Le Juif errant est arrivé/Holà ! l’Europe !

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Albin Michel (p. 255-265).

XXIII

HOLÀ ! L’EUROPE !


Rentré en France, j’en étais là de mon récit quand, au début d’un beau soir, un ami poussa ma porte et me jeta :

— On tue tes Juifs à Jérusalem !

Je bondis hors de mon encrier.

L’ami me tendit un journal. On les tuait ! On les tuait même quelques mois en avance sur le programme.

Alors j’envoyai promener mon porte-plume. Je pris mon chapeau, le train, puis le bateau.

Je repartis pour la Terre Promise.

Comment aurait-on pu croire l’Angleterre sans oreilles ? Un enfant, même tout petit, pour peu qu’il eût voulu en prendre la peine, eût mesuré, ces derniers temps, l’état de fièvre en terre de Chanaan. N’est-ce pas en avril dernier, à Jérusalem, sur un divan, à la fin d’un dîner, qu’étendu entre Ragheb bey El-Nashashibi, Arabe, maire de la ville sainte, maître du mouvement, et le gouverneur anglais de la même sainte ville, nous pesions tous les trois, la veille de la fête musulmane de Nebi Moussa (prophète Moïse, les Arabes ont adopté Moïse), les chances de calme et surtout les chances de trouble ? Ragheb bey El-Nashashibi n’a pas pour habitude de voiler sa pensée. À la première occasion, il chasserait les Juifs. Ragheb bey ne l’envoyait pas dire au très honorable représentant de Sa Majesté britannique. Et Sa Majesté n’avait que cent quarante soldats en Palestine ?

Mais l’heure n’est pas aux considérations. Arrivons aux faits, et d’abord à Jaffa.

Petite tempête. Brise marine. La chaleur est revenue. Huit jours sont passés. Nous y voici.

Débarquons.

J’en ai fini avec la douane. Le sol est brûlant. J’appelle un arabadji. Le cocher accourt.

— Hôtel Palatin, Tel-Aviv ! lui dis-je.

De la tête, l’arabadji fait non et s’en va.

Les cochers arabes ne vont plus à la ville juive. Les cochers juifs ne viennent plus à la ville arabe. Alors ? Vais-je rester là, dans la poussière, à contempler la vieille peau de cochon de ma chère valise, ma douce compagne ?

Je pense que l’agence des Messageries Maritimes me tirera d’affaire. Je me dirige vers elle. Je pourrais dire que les rues sentent l’émeute ; ce serait de la littérature. Elles ne sentent que la graisse de mouton. Je vais, m’épongeant déjà, quand, soudainement, dans le temps d’une longue seconde Jaffa change de figure. Les gens courent, s’engouffrent chez eux ou chez les autres. Les rideaux de fer s’abaissent. Les volets de bois sont ramenés avec fracas. Les voitures quittent la station et s’envolent dans des coups de fouet. La panique orientale court la ville. Qu’est-ce ?

J’arrive au bureau des Messageries.

— Que se passe-t-il ? — Nous ne savons pas.

Un homme entre et dit :

— C’est un Arabe qui, en courant, a crié : « Khalas ! » — Que veut dire Khalas ? — C’est fait ! C’est fini ! — Quoi ? — On ne sait pas !

La Palestine, aujourd’hui, est une plaque sensible. On ne savait pas parce que rien n’était fait ni rien n’était fini. La raison revint une heure plus tard.

Qu’a donc vu cette terre depuis mon départ pour être à ce point agitée ? Voici :

Dès le 27 juillet, l’atmosphère s’épaissit à Jérusalem autour du mur des Pleurs. Les musulmans ayant fait revenir le gouvernement palestinien sur sa décision de maintenir le statu quo, ont surélevé sur la gauche une muraille jugée en mauvais état, et, dans le fond de la ruelle, ils ont percé une porte.

