Le Lion de Flandre (Conscience)/Épilogue

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 263-284).


ÉPILOGUE


Des soixante mille hommes envoyés par Philippe le Bel pour dévaster la Flandre, il n’en échappa à la mort qu’environ sept mille, qui cherchèrent, en toute hâte et par divers chemins, à regagner le territoire français. Guy de Saint-Pol en avait rallié cinq mille près de Lille et songeait à rentrer en France avec ce corps ; mais, attaqué par une division de l’armée flamande, le chef français éprouva une sanglante défaite, et la plupart de ses hommes y trouvèrent la mort qui les avait épargnés sur le champ de bataille de Courtray. L’Excellente chronique nous dit le chiffre des Français qui rentrèrent dans leur patrie.

« Et de toute cette immense multitude, réunie pour ravager et anéantir la Flandre, trois mille seulement échappèrent à la mort et purent s’enfuir, et ils purent aller porter dans leur pays la nouvelle du triste sort de leurs compagnons. »

Les principaux seigneurs, les plus braves chevaliers périrent devant Courtray ; le nombre en était si grand que, selon l’histoire, il n’y eut en France ni château, ni seigneurie où l’on ne prît point le deuil. Partout on pleurait la mort d’un père, d’un époux ou d’un frère ; il y eut des lamentations et des gémissements dans tout le pays. Les rois et les plus illustres seigneurs furent inhumés dans l’abbaye de Groningue par les soins des chefs de l’armée flamande, ainsi que l’atteste une ancienne peinture qui se trouve encore aujourd’hui dans l’église Saint-Michel, à Courtray ; elle porte l’inscription suivante, littéralement copiée par l’archiviste Pr. van Duyse :

« Bataille de Groeninghe, qui a eu lieu le XI juillet MCCCII, dans la plaine de Groeninghe, là où passe la route d’Audenaerde, près de Courtray : voici les noms des nobles qui ont péri dans la bataille et ont été inhumés dans l’abbaye de Groeninghe :

« Le roi de Majorque, le roi de Mélinde, le duc de Corcine, le duc de Brabant, l’évêque de Beauvais, le comte d’Artois, le prince d’Aspremont, Jacques de Simpel, le comte de Clermont, le prince de Champagne, le comte de Melli, le comte de Trappe, le comte de Lingui, le comte de Bonnen, le comte de Hainaut, le comte de Frise, le comte de la Marche, le comte de Bar et ses trois frères, le sire de Bentersem, le sire de Wenmele, le châtelain de Lille, le sire de Flines, Clarion, frère du roi de Mélinde, le sire Jean de Créqui, le sire de Merle, le comte de Lingui en Barrois, le sire de Marloos, le sire d’Albemarke, le frère de l’évêque de Beauvais, le sire de Versen, le sire de Rochefort, messire Gilles d’Olingy, le sire de Montfort, Godefroi, frère du comte de Bonnen, et plus de sept cents éperons d’or.

« Que Dieu fasse miséricorde à leurs âmes ! »

On voit encore dans la bibliothèque de M. Goethels-Vercruyssen, à Courtray, une pierre qui recouvrait jadis la tombe du roi Sigis, et qui porte, avec ses armoiries, l’inscription suivante : — En l’an de Notre-Seigneur MCCCII, le jour de saint Benoît, au mois de juillet, eut lieu la bataille de Courtray. Sous cette pierre est enterré le roi Sigis. Priez Dieu pour son âme. Amen. MCCCII.

