Le Juif de Malte (Marlowe)
Ferneze Gouverneur de Malte
Lodowick Son fils
Selim Calymath Fils du Grand Seigneur
Martin Del Bosco Vice-amiral d’Espagne
Mathias Un gentilhomme
Barabas Le juif de Malte
Ithamore Esclave de Barabas
Jacopo,Barnardine Moines
Pilia-Borsa Un matamore
Katharine Mère de Mathias
Abigaïl Fille de Barabas
Bellamira Une courtisane
Deux Marchands, trois Juifs, chevaliers, pachas,
Officiers, gardes, messagers, esclaves et charpentier.
Une Abbesse, deux Nonnes
ACTE I
Scène PREMIERE
De la façon le compte est fait ; le tiers du butin pris sur les vaisseaux persans, estimé et réglé. Comme avec les Samnites et les gens d’Uz, acheteurs de mes huiles d’Espagne et de mes vins de Grèce, j’ai encaissé leurs misérables pièces d’argent. Fi ! quel mal on éprouve à calculer tant de menues monnaies et quelle différence avec les Arabes qui paient en lingots d’or, si bien qu’un jour suffit à un homme pour calculer de quoi le faire vivre toute sa vie. Un pauvre besogneux n’ayant jamais effleuré un sou, crierait au miracle à la vue de tant d’argent ; un homme dont les coffres d’acier regorgent de pièces et qui, sa vie entière, s’est usé les doigts à les compter, possède le droit de répugner à un pareil travail et, pour une livre, de suer à en mourir. Parlez-moi des mineurs indiens trafiquant du métal dans la forme la plus pure ; du riche Maure extrayant des rochers de l’Est, et, sans contrôle, des richesses ; entassant des perles comme il entasserait des cailloux, sans payer de droits, pour les revendre au poids ; alignant des paniers d’opales enflammées, de saphirs, d’améthystes, d’hyacinthes, de topazes, d’émeraudes couleur de gazon, de beaux rubis, de diamants étincelants, de pierres rares et d’un si grand prix, que l’une d’elles prise au hasard, ne pesât-elle qu’un carat, pourrait, en temps de malheur, payer la rançon d’un roi captif. Voilà en quoi consiste ma richesse ! Un homme sensé doit différencier ses moyens de trafic du commerce vulgaire, et quand il détient une fortune, l’enclore dans une petite chambre. Maintenant, voyons comment se comporte le vent. Quelle direction marque mon alcyon[1] ? L’Est ? Oui. Qu’indiquent les girouettes ? Sud-Est. En ce cas mes vaisseaux expédiés en Égypte et dans les îles entrepositaires approchent des bords du Nil. Ma galère d’Alexandrie chargée d’épices et de soies, à cette heure sous le vent, glisse doucement en doublant Candie jusqu’à Malte, à travers la mer méditerranéenne. Qui vient là ?
Eh bien ?
Barabas, vos vaisseaux sont en bon état ; les marchands abordés à bon port m’envoient savoir si vous voulez venir pour accomplir les formalités de la douane.
Les bateaux sont en bon état, dis-tu, et richement chargés ?
Oui.
Alors pourquoi tant de formalités ? Ne portent-ils pas avec eux leurs droits d’entrée ? Je suppose que mon crédit à la douane y rend ma présence inutile ? Envoie au-devant d’eux six chameaux, trente mules, et vingt wagons pour débarquer les marchandises. Tu commandes un de mes bateaux et ton crédit doit suffire.
Beaucoup de marchands de la ville méritent la même confiance et je ne peux pas aller contre la coutume.
Retourne et dis que tu viens de la part du Juif de Malte. Ils connaissent tous Barabas, je suppose ?
J’y vais.
Lequel de mes bateaux commandes-tu ?
L’Espérance.
En ce cas tu as dû croiser ma galère à Alexandrie ? Il n’est pas possible que tu sois venu d’Égypte par le Caire sans, à l’endroit de la mer où le Nil lui paie son tribut, passer par Alexandrie ?
Je ne l’ai point vue et ne m’en suis point inquiété. Tout ce que je puis dire, c’est que plusieurs de nos marins s’étonnent que vous osiez confier autant de richesses à un bateau si peu solide et venant de si loin.
Ce sont des hommes trop prudents ! Je connais mon bateau et sa résistance. Va débarquer les marchandises et dis à mon représentant d’apporter son chargement.
Je suis inquiet de cette galère.
(Entre UN SECOND MARCHAND)
Ta galère, venant d’Alexandrie, vient d’aborder, chargée de richesses, sans compter des soies de Perse, de l’or et des perles d’Orient.
Comment se fait-il qu’elle ne soit pas venue avec les autres bateaux arrivant d’Égypte ?
Nous ne les avons point vus.
Peut-être côtoyaient-ils Candie, pour y acheter de l’huile ou autres denrées. Vous vous êtes montrés imprudents en venant de si loin sans la compagnie des autres !
Nous avons dû échapper à une flotte espagnole. Elle n’était pas à une heure de nous quand des galères turques se sont mises à sa poursuite.
Ils se dirigeaient vers la Sicile. C’est bien. Allez. Dites aux marchands et à mes hommes de se dépêcher de gagner le port et voyez si on débarque le chargement.
J’obéis.
Notre fortune est portée par la terre et la mer, ce qui nous enrichit doublement. Telles sont les bénédictions promises aux Juifs, bénédictions dont se réjouissait le vieil Abraham. Le ciel peut-il, sur cette terre, faire pour un homme plus que verser l’abondance dans son sein, labourer pour lui les entrailles de la terre, mettre les mers à son service, ordonner aux vents de souffler heureusement pour l’enrichir ? On ne me hait que par jalousie. Et pourtant qui jouirait de l’estime publique sans la richesse ? Mieux vaut un Juif haï pour sa fortune, qu’un Chrétien que sa pauvreté rend pitoyable ! Leur croyance ne rapporte que malice, fausseté, orgueil excessif, incompatible avec leur profession. Quand, par malheur, quelque infortuné écoute trop sa conscience, cette conscience ne lui rapporte que de la misère. Nous sommes, disent-ils, une nation errante, possible, mais nous n’en acquérons que plus de richesses en chemin. Voyez Kirriah, Jairim le grand Juif, de Grèce, Obed à Bairseth, Nones en Portugal, moi-même à Malte, d’autres en Italie, quelques-uns en France, tous riches, plus riches qu’aucun Chrétien. J’avoue que nous ne parvenons pas au trône. À qui la faute ? À notre petit nombre. On n’hérite d’une couronne que par droit de succession ou par celui du plus fort. Or, je l’ai bien souvent entendu dire, rien de ce qui s’obtient par la violence ne dure. Donnez-nous un gouvernement pacifique, faites rois des Chrétiens, et nous régnerons quand même. Je n’assume aucune charge, je ne possède qu’une fille aussi chère à mon cœur qu’Iphigénie à Agamemnon, et tout ce que je possède lui appartient. Qui vient là ?
L’heure n’est pas à la politique.
Allons trouver Barabas, nul ne saurait mieux nous conseiller en la circonstance.
Eh bien, mes compatriotes ! Pourquoi venir à moi en si grand nombre ? Quels accidents surviennent aux Juifs ?
Barabas, une flotte de galères de bataille venue de Turquie entre au port. Les Turcs se dirigent vers la Maison du Conseil en ambassade.
Eh bien ? Ils ne viennent pas pour déclarer la guerre ? Et puis, au cas contraire, nous saurions les vaincre ! (À part) Qu’ils bataillent, remportent la victoire et tuent jusqu’au dernier, pourvu qu’ils épargnent moi, ma fille et mon bien !
S’ils venaient pour s’entendre, ils n’affecteraient pas des dehors aussi provocateurs.
Je crains que leur venue nous réserve quelque chose.
Vous perdez la tête ! Vous jugez mal leurs démonstrations ! Quel besoin de s’entendre peuvent avoir des gens unis ? Les Turcs et les Maltais ne sont-ils pas alliés ? Il y a autre chose là-dessous.
Enfin, Barabas, ils viennent pour la paix ou la guerre !
Peut-être simplement pour tâter s’ils pourraient atteindre Venise par l’Adriatique, ce qu’ils ont essayé maintes fois.
Voilà parler sagement.
En attendant tous les Juifs sont convoqués au Sénat.
Hum ! Tous les Juifs ?
Sur ce, partons.
Adieu Barabas.
Adieu Zaareth ; adieu Temainte.
Maintenant, Barabas, à toi d’approfondir la question. Fais appel à tes sens et réunis tes esprits. Ces hommes simples n’y voient pas clair. Depuis longtemps Malte paie tribut au Turc. Il se pourrait que ce dernier eût laissé s’amasser une somme que toutes les richesses de l’île ne suffiraient pas à acquitter, et que, fort de cet avantage, il songe à s’emparer de la ville. En tout cas, je vais prendre mes précautions et mettre prudemment à l’abri ce que je possède. Ego mihimet sum semper proximus. Après cela ils pourront entrer et prendre la ville.
Scène II
(Entrent Ferneze, gouverneur de Malte, des chevaliers, des officiers qui se rencontrent avec Calymath et des pachas [3]).
Pachas, que réclamez-vous ?
Sachez d’abord, chevaliers de Malte, que nous venons de Rhodes, de Chypre, de Candie et des autres îles de la Méditerranée.
Que nous importent à nous, Chypre, Candie et les autres îles ? Que réclamez-vous ?
Le tribut de dix années demeure impayé.
Hélas ! Monseigneur, la somme est considérable et j’espère que Votre Grandeur s’en rendra compte.
Je voudrais, grave gouverneur, pouvoir vous accorder cette faveur ; mais il s’agit des intérêts de mon père, et dans ces conditions, je ne peux ni n’oserais retarder les choses.
Alors permettez-nous d’en conférer, grand Selim Calymath.
Tenez-vous à l’écart et laissez les chevaliers se consulter. Que nos galères demeurent sous voiles, car, peut être, ne séjournerons-nous pas ici. Eh bien, gouverneur, qu’avez-vous résolu ?
Voici. Puisque vous exigez que l’on vous verse le tribut de dix années, nous vous demandons le temps de récolter la somme parmi les habitants de Malle.
Cela dépasse nos attributions.
Callipine, un peu de courtoisie. Peut-être le délai qu'ils réclament ne sera-t-il pas long ? Il est plus chevaleresque d’obtenir ce qu’on demande par des procédés pacifiques que par la contrainte. Quel répit voulez-vous, gouverneur ?
Un mois.
Nous vous accordons un mois, mais songez à tenir votre promesse. Maintenant que vos galères reprennent la mer jusqu’au délai par vous sollicité. Nous vous enverrons un messager pour toucher l’argent. Portez-vous bien, grand gouverneur et braves chevaliers de Malte.
Que la chance accompagne Calymath.
Qu’on aille quérir les Juifs de Malte. N’étaient-ils pas convoqués aujourd’hui ?
Si, monseigneur, et les voilà qui viennent.
Avez-vous décidé ce qui convient de leur dire ?
Oui, laissez-moi faire. Approchez, Juifs. Le puissant Sélim Calymath, fils de l’Empereur de Turquie, réclame le tribut de dix années. Sachez qu’en ce qui nous concerne…
Mon bon Seigneur, pour sa tranquillité, Votre Seigneurie fera bien de le lui payer.
Doucement, Barabas ; la chose n’est pas si simple que vous semblez le supposer. Le tribut de ces dix années représente une somme, dont, calcul fait, nous ne disposons pas, les guerres ayant épuisé nos ressources. Il nous faut donc requérir votre aide.
Hélas ! monseigneur, nous ne sommes pas des soldats. Que pourrions-nous contre un si grand prince ?
Nous savons, Juif, que tu n’es pas soldat. Mais tu es un marchand riche, et nous faisons appel à ton argent.
Quoi, seigneur ! À mon argent ?
À ton argent et à celui de tes coreligionnaires.
Hélas ! mon seigneur, la plupart d’entre nous sont pauvres.
Alors, que les riches paient pour ceux-là.
Les étrangers n’ont rien à voir avec votre tribut !
C’est parmi nous qu’ils ont acquis leurs richesses. En ce cas, la justice veut qu’ils concourent au tribut !
Dans les mêmes proportions que vous autres ?
Non, Juif, comme des infidèles. C’est-à-dire que nous proportionnerons vos taxes à la patience que nous avons mise à vous supporter, vous, haïssables et maudits du ciel. Lisez les articles de nos décrets.
« Primo, le tribut dû aux Turcs sera levé parmi les Juifs, et chacun d’entre, eux devra verser la moitié de ce qu’il possède. »
La moitié de ce qu’il possède ? (À part) J’espère qu’il ne s’agit pas de moi !
Continuez.
« Secundo, celui qui s’y refuserait sera immédiatement baptisé. »
Baptisé ! Que résoudre ?
« Ensuite, dépouillé de tous ses biens. »
Seigneur, nous abandonnons notre moitié.
Oh coquins, vous n’êtes donc pas nés juifs ? Est-il possible que vous soyez assez lâches pour abandonner vos biens à leur choix ?
Barabas, veux-tu être baptisé ?
Non, je ne me convertirai pas.
Alors, paie ta moitié.
Pesez les conséquences d’une pareille détermination. La moitié de mes biens représente la richesse d’une ville ! Cela ne se gagne pas si facilement et ne se partage pas si volontiers !
Nos décrets exigent que tu verses la moitié. Exécute-toi donc ou nous nous emparons du tout.
Corpo di Dio ! Arrêtez ! Vous aurez la moitié. Usez-en avec moi comme avec mes frères.
Non, Juif. Tu as contesté les articles, maintenant je ne puis plus revenir sur ma décision.
Alors, vous voulez me voler tous mes biens ? Le vol est-il la base de votre religion ?
