Le Joueur d’échecs (Marsollier-Chazet)

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LE JOUEUR D’ÉCHECS


VAUDEVILLE EN UN ACTE,


Représenté pour la première fois sur le Théâtre Montansier,

le 13 Vendémiaire an neuf.


Par MARSOLLIER et CHAZET.



À PARIS,

Chez madame MASSON, Éditeur de Pièces de Théâtre,

rue Helvétius, N.° 676,

entre celles Clos-Georgeot et du Hasard, vis-à-vis l'Horloger.




AN IX. — 1801.


PERSONNAGES


CASSANDRE, Mrs DUBOIS.

ISABELLE, Mme MENGOZZI.

LÉANDRE, XAVIER.

NIGAUDIN, BRUNET.

SCAPIN, CRÉTU.

(Porteurs.)



La Scène se passe à Paris dans la maison de CASSANDRE.


LE JOUEUR D’ÉCHECS, VAUDEVILLE EN UN ACTE,



(Le Théâtre représente un salon fort simple, un secrétaire et tout ce qu’il faut pour écrire ; des sièges, un jeu d’Échecs.)


___________________________________________________________________________



Scène PREMIÈRE.

SCAPIN seul.

Quand on veut jouer la comédie, il faut étudier son rôle. Voyons qui je suis, et qui je vais être. Je suis encore Scapin, valet depuis hier de M. Léandre, étant tout-à-fait inconnu d’Isabelle et de son père, qui d’ailleurs est un Cassandre ; c’est tout dire. Je vais être pour eux un méchanicien d’Italie, conducteur de l’automate Joueur d’Échecs, qui n’est autre que mon maître.


AIR du Petit Matelot.

Monsieur Cassandre aime à la rage
Ce jeu le plus savant des jeux ;
Profitant de cet avantage,
J’introduis mon maître en ces lieux.
L’affaire est si bien combinée,
Que je gage, sans être un fat,
Avant la fin de la journée,
Faire Cassandre échec et mat.


On m’observera peut-être qu’il y a déjà quelque exemple d’une pareille ruse : tant mieux ; j’aurai des modèles. Mais voici le valet du père d’Isabelle ; il ne peut être qu’un nigaud. Je pars de là, et je lui dis :



Scène II.

SCAPIN, NIGAUDIN.
SCAPIN, baragouinant l’italien.

C’est-il à monsu Nigaudin que je me fais l’honor de parler ?

NIGAUDIN.

À moi-même, monsieur, qui me fais de réciproque, l’honneur de vous répondre.

SCAPIN.

Vous êtes, si je ne me trompe, l’excellente servitour dello padrono ?

NIGAUDIN.

Monsieur, ça se peut bien ; mais si je vous entendais, je vous répondrais plus impertinemment.

SCAPIN, à part.

C’est un imbécille ; j’en profiterai. (Haut.) Est-ce que M. Cassandre est sorti, par hasard ?

NIGAUDIN.

Ce n’est point par hasard, monsieur ; c’est parce qu’il avait affaire.

SCAPIN.

Et mademoiselle Isabelle est-elle à la casa ?

NIGAUDIN.

Point du tout ; car elle est dans sa chambre.

SCAPIN.

C’est ce que je dis.

NIGAUDIN.
Eh bien ! dites donc ce que vous dites, de façon que j’entende… ce que je n’entends pas.
SCAPIN.

Si, si.

NIGAUDIN.

Il n’y a pas de si, ni de mais à cela ; je vous répète que mamzelle est là-haut à travailler.

SCAPIN.

Bené, bené !

NIGAUDIN.

Il n’y a pas de benêt non plus. Je m’appelle Gilles Nigaudin ; on ajoute quelquefois la bête, je le sais ben ; mais, ça, c’est pour rire.

SCAPIN.
AIR : Si Pauline est dans l’indigence.

Sur votre maître, je vous prie,
Daignez me dire quelques mots.
On dit que sa fille est jolie ?

NIGAUDIN.
C’est vraiment la Vénus de Meaux.
SCAPIN.
Est-il riche ?
NIGAUDIN.
Millionnaire !
SCAPIN.

Ce mot est assez de mon goût.
Voyons : quel est son caractère ?

NIGAUDIN.
C’est de n’en pas avoir du tout.
SCAPIN.

Mais il a des qualités ?….

NIGAUDIN.

Excellentes.

AIR de M. Guillaume.

Il est brusque, entêté, jaloux ;
Alors il ne connaît personne :
Pour un rien il entre en courroux,
Et sa colère n’est pas bonne.
Il garde tout l’argent qu’il a,
Et sans raison toujours il gronde ;
Mais, excepté ces défauts-là,
C’est le meilleur homme du monde.

SCAPIN.

À quoi s’occupe-t-il ordinairement ?

NIGAUDIN.

À boire, manger, dormir, me quereller, gronder sa fille ; cela lui fait passer le tems, à cet homme.

SCAPIN.

Gronder sa fille ! pourquoi ?

NIGAUDIN.

Pourquoi ! parce qu’elle a pris dans les départemens une passion pour un jeune officier, un petit fat……

SCAPIN, à part.

C’est mon maître !

NIGAUDIN.

Et qu’il ne veut pas le lui donner pour mari. La demoiselle est triste, le père de mauvaise humeur ; tout ça fait que je ne m’amuse pas du tout, moi.

SCAPIN.

Mais on m’avait dit qu’il était venu à Paris pour un motif…… singulier ?

NIGAUDIN.

Ah ! vous savez ça ? Oui, il aime à la fureur un jeu qu’on nomme les ouchets… les onchets…… des petits machins qu’on pousse. Les voilà, tenez.

SCAPIN.

Des échecs !

NIGAUDIN.
Oui, des échecs : c’est bête comme tout ; mais enfin, ça le divertit. Il est si mauvais joueur, qu’il ne peut plus trouver personne qui veuille faire sa partie, pas même moi, qui ne sais pas le jeu. Il a lu dans les papiers, qu’il y avait à Paris un oro… un oto… un autre tomate, qui jouait toute la journée à volonté. Il est venu tout exprès pour voir le prodige ; et v’là, quand il est arrivé, qu’il a appris que le prodige était parti, et qu’on ne le voyait plus ; ce qui le désespère.
SCAPIN, à part.