Outre les vases d’or, les riches étoffes et les armes de prix, on trouva sur le champ de bataille sept cents éperons d’or que les nobles seuls avaient droit de porter ; on appendit ceux-ci avec les drapeaux conquis à la voûte de l’église Notre-Dame, à Courtray, et de là vient le nom de bataille des Éperons d’or. Quelques milliers de chevaux tombèrent aussi au pouvoir des Flamands, qui les mirent à profit avec grand succès dans les guerres suivantes. On a construit, en 1831, en dehors de la porte de Gand, à quelque distance de Courtray et au milieu du champ de bataille, une chapelle en l’honneur de Notre-Dame de Groningue ; on lit sur l’autel les noms des chevaliers français morts dans la lutte, et l’un des éperons d’or est suspendu au centre de la voûte. Cet heureux jour fut célébré tous les ans à Courtray par une solennité publique et par des réjouissances populaires ; le souvenir de cette fête s’est perpétué jusqu’à nos jours par une kermesse spéciale, qu’on appelle : Jours de réunions. Chaque année encore, au mois de juillet, les pauvres vont demander de maison en maison les vieux vêtements pour les vendre, comme on a fait, en 1302, du riche butin de la bataille ; accompagnés d’un violon, ils se rendent au Pottelberg, ancien campement des Français, et s’y réjouissent en commun jusqu’à la fin du jour.

Lorsque la nouvelle de la défaite de l’armée parvint en France, elle causa un grand déplaisir à la cour ; Philippe le Bel entra en grande colère contre son épouse la reine Jeanne, dont la perversité était la cause première de ce désastre. Il lui fit d’amers reproches, ainsi que le rapporte un poëte contemporain, Louis van Velthem ; il s’exprime en ces termes dans sa chronique rimée, qui a pour titre : Spiegel historiael[1] :

« Le roi jeta sur son giron une lettre qui exhalait une odeur de sang, car celui qui l’avait écrite y annonçait que le comte d’Artois était mort sur le champ de bataille, percé de cruelles et nombreuses blessures. »

Et un peu plus loin :

« Il lui dit : Madame la reine, arrangez-vous vous-même avec vos remords ! Que n’avez-vous mieux réfléchi d’avance ! C’est vous qui êtes cause de tout, et vous n’oseriez imputer ce malheur à nul autre qu’à vous-même. »

On trouve, dans la plupart des histoires de France, Jeanne de Navarre dépeinte comme n’étant rien moins que méchante et perverse. Les Français, grâce à leur caractère éminemment national, que nous ne saurions trop louer, excusent volontiers les mauvaises qualités de leurs princes quand ceux-ci sont morts ; mais la vérité est trop palpable dans nos chroniques pour qu’on puisse douter de l’odieux caractère de la reine Jeanne.

Les magistrats de Gand, qui étaient tous léliards et croyaient que Philippe le Bel se hâterait d’envoyer en Flandre une nouvelle armée, voulurent tenir leurs portes fermées pour conserver la ville aux Français jusqu’à leur arrivée ; mais ils ne tardèrent pas à être punis par les Gantois de ces intentions traîtresses. Le peuple courut aux armes ; magistrats et léliards furent mis à mort, et les principaux habitants de la ville apportèrent les clefs de la ville au jeune comte Guy, auquel ils jurèrent fidélité éternelle.

Sur ces entrefaites, Jean, comte de Namur et frère de Robert de Béthune, vint en Flandre et prit en main le gouvernement du pays ; il se hâta de réunir une nouvelle et plus puissante armée, afin de pouvoir résister aux Français en cas de besoin, et il régularisa l’administration des villes. Sans laisser à ses troupes le temps de se reposer, il marcha sur Lille qui se rendit après quelques assauts ; de là, il gagna Douai, prit également cette ville et en fit la garnison prisonnière de guerre ; la ville de Cassel se rendit aussi sous certaines conditions. Après avoir encore enlevé aux Français quelques autres places fortes, Jean de Namur, voyant qu’il ne se montrait pas de nouveaux ennemis, congédia la plus grande partie de son armée et ne conserva que quelques troupes d’élite composées de soldats éprouvés.