Cette porte répond à une urgente nécessité : celle d’embêter les Juifs. Les Arabes commencent. À l’heure de la prière, ils passent. Comme les Arabes se promènent souvent avec des ânes, les ânes suivent, et, comme les ânes sont intelligents, ils ne manquent pas de se lamenter en longeant le mur des Lamentations. La presse juive se fâche. Les Juifs tiennent justement, en ces jours, un congrès à Zurich. Télégrammes à Zurich. Le congrès envoie deux de ses membres à Londres pour protester.

Le 15 août est un jour de deuil juif. C’est l’anniversaire de la destruction du Temple. La veille, les Juifs sont allés en procession au mur. Le 15, ils ont tenu des meetings dans tout le pays contre l’attitude des Arabes. Mais le 15 également se place un fait considérable. Environ quatre cents Jeunes-Juifs ont quitté Tel-Aviv pour Jérusalem et, maintenus par la police, se sont rendus fièrement devant le mur. Là, l’un d’eux se détacha des rangs et prononça un discours. Un autre déploya le drapeau bleu et blanc, nouvel étendard de la terre d’Israël.

Ce fut l’acte le moins politique, le plus imprudent commis par les Juifs depuis leur retour en Palestine. Il signifiait aux Arabes que désormais les Arabes n’auraient plus affaire avec les vieux Juifs à papillotes, mais avec eux, les glabres, les larges d’épaules, les costauds à col Danton !

L’impatience, l’orgueil des jeunes troupes apportaient aux ennemis l’occasion attendue.

Les ennemis la saisirent.



Plus la situation des Juifs s’affirmait en Palestine, plus les privilèges féodaux des chefs arabes se trouvaient menacés. Les temps étaient venus d’arrêter l’invasion juive. Il fallait, pour cela, exciter les fellahs (les serfs) que les Juifs, dans l’ordinaire de la vie, ne gênaient pas outre mesure. Les fausses nouvelles avaient déjà commencé de travailler. Comme au moyen âge, on accusait les Juifs de véhiculer d’ignobles maladies. Le bruit courut qu’ils donnaient des bonbons et des fruits empoisonnés aux enfants musulmans. N’entendait-on pas dire qu’ils s’attaquaient aux femmes voilées ? Mais les preuves manquaient. Le fanatisme religieux serait seul capable de soulever la masse.

L’heure sonnait. Les batteries étaient prêtes. Le grand mufti, très gracieux jeune homme, entra en scène. Des tracts imprimés à la hâte furent envoyés aux imans des villages. Les imans les lurent aux fellahs rassemblés. Il y était dit que le drapeau sioniste devant le mur était le signal de l’attaque par les Juifs des lieux saints musulmans. Le mur, d’abord, n’était-il pas l’un de ces saints lieux ? À ce mur, Mahomet avait attaché Burak, son cheval, avant de le chevaucher pour monter au ciel. Le temps pressait. Les Juifs allaient détruire les mosquées d’Omar et d’Al-Aqsa. Des cartes postales truquées, montrant le drapeau sioniste au sommet d’Omar, passaient de main en main. Les chefs religieux adjuraient le Coran : « Toi, la loi de nos pères, toi que nous avons juré de défendre, indique-nous notre devoir ! »

Il n’en fallait pas autant.

Le 16 août, jour de Mouloud, anniversaire de la naissance du Prophète, deux mille Arabes de Jérusalem quittent l’esplanade des Mosquées, envahissent l’étroit couloir dont le Mur est l’un des côtés. Ils brisent la vieille table de bois du sacristain, déchirent et brûlent les livres de psaumes, arrachent d’entre les blocs les petits morceaux de papier à quoi les Juifs confient leurs naïves prières. Ils battent, sur leur chemin, les vieilles robes de soie qu’ils rencontrent.

Le 17 août, dans le quartier Boukhariote, de jeunes juifs jouent au football. Le ballon, paraît-il, tombe en terre musulmane. Les fellahs attaquent les joueurs et font des blessés. L’un de ceux-là meurt. On l’enterre le 21 août. Les Juifs désirent faire passer le mort devant la porte de Jaffa, comme le veut la coutume quand on honore un mort. La police s’y oppose. Collision. Vingt Juifs blessés.