Bon ! nous saurons profiter de ce désespoir-là.

NIGAUDIN.

Et, d’après cela, je prévois que nous partirons bientôt pour retourner à Meaux en Brie ; ce qui me fera un plaisir bien vif.

SCAPIN.

Oui, et pourquoi ?

NIGAUDIN.

C’est que j’y ai fait une légère connaissance.

SCAPIN.

Cela ne m’étonne pas, avec une tournure comme la vôtre, et ce joli déshabillé.

NIGAUDIN.

Vous riez ? Mais je ne suis pas toujours si mal vêtu ; et si je voulais, tenez, j’ai la veste, la culotte et les bas de cet habit-là ; j’ai l’habit, la veste et les bas de cette culotte-là ; j’ai l’habit, la veste et la culotte de ces bas-là ; et enfin, j’ai l’habit, la culotte et les bas de cette veste-là !… Vous voyez que je suis un garçon assez gentiment habillé, si ce n’est que tout cela est si mauvais, que je ne puis pas le porter.

SCAPIN.

C’est une bagatelle ! Mais parlons de votre maître. Il veut s’en retourner à sa campagne chercher l’automate ? il ne se voit plus à Paris ?

NIGAUDIN.

Précisément.

SCAPIN.

Mais si on le lui faisait voir encore ?

NIGAUDIN.

Ça ne se peut pas, puisqu’on assure qu’il est déjà bien loin.

SCAPIN.

On croit cela ; il n’en est rien. C’est un secret qui n’est connu que de moi, et je vais vous le confier. Tel que vous me voyez, je sers celui qui a imaginé cette machine merveilleuse. Mon maître voulant perfectionner son singulier automate, a feint d’être malade et de partir, pour n’être point troublé dans son travail. Mais puisque M. Cassandre est si curieux, je le ferai transporter ici, et je rendrai votre maître témoin de toutes ses nouvelles expériences.

NIGAUDIN, s’écriant.

Ah ! ah ! ah ! dès qu’il rentrera, je vais lui donner cette bonne nouvelle ; il va rire… ça sera la première fois depuis qu’il est à Paris. Ha ça, allez vite ; faites venir votre… votre chose : ça me divertira, moi, qui ne l’ai pas encore vue.

SCAPIN.
AIR : Femmes, voulez-vous éprouver ?

Comment ! vous n’avez pas encor
Admiré ce superbe ouvrage ?

NIGAUDIN.

J’en conviens, j’ai l’air d’avoir tort ;
Mais vous m’approuverez, je gage :
Mon papa me laissa sans bien,
Et je ménage par prudence ;
Mais, quand il ne m’en coûte rien,
Je ne tiens pas à la dépense.

SCAPIN.

Je vais le chercher, et je reviens presto, prestissimo. (Il sort.)

NIGAUDIN.

Adieu. Je suis votre serviteur de tout mon cœur.


Scène III.

NIGAUDIN seul.

Comme il court !… Tiens, not’maître qui passe auprès de lui sans le reconnaître ! Il est vrai qu’il ne l’a jamais vu. Et l’autre qui venait pour lui parler, et qui s’en va ! C’est comme dans une comédie. Parce que moi qui suis là, et qui pourrais bien, si je voulais, leur crier.… Oui, mais à présent il n’est plus tems. Et puis voilà not’maître avec sa fille. Je vais tout lui dire pendant que l’autre ira chercher sa machine ; ça fait qu’il n’y aura pas de tems perdu.


Scène IV.

NIGAUDIN, CASSANDRE, ISABELLE.
CASSANDRE.

Que de belles choses on voit à Paris !

ISABELLE.

Oui, mon père.

CASSANDRE.
AIR du Vaudeville de la Revue de l’an six.

On y voit des escamoteurs,
On y voit Rome et la Grèce ;
On y voit maints petits auteurs,
On y voit mainte grande pièce :
On y voit des chanteurs sans goût,
Et plus d’un drame assez risible.
Enfin, à Paris on voit tout,
Tout, jusqu’à la femme invisible.

NIGAUDIN.

Je parie que vous n’avez pas vu :

AIR :

Ces spectres en apprentissage,
De Robert-son suivent les lois.

CASSANDRE.

J’y fus à mon dernier voyage,
Et l’on n’y va jamais deux fois :
On sait qu’à cette comédie,
On prend du plaisir pour long-tems,
Et qu’à la fantasmagorie,
On ne voit pas de revenans.

Au reste, tout ce que je trouve dans cette belle ville ne me console pas d’être arrivé trop tard, et de n’avoir pas vu ce fameux Joueur d’Échecs.
NIGAUDIN.

Not’ maître, vous le verrez.

CASSANDRE, sans écouter.

Que j’aurais voulu examiner de près, admirer, étudier les ressorts !… prendre quelques leçons, devenir encore plus habile !

NIGAUDIN.

Je vous répète qu’il va venir. Le public le croit parti : c’est un secret qui n’est connu que de lui : il veut perfectionner son automate ; c’est pourquoi il a dit qu’il était malade, et qu’il retournait dans son pays ; ce qui fait qu’il va l’amener chez vous, où ce qu’il y restera tant que ça pourra vous amuser.

CASSANDRE.

Comment !… Mais à quoi tend tout ce verbiage ? Est-ce pour m’apprendre qu’il est encore à Paris ?

NIGAUDIN.

C’est ça.

CASSANDRE.

Que je le posséderais chez moi ?

NIGAUDIN.

C’est ça.

CASSANDRE.

Ah ! bonheur inattendu ! Que j’étais donc bête !…

NIGAUDIN.

C’est ça.

CASSANDRE.

De m’affliger quand j’étais prêt de jouir d’un plaisir si grand ; et que je n’osais plus espérer. Ah, ma fille !

ISABELLE.

Mais, mon père, je ne conçois pas la passion que vous inspire une chose aussi commune ?