Non, Juif. En mettant la main sur ta fortune particulière, nous sauvons de la ruine toute une multitude. Or, mieux vaut qu’un homme se dévoue pour l’intérêt commun que de voir tout un peuple périr au profit d’un seul. Barabas, nous ne voulons pas te bannir. Tu pourras demeurer à Malte où tu as acquis ta fortune et où, à l’occasion, tu en réaliseras une autre.
Chrétiens, comment m’enrichirai-je à présent ? Avec rien on ne fait rien.
Avec rien tu as commencé à acquérir un peu de biens ; avec ce peu tu as acquis davantage, pour amasser encore. Si ta première malédiction pèse lourdement sur ta tête, si elle te fait pauvre et méprisé de tous, accuses-en surtout ton péché originel.
En appelez-vous à l’Écriture pour excuser vos torts ? Ne prêchez pas aux dépens de mes biens. Si quelques Juifs sont méchants, tous les chrétiens le sont. Quoi ? parce que la tribu dont je descends a été ruinée pour ses péchés, il en demeurerait responsable ? L’homme qui se conduit honnêtement a droit à la vie. Lequel d’entre vous peut en juger autrement ?
Dehors, misérable Barabas ! N’as-tu pas honte de chercher à te justifier, comme si nous ne connaissions pas la profession ? Si tu te reposes sur ta droiture, sois patient et les biens s’accroîtront. L’excès des richesses excite la convoitise et la convoitise est un monstrueux péché.
Le vol est pis. Or s’emparer de mes biens, c’est faire acte de voleur. Si tu me dépouilles je serai obligé de voler plus encore !
Grave gouverneur, n’écoutez pas ses protestations. Que l’on transforme sa maison en un couvent, elle abritera de saintes nonnes.
Il en sera fait ainsi.
Est-ce fait, officiers ?
Oui, monseigneur, nous avons saisi les biens et les marchandises de Barabas, lesquels, évalués, représentent une somme plus considérable que toute la richesse de Malte. Aux autres nous avons pris la moitié de leurs richesses.
Nous nous occuperons ensuite du reste.
Eh bien, mes maîtres, vous voilà satisfaits ? Vous détenez mes marchandises, mon argent, ma fortune, mes vaisseaux, mes économies, tout ce qui constituait ma joie ! Accaparant tout, vous ne pouvez exiger plus, à moins que vos cœurs insensibles, supprimant toute pitié dans vos poitrines de pierre, n’en veuillent à ma vie !
Non, Barabas, teindre nos mains de sang n’entre ni dans nos goûts ni dans nos habitudes.
J’estime qu’on est moins coupable à priver de la vie des hommes misérables, qu’à devenir la cause de leur misère. Vous faites main basse sur ma richesse, le travail de toute une vie, le confort de mon âge, l’espoir de mon enfant, le mal est complet !
Rentrons pour monnayer ces marchandises pour le tribut dû aux Turcs.
De suite. Oublier l’échéance amènerait la rupture du pacte et ce serait mauvaise politique.
Politique ! Ils font plus profession de politique que de simplicité ! Les plaies dÉgypte, la malédiction du ciel, la sécheresse de la terre, la haine, que tout retombe sur eux, grand Primus Motor ! À genoux, frappant la terre, je livre leurs âmes aux peines éternelles, aux suprêmes tortures du feu, en échange de ma profonde détresse !
Sois calme, mon bon Barabas.
O méchants frères, nés pour voir un pareil jour, pourquoi demeurez-vous insensibles à mes tourments ? Pourquoi ne pleurez-vous pas à la vue de mes malheurs ? Et pourquoi, vaincu, ne succombé-je pas à ma détresse ?
Nous courbons la tête sous les mains cruelles qui s’appesantissent sur nous. Et pourtant ils ont confisqué la moitié de nos biens !
Il fallait vous opposer à leur extorsion ! Vous étiez en nombre et je demeurais seul. Je suis aussi le seul auquel ils aient tout pris !
Frère Barabas, souviens-toi de Job
Vous me parlez de Job ? On a fait l’énumération de ses richesses. Il ne possédait que sept mille moutons, trois mille chameaux, deux cents bœufs de labour, et cinq cents ânesses ! Tandis que moi, dans mes caisses, sur mes galères, sur d’autres vaisseaux revenus d’Égypte, je possédais plus qu’il ne m’en fallait pour acheter Job et ses bêtes, à quelque prix que ce fût ! Maudit le jour qui m’a vu naître ! J’aspire à une nuit éternelle ! Je voudrais que des nuages obscurs m’entourassent pour dérober tant de misères à mes yeux !
Sois patient, Barabas.
Je vous en conjure, laissez-moi avec votre patience ! Vous ignorez la richesse, vous vous plaisez dans le besoin ! Laissez donc à son désespoir celui qui, sur un champ de bataille, désarmé, entouré d’ennemis, regarde ses soldats morts, sans trouver le moyen de se délivrer. Laissez-moi déplorer un mal aussi soudain ! Je parle dans le trouble de mon esprit ! D’aussi graves injures ne s’oublient pas si vite.
Allons, laissons-le. Nos paroles l’irriteraient encore !
Allons, mais croyez-moi, c’est misère que de voir un homme aussi malheureux ! Adieu Barabas !
Portez-vous bien. Voyez la naïveté de ces pauvres esclaves qui, par manque de raison, me prennent pour un morceau d’argile insensible qui se nettoie dans toutes les sceaux. Non ! Barabas naquit pour une meilleure fortune. Il a été pétri dans un plus beau moule que ceux qui ne se préoccupent que du présent. Un homme intelligent descend au plus profond de lui-même et s’inquiète de l’avenir, car les diables naissent à tout moment !
Voici ma belle Abigaïl. Qui rend si triste mon enfant bien-aimée ? Ne te lamente pas pour une perte aussi légère. Ton père conserve assez d’économies pour te satisfaire.
Ce n’est pas sur moi que je pleure, mais sur le vieux Barabas. C’est pour toi, père, que se désespère Abigaïl. J’apprendrai à ne plus verser de larmes inutiles. N’écoutant que mon chagrin, poussant des cris farouches, je courrai jusqu’au Sénat. Je leur parlerai à tous et, tordant mes cheveux, je leur fendrai le cœur jusqu’à ce qu’ils réparent les torts faits à mon père.
Non, Abigaïl, les imprécations ne guérissent pas les maux passés. Demeure silencieuse, ma fille. La patience est consolatrice et le temps peut nous fournir une occasion que l’on n’a pas soudainement sous la main. D’ailleurs, ma fille, ne me suppose pas assez imprévoyant pour n’avoir pas gardé des provisions pour toi et pour moi. J’ai soigneusement caché dix mille portugais d’or, des perles rares, des riches joyaux, des pierres précieuses, en prévision d’un désastre.
Où, mon père ?
Dans ma maison.
Alors Barabas ne les verra plus, car ils ont tout confisqué, ta maison et ce qu’elle contenait.
Ils me permettront bien encore une fois, je suppose, de rentrer chez moi ?
N’y comptez pas. J’ai laissé le gouverneur mettre des nonnes à ma place. De la maison, ils ont l’intention de faire un couvent où, sauf les femmes, nul ne pourra entrer.
Mon or ! Mon or ! Mon or et tout le reste parti ! Dieux, si vous êtes impartiaux, ai-je mérité un pareil châtiment ? Étoiles mauvaises, conspirez-vous contre moi au point de me désespérer dans ma pauvreté ? Sachant combien je supporte mal la détresse, me croyez-vous assez fou pour nie pendre moi-même, m’évaporer de cette terre sans laisser un souvenir de ce que j’étais ? Non ! je veux vivre ; et puisque, après m’avoir ainsi jeté à la mer, vous me réduisez à couler ou à nager, puisqu’il faut que je prenne un parti, je rentrerai en possession de moi-même ! Fille, tu vois dans quelle situation m’ont mis ces Chrétiens ? Laisse-toi guider par moi, car dans l’extrémité où nous sommes nous n’avons pas le choix.
Que ne ferait pas Abigaïl pour venger votre injure !
Bien. Tu me dis qu’ils ont transformé ma maison en un couvent et que des nonnes y sont déjà installées ?
Oui.
Alors, Abigaïl, ma fille, il te faut supplier la supérieure de te prendre avec elle.
Comme nonne ?
Comme nonne. Sous le couvert de la religion, on dissimule bien des méfaits.
Mais, en pareil lieu je serai suspecte.
Laisse-les te suspecter, mais conduis-toi de façon à ce que l’on croie à ta conversion. Supplie-les, parle-leur gentiment, laisse-leur supposer que tu es une grande coupable et elles te recevront dans leur sein.
Saurai-je dissimuler à ce point ?
Tu dissimuleras d’autant mieux que tu agiras contre tes convictions. Une profession de foi simulée vaut mieux qu’une hypocrisie cachée.
Soit. Une fois en place, que ferai-je ?
Je connais une cachette sous le plancher de la chambre supérieure, renfermant l’or et les joyaux que je gardais pour toi. Les voici qui viennent. De l’adresse, Abigaïl.
Venez avec moi.
Non. En la circonstance mieux vaut que je ne paraisse pas et que l’on croie que ta décision m’offense. De l’adresse, mon or est à ce prix !
Mes sœurs, nous voici presque arrivés au nouveau couvent.
Tant mieux, car nous n’aimons pas que l’on nous voie. Trente longs hivers se sont passés depuis que nous nous dissimulons dans la foule.
Vous vous trouverez très bien dans cette maison transformée en couvent.
Puissiez-vous dire vrai. Qui vient là ?
Sainte Abbesse, et vous, heureuses tutrices des vierges, prenez en pitié l’état d’une malheureuse jeune fille !
Qui es-tu ?
La fille désespérée d’un malheureux Juif, le Juif de Malte, l’infortuné Barabas, autrefois possesseur d’une riche maison que l’on vient de transformer en couvent.
Bien, ma fille. Que nous veux-tu ?
Craignant que la douleur que ressent mon père ne pèche contre la foi, je voudrais passer ma vie dans la pénitence, et faire mon noviciat dans ce couvent pour que mon âme expie ses fautes !
Sans aucun doute, mon frère, elle cède à quelque inspiration.
Une inspiration qui la conseille. Faisons des vux pour qu’on la reçoive.
Ma fille, nous vous admettons parmi nous.
Laissez-moi d’abord, en qualité de novice, apprendre à conformer ma vie solitaire à la sévérité de vos lois ; permettez-moi de prendre pour logis l’endroit où je dormais d’habitude et, grâce à vos divins préceptes et à mes propres efforts, je ne doute pas d’en tirer un sérieux profit.
Égal à tout ce que j’ai accumulé dans ma cachette !
Suivez-nous, jeune fille.
Abigaïl ! Que fais-tu parmi ces Chrétiens maudits ?
Laisse-la, homme de peu de foi, elle se mortifie.
Comment ! Elle se mortifie ?
Et elle va accomplir son noviciat.
Enfant de perdition, la honte de ton père. Que feras-tu parmi ces démons détestés ? Si tu ne veux pas que ma malédiction tombe sur toi, je te somme de les laisser eux et leur hérésie damnée.
Père, pardonne-moi !…
Arrière !(Bas). N’oublie pas les joyaux et l’or. Le plancher porte une marque. (Haut). En Arrière maudite, ton père renonce à te voir !
Barabas, malgré ton erreur, n’empêche pas ta fille de jeter un regard sur tes propres afflictions, et ne permets pas qu’elle reste plus longtemps aveugle.
Frère aveugle, tu ne me persuaderas pas ! (Bas à Abigaïl). Le plancher porte un signe. (Haut à Jacomo). J’aimerais mieux mourir que de la voir ainsi. Veux-tu donc m’abandonner dans ma détresse, fille séduite ? (Bas) N’oublie pas ! (Haut) convient-il que des Juifs se montrent à ce point crédules ? (Bas) Demain matin, à la première heure, je serai à la porte. Non ne m’approche pas ! Puisque tu veux être damnée, oublie-moi, fuis ma présence, et advienne que pourra ! (Bas) Adieu. À demain matin. (Haut) Arrière, mécréante.
Que vois-je ? La belle Abigaïl, la fille du riche Juif, entre dans les ordres ? La chute soudaine de son père l’humilie à ce point ? Elle est plutôt faite pour un roman d’amour que pour la fatigue des oraisons et on se l’imagine entre les bras d’un amant plutôt que levée à minuit pour écouter la messe !
Eh bien, don Mathias ? Êtes-vous muet ?
Lodowick, je viens de voir le spectacle le plus extraordinaire !
Lequel ?
Celui d’une belle jeune fille, à peine âgée de quatorze ans, la plus belle fleur poussée dans le champ de Cythère, renonçant aux plaisirs de la terre fertile et étrangement métamorphosée en nonne !
De qui voulez-vous parler ?
De la fille du riche Juif.
Barabas, dont les biens ont été naguère confisqués ? Est-elle donc si jolie ?
Une beauté sans rivale. Si vous la voyiez votre cœur en demeurerait troublé, et, bien qu’elle soit enfermé dans des murs d’airain, à défaut d’amour elle exciterait votre pitié !
Si elle est aussi belle que vous le dites, ce serait agréablement passer son temps
que de lui rendre visite. Y allons-nous ?C’est mon plus vif désir et ce sera mon unique remède.
En ce cas, je vous suivrai. Adieu, Mathias.
Au revoir, Lodowick.
ACTE II
Scène PREMIERE
Comme un corbeau, présage de malheur, porte le passeport d’un homme malade dans son bec, et, dans l’ombre de la nuit silencieuse, secoue la contagion en agitant ses ailes noires, ainsi va le pauvre Barabas, vexé, tourmenté, répandant des malédictions sur les chrétiens. Les plaisirs incertains du temps rapide s’en sont allés, me laissant dans le désespoir. De mes richesses il ne me reste plus que le cruel souvenir, comme une cicatrice à un soldat mutilé. 0 toi qui, avec une langue de feu, conduisis les fils d’Israël à travers les ténèbres, éclaire l’enfant d’Abraham ; dirige, cette nuit, la main d’Abigaïl et qu’après cela le jour soit remplacé par une nuit éternelle ! Le sommeil fuira mes yeux vigilants ; le repos se refusera à mes pensées agitées, jusqu’à ce que j’obtienne une réponse de mon Abigaïl.