Le grand mufti demande un passeport au consulat de France pour aller respirer l’air sain du Liban. Refusé.

Il n’y a toujours que cent quarante soldats de Sa Majesté en Palestine !



Le vendredi 23 août, jour anniversaire de la Saint-Barthélemy, l’aurore voit des foules d’Arabes envahir Jérusalem. Ils marchent groupés, chaque homme tenant à la main un bâton ou un poignard lame nue. Ils chantent en entrant dans la ville sainte :


La religion de Mahomet
Défend son droit par l’épée,
Nous défendons par l’épée
Le prophète Mahomet.


Le grand jour est arrivé. Les tracts lancés par le gracieux jeune homme n’ont pas manqué leur but. Les manieurs de poignards et les tambours-majors du gourdin descendent vers la porte de Damas. Ils passent justement devant les établissements religieux français, devant l’hôpital, devant Notre-Dame de France :


La religion de Mahomet
Défend son droit par l’épée.


Aujourd’hui, enfants du Christ n’ayez pas peur : l’actualité est aux Juifs… En face de la porte de Damas s’élève une grande bâtisse style château fort ; ce sont les bureaux du haut-commissariat anglais. Six jeunes juifs formant groupe sont là, dehors. Ils feraient mieux de se retirer, de laisser libre champ à la vague fanatique. Ils demeurent, représentant à eux six la révolte de la nouvelle âme juive. Ils en ont assez d’entendre dire que le Juif ne sait que courber le dos. Un orgueil trop longtemps contenu leur fait oublier que l’héroïsme ne marche pas toujours de front avec la raison. L’un des six, un journaliste autrichien, le docteur von Veisel, refuse de céder un mètre de sol à la colonne qui s’avance. Un musulman marche sur Veisel. Les deux hommes s’empoignent. Veisel a le dessus.

— Eh bien ! crie-t-il aux quatre soldats anglais et aux policiers qui sont là, devant les bureaux, l’arme au pied, un homme m’attaque, je le maintiens, venez l’arrêter !

Les agents de l’autorité ne bougent pas. Deux Arabes se détachent à leur tour et poignardent Veisel dans le dos.

Les représentants de la loi contemplent le spectacle ; ils ne froncent même pas les sourcils. Pourquoi, alors, se gênerait-on ? Et les musulmans se précipitent sur les Juifs surpris par l’événement. Tous ceux qui passent y « passent ».

Plus on tue de Juifs, plus la police demeure immobile. Quant au haut-commissariat anglais, il est parti se promener dans les airs, comme un Zeppelin ! Du moins peut-on le supposer, puisque personne, depuis trois semaines, n’entend plus parler de lui !

Mort aux Juifs !

Le gouvernement est avec nous !

Ces cris à la bouche, le poignard au poing, les fils du prophète courent dans Jérusalem.

Ils attaquent les quartiers de Talpioth, de Gedud, d’Haavodah, de Beth-Hakerem et de Beth-Wegam, de Romena, de Gibeat-Chaoul, de San-Hedris, de Mahanain.

Ils tuent. Ils chantent.

Deux Anglais, étudiants d’Oxford, voyageant en Terre sainte, se jettent dans l’émeute. Il ne sera pas dit que des Anglais n’essayeront point d’arrêter la danse. Ils adjurent les musulmans. Ils sont jeunes ! Ils ne comprennent rien à la politique !

Et voilà que s’allument les ghettos d’Hébron et de Safed.

Tel Joseph, Gerdi, Nahalal doivent se défendre dans la plaine de Jesraël.

La main-d’œuvre arabe est décidément à bon prix : les assassins n’auront droit qu’à dix cigarettes par tête de juif !

Holà, l’Europe ! on saigne en Palestine !…

Le « home national » devient la boucherie internationale !