CASSANDRE.
Commune ! un automate !
NIGAUDIN.

Bah ! qu’est-ce que mamzelle pourrait en faire ? Ce n’est pas ce jeu-là qu’elle…..

CASSANDRE.

Oui, elle ne veut pas l’apprendre, parce qu’elle n’est occupée que de ce jeune officier, ce Léandre, que je ne prétends pas lui donner pour époux, et à cause de cela elle refuse…..

NIGAUDIN.

Écoutez donc, vous ne voulez pas jouer son jeu, elle ne veut pas jouer le vôtre ; c’est juste.

ISABELLE.

Je dois respecter vos volontés, mon père ; mais tout en obéissant ; il peut m’être permis de m’en affliger..

CASSANDRE.

Un jeune homme qui est sans goût….

NIGAUDIN.

Oui, qui, à ce qu’on dit, aimait mamzelle plus que tous les échets du monde.

CASSANDRE.

Qui n’avait aucune connaissance.

NIGAUDIN.

Qui, lorsqu’il a fait cinq ou six parties, disait qu’il en avait assez.

CASSANDRE.

Qu’il ne se présente point ici.

ISABELLE.

Comment le pourrait-il ? vous l’avez consigné au portier, et Nigaudin…

CASSANDRE.

Nigaudin ne connaît pas sa figure plus que moi, je le sais : c’est un nigaud qu’on peut tromper ; mais on ne me trompera pas. D’abord, je n’aurai plus besoin de sortir pour aller faire ma partie.

ISABELLE.
Vous resterez toujours ici ?
CASSANDRE.

Oui, mademoiselle, toute la journée.

ISABELLE.

Ô ciel ! (À part.) Il ne pourra donc pas venir comme il me l’avait promis !

CASSANDRE.

Cela vous dérange ? Et si même on voulait me vendre cette machine !….

ISABELLE.

Vous l’acheteriez ?

CASSANDRE, ironiquement.

Oui, ma chère fille. Vous aimeriez mieux que j’employasse mon argent à vous doter pour votre Léandre ?

NIGAUDIN.

Oui, et à me faire faire à moi un petit frac, les bottes, le gilet, le pantalon, le chapeau, tout de la même étoffe… que je suis mis comme un Jocrisse, sauf votre respect.

ISABELLE.

Il me semble, en effet, mon père…

CASSANDRE.

Il vous semble mal, très-mal. Mais j’entends une voiture ; c’est sans doute… Oui, j’aperçois une grande boîte… C’est lui… c’est lui.

NIGAUDIN.

Et voilà le baragouineur qui l’apporte. Ils se sont mis en quatre pour ça. Il est donc bien lourd ?

CASSANDRE.

Ce sont les ressorts, les rouages.

NIGAUDIN.
Ah ! c’est comme une horloge ! Ça sonne-t-il aussi ? (On sonne à la porte.) Tiens, ça sonne aussi.

Scène V.

LES PRÉCÉDENS, SCAPIN, LÉANDRE.
(LÉANDRE est porté par Scapin et le cocher de fiacre. Il est vêtu en Turc, la main posée sur un coussin. Il est assis sur un fauteuil, une petite table devant lui. Isabelle travaille à un métier.)
CASSANDRE.

C’est superbe, en vérité !

AIR : Ah ! le bel oiseau vraiment !

Honneur au ciseau savant,
Qui sut animer la cire :
Ce Turc est vraiment charmant,
Je le dis sans compliment.

(À Isabelle.)

On croirait qu’en te voyant,
Il a quelque chose à dire :
Ma fille, en te regardant,
Sa bouche à l’air de sourire.

CASSANDRE et NIGAUDIN.
Honneur au ciseau savant, etc.
SCAPIN, ayant fini d’arranger le Turc.

Le voilà en place. C’est au signor Cassandre, je pense ?….

CASSANDRE.

C’est moi, c’est moi-même.

SCAPIN.

D’après votre réputation d’amatour des Échecs, et le regret que vous avez d’être arrivé trop tard pour voir ce chef-d’œuvre, je vous l’ai amené.

CASSANDRE.

Je vous remercie. Mais, que j’examine donc !… Comme ce visage est fait !… La cire imite les chairs, en touchant.

SCAPIN, l’arrêtant.
Oui, mais on ne touche pas, perché, je craindrais…
CASSANDRE.

Je sais bien, je sais bien ! Entends-tu, Nigaudin ? il ne faut pas le toucher.

SCAPIN.

Vous entendez ? (À Isabelle.) C'est Léandre.

ISABELLE, à part.

Ciel ! je tremble.

CASSANDRE.

On dirait que c'est un jeune homme de vingt ans.

NIGAUDIN.

Oh, ça, non, on voit bien qu'il n'a pas.…

CASSANDRE.

Est-ce vous qui êtes l'auteur ?.…

SCAPIN.

Non pas, je dois l'avouer.

AIR de la Baronne.

Par une femme,
Ce prodige fut enfanté.

CASSANDRE.

Par une femme,
Ce prodige fut enfanté !

SCAPIN.

Je le dis, sans craindre le blâme,
Non, jamais il n'eût existé
Sans une femme.

CASSANDRE.
Sans une femme !
NIGAUDIN.
Sans une femme.
CASSANDRE.

On m'avait dit pourtant que c'était un homme…

SCAPIN.

Ah ! peut-être bien qu'en effet.… Enfin, le voilà.

CASSANDRE.

Ma fille, regarde donc ?.… Je brûle d'être aux prises avec lui.

SCAPIN, à Isabelle.

Vous ne voulez pas approcher ?.… un poco.

ISABELLE.

Oh non ! je crains trop… (Léandre fait un mouvement de douleur.)

CASSANDRE.

Ah, mon Dieu ! l’automate a fait un mouvement !

SCAPIN.

C’est qu’il aura reçu quelque coup.

CASSANDRE.

Personne ne l’a touché, je vous assure.

SCAPIN.

Les ressorts, ils sont si délicats, et les agens si cachés !… Le son de la voix souvent il suffit.

CASSANDRE.

Quoi ! la mienne ?