J’ai pu heureusement choisir le moment de sonder le plancher indiqué par mon père. Voilà la cachette, l’or, les perles, et les joyaux qu’elle recèle.
Maintenant Je me rappelle les paroles des vieilles femmes qui, à l’époque de ma richesse, me contant des histoires d’hiver, parlaient d’esprits, de fantômes errant la nuit autour de places renfermant des trésors cachés. Il me semble être un de ces esprits ou de ces fantômes. Tant que je vivrai, là vivra la seule espérance de mon âme, et mort, c’est encore là qu’errera mon esprit !
En me quittant, mon père m’a dit qu’il m’attendrait au lever du jour. Doux sommeil, quel que soit l’endroit où il demeure, dis à Morpliée de lui procurer un rêve d’or ; à son réveil il rentrera en possession du trésor trouvé.
Bueno para todos mi ganado no era. Une étoile brille à l’est. L’étoile polaire de ma vie, si c’est Abigaïl. Qui est là ?
Qui est là ?
Paix, Abigaïl ! C’est moi.
Alors sois heureux.
Tu l’as ?
Voici. (Elle jette des sacs). Encore, encore, encore !
Père, minuit va bientôt sonner et, à cette heure, les nonnes commencent à se réveiller. Pour éviter tout soupçon, il faut nous séparer.
Adieu, ma joie ! De mes doigts reçois le baiser que t’envoie mon âme !
Maintenant, Phoebus, ouvre les yeux du jour ! Que le corbeau fasse place à l’alouette matinale afin que je puisse m’envoler avec elle dans l’espace.
Scène II
Capitaine, dis-nous où tu vas, quelle est la nationalité de ton bateau ancré au port et pourquoi tu abordes sans notre permission.
Gouverneur de Malte, je vais plus loin. Mon bateau le Dragon Volant est espagnol comme moi. Je me nomme del Bosco, vice-amiral du roi catholique.
Il dit la vérité, monseigneur ; il faut donc le bien traiter.
Notre chargement se compose de Grecs, de Turcs et de Maures africains. Nous nous attardions dans les eaux corses, refusant de baisser pavillon devant la flotte turque dont les galères nous chassaient, lorsque, soudainement, le vent s’éleva. Nous pûmes lofer, tirer des bordées et combattre à l’aise. Nous en tuâmes quelques-uns, d’autres se noyèrent. Le capitaine est mort. Ce qui reste demeure notre butin, et nous voudrions en trafiquer à Malte.
Martin del Bosco, je te connais. Sois le bienvenu à Malte, de moi et de tous. Quant à te permettre de trafiquer des Turcs, nous ne le pouvons pas, pour des raisons tributaires.
Del Bosco, tu nous aimes et tu nous honores. Persuade donc le gouverneur d’en finir avec les Turcs. Ils ne font trêve que dans l’espérance de nous soutirer de l’or, quand avec la somme qu’ils réclament nous pourrions entrer en campagne.
Eh quoi ! chevaliers de Malte, vous accordez aux Turcs une trêve si bassement achetée ? Monseigneur, souvenez vous que, à la honte de l’Europe, l’île chrétienne de Rhodes, d’où vous venez, vous a appartenu, et que vous ne vous êtes réfugiés ici que pour combattre les Turcs.
Nous ne l’avons pas oublié, capitaine, mais nous disposons de forces médiocres.
Quelle somme réclame Calymath ?
Cent mille couronnes.
Monseigneur et roi possède des titres sur cette île et songe à vous en expulser. Laissez-vous conduire par moi et gardez votre argent. Je vais écrire à Sa Majesté pour réclamer son aide, et je ne partirai pas avant de vous savoir libres.
À cette condition nous autoriserons la vente de tes Turcs. Allez, officiers, et exposez-les.
Bosco, tu seras général de Malte. Nous et nos vaillants chevaliers te suivrons pour marcher contre ces mécréants. Bosco. Puissiez-vous imiter vos prédécesseurs. Quand, avec des forces effrayantes, les Turcs assiégèrent Rhodes, seulement défendue par une faible garnison, la ville soutint néanmoins le combat, et pas un homme ne survécut pour apporter la mauvaise nouvelle à la Chrétienté.
Nous nous défendrons de même. En avant ! Orgueilleux Calymath, au lieu d’or, nous t’enverrons des boulets enveloppés de fumée et de fer ! Réclame le tribut à qui tu voudras, nous sommes résolus. L’honneur s’achète avec du sang et non de l’or.
Scène III
Voici la place du marché. Laissez-les s’arrêter. Ne craignez rien pour la vente, ils seront vite vendus.
Chacun a son prix écrit dans le dos, prix exigible.
Voici venir le Juif. Tous ses biens n’ont pas été vendus, puisqu’il a acheté tous les esclaves.
En dépit de ces Chrétiens, mangeurs de pourceaux, de cette nation grossière jamais circoncise, composée de misérables vilains qui n’existaient pas avant que Titus et Vespasien nous eussent conquis, je suis devenu aussi riche qu’avant ! Ils espéraient voir ma fille religieuse ; elle possède un domicile, une maison aussi grande et aussi luxueuse que celle du gouverneur. Maigre l’opposition de Malte, je l’habiterai avec l’appui de Ferneze dont j’aurai bientôt le coeur, en même temps que celui de son fils ! Je n’appartiens pas à la tribu de Lévi, qui oublie facilement les injures ! Nous autres, Juifs, nous flattons comme des épagneuls quand il le faut, mais nous savons aussi montrer les dents et mordre en gardant l’air innocent et doux d’un agneau. À Florence j ai appris à me caresser la main, à lever les épaules quand on m’appelait chien, à baisser aussi la tête comme un moine aux pieds nus. Espérant voir un jour ces Chrétiens affamés dans une étable, réduits à quêter dans nos synagogues, je comptais sur la charitable ressource de cracher dans le bassin des offrandes. Voici venir donc Lodowick, le fils du gouverneur, un de ceux que j’aime pour l’amour de son excellent père.
On m’a dit que le riche Juif suivait ce chemin. Je le cherche dans le but d’apercevoir Abigaïl, car Don Mathias ne cesse de me vanter sa beauté.
Maintenant je vais montrer comment je tiens plus du serpent que de la colombe, comment je suis plus fourbe que fou.
Il s’éloigne. Au tour de la belle Abigaïl.
Compte sur elle.
Barabas, je suis le fils du gouverneur.
Je voudrais que vous fussiez son père aussi, pour tout le mal que je vous souhaite. (À part). Le coquin ressemble à une tête de cochon nouvellement flambée !
Où vas-tu, Barabas ?
Pas plus loin. Quand nous parlons à des Gentils comme vous, nous prenons volontiers l’air pour nous purifier.
Peux-tu me vendre un diamant ?
Votre père les a tous pris. Il ne m’en reste plus qu’un : ma fille. Mais celui-là, avant qu’on s’en empare, je le sacrifierai sur un monceau de bois. (À part). Je garde encore à son service le poison et la lèpre
Quel éclat a-t-il sans la monture ?
Le diamant dont je parle n’a jamais été monté ! Seigneur Lodowick.
Est-il carré ou pointu ? Renseigne-moi là-dessus.
Pointu, mon bon seigneur.
La forme que je préfère.
Moi aussi.
Brille-t-il la nuit ?
Comme les rayons de Cynthia !
Son prix ?
Ta vie ! (Haut) Monseigneur, nous ne nous disputerons pas à propos du prix. Venez chez moi, je le remettrai à votre Honneur. (À part) Et je me vengerai !
Non, Barabas, je veux le mériter d’abord.
Mon bon seigneur, votre père l’a déjà mérité quand, cédant à un esprit de charité et de vérité chrétiennes, désireux de me purifier aux sources de la religion, me recommandant de veiller sur mes péchés mortels, il m’a pris mes biens, m’a chassé de chez moi, et a transformé ma maison en un couvent de chastes nonnes.
Sans aucun doute ton âme en recueillera les fruits.
Oui, mon seigneur, mais le jour de la récolte semble encore éloigné. Je sais pourtant à quoi point les prières de ces nonnes et de ces saints frères, qui en retirent d’ailleurs un certain argent, sont merveilleuses… (À part) sans rendre les gens meilleurs. (Haut) Il suffit de constater leur zèle pour se convaincre qu’ils en récolteront des fruits, j’entends qu’ils abonderont en perfections.
Cher Barabas, ne change pas la conversation en la mettant sur les nonnes.
Je le fais, emporté par la chaleur de mon zèle. (À part) Espérant, avant qu’il soit longtemps, mettre le feu à cette maison ; car, malgré sa prospérité, je n’ai pas dit mon dernier mot sur elle ! (Haut) En ce qui concerne le diamant, seigneur, venez à la maison ; nous nous entendrons facilement sur le prix, quand ce ne serait que par égard pour votre honorable père. En attendant il faut que j’achète un esclave.
Je te tiendrai compagnie.
Voici la place du marché. Combien cet esclave ? Deux cents couronnes ? Les Turcs pèsent-ils si lourd ?
C’est le prix.
Il sait donc voler que vous en demandez si cher ? Sans doute il possède un nouveau procédé pour dérober les bourses ? Il vaudrait alors trois cents pièces d’argent. Si je l’achetais, pourrais-je obtenir de la ville l’engagement qu’elle ne l’enverra jamais aux galères ? La justice est sévère pour les voleurs, et très peu sont libres avant d’avoir purgé leur peine.
Tu n’estimes ce Maure que deux cents pièces d’argent ?
Pas davantage, monseigneur.
Pourquoi ce Turc est-il plus cher ?
Il est jeune et renferme beaucoup de qualités.
A-t-il donc trouvé la pierre philosophale ? Si oui, tu peux m’en briser la tête, je te pardonnerai.
Non, seigneur, mais je sais couper les cheveux et raser.
Ne serais-tu pas un vieux coiffeur ?
Hélas, je suis trop jeune.
Jeune ? Alors je vais t’acheter, et si tu te montres habile je te marierai à dame Vanité !
Je vous servirai.
En m’apprenant quelque méchant tour. Et sous prétexte de me raser, si tu me coupais la gorge pour me voler ? Te portes-tu bien ?
Tout à fait bien.
Tant pis ! Je voudrais un esclave malade pour économiser sur la nourriture. Avec toi une pièce de bœuf par jour n’y suffirait pas. Montrez-moi un gaillard plus maigre.
En voici un. Comment le trouvez-vous ?
Où es-tu né ?
En Thrace, d’où l’on m’a transporté en Arabie.
Tu fais mon affaire. Cent livres ? Je le prends. Voici l’argent.
En ce cas, marquez-le et emportez-le.
Adieu. Viens, coquin, tu m’appartiens. (À Lodowick). Quant au diamant, vous l’aurez. Je vous en prie, seigneur, venez chez moi et je mettrai tout à votre disposition.
Que peuvent combiner le Juif et Lodowick ? J’ai bien peur que la belle Abigaïl soit en cause.
Voici venir Don Mathias, séparons-nous.
Il aime ma fille qui a du penchant pour lui, mais j’ai juré de tromper leurs espérances et de me venger du gouverneur.
Ce Maure est plus avenant, n’est-ce pas ? Réponds, enfant.
Je préfère celui-ci, ma mère ; regardez bien.
Affecteriez-vous de ne pas me reconnaître devant votre mère de peur qu’elle ne soupçonne le mariage en question ? Quand vous l’aurez quittée, venez chez moi, considérez-moi comme un père. Adieu, mon fils.
Qu’est-ce que Lodowick pouvait bien vous dire ?
Nous parlions de diamants et non d’Abigaïl.
Dis-moi, Mathias, n’est-ce pas cela le Juif ?
Quant au commentaire sur les Macchabées, je le tiens à votre disposition.
Oui, madame. Je causais avec lui à propos de l’emprunt que je lui voudrais faire d’un livre ou deux.
Ne lui parle pas, il est maudit du ciel. Tu as tes couronnes ? Partons.
Surtout, Juif, souviens-toi du livre.
Allons j’ai fait d’assez bonnes affaires.
Maintenant, dis-moi ton nom, ta naissance, ta condition et ta profession.
À parler franc, seigneur, ma naissance est médiocre ; je m’appelle Ithamore. Quant à ma profession, elle sera comme que vous voudrez.
Tu n’as donc pas de métier ? Alors écoute-moi bien, et tu sauras ce que j’attends de toi. D’abord il faut renoncer à la compassion, à l’amour, aux vaines espérances, à la crainte ; ne t’émouvoir de rien, n’éprouver aucune pitié et te contenter de sourire quand les Chrétiens gémiront.
O bon maître, devant de telles paroles je salue votre nez[7].
Quant à moi, je sors la nuit et j’assomme les pauvres gens qui se lamentent au pied des murs ; quelquefois j'erre aux environs et j’empoisonne les puits ; de temps en temps, pour favoriser les voleurs chrétiens, je me contente de laisser tomber quelques couronnes, afin de me donner la satisfaction, quand je parcours ma galerie, de les voir passer garrottés devant ma porte. Dans ma jeunesse, j’ai étudie la médecine et commencé à la pratiquer suivant la méthode italienne, enrichissant les prêtres en leur fournissant des enterrements, tandis que j’entretenais des sacristains à creuser des fosses et à sonner le glas de mort. Après cela je me suis fait soldat durant la guerre entre la France et l’Allemagne. Sous prétexte de prêter secours à Charles V, je tuais amis et ennemis. Puis j’ai entrepris l’usure, et grâce à mes concussions, mes duperies, mes vols, mes tripotages, rempli en un an les prisons de banqueroutiers, les hôpitaux d’orphelins, multiplié à chaque changement de lune, les cas de folie ; sans compter ceux que je réduisais à se pendre avec un parchemin épingle sur la poitrine ! Le mal par moi causé m’a porté bonheur. Je possède assez d’argent pour acheter la ville. Et toi, comment passais-tu ton temps ?
