailleurs d’autres raisons qui veulent que je me retire ; je n’ai plus que faire ici.

Silvia.

Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver ni les combattre, et ce n’est pas à moi à vous les demander.

Dorante.

Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette.

Silvia.

Mais je pense, par exemple, que vous avez du dégoût pour la fille de M. Orgon.

Dorante.

Ne voyez-vous que cela ?

Silvia.

Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer ; mais je ne suis pas folle, et je n’ai pas la vanité de m’y arrêter.

Dorante.

Ni le courage d’en parler ; car vous n’auriez rien d’obligeant à me dire. Adieu, Lisette.

Silvia.

Prenez garde ; je crois que vous ne m’entendez pas, je suis obligée de vous le déclarer.

Dorante.

À merveille ! et l’explication ne me serait pas favorable. Gardez-moi le secret jusqu’à mon départ.

Silvia.

Quoi ! sérieusement, vous partez ?

Dorante.

Vous avez bien peur que je ne change d’avis

Silvia.

Que vous êtes aimable d’être si bien au fait !

Dorante.

Cela est bien naïf. Adieu.

Silvia, à part.

S’il part, je ne l’aime plus, je ne l’épouserai jamais… (Elle le regarde aller.) Il s’arrête pourtant ; il rêve ; il regarde si je tourne la tête, et je ne saurais le rappeler, moi… Il serait pourtant singulier qu’il partît après tout ce que j’ai fait !… Ah ! voilà qui est fini, il s’en va ; je n’ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais. Mon frère est un maladroit ; il s’y est mal pris. Les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée ? Quel dénouement ! Dorante reparaît pourtant ; il me semble qu’il revient. Je me dédis donc ; je l’aime encore… Feignons de sortir, afin qu’il m’arrête ; il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose.

Dorante, l’arrêtant.

Restez, je vous prie ; j’ai encore quelque chose à vous dire.

Silvia.

À moi, monsieur ?

Dorante.

J’ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n’ai pas tort de le faire.

Silvia.

Eh ! monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi ? Ce n’est pas la peine ; je ne suis qu’une suivante, et vous me le faites bien sentir.

Dorante.

Moi, Lisette ! est-ce à vous de vous plaindre, vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire ?

Silvia.

Hum ! si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.

Dorante.

Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je ? Mario vous aime.

Silvia.

Cela est vrai.

Dorante.

Vous êtes sensible à son amour ; je l’ai vu par l’extrême envie que vous aviez tantôt que je m’en allasse ; ainsi vous ne sauriez m’aimer.

Silvia.

Je suis sensible à son amour ! qui est-ce qui vous l’a dit ? Je ne saurais vous aimer ! qu’en savez-vous ? Vous décidez bien vite.

Dorante.

Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.

Silvia.

Instruire un homme qui part !

Dorante.

Je ne partirai point

Silvia.

Laissez-moi. Tenez, si vous m’aimez, ne m’interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?

Dorante.

Ce qu’ils m’importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t’adore ?

Silvia.

Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m’aimez ; mais votre amour n’est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n’avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu’il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d’ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur, s’il m’a frappée, quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l’état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L’aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

Dorante.

Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d’entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t’adore, je te respecte. Il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t’appartiennent.

Silvia.

En vérité, ne mériteriez-vous pas que je les prisse ? ne faut-il pas être bien généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu’ils me font ? et croyez-vous que cela puisse durer ?

Dorante.

Vous m’aimez donc ?

Silvia.

Non, non ; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.

Dorante.

Vos menaces ne me font point de peur.

Silvia.

Et Mario, vous n’y songez donc plus ?

Dorante.

Non, Lisette. Mario ne m’alarme plus ; vous ne l’aimez point ; vous ne pouvez plus me tromper ; vous avez le cœur vrai ; vous êtes sensible à ma tendresse. Je ne saurais en douter au transport qui m’a pris, j’en suis sûr ; et vous ne sauriez plus m’ôter cette certitude-là.

Silvia.

Oh ! je n’y tâcherai point, gardez-la ; nous verrons ce que vous en ferez.

Dorante.

Ne consentez-vous pas d’être à moi ?

Silvia.

Quoi ! vous m’épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d’un père, malgré votre fortune ?

Dorante.

Mon père me pardonnera dès qu’il vous aura vue ; ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance. Ne disputons point, car je ne changerai jamais.

Silvia.

Il ne changera jamais ! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante ?

Dorante.

Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre…

Silvia.

Enfin, j’en suis venue à bout. Vous… vous ne changerez jamais ?

Dorante.

Non, ma chère Lisette.

Silvia.

Que d’amour !



Scène IX

MONSIEUR ORGON, SILVIA, DORANTE, LISETTE, ARLEQUIN, MARIO.
Silvia.

Ah ! mon père, vous avez voulu que je fusse à Dorante. Venez voir votre fille vous obéir avec plus de joie qu’on n’en eut jamais.

Dorante.

Qu’entends-je ! vous, son père, monsieur ?

Silvia.

Oui, Dorante ; la même idée de nous connaître nous est venue à tous deux. Après cela, je n’ai plus rien à vous dire ; vous m’aimez, je n’en saurais douter, mais, à votre tour, jugez de mes sentiments pour vous, jugez du cas que j’ai fait de votre cœur par la délicatesse avec laquelle j’ai tâché de l’acquérir.

Monsieur Orgon.

Connaissez-vous cette lettre-là ? Voilà par où j’ai appris votre déguisement, qu’elle n’a pourtant su que par vous.

Dorante.

Je ne saurais vous exprimer mon bonheur, madame ; mais ce qui m’enchante le plus, ce sont les preuves que je vous ai données de ma tendresse.

Mario.

Dorante me pardonne-t-il la colère où j’ai mis Bourguignon ?

Dorante.

Il ne vous la pardonne pas, il vous en remercie.

Arlequin.

De la joie, madame ! Vous avez perdu votre rang, mais vous n’êtes point à plaindre, puisque Arlequin vous reste.

Lisette.

Belle consolation ! il n’y a que toi qui gagnes à cela.

Arlequin.

Je n’y perds pas. Avant notre connaissance, votre dot valait mieux que vous ; à présent, vous valez mieux que votre dot. Allons, saute, marquis !