SCAPIN.

Peut-être bien… celle de mademoiselle, sur-tout, qui, tout-à-l’heure…

CASSANDRE.

Oui, elle est si entêtée !… Jouons… Est-ce à moi de commencer ?

SCAPIN.

Voyez, il vous salue ; il vous fait signe de jouer. Si vous faites une faute, je vous en préviens, il se fâche, l’affiche, le dit ; il n’aime pas à être contrarié.

CASSANDRE se retournant.

Ah ! tu es encor là, ma fille, et pourquoi ? Tu n’entends rien à ce jeu ; tu peux te retirer.

ISABELLE.

Mon père, j’apprendrai peut-être…

CASSANDRE.

Non, non ; je ne veux pas abuser de ta complaisance. Va-t-en, va-t-en, je te l’ordonne.

ISABELLE à part en sortant.
Ô ciel !

Scène VI.

CASSANDRE, SCAPIN, LÉANDRE, NIGAUDIN.
CASSANDRE.

Il a l’air de s’impatienter ; je n’ai pas fait de faute, pourtant.

SCAPIN.

Tenez, c’est moi qui ai quelques distractions, que je loui communique par la sympathie. (À Léandre.) Elle vous a reconnu ; elle reviendra, sans doute : éloignons le père. (Haut.) Mais, monsu, faites-moi l’amitié de convenir avec moi de l’arrangement que nous ferons per le tems que je serai ici.

CASSANDRE, jouant.

Nous n’aurons pas de difficulté là-dessus.

SCAPIN.

Je le crois ; mais per piou grande sûreté, faisons écrit nos conventions ; et per n’être pas troublés, passiamo dans sto cabinetto.

CASSANDRE.

Après la partie.

SCAPIN.

Non, subito, et per cause. (À part.) Si je pouvais du moins la rencontrer !

CASSANDRE.

J’y consens ; car il se ralentit ; la route peut-être.… Venez. Et toi, Nigaudin, empêche que personne n’entre, et ne dérange rien.

NIGAUDIN.
Oui, monsieur, on y aura l’œil. (Il les regarde s’en aller, et sa figure s’épanouit à mesure.) On y aura l’œil.

Scène VII.

LÉANDRE, NIGAUDIN.
NIGAUDIN.

Je vais chercher une chaise… Que je suis content donc qu’on m’ait laissé seul ici !… (Il s’assied.)

LÉANDRE, à part.

Le voilà établi !

NIGAUDIN.

Ils seront long-tems ; tant mieux !

LÉANDRE, à part.

Tant pis !

NIGAUDIN.

C’est que je mourais d’envie d’essayer aussi, moi, de faire une partie avec lui. (Il place un fauteuil en face, et rit.) Eh ! eh ! eh ! eh ! il a l’air de me fixer.… C’est de l’émail, ça ! (Il veut toucher l’œil de l’automate.) Ciel ! j’ai cru qu’il allait me mordre. Ce que c’est que l’idée !… C’est une machine bien faite, au moins !… Quoique ça, on voit bien ce que c’est ! Il est bien couvert ! Il y en a pour de l’argent ! (Il touche l’habit et le turban.) Ah ! c’est du faux ! Comme on est dupe, pourtant ! Me v’là bien ; commençons.

AIR : Aimé de la belle Ninon.

Je ne sais rien, j’en fais l’aveu :
Mais peu m’importe ; et je me flatte
Que je connais assez le jeu
Pour jouer avec l’automate ;
Car cette machine à ressorts,
C’est tout simplement, je parie,
Une espèce de bête.… Alors
Je peux bien faire sa partie.

(LÉANDRE lui donne un coup de pied.)

Qu’est-ce que c’est que ça, donc ? C’est comme s’il m’avait donné un coup de pied… Est-ce qu’il joue avec les jambes, donc ?… Allons, M. le Turc, y êtes-vous ? (Il pousse un pion.) Ah ! c’est à vous, à présent. Eh bien ! m’entendez-vous ? Je vous dis que c’est à vous à jouer. Ha ça ! est-ce parce que je suis un domestique, que tu fais le fier ?… Ça m’ennuie, à la fin, et je te..… Allons, je recommence… V’là bien comme j’ai vu que monsieur.… Eh quoi ! tu t’obstines ?… Je vais te faire voir… je vais te… (Il lui prend le bras posé sur le coussin. Léandre impatienté lui applique un soufflet.) Ahi ! ahi ! (Nigaudin se lève et crie :) Ah ! ah ! ah ! le maudit tomate ! Au secours ! au secours !

(CASSANDRE et SCAPIN sortent du cabinet.)

Scène VIII.

LES PRÉCÉDENS, SCAPIN, CASSANDRE.
CASSANDRE.

Qu’est-ce donc ?

SCAPIN.

Qu’est-il donc arrivé ?

NIGAUDIN.

Votre maudit turc ! vous dites qu’il joue ; et au lieu de ça, il assomme.

CASSANDRE.

Tu l’as touché ?

NIGAUDIN.

Eh oui, je vous dis, je l’ai touché… un petit brin… le bras.

SCAPIN.

Voilà ce que c’est ; il aura rencontré… la détente.

CASSANDRE.

Sans doute ! la détente, le ressort. C’est cela.

NIGAUDIN.
Le ressort ! Ah ! il est bon, celui-là, j’en réponds.
CASSANDRE.

C’est admirable ! Ah ! les arts, les arts ! J’aurais bien voulu voir.

SCAPIN.

Rien de si aisé. Qu’il fasse de même, et je garantis le même effet.

NIGAUDIN.

Ah ! je vous suis obligé du même effet. Votre joue est aussi bonne pour ça que la mienne.

SCAPIN.

Mais, moi, je ne sais pas la manière dont vous l’avez touché.

CASSANDRE.

Allons, mets-toi là, et fais ce qu’on te dit, sinon je te chasse, d’abord pour m’avoir désobéi en y touchant malgré ma défense ; ensuite pour me mentir à présent.


NIGAUDIN.