À mettre le feu aux villages chrétiens, à enchaîner des eunuques, à garrotter des galériens. Ou bien je servais comme garçon d’écurie dans une auberge, et la nuit je dévalisais les voyageurs, ou leur coupais la gorge. Une fois, à Jérusalem, où les pèlerins s’agenouillaient, j’ai répandu du sable sur les pierres de marbre et leurs genoux s’enflammèrent au point que je m’amusais à les regarder s’en aller en boitant avec le secours de béquilles.
Très bien. Considère-moi dorénavant comme ton camarade. Nous sommes tous deux des gueux circoncis nourrissant la même haine contre les Chrétiens. Sois fidèle et discret et tu ne manqueras de rien. Maintenant retire toi, je vois venir Don Lodowick.
Barabas, la rencontre est heureuse. Où est le diamant dont vous m’avez parlé ? [8]
Chez moi, mon seigneur. Veuillez me suivre. Abigaïl, ouvre la porte.
Bonjour, père. Je vous apporte des lettres d’Ormus. On attend la réponse.
Donne. (Bas). Reçois Lodowick, le fils du gouverneur, avec toute la bonne grâce possible, en gardant la tenue qui convient à une jeune fille. Traite-le comme un Philistin, dissimule, fais des serments, proteste, parle-lui d’amour, il n’est pas de la semence d’Abraham. (Haut). Je suis un peu occupé, seigneur, pardonnez-moi. Abigail, qu’il soit le bienvenu, pour mon salut.
Pour son salut et le vôtre, il en sera ainsi.
Un dernier mot. Embrasse-le, dis-lui de belles paroles ; en Juive habile entortille-le, de façon que vous soyez fiancés avant de vous séparer.
O mon père ! J’aime Mathias !
Je le sais, mais je te le répète, séduis Lodowick, je l’ordonne. (Haut et regardant une lettre) Sur ma vie, c’est l’écriture de mon agent. Entrez pendant que j’examinerai les comptes.
Le compte est fait. Lodowick est un homme mort ! Mon agent m’annonce la fuite d’un marchand qui me doit cent tonnes de vin. (Faisant claquer ses doigts) J’y attache trop d’importance, car j’ai assez de biens. À cette heure il embrasse Abigaïl et tous deux se jurent un mutuel amour. Aussi sûrement que le Ciel a envoyé la manne aux Juifs, lui et Mathias mourront ! Son père était mon plus cruel ennemi !
Où Don Mathias porte-t-il ses pas ?
Mais vers la belle Abigaïl que j’aime.
Tu sais et le ciel peut en témoigner, que mon intention est de te donner ma fille ?
Oui, Barabas, autrement tu me ferais injure.
Le ciel me garde d’avoir une pareille pensée ! Pardonnez-moi si je pleure ! Le fils du gouverneur prétend, que je le veuille ou non, obtenir Abigaïl. Il lui envoie des lettres, des bracelets, des joyaux et des bagues.
Qu’elle accepte ?
Elle ? non, Mathias, elle les lui retourne. Aussitôt qu’il parait elle s’enferme au plus vite. Alors il lui parle par le trou de la serrure. Venez.
O traître Lodowick !
Gageons qu’en ce moment il est avec elle.
Je le délogerai de ta maison !
Non, pour la ville de Malte entière ! Remettez votre épée au fourreau. Si vous m’aimez, pas de querelles dans ma maison ! Entrez et faites semblant de ne pas le voir. Je lui ferai si bien la leçon qu’il ne comptera plus sur Abigaïl. Cachez-vous, le voici qui vient.
Quoi ? La main dans la main ? Je ne peux supporter cela !
Pour l’amour de moi, pas un mot !
Soit ! Son tour viendra !
Barabas, n’est-ce pas là le fils de la veuve ?
Oui. Prenez garde, il a juré votre mort.
Ma mort ? Ce paysan de basse naissance devient-il fou ?
Non, mais heureusement la peur le retient. Quant à ma fille c’est une méchante créature.
Aimerait-elle Don Mathias ?
Son sourire équivaut à une réponse.
Il a mon cœur et je souris malgré moi !
Barabas, tu sais que j’aime ta fille de longue date ?
Et qu’elle vous aime aussi, depuis sa plus tendre enfance.
Je ne puis dissimuler plus longtemps mon amour.
Pas plus que moi l’affection que je vous porte.
Si c’est ton diamant, dis-moi qu’il m’appartient.
Gagnez-le et le portez, il est encore sans tache. Mais Votre Seigneurie dédaignerait de s’unir avec la fille d’un Juif ? Et pourtant je lui donnerai en dot beaucoup d’or, sans compter les devises chrétiennes qui entoureront la bague.
Ce n’est pas ta richesse, c’est elle que j’aime ! Je te supplie d’accorder ton consentement.
Vous l’avez, mais laissez-moi lui parler,(Bas à Abigaïl) Ce fils de Caïn, ce Jésuite qui n’a jamais célébré la Pâque, jamais entrevu le pays de Chanaan, ni le Messie que nous attendons, ce doucereux fantasque, je veux parler de Lodowick, doit être trompé. Donne-lui ta main, mais garde ton cœur jusqu’à ce que vienne.
Quoi ! Je me fiancerais avec Lodowick ?
Ce n’est point pécher que tromper un chrétien, puisque eux-mêmes considèrent comme un principe de manquer de parole aux hérétiques. Et l’hérétique c’est celui qui n’est pas Juif. Tout va bien, ma fille, rassure-toi. (À part). Je l’ai persuadée et elle consentira.
Gentille Abigaïl, engage ta foi.
Puis-je hésiter quand mon père l’ordonne ? (À part). J’aimerai Mathias jusqu’à la mort !
J’ai maintenant ce après quoi mon cœur a si longtemps soupiré.
Pas moi, mais cela viendra !
O malheureuse Abigaïl, qu’as-tu fait ?
Pourquoi changez-vous si facilement de couleur ?
Je l’ignore. Maintenant, adieu, il faut que je rentre.
Retenez-la, et empêchez-la de prononcer une parole de plus.
Elle demeure muette ! Il se fait en elle un changement soudain.
Ne vous attardez pas à cela ! Chez les Hébreux, les jeunes filles nouvellement fiancées pleurent volontiers. Ne la troublez pas. Maintenant, cher Lodowick, partez. Elle est ta femme et tu seras mon héritier.
Puisqu’il s’agit d’une coutume, je m’incline. Mais plutôt que de laisser s’obscurcir un ciel aussi radieux, de permettre que des nuages mettent un voile sur la beauté de la nature, de voir ma belle Abigaïl me jeter un sombre regard… Voici venir notre coquin. Maintenant je suis vengé !
Sois tranquille, Lodowick, tu as ma parole, cela suffit.
Alors il peut entrer.
Frappé au cœur, sachez garder le silence. Ici on ne peut ni parler, ni tirer l’épée.
Laissez-moi au moins le suivre.
Non. J’y consentirais s’il ne devait en résulter aucune rixe, ou aucun risque à prévoir. Attendez pour vous venger une prochaine rencontre.
J’aurai son cœur !
Soit. Je te donne Abigaïl.
Quel présent plus précieux pouvait recevoir le pauvre Mathias. Lodowick me déroberait un amour si cher ! Je donnerais ma vie pour Abigaïl !
Je crains qu’afin de mettre un obstacle à notre amour il ne se rende chez votre mère. Courez après lui.
Quoi ! Il irait chez ma mère ?
Si vous le préférez, attendez qu’elle vienne.
La patience me manque. Si ma mère vient, elle succombera à la douleur !
Père, pourquoi les abusez-vous ainsi tous les deux ?
Qu’as-tu ?
Je veux qu’ils se raccommodent.
Tu voudrais qu’ils redevinssent amis ? N’y a-t-il pas assez de Juifs à Malte pour que tu choisisses un chrétien ?
J’aime don Mathias !
Tu l’auras. (À Ithamore). Fais-la rentrer.
Soit.
Maintenant, Ithamore, que penses-tu de cela ?
J’en pense, maître, que vous achetez deux existences. N’est-ce pas ?
En effet et le tour sera bien joué.
O maître, que je voudrais jouer un rôle dans tout ceci !
Tu le joueras. Je compte sur toi en la circonstance. (Lui donnant une lettre). Prends cette lettre et porte-la vite à Mathias. Dis-lui aussi qu’elle est de Lodowick.
Elle est empoisonnée, n’est-ce pas ?
Non, bien que j’eusse pu employer ce moyen. C’est un faux défi de Lodowick.
Soyez tranquille. J’enflammerai si bien son cur qu’il n’hésitera pas un instant à croire qu’elle vient de lui.
Je compte sur ton zèle. Mais sois plus adroit que téméraire.
Ma façon d’agir vous donnera confiance pour l’avenir.
Va.
Maintenant je vais chez Lodowick à qui je conterai quelque mensonge habile. En attendant les voilà rivaux !
ACTE III
Scène PREMIERE
Depuis le siège de la ville, les affaires vont mal. Il fut un temps où, pour une nuit, on me donnait facilement cent ducats. A cette heure, malgré moi, il me faut demeurer chaste et, pourtant, je n’ai rien perdu de ma beauté. Jadis de Venise accouraient des marchands, de Padoue d’intelligents gentilshommes, des écoliers instruits et libéraux. Aujourd’hui ; excepté Pilia-Borsa qui ne quitte que rarement ma maison, je ne vois plus personne. Le voici.
Regarde, coquine, voici quelque chose pour toi.
De l’argent ! Je le dédaigne.
Oui, mais le Juif a de l’or et cet or m’appartiendra ou les choses iront mal.
Dis-moi, comment t’y prendras-tu ?
En me promenant dans la rue, en arpentant les jardins, j’avais quelque chance d’apercevoir la maison du Juif. J’y ai vu des sacs de monnaie. Profitant de la nuit j’ai grimpé à l’aide, de crochets et, comme je m’apprêtais à faire mon choix, j’ai entendu du bruit. C’est pourquoi je n’ai pu prendre que ce sac avant de m’échapper. Ah voici l’esclave du Juif.
Cache le sac
Ne le regarde pas et filons. Quel air tu prends ? Tu nous trahirais.
Voici la plus jolie figure que j’aie jamais vue. On devine la courtisane à ses vêtements. Je donnerais cent couronnes du Juif pour avoir une pareille maîtresse. J’ai porté le défi de telle sorte qu’ils se rencontreront pour combattre à mort. Bonne journée.
Scène II
Voici l’endroit. Maintenant Abigaïl verra si Mathias l’aime ou non.
Comment le drôle ose-t-il s’exprimer en des termes aussi insolents !
Tel a été mon bon plaisir, venge-toi si tu n’es pas un lâche !
Ils se battent en braves ! Sans reprendre haleine ! À toi, Lodowick ! À toi, Mathias ! Bien.
Tous deux ils auront donné des preuves de leur valeur.
On peut les séparer maintenant qu’ils sont morts. Bonsoir.
Que vois-je ! Mon Lodowick, tué ! Mes bras seront son sépulcre !
Quel est cet homme ? Mon fils Mathias, mort !
O Lodowick ! si tu as péri de la main d’un Turc, le malheureux Ferneze vengera la mort !
Ton fils a tué le mien, je le vengerai !
Regarde, Katherine, ton fils lui a fait ces blessures !
Ne m’accablez pas, je suis déjà assez malheureuse !
Ah que mes soupirs métouffent, que mes larmes deviennent des larmes de sang, mais qu’il vive !
Qui a provoqué cette inimitié ?
Je ne sais pas, et j’en souffre d’autant plus.
Mon fils aimait-le vôtre.
Lodowick aimait ton fils.
Donne-moi cette épée qui a tué mon fils, je veux la tourner contre moi-même.
Arrête ! Cette épée appartenait à mon fils, c’est à Ferneze qu’elle est plutôt destinée !
Non ! Cherchons d’abord à connaître la cause de leurs morts afin que nous puissions les venger.
Qu’on enlève leurs corps, nous les ensevelirons dans un monument de pierre ! Sur l’autel j’offrirai chaque jour un sacrifice de soupirs et de larmes ; mes prières toucheront le ciel impartial ; il nous révélera les raisons ayant pu les obliger à rompre l’amitié qui les unissait. Viens, Katherine, nos peines sont les mêmes, il ne nous reste plus qu’à les partager.
Scène III
Vit-on jamais pareil méfait si adroitement comploté et si bien accompli ? Deux amis intimes si joliment abusés ?
Ithamore, pourquoi ris-tu de la sorte ?
O maîtresse ! Ah ! ah ! ah !
Qu’as-tu ?
O mon maître !
Eh bien ?
O maîtresse ! Je sers le plus brave, le plus rusé, le plus incomparable des maîtres !
Pourquoi traites-tu ainsi mon père ?
Parce qu’il représente le plus profond des politiques.
Comment cela ?
Vous ne savez pas ?
Je ne sais rien.
Vous ignorez le malheur arrivé à Mathias et à don Lodovick.
Quel malheur ?
Le diable a imaginé un défi, mon maître l’a rédigé et je l’ai porté, d’abord à Lodowick, puis à Mathias. Ils se sont battus et l’histoire dit que tous deux ont douloureusement terminé leurs jours.
Et c’est mon père qui serait la cause de leurs morts ?
Suis-je Ithamore ?
Oui, après ?
Je le suis aussi vrai que votre père a rédigé le défi et que c’est moi qui l’ai porté.
Alors rends-moi un service : cours au couvent nouvellement construit, informe-toi de quelque frère de Saint Jacques et prie-le de venir me parler.
Maîtresse, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?
Quelle question, coquin ?
Une question intéressante. Est-ce que les nonnes n’ont pas de temps en temps quelques rapports avec les frères ?
C’est là ta question, insolent coquin ? Va !
J’obéis.
Père au cœur dur, insensible Barabas ! Voilà le résultat de ta politique ? Elle consistait à les faire se disputer mes faveurs, pour que ces faveurs devinssent la cause de leur mort ? Que tu n’aimasses pas Lodowick, soit ! Mais don Mathias ne t’avait jamais offensé ? Que tu sentisses le besoin de venger la déprédation du gouverneur, soit ! Mais pourquoi t’en venger sur son fils, sur Mathias et par contre-coup sur moi ? Décidément, l’amour n’existe pas sur la terre. Les Juifs sont impitoyables et les Turcs infidèles. Voici venir le maudit Ithamore, avec le frère.
Virgo, salve.
Vous baissez la tête ?
Soyez le bienvenu, frère. Ithamore, va-t’en.
Saint frère, je veux te demander un service.
Lequel ?
Fais-moi accepter comme nonne.
Abigaïl, récemment, je t’ai fait admettre en cette qualité au couvent, tu n’as pu te faire à cette sainte existence.
Alors, mes pensées étaient frivoles, ma vocation chancelante, je tenais encore aux pompes de ce monde. À cette heure l’expérience, doublée d’un profond chagrin, m’a ouvert les yeux et montré la différence des choses. Mon âme pécheresse s’égara trop longtemps dans le fatal labyrinthe de l’erreur, loin du soleil de la vie éternelle !
Qui t’a appris ces paroles ?
L’abbesse du couvent dont je comprends maintenant le zèle. Donc, Jacomo, permets que, quoique indigne, je rentre au couvent.
Abigaïl, j’y consens, à la condition que tu ne changeras pas d’idée ; une nouvelle hésitation pèserait plus lourdement encore sur ton âme.
La faute en a été à mon père.
À ton père ? Comment ?
Et vous me la pardonnerez ! (À part) O Barabas, quoique tu aies gravement démérité, jamais ces lèvres ne te trahiront !
Partons.
Je me confie à vous !
Scène IV
Abigaïl se fait à nouveau religieuse ! Fille méchante et menteuse ! As-tu donc perdu ton père ? Sans raison connue, —sans ordre de ma part, pourquoi ce retour au couvent ? Elle m’écrit et m’exhorte au repentir. Le repentir ! Spurca ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Aurait-elle — ce doit être cela — deviné mon ingérence dans la mort de don Mathias et celle de Lodowick ? Il est temps de s’en assurer. Une enfant qui se conduit de cette façon est, tout le fait présumer, un enfant qui ne m’aime pas. Qui vient là ?
Approche, Ithamore, approche, mon ami, toi la vie de ton maître, mon dévoué serviteur, mon second moi-même ! Je n’ai plus d’espoir qu’en toi et sur cette espérance je bâtis mon bonheur. Quand as-tu vu Abigaïl ?
Aujourd’hui.
Avec qui ?
Un frère.
Un frère ! Le drôle a accompli son rôle !
Qu’entendez-vous par là ?
Il a fait d’Abigaïl une nonne !
En effet, elle m’a dépêché vers lui.
O jour maudit ! Fausse, inconstante, crédule Abigaïl ! Laissons-les faire. Je ne veux plus m’occuper de sa trahison. Je ne lui laisserai pas un denier, elle n’aura pas une bénédiction, elle ne passera plus ma porte, elle mourra maudite par moi comme Caïn par Adam pour la mort de son frère.
Maître !
N’intercède pas pour elle, elle mérite ma haine. Si tu refuses le service que je vais te demander, c’est que tu me détestes.
Qui ? Moi ? Je monterais plutôt sur un rocher pour me précipiter la tête en avant dans la mer ! Je ne reculerai devant rien pour vous servir.
O fidèle Ithamore, tu n’es pas un serviteur, mais un ami. Je veux faire de toi mon unique héritier. À ma mort toute ma fortune t’appartiendra et, tant que je serai de ce monde, tu pourras disposer de la moitié, la dépenser comme un autre moi-même. Regarde ces clefs, je te les donnerai tout à l’heure. Achète des vêtements… Réflexion faite, tu n’en as pas besoin. Écoute seulement ce que tu as à faire. D’abord, va me chercher le pot de riz qui, pour notre souper, cuit sur le feu.
Je parierais ma tête que mon maître meurt de faim. (Haut). J’y vais, seigneur.
Ainsi tout coquin aspire à la richesse, bien qu’il ne doive être jamais riche que d’espérance. Taisons-nous !
Le voici, maître.
Bien. As-tu apporté aussi la cuillère ?
Oui, maître. Le proverbe dit que celui qui soupe avec le diable a besoin d’une longue cuillère. Je vous en ai apporté une.
Parfait. Maintenant garde-moi fidèlement le secret. Par ton salut sur lequel je veille, à la mort d’Abigaïl, tu pourras régler ta vie comme étant mon héritier.
Auriez-Vous l’intention de l’empoisonner avec un plat de soupe au riz ? Le riz la conservera en vie, la rendra plus grasse, plus dodue, plus rondelette que vous n’êtes instruit.
Regarde ceci : une poudre précieuse achetée à un Italien, dans Ancône. Son effet, qui immobilise, infecte, empoisonne, ne se produit que quarante heures après l’absorption.
Que me dites-vous, maître ?
Il en est ainsi. Je m’en suis souvent servi à Malte. On l’appelle le Soir de Saint-Jacques. Ce soir-là on envoie des aumônes aux couvents. Tu emporteras ce pot et le déposeras dans un coin noir où ils ont l’habitude de recueillir les susdites aumônes sans s’inquiéter de qui les distribue et d’où elles viennent.
Par exemple !
La coutume est probablement ancienne. Donc tu vas aller porter ce pot. Attends ! Que je l’assaisonne !
Laissez-moi vous aider. Je voudrais y goûter d’abord.
À ton aise. Eh bien, qu’en dis-tu ?
À parler franc, maître, je regrette de voir gâter une pareille soupe.
Paix ! Elle n’en paraîtra que meilleure. Observe soigneusement mes ordres. Ma bourse, mon coffre, moi-même, tout t’appartiendra.
Je pars.
Attends ! Que j’accommode d’abord la soupe. Puisse-t-elle lui être aussi fatale que la boisson que but Alexandre et dont il mourut ! Puisse-t-elle exercer en elle les mêmes ravages que le vin de Borgia servi au Pape ; le sang de l’Hydre, le toxique de Lerne, la sève de l’ébénier, le souffle du Cocyte et tous les poisons des marais de la Stygie ! Que son venin passe dans les veines d’une fille qui a si ingratement abandonné son père !
Voilà une bénédiction ! Jamais soupe au riz fut-elle assaisonnée de la sorte ? (À part). Qu’en ferai-je ?
O mon cher Ithamore, Va porter le pot et reviens sans plus tarder, car j’ai encore une autre besogne pour toi.
Voila de quoi empoisonner une écurie de juments flamandes. Je vais en faire profiter les nonnes.
Elles attraperont la morve. Va.
Je pars. Je réclamerai mes gages la besogne accomplie
La vengeance sera ton salaire, Ithamore !
Scène V
(Entre Ferneze, Martin del Bosco, des chevaliers et un pacha.
Soyez le bienvenu, grand Pacha. Comment se porte Calymath ? Quel vent vous pousse à Malte ?
Celui qui souffle sur le monde, le besoin d’argent.
Le besoin d’argent ? Il faut aller pour cela dans les Indes Occidentales. Malte ne renferme pas de mines d’or.
Ainsi parle Calymath à vous autres de Malte : le délai accordé touche à sa fin, l’heure est venue de remplir vos promesses. Je viens toucher le tribut qui nous est dû.
Pacha, pour ne pas perdre notre temps en paroles inutiles tu ne toucheras pas de tribut et les infidèles ne vivront plus de nos dépouilles. Nous raserons plutôt les murs de nos cités, nous abandonnerons notre île, nous renverserons nos temples, enfin nous transporterons nos biens en Sicile, nous creusant un chemin dans la vaste mer dont les flots qui battent les rivages sans défense nous porteront par leur reflux.
Gouverneur, puisque tu as rompu les traités en nous contestant le tribut qui nous est dû, inutile de raser les murs de votre ville et de vous donner tout ce mal. Selim Calymath s’en chargera. Ses boulets abattront vos tours et de l’orgueilleuse Malte feront un désert pour se venger de vos intolérables menaces. Au revoir.
Au revoir.
Maintenant, gens de Malte, veillez et préparez-vous à souhaiter la bienvenue à Calymath. Levez les ponts-levis, chargez les canons, prenez des armes et battez-vous en héros. La trêve est rompue. La guerre devient notre dernière ressource et rien ne pouvait nous satisfaire davantage.
Scène VI
Frère, frère, toutes les nonnes sont malades, la science n’y peut rien ! C’est la mort inévitable !
L’abbesse m’envoie chercher pour que je la confesse, ce sera une triste confession.
La belle Maria m’envoie également chercher. Je cours à la cellule qui est à deux pas.
Quoi ? Toutes mortes, sauf Abigaïl !
Je n’y résisterai pas, car je sens venir la mort. Où est le frère qui s’est entretenu avec moi ?
Il est allé visiter les autres sœurs.
Je l’avais envoyé chercher, mais puisque vous voilà, soyez mon père spirituel. Sachez d’abord que dans cette maison je vivais religieusement, chaste, dévote, pleurant sur mes péchés. Mais avant ma venue…
Avant votre venue ?
J’ai si gravement offensé le ciel que je désespère de pouvoir jamais laver mes fautes. Une d’entre elles me tourmente plus que toutes les autres. Avez-vous connu Mathias et Don Lodowick ?
Oui. Pourquoi ?
Mon père m’avait fiancée à eux deux. D’abord à Don Lodowick que je n’ai jamais aimé, ensuite à Mathias que je chérissais, et à cause de qui je me suis faite nonne.
Comment ont-ils fini ?
Jaloux de mon amour, une haine mutuelle s’est emparée d’eux, et, par un artifice de mon père (Lui donnant un papier) dont voici la preuve, mes deux galants se sont entre-tués !
Crime monstrueux !
Pour le repos de mon âme, je m’en confesse à toi. Garde le secret, mon père en mourrait !
La confession ne peut être révélée, la loi canonique le défend, et le prêtre qui passerait outre serait d’abord défroqué, puis condamné et brûlé.
Je le savais. Donc, bouche close. La mort s’empare de mon cœur. Bon frère, convertis mon père pour assurer son salut, et sois témoin que je meurs en chrétienne !
En chrétienne et en vierge. Il me reste à aller trouver le Juif, à m’expliquer avec lui et à lui faire peur.
Frère, toutes les nonnes sont mortes, allons les enterrer.
Procédons d’abord aux funérailles de celle-ci. Viens avec moi et aide-moi à épouvanter le Juif.
Qu’a-t-il fait ?
Une chose qui m’effraie à dire.
Aurait-il crucifié un enfant ?
Son crime est pire encore. C’est la confession qui me l’a révélé et tu sais que j’encourrais la mort en en violant le secret. Viens !
ACTE IV
Scène PREMIERE
Il n’est pas de musique plus agréable que le glas des chrétiens ! Qu’il est doux d’entendre des cloches annoncer que les nonnes sont mortes ! On dirait un chaudronnier confectionnant une casserole. Je craignais que le poison ne produisit pas son effet, ou, s’il le produisait, qu’il n’en résultât rien de définitif, car, chaque année, il leur arrive de gonfler et de demeurer vivantes. Maintenant toutes sont mortes !
Bonne besogne, maître. Mais croyez-vous qu’on n’apprendra jamais rien ?
Comment apprendrait-on quelque chose si tous deux nous gardons ce secret ?
En ce qui me concerne vous pouvez être rassuré.
Autrement je te couperais la gorge.
Et vous auriez raison. Il y a un monastère près d’ici. Bon maître, laissez-moi empoisonner les moines ?
Inutile, les nonnes sont mortes, ils en mourront à leur tour de chagrin.
N’éprouvez-vous aucune peine de la mort de votre fille ?
Aucune. Je déplore seulement qu’elle ait vécu aussi longtemps. Une Juive qui se fait chrétienne ! Cazzo, diabolo.
Regardez, maître, deux chenilles religieuses !
Je les flairais de loin.
Quel nez ! Filons.
Arrête, Juif maudit !
Tu as commis une offense et tu seras damné !
Je tremble à la pensée qu’ils puissent savoir d’où vient la soupe empoisonnée !
Moi aussi. Soyons aimables.
Barabas, tu as…
Oui, tu as…
Vous voulez de l’argent ? Après ?
Tu es un…
Oui, tu es un…
Pourquoi tant d’histoires ? Je sais que je suis un Juif.
Ta fille…
Oui, ta fille…
Ne me parlez pas d’elle ! Je meurs de chagrin !
Souviens-toi…
Oui, souviens-toi…
Que j’ai été un grand usurier ?
Tu as commis…
Le péché de fornication ? Cela se passait dans un autre pays. D’ailleurs, la Donzelle est morte.
Souviens-toi de Mathias et de Don Lodowick !
Eh bien ?
Je ne dis pas qu’ils se soient rencontrés à la suite d’un défi inventé…
Elle s’est confessée et nous voilà perdus tous les deux ! Sachons dissimuler. (Haut). Saints frères, le poids de mes péchés me pèse lourdement. Je vous en prie, dites-moi s’il est temps encore d’embrasser la religion du Christ. J’ai été un Juif zélé, sourd aux demandes dés pauvres, avare, un Juif qui, par intérêt, aurait vendu son âme. J’ai prêté à cent pour cent. À cette heure je suis aussi riche que les plus riches de Malte. Mais qu’est-ce que la richesse ? En qualité de Juif, je suis perdu. Je voudrais que la pénitence me fit expier mes péchés, dussé-je me flageller jusqu’à la mort…
Moi, également. Mais la pénitence serait inutile.