Vous mentir !… me chasser !… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! (Il pleure.) Eh ben, monsieur, ça me pique au jeu ! Et vous allez voir. Et puis un soufflet de plus ou de moins, quand il s’agit de l’honneur !

Oui, monsieur, v’là comme je me suis mis. J’ai avancé ce petit morceau de bois, et j’ai attendu. Je l’ai averti après fort honnêtement que c’était à son tour à jouer ; il n’a pas remué plus qu’une bûche qu’il est : je lui ai parlé un petit brin plus ferme. Bah ! ça lui a été égal. Alors… prenez bien garde à ce qu’il va faire… (Il se garantit la joue d’une main, et de l’autre il touche le bras de Léandre.) Alors, je l’ai pris par le bras, là, comme çà, et il m’a… il m’a… Tiens, comme il est malin !… Parce qu’il sait qu’on me renverra, si je ne reçois pas le soufflet. (Il le prend et le pousse.) Il ne veut pas !… Ah ! je crois, Dieu me pardonne, que v’là qu’il rit comme s’il se moquait de moi.
CASSANDRE.

Le pauvre garçon devient fou !

SCAPIN.

Vous voyez qu’il rêve encore. C’est un imbécille.

NIGAUDIN.

C’est-il pas un sort, que je n’aie pas pu trouver le bon endroit, et que je passe là pour un menteur ? Si ma joue pouvait parler ! Monsieur, je vous jure, comme voilà un automate.… Il rit encore : regardez-le donc, là !

SCAPIN.

Il a perdu l’esprit, il faut lui pardonner.

CASSANDRE.

J’y consens. Mais, drôle, si tu t’avises de me faire encore quelques contes sur l’automate, tu seras si bien puni.… L’imbécille ! lorsqu’il devrait se mettre à genoux devant !

NIGAUDIN.

Pour le remercier, peut-être ?

CASSANDRE.
AIR :

De cet admirable secret,
Moi, je suis vraiment idolâtre ;
Et je suis sûr qu’il charmerait,
S’il paraissait sur le théâtre.

NIGAUDIN.

D’un acteur et de son succès,
Je jouis mal, je vous assure,
Quand ses gestes sont des soufflets,
Quand la scène est sur ma figure.


Scène IX.

CASSANDRE, SCAPIN, LÉANDRE.
SCAPIN.
AIR :

En vain je voudrais le former,
Pour Thalie ou pour Melpomène ;
Puisqu’il ne peut pas s’exprimer,
Je perdrais mes soins et ma peine.

CASSANDRE.

Pourquoi donc, dans l’abbé de l’Épée,

Nous voyons un muet charmant
S’exprimer avec éloquence !

SCAPIN.

C’est qu’il choisit le sentiment
Pour interprète du silence.



Scène X.

LES PRÉCÉDENS, ISABELLE.
ISABELLE.

Quel bruit ! De chez moi j’ai entendu des cris.

CASSANDRE.

Si vous étiez restée, ma fille, vous auriez été témoin….

SCAPIN, appuyant.

È vero, signora, il fallait rester. Signor, comme je vous disais dans votre cabinet… à toutes les perfections qu’on peut admirer dans ston machine, que je n’ai communiquée à personne. Il sait écrire sous la dictée… à mon ordre… à ma pensée.

CASSANDRE.

Il écrit !… Et qu’écrit-il ? une lettre ?

SCAPIN.

Tout ce que l’on veut.

CASSANDRE.

Vous lui ferez écrire une lettre ?… à moi, par exemple ?

SCAPIN.

À vous ?… Et si c’était à mademoiselle ?

CASSANDRE.
Il écrit aux demoiselles, entends-tu, ma fille ? Et s’il va te faire une déclaration ? Eh ! eh ! eh ! eh !
SCAPIN, riant.

Il en serait capable. (Bas à Isabelle.) Et vous ne lui en voudrez pas, j’espère ?

ISABELLE.

Cependant il me semble….

CASSANDRE.

Délicatesse déplacée, ma fille. Cela serait trop plaisant.

SCAPIN.

Oui, cela il peut le devenir beaucoup, si mademoiselle y prend quelque plaisir… Il va écrire… Sa main se détache du coussin… Les occhi se fixent sur le papier… Il prend sa plume, de l’encre… Je ne m’approche pas seulement… Je n’ai pas besoin ! de le toucher… une fois qu’il est mis en mouvement par un aimant bien fort…

CASSANDRE.

Oh ! il y a de l’aimant ? je m’en étais toujours douté.

SCAPIN.

Suivez, caro padre… Il écrit… Lisez à mesure, lisez vous-même, que je ne sois pas accusé de vouloir vous tromper (appuyant) ni cette belle personne.

CASSANDRE.

« Charmante Isabelle !…

SCAPIN.

Il est connaisseur, comme vous voyez.

CASSANDRE, lisant.

Pourquoi ne voulez-vous pas que je reste en ces lieux ?….. » C’est comme s’il t’avait entendu. (À Scapin.) C’est très-lisible, au moins.

SCAPIN, à Isabelle.

Et très-clair.

CASSANDRE.
Mais c’est qu’il écrit comme une personne naturelle !
SCAPIN.

Les caractères un peu tremblés, pourtant !

CASSANDRE.

Mais pas trop, pas trop… Ah ! ce sont des vers. Voyons.


AIR : C’est le meilleur homme du monde (de M. Guillaume.)

Rester près de vous constamment,
Ce serait ma plus chère envie ;
Et qui vous voit un seul instant,
Doit vous aimer toute la vie.
En vous chantant, je pourrais bien
Écrire sans peine un volume :
Les vers ne coûtent jamais rien,
Lorsque le cœur conduit la plume.

Eh bien ! il s’arrête.

SCAPIN.

Je vois ce que c’est….. Il attend une réponse.

CASSANDRE.

Comment diable ! il faut lui répondre ?

SCAPIN.

Sans doute ! la politesse !… Et puis, c’est pour amuser beaucoup la jeune demoiselle, qui commence à y prendre goût.

CASSANDRE.

Bon ! bon ! j’entends. Allons, ma fille, réponds-lui.


ISABELLE, embarrassée.

Mon père…….