Dussé-je jeûner, prier, porter une chemise de crin et ramper sur les genoux jusqu’à Jérusalem ! J’ai dans ma maison des celliers remplis de vin, des greniers remplis de blé, des magasins regorgeant d’épices et de drogues, des coffres où s’entassent de l’or en lingots et en pièces monnayées. Je ne sais quel poids de perles d’Orient et des environs. À Alexandrie je possède des marchandises à vendre. Mes deux vaisseaux sont arrivés de cette ville qui me rapportent plus de dix mille couronnes. À Florence, à Venise, Anvers, Londres, Séville, "Francfort, Lubeck, Moscou, partout, on me doit de l’argent. Dans la plupart de ces villes, j’ai d’immenses sommes déposées. Je donnerais tout cela à quelque maison religieuse si je pouvais y vivre, baptisé !
Cher Barabas, viens chez nous.
Chez nous plutôt, excellent Barabas. Tu sais, Barabas…
Je sais que je suis un grand pécheur. Convertissez-moi, je vous abandonne toutes mes richesses.
Nos lois sont sévères !
Je ne l’ignore pas, je veux être néanmoins des vôtres.
Ils ne portent pas de chemise et vont pieds nus.
Alors, ça ne fait pas mon affaire. (À Bernardin). Je suis résolu à me confesser, à vous donner tous mes biens.
Bon Barabas, viens avec moi.
Vous avez entendu ma réponse et il demeure encore ? Éloignez-le et emmenez-moi chez vous.
Je vous rejoindrai ce soir.
Soit. Venez à ma maison, à une heure, cette nuit.
Vous entendez sa réponse ? Vous pouvez donc vous éloigner.
Éloignez-vous vous-même.
Je ne partirai pas pour te faire plaisir.
Je saurai bien t’y forcer !
Quoi ! Il m’appelle fripon ?
Séparez-les, maître, séparez-les !
Vous vous mettez en faute, frères. Enfin, puisque vous le voulez ! (Bas). Frère Bernardin, suivez Ithamore. Vous connaissez mes intentions, laissez-moi seul avec frère Jacomo.
Pourquoi prend-il le chemin de ta maison ? Dis-lui de s’en aller.
Je lui donnerai quelque chose pour lui clore le bec.
Tous les gens que je connais en veulent à l’ordre des Jacobins. Croyez-vous que je me livre à ses paroles ? Tandis qu’envers vous qui avez converti Abigaïl, ma reconnaissance se montrera charitable. Jacomo, n’hésitez pas à venir.
Qui vous servira de parrain ? Et puis il faudra vous confesser.
Ithamore, pour commencer. Mais pas un mot à ceux de votre couvent ?
Soyez tranquille.
Je n’ai plus de raison de trembler, je suis sauf, puisque celui qui a confessé ma fille est dans ma maison. Si je le tuais avant le retour de Jacomo ? J’ai sur leurs douces existences un projet comme jamais Juif ou Chrétien n’en a conçu. L’un a détourné ma fille, donc il mourra. L’autre en sait assez pour disposer de ma vie, donc il est impossible qu’il continue de vivre. Ces hommes sages supposent-ils que je vais quitter ma maison, renoncer à mes biens, à tout, pour le plaisir d’être fouetté ? Maintenant, frère Bernardin, je suis à vous, je vais vous fêter, vous loger, vous griser de belles paroles, moi et mon fidèle Turc. Plus un mot. Ce que je dois faire sera fait.
Scène II
(Entre Barabas et Ithamore).
Dis-moi, Ithamore, le frère dort-il ?
Oui, et j’ignore pour quel motif, il n’a voulu ni se déshabiller, ni entrer dans un lit. Il sommeille dans ses vêtements. J’ai peur qu’il entretienne quelque méfiance.
Non, c’est un usage chez les frères. S’il s’apercevait de nos intentions, pourrait-il s’échapper ?
Non, et personne ne pourrait l’entendre, même s’il criait très fort.
Voilà pourquoi j’ai choisi cette chambre. Les autres donnent sur la rue.
Vous perdez du temps, maître. Qu’attendons-nous ? Il me tarde de le voir secouer ses talons.
Viens, coquin ! Enlève ta ceinture et fais-nous un npeud coulant. Frère, éveille-toi !
As-tu l’intention de m’étrangler ?
Oui, puisque vous avez l’habitude de confesser.
Ce n’est pas à nous qu’il faut en vouloir, mais au proverbe : « Confesse-toi et sois pendu ». Tire fort !
Pourquoi en voulez-vous à ma vie ?
Tire fort, te dis-je ! Vous en vouliez bien à mes richesses.
À nos vies aussi. C’est pourquoi je tire aussi fort !
Voilà du bon ouvrage. On ne voit pas une trace.
Parfait. Emporte-le.
Non, maître, regardez ce que je vais faire. (Il plante le corps droit contre le mur et lui met un bâton dans la main). Laissez-le s’appuyer sur ce bâton. Parfait ! On dirait qu’il mendie du lard !
On le croirait encore vivant ! Quelle heure est-il maintenant, mon cher Ithamore ?
Environ une heure après minuit.
Jacomo ne tardera pas à venir.
Scène III
Voici l’heure à laquelle je dois agir. Heure joyeuse où je vais convertir un infidèle et prendre son or pour augmenter les biens de la communauté. Doucement ! N’est-ce pas Bernardin ? C’est bien lui ! Prenons ce chemin, car il doit méditer quelque mauvais coup pour m’empêcher de rejoindre le Juif. Bernardin ! Ne veux-tu pas répondre ? Crois-tu que je ne te vois pas ? Je passerai quand même ! J’ai tout prêt un bâton pour me faire de la place !
Jacomo, qu’as-tu fait ?
Je l’ai assommé parce qu’il voulait m’assommer.
Quoi Bernardin ! Hélas, il est mort.
Oui, maître ! Il est mort ! Regardez comme sa cervelle dégouline sur son nez.
Mes bons seigneurs, je l’ai tué, mais vous êtes les seuls à le savoir. Je puis donc m’échapper…
Pour que mon serviteur et moi on nous pende avec vous ?
Il faut le remettre entre les mains des magistrats.
Bon Barabas, laisse-moi partir !
Non. La loi doit suivre son cours. Je vais être forcé de témoigner qu’étant importuné par ce Bernardin qui voulait absolument me baptiser. Je l’ai mis à la porte et qu’il s’est assis à cette place ; j’ajouterai que je m’étais lever de bonne heure pour tenir ma parole, donner mes marchandises et ma fortune à votre communauté, me diriger ensuite du côté du couvent où vous m’attendiez.
Fi d’eux, mon maître ! Voulez-vous devenir chrétien quand de saints frères s’entretuent ?
Non ! Cet exemple me suffit. Je reste juif. Le ciel me bénisse ! Un frère assassin ! Quand a-t-on vu un Juif commettre un pareil crime ?
Un Turc n’en ferait pas autant !
Demain se tiennent les sessions. Nous irons. Viens, Ithamore, et chassons-le d’ici.
Arrière, coquin ! Ma personne est sacrée ! Ne me touchez pas.
La loi vous touchera. Nous nous contenterons de vous conduire. Hélas ! Quel malheur ! Prends le bâton, il faudra le montrer. La loi ne néglige aucune particularité.
Scène IV
Pilla-Borsa, as-tu vu Ithamore ?
Oui.
Lui as-tu remis ma lettre ?
Oui.
Crois-tu qu’il viendra ?
Je le suppose, sans pouvoir l’affirmer. En la lisant, il avait le regard d’un homme de l’autre monde.
Pourquoi ?
Pensez donc ! Un vil esclave salué par un homme comme moi de la part d’une belle dame comme vous !
Et qu'a-t-il dit ?
Pas un mot raisonnable. Il s’est contenté de me faire un signe de tête qui semblait signifier : « Est-ce possible ? » Sur ce, je l’ai laissé stupéfait à l’aspect de ma terrible contenance. Le voici.
Je n’ai jamais vu un homme se résoudre à mourir aussi patiemment que ce frère. Il voulait sauter avant que la corde entourât son cou, et pendant que le bourreau lui mettait sa veste de chanvre, il précipitait ses prières comme s’il desservait une autre cure. Qu’il aille où il voudra, je ne mettrai aucune hâte à le suivre. Passons à autre chose. En me rendant à l’exécution, j’ai rencontré un homme portant une moustache noire comme une aile de corbeau, et un couteau avec une poignée comme une bassinoire. Il m’a remis une lettre écrite par une madame Bellamira, en s’inclinant comme s’il voulait nettoyer mes bottes avec ses lèvres. Il en résulte que je dois me rendre chez elle. Je m’en demande la raison. Peut-être trouve-elle en moi des qualités que je ne me connais pas, puisqu’elle écrit plus loin qu’elle m’aime depuis qu’elle m’a vu ? Qui se refuserait à satisfaire un pareil amour ? Voici la maison. Elle vient ! Je voudrais déjà être parti ! Je ne me sens pas digne de la contempler !
Voici le gentilhomme auquel vous avez écrit.
Gentilhomme ! Il se moque de moi. Quel gentilhomme peut renfermer un pauvre Turc de dix pences ? Je voudrais être parti !
Un joli jeune homme, Pilia ?
Encore ! « Joli jeune homme ! » (Haut). N’est-ce pas vous qui avez porté une lettre au « joli jeune homme ? »
En effet, de la part de cette dame de qualité qui, comme moi-même et le reste de la famille, se met ou plutôt tombe à votre disposition.
Quoique la modestie d’une femme devrait me retenir, je ne dissimulerai pas plus longtemps. Sois le bienvenu, mon cher amour !
Maintenant, me voilà hors du bon chemin.
Où allez-vous, de si bonne heure ?
Dérober quelque argent à mon maître pour me faire beau. (Haut). Excusez-moi. Je dois assister au déchargement d’un navire.
Tu serais assez cruel pour m’abandonner ainsi ?
Vous ne sauriez vous imaginer à quel point elle vous aime.
Il m’importe peu de le savoir. Bellamira, je voudrais posséder la fortune de mon maître pour la mettre à vos pieds.
Cela ne tient qu’à vous.
Si elle se trouvait à portée de la main, mais il la cache et l’enfouit, comme les perdrix leurs œufs.
Impossible de la dénicher ?
Absolument impossible.
En ce cas, que faire de ce drôle ?
Écartez-vous. (À Ithamore). Vous connaissez quelques uns des secrets du Juif, secrets qui, si on les révélait, pourraient l’inquiéter ?
Oui, et de telle nature… ! Attendez ! Je vais lui écrire de m’envoyer la moitié de ce qu’il possède, et il sera heureux de s’en tirer à si bon compte.
Ne réclamez pas moins d’une centaine de couronnes.
Mille couronnes. (Ecrivant). « Maître Barabas…
Ne vous montrez pas si humble, menacez-le plutôt.
Coquin de Barabas, envoyez-moi cent couronnes.
Deux cents.
Je le somme de m’envoyer trois cents couronnes par le porteur. Cette lettre te servira de reçu. Sinon, je saurai ce qui me reste à faire.
Dites-lui que vous le confesserez.
Autrement, je dis tout. Va et reviens, le temps de cligner de l’œil.
Laissez-moi faire. J’en userai à sa manière.
La corde pour le Juif !
Maintenant, gentil Ithamore, viens contre ma poitrine. Où sont mes servantes ? Que l’on improvise un banquet. Qu’on envoie chez le marchand et qu’on m’apporte mes étoffes de soie ; mon Ithamore ne peut conserver ces haillons.
Que le joaillier vienne aussi.
Je n’ai pas d’époux, mon amour, et je t’épouserai.
Soit, mais nous quitterons ce misérable pays, nous ferons Voile pour la Grèce, pour la jolie Grèce. Je serai ton Jason, tu seras ma Toison d’Or. En Grèce, les prairies sont des tapis de couleur et les vignes de Bacchus couvrent la terre ; les bois et les forêts demeurent toujours verts. Je serai Adonis, tu seras la déesse de l’amour. Les champs, les vergers, les sentiers bordés de primeroses, au lieu de joncs ou de roseaux, sont plantés de cannes à sucre. Sous des bosquets et l’œil des dieux, tu vivras avec moi et mon amour !
Où ne vivrais-je pas avec mon bien-aimé Ithamore !
Eh bien ? As-tu l’argent ?
Oui.
La vache s’est-elle laissé traire sans difficulté ?
À la lecture de la lettre, il ouvrit de grands yeux, frappa du pied, puis se tint à l’écart. Je le pris lors par la barbe, le fixant ainsi, et lui laissant comprendre l’imprudence qu’il commettait s’il hésitait à s’exécuter. Alors il m’a serré dans ses bras, puis embrassé !
Plus par peur que par amitié !
Alors, comme un Juif, il s’est mis à rire, à railler, affirmant qu’il m’aimait par amitié pour vous qui n’avez jamais cessé d’être un fidèle serviteur. Finalement il m’a donné dix couronnes.
Seulement ? Je ne le tiendrai pas quitte d’un liard. Donnez-moi du papier en échange d’un royaume d’or[18].
Exigez cinq cents couronnes.
« Coquin de Juif, si tu tiens à la vie, envoie-moi cinq cents couronnes et donnes-en cent au porteur » Dites-lui bien que je n’en démordrai pas.
Je garantis Votre Seigneurie qu’elle les aura.
S’il demande pourquoi je réclame une pareille somme, dis-lui que je me mépriserais d’écrire une ligne à moins de cent couronnes.
Vous eussiez fait un fameux poète ! Je pars.
Prends cet argent et dépense-le en mon honneur.
Ce n’est pas ton or, mais toi que veut Bellamira. (Elle met l’argent de côté). Voilà le cas que Bellamira fait de l’or, et celui qu’elle fait de toi. (Elle l’embrasse).
Encore un baiser ! Une roulade pour mes lèvres ! Quels regards elle me lance. Ils brillent comme une étoile !
Viens, mon cher amour, rentrons et dormons ensemble.
Passons dix raille nuits en une seule, dormons sept ans avant de nous réveiller !
Viens. Faisons d’abord l’amour, festoyons, nous dormirons après.
Scène IV
« cher Barabas, envoie-moi cinq cents couronnes ». Barabas tout court. L’insolent ! D’habitude, il ne se permettait pas de m’appeler Barabas. (Lisant). « Autrement, je dis tout ». Voilà le plus grave. Il m’a envoyé un drôle couvert de poils, à l’œil menaçant, qui ne peut pas parler sans tirer son affreuse barbe et lui faire faire deux ou trois fois le tour de son oreille, dont la figure a servi de pierre à repasser à des spadassins, dont les mains couturées manquent de plusieurs doigts ; un drôle qui parle en grognant comme un porc, respire l’escroquerie, de ces coquins qui servent d’époux à une centaine de prostituées. Et c’est par un pareil intermédiaire que j’enverrais cinq cents couronnes ? J’aime à croire qu’il ne reviendra pas. Ou sinon ! Le voici !
Il me faut plus d’or.
Manque-t-il quelque chose à ton compte ?
Non, mais trois cents couronnes ne peuvent le satisfaire.
Ah bah
Donc, je viens en réclamer cinq cents de plus.
Plutôt !…
Je crois que le mieux est de vous exécuter. Voici une nouvelle lettre qu’il vous écrit.
Pourquoi ne vient-il pas lui-même ? Dites-lui de venir chercher son argent, je ne le lui ferai pas attendre.
Son argent et le supplément, sans cela…
Il faut en finir avec ce misérable. (Haut). Voulez-vous dîner avec moi ? (À part). C’est de bon cœur que je l’empoisonnerai.
Non. Merci. Allons, donnez les couronnes.
J’ai perdu mes clefs.
Je peux faire sauter les serrures.
En grimpant par la fenêtre ? Vous comprenez ce que je veux dire ?
Il ne s’agit pas de tout cela. Il me faut de l’or. Autrement, Juif, sache que je possède le moyen de te faire pendre !
Je suis trahi ! (Haut). Je ne tiens pas à cinq cents couronnes ; j’en fais peu de cas. Mais, Ithamore, et c’est ce qui m’irrite, sachant que je l’aime comme un autre moi même, ne devrait pas m’écrire sur un ton de menace. Vous savez que je n’ai pas d’enfant et qu’Ithamore sera mon unique héritier ?
Trop de paroles et pas assez d’argent. Les couronnes !
Rappelez-moi à son souvenir, très humblement ; mes respects à votre excellente maîtresse, bien que nous ne nous connaissions pas.
Les couronnes !
Les voici. (À part). Oh, se défaire d’autant d’or. (Haut). Voici les pièces. Je vous les donne d’aussi bon cœur… (À part). Que je te verrais pendre ! (Haut). L’amitié me coupe l’haleine. Jamais on n’aima un serviteur comme mon Ithamore.
Je le sais.
Quand viendrez-vous chez moi ?
Bientôt et vous en ferez les frais. Portez-vous bien.
C’est toi qui paieras les frais si tu viens, misérable ! Jamais Juif fut-il plus malheureux que moi ? Un drôle de la sorte m’extorquer trois cents couronnes ! Cinq cents couronnes ! Il faut que je trouve un moyen de me débarrasser d’eux tous, et sans plus tarder. Le misérable serait capable de raconter ce qu’il sait et j’en mourrais ! Ce moyen, je l’ai. Sous un déguisement je vais aller trouver mon drôle et je verrai l’usage qu’il fait de mon or !
Scène V
Je veux te faire raison, mon amour et je bois !
Puisqu’il en est ainsi, écoute. (Il lui parle à l’oreille)
Entendu.
Dans ces conditions je bois à mon tour. À toi !
Tout ou rien !
Si tu m’aimes n’en laisse pas une goutte.
Si je t’aime ! Emplis trois verres !
Trois et cinquante douzaines. Je te fais raison à mon tour.
Voilà parler comme un chevalier d’armes.
Rivo Castiliano[21]. Un homme est un homme.
Et le Juif ?
Le Juif devrait bien m’envoyer mon argent.
Que feras-tu s’il s’y refuse ?
Je sais ce que je sais. C’est un assassin.
Je ne l’aurais pas cru si brave.
Vous avez connu Mathias et le fils du gouverneur ? Il les a tués tous les deux, sans les toucher.
Une jolie besogne.
C’est moi qui portais la soupe qui a empoisonné les nonnes. Lui et moi, en un tour de main, étranglâmes un frère…
Vous deux, sans autre aide ?
Nous deux. Personne ne le sait et ce n’est pas moi qui le raconterai.
Le gouverneur sera prévenu.
Bon, Je n’y vois pas d’inconvénient, mais lorsque nous aurons touché plus d’argent. Mon cher Ithamore, viens dormir sur mon sein.
Aime-moi un peu, aime-moi longtemps et que la musique retentisse tandis que je reposerai sur ta poitrine !
Un musicien français ! Montre-nous ton talent.
Le temps d’accorder mon luth.
Veux-tu boire, Français ? Voici pour toi, avec un… La peste soit de son hoquet d’ivrogne !
Grand merci, monsieur[22].
Pilia-Borsa, dis au musicien de me donner le bouquet qu’il porte à son chapeau.
Coquin, donnez votre bouquet à ma maîtresse.
À votre commandement, madame[23].
O mon Ithamore, comme ces fleurs embaument !
Telle mon haleine, cher cœur ! Il n’y a pas de violettes qui puissent lutter avec elle !
Pouah ! Ça sent la rose-trémière.
Me voilà vengé ! Le parfum du bouquet donne la mort. Les fleurs sont empoisonnées !
Joue, ou je fais des cordes à viole de tes boyaux !
Pardonnez-moi[24]. Je m’accorde. M’y voici.
Donne-lui une couronne, et reverse-moi du vin.
Prends ces deux couronnes et joue.
Avec quelle libéralité les drôles disposent de mon argent !
Il me semble qu’il a de bons doigts.
Comme eux quand ils me volent mon argent !
Quel jeu rapide !
Son jeu est plus rapide quand il jette mon or par la fenêtre !
Musicien, habites-tu Malte depuis longtemps ?
Depuis deux, trois, quatre mois, madame.
Connais-tu un Juif du nom de Barabas ?
Je le connais beaucoup, monsieur. Ne seriez-vous pas son valet ?
Son valet ?
Ne faites pas attention ; c’est un rustre. Dites-lui que si.
Il le sait déjà.
Chose étrange que ce Juif vive de sauterelles et de champignons à la sauce !
Imbécile ! Le gouverneur se nourrit moins bien que moi !
Il parait qu’il n’a pas changé de chemise depuis la circoncision.
Le drôle ! J’en change deux fois par jour !
Le chapeau qu’il porte, Judas l’a laissé au pied du sureau auquel il s’est pendu.
Il m’a été donné par le grand Cham !
Un coquin ranci ! Où habite-t’il maintenant ?
Pardonnez-moi, monsieur[25]. Je ne me sens pas bien.
Adieu.
Il faut envoyer une autre lettre au Juif.
Je t’en prie, mon amour. Encore une autre et en termes catégoriques.
Non. Mieux vaut s’expliquer de vive voix. Dis-lui de te verser trois cents couronnes en lui rappelant que les nonnes aimaient le riz et que Frère Bernardin dormait tout habillé.
Je m’en charge. Je sais maintenant ce que cela signifie.
Rentrons. Voler un Juif n’est point commettre un péché, mais faire plutôt acte de charité !
ACTE V
Scène PREMIERE
Maintenant, confiants en vos armes, veillez à ce que Malte soit bien fortifiée et montrez-vous résolus. Calymath, qui nous surveille depuis longtemps, prendra la ville ou mourra sous ses murs.
Il mourra, car jamais nous ne nous rendrons.
Conduisez-nous auprès du gouverneur.
Éloignez cette femme ! C’est une courtisane.
Qui que je sois, veuillez m’écouter. Je viens t’apprendre par qui ton fils a été tué. Mathias ne fut pas coupable, mais le Juif.
Lequel, outre la mort de ces gentilshommes, a empoisonne sa fille et les nonnes, étranglé un Frère, sans compter d’autres méfaits.
Possédez-vous la preuve de ce que vous avancez ?
Une preuve indiscutable. Son serviteur est dans ma maison. Il lui a servi de complice. Il avouera tout.
Qu’on aille le chercher sur-le-champ.
Je me suis toujours méfié de ce Juif !
J’avancerai seul, chiens ! Ne me bousculez pas !
Moi non plus ! Je ne peux pas vous suivre… O mon ventre !
Un grain de poudre en plus et j’étais sauvé !
Allumez les feux, chauffez les fers, et qu’on aille me chercher la roue !
Attendez, monseigneur. Peut-être va-t-il se confesser.
Confesser ? Que voulez-vous dire ? Qui se confesserait ?
Toi et le Turc. Tu es l’assassin de mon fils.
J’avoue le crime, Monseigneur. Votre fils et Mathias étaient tous deux engagés envers Abigaïl, Barabas a imaginé un faux défi.
Qui l’a porté ?
Moi, je l’avoue. Mais qui l’a écrit ? Lui qui, de plus, a étranglé Bernardin, empoisonné les nonnes et sa propre fille.
Qu’on l’éloigné. Sa vue me ferait mourir !
Gens de Malte, écoutez-moi. Cette femme est une courtisane, cet homme un voleur, le troisième mon esclave. Rendez-moi justice avant de me prendre la vie.
Écartez-le de mes yeux ! On vous fera justice.
Tant pis pour vous, démons ! Je vivrai malgré vous. Leurs âmes paieront leur indiscrétion, car j’espère que l’effet des fleurs empoisonnées ne tardera pas à se produire !
Quoi ? Mathias assassiné par le Juif ! Ferneze, c’est ton fils qui a tué le mien !
Patience ! le coupable est bien le Juif, linitiateur du défi qui leur a mis les armes aux mains !
Où est le Juif ? Où est ce meurtrier ?
En prison, en attendant qu’on le juge.
Monseigneur, la courtisane et son complice sont morts, ainsi que le Turc et Barabas.
Mort !
Mort, monseigneur. On apporte son corps.
Voilà une mort soudaine bien étrange !
Ne vous étonnez pas outre mesure, le ciel est juste. Leurs morts auront ressemblé à leurs vies. N’y pensons plus. Qu’on les enterre. Quant au corps du Juif, qu’on le jette par-dessus les murailles, il servira de pâture aux vautours et aux bêtes sauvages. Maintenant, en avant, et songeons à fortifier la ville !
Scène II
Je suis seul. Bien travaillée la boisson qui procure le sommeil ! Je me vengerai de cette ville maudite ! Grâce à moi, Calymath pourra y entrer. Je l’aiderai à égorger les enfants et les femmes, à brûler les églises, à renverser les "maisons, à s’emparer de mes marchandises et de mes terres. Le gouverneur en esclavage ramera sur une galère ou sera fouetté jusqu’à ce qu’il en meure !
Quel est cet homme ? Un espion ?
Oui, monseigneur, un espion qui cherche l’endroit par lequel vous pourriez pénétrer et surprendre la ville. Je m’appelle Barabas, le Juif.
Celui dont on confisqua les biens sous prétexte de payer le tribut ?
Lui-même, monseigneur. Depuis ce temps, ils ont acheté un esclave m’appartenant, pour qu’il m’accusât de mille vilenies. Ils voulaient m’emprisonner, je me suis échappé de leurs mains.
Aurais-tu démoli ta prison ?
Non. J’ai bu un mélange de pavots et de mandragore. Je me suis endormi et comme ils me supposaient mort, ils m’ont jeté par-dessus le rempart. Voilà comment il se fait que le juif se trouve ici, à vos ordres.
Bravement agi ! Ainsi donc, Barabas, tu prétends nous rendre maîtres de Malte ?
Sûrement, monseigneur. Près de l’écluse le roc creusé laisse passer le cours rapide des eaux et celui des canaux construits dans la ville. Si tu veux franchir les remparts je puis conduire une centaine de soldats par cette brèche, gagner le centre de la ville et vous ouvrir ainsi les portes. Malte ne tardera pas à vous appartenir.
Si tu dis vrai je t’en nommerai le gouverneur.
Si je mens ma vie vous appartient.
Tu te seras condamné toi-même. À l’assaut !
Scène III
(Entre Calymath, des pachas, des turcs et Barabas, avec Ferneze et des chevaliers prisonniers[28])
Rabaissez votre orgueil, Chrétiens prisonniers, et agenouillez-vous pour demander merci à votre ennemi vainqueur. Où est l’espérance que vous mettiez en l’Espagnol hautain ? Parle, Ferneze. N’eût-il pas mieux valu que tu tinsses ta promesse, au lieu de te laisser surprendre de la sorte ?
Que puis-je répondre ? Nous sommes captifs et n’avons plus qu’à baisser la tête.
Oui, mécréants ! Inclinez-vous sous le joug turc et supportez le fardeau de nos colères. Barabas, suivant notre engagement nous te nommons gouverneur. Ces captifs t’appartiennent.
Merci, monseigneur.
0 jour fatal ! Tomber entre les mains d’un traître et d’un Juif profane ! Quelle humiliation plus grande pourrait infliger le ciel ?
Telle est notre volonté. Barabas, pour garder ta personne, nous mettons ces janissaires à ta disposition. Traite-les bien, comme nous t’avons bien traité nous-mêmes. Maintenant, braves pachas, venez. Nous allons parcourir la ville en ruines et juger des dégâts. Au revoir, brave Juif. À bientôt, grand Barabas.
Que toutes les chances escortent Calymath !
Maintenant, pour notre sûreté, que l’on conduise en prison le gouverneur, ses capitaines, ses compagnons et ses ainés !
O misérable ! Le ciel se vengera !