CASSANDRE.

Oui, un mot seulement. Allons, ma fille, prête-toi au badinage.

ISABELLE.

Vous l’exigez ? (Haut à Léandre.)

MÊME AIR.

Un bon père qui vous chérit,
Veut qu’en ce moment je confesse,
Qu’en vous tout me plaît, me séduit,
Qu’Isabelle à vous s’intéresse.
Cet ordre si plein de douceur,
Sera toujours sûr de me plaire ;
Et je n’obéis qu’à mon cœur,
Lorsque j’obéis à mon père.

CASSANDRE.

Diable ! elle entre à merveille dans la plaisanterie… Voilà une jolie lettre ; et si vous permettez, mon cher, je la prends comme une preuve du talent…

SCAPIN.

Je vous en prie.

CASSANDRE.

Ma fille, elle est pour toi ; mais tu l’égarerais peut-être ?

ISABELLE, finement.

Ah ! non, mon père, je vous assure.

CASSANDRE.

Cependant… tiens, la voilà. (Bas à Scapin.) Il n’est pas dangereux, ce billet-là, il n’est pas dangereux.

SCAPIN, riant.

Mon Dieu ! non. Ah ! ah ! ah !

CASSANDRE.

Mais je vais faire arranger la chambre où je dois le placer ; car nous ne serions pas tranquilles, et je veux que personne ne vienne nous interrompre. Viens, Isabelle, m’aider à tout préparer.

ISABELLE.

Mais, mon père, si quelqu’un….

CASSANDRE.

Non, non. Monsieur y veillera. Je te le répète, j’ai besoin de toi.

ISABELLE, soupirant.

Allons ! (Elle sort en baisant le billet.)


Scène XI.

LÉANDRE, SCAPIN.
LÉANDRE, se levant.
Ah ! je respire !… Sais-tu que ma position était embarrassante ?
AIR de la Parole.

Ce n'était vraiment pas un jeu ;
C'était bien plutôt un martyre :
Je craignais d'en dire trop peu,
Ou bien je craignais d'en trop dire.
Cette contrainte me déplaît ;
Je suis déjà las de mon rôle.

SCAPIN.

Il est bien pénible en effet,
Quand on voit un aimable objet,
De ne pas avoir (bis.) la parole.

LÉANDRE.

Mais crois-tu qu'Isabelle revienne ? Trouvera-t-elle quelque prétexte ?… J'entends… C'est elle sans doute… Tiens, c'est cet imbécille de Nigaudin.


Scène XII.

LES PRÉCÉDENS, NIGAUDIN.
NIGAUDIN.

Monsieur m'a dit que je vous aide à le porter là-haut. (À part et très-près de Léandre :) Si je pouvais au moins lui casser quelque chose pour me venger ! (Léandre fait des signes à Scapin, qui n'a pas entendu Nigaudin.) Le bras ou la jambe….. oui, le bras, celui avec lequel il m'a battu. Dans l'escalier, un faux pas, patatras, le v'là en pièces.

LÉANDRE, à Scapin.

Il veut me jeter par terre.

SCAPIN, bas.

Il s'en repentira. (Haut.) Est-ce que tu serais assez fort à toi seul ?

NIGAUDIN.

Oh que oui. (À part.) Bon ! je dirai que je n'ai pas été assez fort. (Il prend l'automate.)


SCAPIN.

Pas comme ça. Baisse-toi ; et en lâchant un peu le ressort, je vais le faire tenir par les bras. (Léandre le serre fortement par le cou.)

NIGAUDIN.

Attendez donc, ne lâchez pas tout-à-fait tant, je vous en prie.

SCAPIN.

Tu as parlé trop tard ; la fusée il est échappée.

NIGAUDIN.

Et qu’est-ce qu’il en arrivera donc ?

SCAPIN.

Il te serrera toujours, toujours, jusqu’à t’empêcher de crier.

NIGAUDIN, étouffant.

Il le ſait comme vous le dites ; il semble qu’il vous a compris. Il m’ôte la respiration ; je ne puis plus parler.

SCAPIN, à part.

Tant mieux ! (Haut.) Quel malheur ! Ah ! mon Dieu ! s’il allait t’étrangler ?

NIGAUDIN.

M’étrangler ! Est-ce qu’il sait aussi étrangler ? Comment ! vous qui connaissez cette damnée machine, vous ne pouvez pas la raccommoder ?

SCAPIN.

Ah ! mon Dieu si ! il n’y a rien de plus facile.

NIGAUDIN.

Dites donc, et dépêchez-vous.

SCAPIN.

Il ne me faut pas plus de huit jours.

NIGAUDIN.

Huit jours !

AIR : Vaudeville des Visitandines.

Mais votre folie est certaine ;
Mais, mon cher, vous n’y pensez pas ;
Puis je avoir toute la semaine
Un automate sur les bras ?

SCAPIN.

Vos craintes me semblent trop drôles ;
Et ne voit-on pas tous les jours
Des automates bien plus lourds,
Que l’on porte sur les épaules ?

NIGAUDIN.

Délivrez-moi, je vous en prie.

SCAPIN.

Patience ! que j’essaie de soulever son bras. Bene, bene, eccolo. Ah ! diabolo, il m’échappe. (Le bras de Léandre soulevé à une certaine hauteur, retombe sur l’estomac de Nigaudin.)

NIGAUDIN.

Il ne m’échappe pas, à moi, toujours ; il m’a tapé, oh ! oh !

SCAPIN.

Il le fallait. À présent, tu peux…..

NIGAUDIN.
AIR de la Fanfare de Saint-Cloud.

Dieu merci ! me voilà libre ;
Mais je crois qu’il m’a blessé.

SCAPIN.
C’est la loi de l’équilibre.
NIGAUDIN.

Je m’en serais bien passé !
À mes dépens on peut rire ;
Mais pourtant il est trop clair,
Si, son visage est de cire,
Que ses deux mains sont de fer.

Et pour ne pas les rencontrer dans mon chemin, je m’en vais si loin, si loin….

SCAPIN.