Assez ! qu’il ne m’importune pas davantage[29]. Me voici gouverneur de Malte ! Mais Malte me hait. Sa haine met ma vie en danger, et quel profit le pauvre Barabas tirerait-il de son gouvernement si son existence court un permanent danger ? Barabas, ceci demande réflexion. Tu as conquis l’autorité par des méchants moyens, il s’agit de la conserver habilement, ou, tout au moins, de ne point la compromettre sans profit. Commander sans arriver à se constituer des amis et à remplir ses sacs, cela rappellerait l’âne d’Ésope qui, chargé de pain et de vin, se débarrassa de son fardeau pour brouter des têtes de chardons. Montrons-nous circonspect. Ne perdons pas de temps. Saisissons l’occasion aux cheveux, et profitons de la chance de peur qu’elle ne nous échappe à jamais. Qui vient ?
Nous, seigneur.
Oh, seigneur ! Les esclaves en sauront quelque chose. Je suis gouverneur à mon tour ! (Aux Gardes). Sortez !
Voici le motif pour lequel je t’ai fait appeler. Ainsi que tu peux en juger, ta vie et le bonheur de Malte dépendent de moi. Barabas les tient à sa discrétion. Maintenant, réponds-moi franchement. Que supposes-tu qu’il adviendra de la ville et de toi ?
Ceci, Barabas. Maintenant que te voilà au pouvoir, Malte en souffrira, car de toi l’on n’attend que de cruels traitements. Je brave la mort et ne te flatterai point.
Calme-toi. Ta vie m’importe peu. Donc tu vivras. Quant à ruiner Malte, n’estimes-tu pas qu’il serait impolitique de la part de Barabas de se déposséder d’une telle place ? Tu en convenais toi-même. Dans cette île, dans cette Malte, j’ai acquis mes biens, j’ai prospéré ! Maintenant que me voilà votre gouverneur, vous pouvez constater que je ne l’oublie pas ! Comme une amie qu’on a seulement connue dans la détresse, j’entends relever Malte momentanément perdue.
Barabas ressusciterait Malte de ses ruines ? Barabas se montrerait compatissant à l’égard des Chrétiens ?
Que donnerais-tu, gouverneur, pour me voir chasser les bandes d’esclaves à l’aide desquelles le Turc a subjugué toi et ton pays ? Si je te livrais la vie de Calymath ? Si je m’emparais de ses serviteurs ? Si j’enfermais ses soldats dans un des bâtiments de la cité, jusqu’à ce qu’ils fussent tous consumés par le feu ?
Si tu accomplis de telles promesses, si tu te comportes à notre égard comme tu le prétends, j’agirai auprès des citoyens de la ville, et, au moyen de lettres privées, te ferai attribuer de grosses sommes d’argent pour ta récompense. Je n’en dirai pas davantage. Tiens ta parole et demeure gouverneur.
Tiens ta parole et sois libre. Gouverneur, je te rends la liberté. Parcours la cité, consulte tes amis, n’écris pas, fais tes démarches de vive voix et compte-moi l’argent dont tu pourras disposer. Je prends alors l’engagement de libérer Malte. Voici mon projet : inviter le prince Selim Calymath à une fête solennelle où tu assisteras, seulement pour accomplir un acte que je te confierai, sans que ta vie se trouve en danger. Cela fait, je pourrai te garantir la liberté de Malte.
Voici ma main. Aie confiance en moi, Barabas ; je serai présent selon ton désir. Quel moment choisis-tu ?
Il faut agir de suite. Après avoir parcouru la ville, Calymath a l’intention de faire immédiatement voile vers la Turquie.
Je vais m’occuper de l’argent et je l’apporterai ce soir.
N’y manque pas. Au revoir, Ferneze.
Voilà comment on fait des affaires ! En choisissant ses amis parmi ceux qui ont le plus de chances de vous rapporter. Nous autres Juifs, comprenons ainsi la vie ! D’ailleurs, les chrétiens n’en usent pas autrement. Maintenant, exécutons notre dessein. D’abord surprendre les soldats du fameux Selim ; ensuite organiser la fête ; tout cela sans perdre de temps. Ma politique n’a pas de préjugés. Quant au résultat final de mes intentions secrètes, je le connais, et leurs vies en pourront témoigner !
Scène IV
Nous avons visité l’île, assisté au pillage, constaté les dégâts de nos bombardes et de nos canons. À présent je me rends compte de la situation ; je vois comment s’assurer la conquête de cette place située au milieu de la Méditerranée, entourée d’autres petites lies pouvant la défendre ; sans compter Calabria, soutenue par la Sicile où régna Denis de Syracuse, et les deux superbes tours qui commandent la ville. Je me demande comment nous avons pu nous en rendre maîtres.
De la part de Barabas, gouverneur de Malle, j’apporte un message au puissant Calymath. Ayant entendu dire que Sa Souveraineté allait reprendre la mer pour faire voile vers la Turquie, Barabas supplie humblement Votre Majesté de vouloir bien visiter la citadelle où il habite et prendre part à un banquet avant de quitter l’Ile.
Souper avec lui dans la citadelle ? Je crains, messager, que fêter ma suite dans une ville de guerre nouvellement saccagée ne soit trop coûteux et trop difficile. En revanche je rendrai visite à Barabas qui a bien mérité de nous.
Selim, à ce propos, le gouverneur possède une perle si grosse, si précieuse, d’un tel orient, qu’elle représente une somme suffisante pour entretenir vous et vos soldats pendant un mois. Il supplie donc humblement Votre Grandeur de ne pas partir avant de souper avec lui.
Comment banqueter avec mes hommes dans les murs de Malte à moins qu’il ne dispose des tables en plein air ?
Il existe un monastère en dehors de la ville. C’est là qu’il les traitera. Quant à toi, il te recevra chez lui, toi, tes pachas et tes braves compagnons.
Soit. Dis donc au gouverneur que nous l’en remercions et que nous souperons avec lui.
Je cours, monseigneur.
Maintenant, regagnez tous vos tentes et songez aux vêtements que nous pourrions revêtir pour honorer la fête de notre gouverneur.
Scène V
Compatriotes, que l’on veille spécialement à ce que nul ne sorte avant d’entendre la décharge d’une coulevrine par celui qui porte le boute-feu. À ce moment, précipitez vous, venez à mon secours, car je me trouverai en danger. Il s’agit de votre liberté.
Que ne ferions-nous pas pour nous délivrer de la servitude des Turcs ?
Allez.
Au revoir, gouverneur !
Scène V
Les cordes sont-elles tendues ? A-t-on placé les charnières ? Vite ! S’est-on assuré des grues et des poulies ?
Tout est prêt.
Ne négligez rien ; disposez tout suivant mes ordres. Je reconnais maintenant votre habileté. (Distribuant de l’argent). Partagez-vous cet or. Buvez à pleins brocs du Xérès et du vin de Muscat. Descendez à la cave, dégustez tous les vins.
Nous y allons, seigneur, et vous remercions.
Si vous aimez à boire, buvez tous votre saoul et crevez ! Pourvu que je vive, le monde entier peut périr. Maintenant, Sélim Calymath, réponds-moi que tu viens et je serai satisfait.
Eh bien, drôle, viendra-t-il ?
Il viendra. Ordre est donné à tous ses gens de descendre à terre et de traverser les rues de Malte, pour que tu les reçoives dans la citadelle.
Alors tout va selon mon gré. Il ne manque plus que le gouverneur. Justement le voici.
Maintenant, gouverneur, l’argent.
Voici, bénévolement consenties, cent mille livres.
Cent mille livres, dis-tu ? C’est peu, mais je m’en contenterai. Ne vous en séparez pas encore, car si je ne tenais pas ma promesse, vous pourriez les garder. Maintenant, gouverneur, collabore à ma politique. En ce qui concerne son armée, ses hommes ont été envoyés en avant pour s’abriter dans le monastère dont les fondations renferment des pièces de campagne, des bombardes, des barils pleins de poudre, destinés à les faire sauter, à les ensevelir sous les pierres, de façon que pas un ne sorte vivant. Pour Calymath et ses compagnons, j’ai fait construire une galerie fragile dont le plancher, ce câble coupé, se brisera en deux. Ils tomberont ainsi dans une large fosse. Prends ce couteau. Quand il viendra, quand il s’assiéra au milieu de ses pachas, au coup de canon parti de la tour, coupe la corde et mets le feu. N’est-ce pas bien, joué ?
Admirablement ! Barabas, je m’en rapporte à toi, prends la somme promise.
Non, gouverneur, je veux d’abord te donner satisfaction et l’épargner le moindre doute. Cache-toi, les voici qui viennent.
N’est-ce point faire du bon commerce que d’acheter des villes par traîtrise, de les revendre par supercherie ? Maintenant, dites-moi, habitants de la terre, si jamais plus grande fausseté a été accomplie sous le soleil ?
Venez, mes compagnons. Regardez, je vous prie, comme Barabas se donne du mal pour nous accueillir dans sa galerie. Saluons-le. Dieu te garde, Barabas.
Soit le bienvenu, puissant Calymath.
Comme ce coquin se moque de lui !
Te plait-il, puissant Selim Calymath, de monter nos escaliers ?
Oui, Barabas. Venez, Pachas.
Arrête, Calymath ! Je vais me montrer plus courtois que Barabas !
Feu !
Que veux dire ceci ?
Au secours ! À moi, chrétiens !
Regarde, Calymath, voilà le sort qui t’attendait !
Trahison ! Trahison ! Sauvons-nous !
Non, Selim demeure. Assiste d’abord à sa fin et tu partiras ensuite si tu le peux.
Au secours, Selim ! Au secours, chrétiens ! Gouverneur, pourquoi demeurez-vous impitoyable ?
Puis-je avoir pitié de tes plaintes ou de toi, Barabas maudit, Juif immonde ? Tu paieras ta trahison !
Vous ne voulez pas me porter secours ?
Non, misérable !
Vous non plus, mécréants ? Alors, Barabas, souffle ta dernière haine et, malgré l’atrocité de tes tourments, demeure ferme avant de mourir. Gouverneur, c’est moi qui ai tué ton fils, après avoir imaginé le défi qui les a fait en venir aux mains. Calymath, j’avais conspiré ta perte et imaginé ce stratagème pour jeter la confusion parmi vous tous, chrétiens damnés et Turcs infidèles ! Maintenant je souffre des maux intolérables ! Meurs, vie ! Envole-toi, mon âme ! Langue, maudis autant que tu peux maudire ! Je meurs !
À présent, chrétiens, expliquez-moi ce que veut dire tout cela ?
Il avait imaginé cet artifice pour attenter à ta vie. Vois, Selim, à quelles méchantes actions se livrait le Juif. Il voulait aussi s’emparer de toi. J’ai préféré te sauver.
C’était là le festin qu’il nous préparait ? Partons. Nous pourrions courir encore quelque danger.
Non, Selim, demeure. Nous te tenons et ne te laisserons pas partir si vite. Aussi bien, que ferais-tu sur tes galères, sans hommes pour les conduire ?
Ne vous préoccupez pas de cela. Mes hommes sont à bord et m’attendent.
Entends-tu la trompette sonner la charge ?
Oui ! Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie qu’on a mis le feu au monastère, qu’il a sauté et que tous tes soldats sont massacrés !
O monstrueuse trahison !
Une amabilité du Juif ! Car celui qui, par trahison, jurait notre perte, par trahison nous aura délivrés. Jusqu’à ce que ton père répare les dommages causés à Malte et à nous, tu demeureras ici ; Ou Malte sera libre, ou Selim ne retournera jamais dans l’Empire Ottoman.
Laissez-moi plutôt, chrétiens, retourner en Turquie pour m’occuper personnellement de la paix. Me garder prisonnier ne vous rapporterait aucun avantage.
Tu demeureras prisonnier à Malte. Le monde entier viendrait à ton secours, nous saurons si bien nous garder à présent, qu’il serait plus facile à l’ennemi de boire l’Océan que de conquérir Malte. Va donc, tandis que nous prierons, ni le Hasard, ni la Fortune, mais le Ciel !
- ↑ D’après une ancienne superstition un alcyon empaillé indiquait la direction du vent.
- ↑ La scène se passe probablement dans la rue ou à la Bourse.
- ↑ La scène est supposée se passer à l’intérieur de la Maison du Conseil.
- ↑ Le commentateur Dyce suppose qu’après le départ des juifs la scène se passe dans une rue près de la maison d eBarabes.
- ↑ La scène est supposée se passer devant l’ancienne maison de Barabas.
- ↑ La scène est supposée se passer sur la place d’un marché.
- ↑ On représentait Barabas avec un faux nez très long.
- ↑ Le commentateur Dyce suppose que la scène, à ce moment-là, représente l’extérieur de la maison de Barabas.
- ↑ La scène est devant la maison de Bellamira
- ↑ La scène se passe dans la rue.
- ↑ La scène se passe dans une chambre de la maison de Barabas.
- ↑ La scène se passe à l’intérieur de la Chambre du Conseil.
- ↑ la scène est dans l’Intérieur du couvent.
- ↑ La scène dans une rue de Malte.
- ↑ La scène se passe dans une chambre de la maison de Barabas.
- ↑ La scène est en dehors de la maison de Barabas.
- ↑ La scène se passe dans la maison de Bellamira.
- ↑ Il y a un jeu de mot intraduisible entre les mots realm et kingdom.
- ↑ La scène se passe probablement dans une rue.
- ↑ La scène se passe sous une véranda ou sous le porche de la maison de Bellamira.
- ↑ Expression que l’on utilisait souvent pendant les orgies et dont l’origine est douteuse.
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ Idem.
- ↑ Idem.
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ La scène est dans la maison du Conseil.
- ↑ La scène se passe, en dehors des murs de la ville.
- ↑ La scène sur une place de la ville.
- ↑ La scène est supposée se passer dans la citadelle.
- ↑ La scène se passe dans les rues de Malte.
- ↑ La scène dans la citadelle.