Allez toujours, mon ami, et ne vous arrêtez pas ; car M. Cassandre….

NIGAUDIN.
Je sais. Vous pouvez être ben sûr… Et puis je vois que votre automate m’a pris en gripe. (À part.) Quand il aurait su que je voulais le casser, il n’aurait pas fait mieux. (Il sort.)

Scène XIII.

LÉANDRE, SCAPIN.
LÉANDRE.

Le voilà parti !

SCAPIN.
AIR : Servantes, quittez vos paniers.

Ma foi, sans la vigueur d’un bras,
D’un bras comme le vôtre,
Il restait ; et quel embarras
Alors était le nôtre !
Loin d’ici la peur le retient.
Il sort ; Isabelle revient.

LÉANDRE.

C’est qu’un bonheur, tu le vois bien,
Ne va jamais sans l’autre.


Scène XIV.

LES PRÉCÉDENS, ISABELLE.
ISABELLE, entrant avec précaution.

Mon père m’envoie savoir pourquoi on n’apporte pas… Vous êtes seul ? Ah, Léandre ! qu’avez-vous osé faire ?

LÉANDRE.

L’excès de mon amour me justifie ; je ne pouvais ni vous voir ni vous écrire ; ce moyen seul… Vous fuyez ?

ISABELLE.

Puis-je rester ? Non, non, Léandre, je ne dois point vous écouter sans l’aveu de mon père.

LÉANDRE.
Vous me haïssez donc ?
ISABELLE.

Si je vous haïssais, je resterais sans crainte.


DUO du Traité nul.
LÉANDRE. .............................. ISABELLE.

Profitons des momens .............................. On doit fuir les amans,

Chers aux amans fidèles ; ............................... Ils sont tous infidèles ;

Nos deux cœurs sont constans, ............................ Et bien avant le tems,

Mais le tems a des ailes. ................................ L'amour avait des ailes.

Dans l'amour et dans la tendresse .............. Je sais bien que dans la tendresse,

Le ciel a placé le bonheur, ............................. Le ciel a placé le bonheur ;

Et le plus doux besoin du cœur ................... Mais l'amour nous mêne à l'erreur

Ne peut pas être une faiblesse. ................... Et n'est souvent qu'une faiblesse.

LÉANDRE.
Non, non, jamais au fond du cœur.
ISABELLE.

J'entends la voix de la tendresse ;
Mais je ne veux plus l'écouter ;
Le devoir vient me répéter :
On doit fuir, etc.

LÉANDRE.

Puis-je espérer ?....

ISABELLE, tendrement.

Je n'ai plus le droit de vous le défendre.

LÉANDRE.

Ah ! je suis trop heureux ! (Il tombe à ses genoux.)


Scène XV.

LES PRÉCÉDENS, CASSANDRE.
ISABELLE.

Ciel ! mon père !

LÉANDRE.

Je suis perdu ! (Il veut se lever.)

SCAPIN, le retenant.
Il vous a vu ; ne remuez pas.
LÉANDRE et ISABELLE.

Comment !

SCAPIN.

Ne remuez pas, vous dis-je ; en attitude, ne quittez pas la main. (À Cassandre, d’un air de mystère.) Venez, venez donc.

CASSANDRE.

Comment ? expliquez-moi…

SCAPIN.

Regardez, c’est tout ce que je vous demande.

CASSANDRE.

Mais, je ne vois que trop….

SCAPIN.

Oh ! vous pouvez parler, approcher même ; il restera où il est.

CASSANDRE.

Comment ! il restera ?

SCAPIN.

Effet surprenant de la mécanique ! Il fallait un essai particulier qui réussît….

CASSANDRE.

Eh bien ?

SCAPIN.

Il a réussi. J’ai d’abord fait marcher l’automate… Il s’est approché de mademoiselle ; elle avait un peu peur, je l’ai rassurée ; elle voulait fuir, je l’ai retenue ; alors l’automate il a fait son jeu ; il s’est mis à ses genoux ; il lui a pris la main, qu’il a baisée, comme si c’était un amant.

CASSANDRE, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! ah !

SCAPIN.

Tout cela s’est fait d’une façon si vraie, qu’elle a fait un cri….

CASSANDRE.
Que j’ai entendu.
SCAPIN.

On ne vous cache rien. Ce n’est pas tout ; il a parlé.

CASSANDRE.

Il a parlé ?

SCAPIN.

Il parlera encore si vous le désirez, quoiqu’à présent cela soit moulto piou difficile.

CASSANDRE.

Eh ! pourquoi ? Je vous en prie, faites-le parler.

SCAPIN.

Quelque chose qu’il dise, ça vous est indifférent ?

CASSANDRE.

Sans doute. Qu’il parle seulement.

SCAPIN.

Et s’il chantait ?

CASSANDRE.

Encore mieux !

SCAPIN.

Allons, chantez, le père il le demande.

LÉANDRE.
AIR du Chapitre second.

Les amans trouvent dans leurs soins
Plus d’un bien, plus d’un avantage ;
Infortunés, ils le sont moins,
Heureux, ils le sont davantage.
Il faut, il faut donner son cœur :
Vous qui voulez garder le vôtre,
Songez qu’on me fait son bonheur
Qu’en faisant le bonheur d’un autre.

CASSANDRE.

C’est vrai, il parle, il chante, je le dirai partout.

LÉANDRE.
SECOND COUPLET.
Vous qui savez nous engager….
CASSANDRE.
C’est assez, Il est inutile… il ne faut pas le fatiguer.
SCAPIN.

C'est qu'une fois en train.... il ferait plus encore.

CASSANDRE.

Quoi donc ?

SCAPIN, riant.

Il épouserait monsieur, si on le laissait faire.

CASSANDRE.

Vous êtes gai, mon ami ; un automate épouser !

SCAPIN.

Eh, monsieur, ça ne serait pas la première fois.

CASSANDRE.

Je le crois. Mais finissons, et remettez-le dans sa boîte.

SCAPIN.

Je crains bien qu'il ne veuille plus y rentrer.


Scène DERNIÈRE.

LES PRÉCÉDENS, NIGAUDIN courant et hors d'haleine.
NIGAUDIN.

Monsieur, monsieur, il y a de la ruse, il y a du tartagême, il y a du complot, il y a de la manigance, il y a de la girie, il y a de tout et il n'y a de rien.

CASSANDRE.

Que viens-tu nous conter ?

NIGAUDIN.

Je dis qu'il n'y a de rien, et qu'il y a de tout, parce que tout ce que vous voyez est à décroire, et ce que vous voyez, vous ne le voyez pas. Oui, monsieur, l'automate d'ici n'est pas le véritable automate ; c'est un amoureux qui ne sait que souffletter, souffleter, étouffer, assommer vos gens, et faire l’amour à votre fille. Attrape.

LÉANDRE, bas.

Tout va se découvrir.

SCAPIN.

Il le faut bien.

ISABELLE.

Je n’ose lever les yeux.

CASSANDRE.

Et comment as-tu su ?….

NIGAUDIN.

Je l’ai su, je l’ai su de mon frère qui criait à la porte : C’est ici l’automate, venez voir l’automate, et qui ne le crie plus. — Pourquoi est-ce qu’il ne le crie plus ? — C’est que M. Léandre l’a acheté. — Et pourquoi M. Léandre l’a-t-il acheté ? — C’est que pendant ce tems-là, profitant de votre incrédulité, il s’est introduit chez vous.

CASSANDRE.

Ce récit a un air de vérité… Et vous, M. l’Italien, vous paraissez confondu….

SCAPIN.

Figure de dénouement, inquiète, embarrassée.

CASSANDRE.

Voilà tout ce que vous avez à répondre ? Et votre automate ?… Je le vois, c’est un amant, c’est un amant.

LÉANDRE.

Oui, monsieur ; j’ai voulu vous faire revenir de votre prévention, et savoir de mademoiselle si….

SCAPIN.

Comme dans toutes les intrigues du monde, c’est toujours la même chose. Faites-nous grace des détails, et venons au fait.

CASSANDRE.

Je suis d’une colère….

NIGAUDIN.
C’est bien, monsieur ; fâchez-vous, je vous aiderai : je leur en dois.
SCAPIN.

Avec votre permission, vous avez tort de vous mettre en courroux. Vous désiriez le fameux Joueur d’Échecs ; monsieur l’achète pour vous en faire présent ; il sera chez vous ce soir.

CASSANDRE.

M’en faire présent ce soir !

SCAPIN.

Vous voulez marier votre fille sans dot ; monsieur ne vous en demande pas.

CASSANDRE.

Il ne m’en demande pas ?

SCAPIN.

D’après cela, vous voyez bien que tout va s’arranger. L’un fera votre partie, et l’autre celle de mademoiselle.

CASSANDRE.

Ah, fripon ! je devrais….

ISABELLE.

Mon père, de grace !….

LÉANDRE.

Monsieur !

MORCEAUX ENSEMBLE.


TRIO de l’Amant Statue.
TOUS

Pardonnez à cette ruse ;
Tout est permis à l’amour ;
Souvent celui qui l’accuse,
Finit par l’éprouver un jour.

NIGAUDIN.

Il faut punir cette ruse,
Que vient d’inventer l’amour.
C’est Nigaudin qui l’accuse,
Vous l’en remercirez un jour.

Malgré l’excuse
Qu’il vient ici vous offrir,
Je le sens, c’est un plaisir,
De se venger d’une ruse.

LÉANDRE, montrant Isabelle.

Voilà l’excuse
Que j’ose ici vous offrir ;
Quand l’erreur mène au plaisir,
On doit pardonner à la ruse.

CASSANDRE.

Vous croyez peut-être que je vais me faire prier deux heures ? Non. Comme il faut toujours finir par marier, (d’un ton de drame, et leur joignant les mains : ) mes enfans ! mes chers enfans !…

AIR : Daignez m’épargner le reste.

Soyez donc unis, j’y consens ;
Mais, mon cher gendre, je vous prie,
Au jeu d’échecs, de tems en tems,
Il faudra faire ma partie.

LÉANDRE.

Je vous suis soumis sans retour,
Dès aujourd’hui, je vous proteste ;
Et pour mieux vous faire ma cour,
Je jouerai douze heures par jour.

NIGAUDIN.
On sait pour qui sera le reste.

Tant mieux ! monsieur n’aura pas le tems de jouer avec moi.

SCAPIN.

Enfin, les Dieux, votre étoile, l’amour, Scapin, nous avons… J’ai su tout conduire ; j’ai surmonté tous les obstacles ; j’ai….

LÉANDRE.

Tu as fait notre bonheur ; c’est à nous de songer au tien.


VAUDEVILLE.
AIR :
LÉANDRE.

Selon moi, le siècle où nous sommes,
Du jeu fut toujours fort épris.
La probité de certains hommes,
Et l’honneur de certains maris ;

Le talent de maint empirique,
De maint galant le tendre aveu,
Serment d’amour, de politique,
Chez nous tout cela n’est qu’un jeu.

CASSANDRE.

L’hymen et l’amour à Glicère,
Offrent leur charme tour-à-tour ;
Tout compte fait, elle préfère
Au jeu d’hymen le jeu d’amour
Ce goût peut paraître bizarre ;
Je l’approuve, j’en fais l’aveu ;
Car l’hymen est un vieil avare,
Et l’amour met toujours au jeu.

NIGAUDIN.

Tous les goûts sont faits pour nos ames.
Au jeu, l’un fut toujours enclin ;
Celui-ci n’aime que les femmes,
Celui-là n’aime que le vin ;
Moi, j’adopte un autre système ;
Et prenant un juste milieu,
Je suis raisonnable et je n’aime
Que les femmes, le vin, le jeu.

ISABELLE.

Nous avons fait votre partie ;
Mais oser jouer avec vous,
Ce n’est vraiment qu’une folie ;
Vous jouez toujours mieux que nous.
Satisfaits de votre partage,
Au moins, ménagez-nous un peu :
Sur nous, vous avez l’avantage ;
Car vous avez vu notre jeu.


FIN