Le pays était tranquille et le commerce recommençait à fleurir ; les campagnes dévastées furent ensemencées de nouveau avec l’espoir d’en retirer une bonne récolte, et l’on eût dit que la Flandre avait repris une nouvelle vie, une nouvelle énergie ; on pensait, avec quelque raison, que les étrangers avaient reçu une leçon suffisante, comme disait van Velthem :

« Gardez-vous désormais de risquer pareil jeu, Français ; vous avez été humiliés ici, et vous y avez reçu une rude leçon. »

Philippe le Bel n’avait pas grande envie de recommencer la guerre ; mais le cri de vengeance qui retentit dans toute la France, les plaintes des chevaliers dont les frères étaient morts devant Courtray, et surtout les instigations de la cruelle reine Jeanne, le décidèrent enfin à reprendre les hostilités. Il réunit une armée de quatre-vingt mille hommes, dans laquelle on comptait près de vingt mille cavaliers ; cependant cette armée n’était pas comparable à celle qu’il avait perdue, car elle était composée, pour la plus grande partie, de soldats mercenaires ou contraints de marcher. Le commandement en chef en fut donné au roi Louis de Navarre ; celui-ci reçut pour mission, avant de livrer bataille, de reprendre aux Flamands Douai et les autres villes françaises de la frontière. Cette armée, en marchant vers la Flandre planta ses tentes près de Vitry, à deux lieues de Douai.

Quand on apprit en Flandre la nouvelle de la formation d’une armée française, le cri : « Aux armes ! aux armes ! » retentit dans tout le pays. Jamais on ne vit tel enthousiasme : de toutes les villes, et même des moindres villages, accoururent une foule de gens munis de toutes sortes d’armes ; on marchait à l’ennemi en chantant et tout joyeux ; si bien que Jean de Namur, craignant la disette des vivres, dut renvoyer un grand nombre de ceux qui venaient lui offrir leurs services. Ceux qui étaient reconnus comme léliards suppliaient instamment qu’on leur permit de verser leur sang pour la patrie, en témoignage de leur conversion, ce qui leur était accordé avec joie. Sous les ordres de Jean de Namur se retrouvèrent la plupart des chevaliers qui s’étaient signalés à la bataille de Courtray : le jeune comte Guy, Guillaume de Juliers, Jean de Renesse, Jean Borlunt, Pierre de Coninck, Jean Breydel et nombre d’autres. Adolphe de Nieuwland, n’étant pas encore rétabli de ses blessures, ne put prendre part à l’expédition.

Cette armée ayant été partagée en différents corps, les Flamands s’avancèrent jusqu’à une distance de deux milles de l’ennemi et y prirent position. Après y avoir séjourné peu de temps, ils gagnèrent les bords de la Scarpe, près de Flines ; chaque jour les Flamands allaient défier l’ennemi au combat ; mais, comme les chefs, aussi bien Flamands que Français, paraissaient vouloir éviter la bataille, il n’y eut pas d’engagements. La cause de cette sorte d’amnistie, était que Jean de Namur, désireux d’obtenir la délivrance de son père et de son frère, avait envoyé en France des ambassadeurs avec mission de s’assurer si Philippe le Bel n’était pas disposé à conclure la paix. Il paraît qu’à la cour de France on ne pouvait tomber d’accord sur les conditions, car les envoyés ne revenaient point et l’on ne recevait que des réponses défavorables.

L’armée flamande commença à murmurer et voulait, malgré la défense du général, livrer bataille aux Français ; cela dura si longtemps et la volonté des troupes se manifesta enfin d’une façon si sérieuse, que Jean de Namur se vit forcé de franchir la Scarpe pour attaquer l’ennemi. On jeta d’une rive à l’autre un pont reposant sur cinq bateaux, et les Flamands, heureux de ce qu’on allait combattre, le traversèrent en chantant joyeusement ; mais il survint tout à coup de France une nouvelle douteuse et indécisive qui les arrêta encore pendant quelques jours. Enfin, les troupes ne voulurent plus, à aucun prix, rester en place et manifestèrent de sérieuses intentions de révolte. Tout fut préparé pour l’attaque et les Flamands marchèrent à l’ennemi ; les Français n’osant risquer la bataille, levèrent leur camp à la hâte et se retirèrent en désordre. Les Flamands tombèrent sur eux et en tuèrent un grand nombre ; chemin faisant, ils s’emparèrent du château de Harne, où le roi de Navarre avait établi le quartier général de l’armée. Les vivres, les tentes et tout ce l’ennemi avait apporté avec lui tombèrent entre les mains des Flamands. Il y eut encore quelles légères escarmouches à la suite desquelles les Français furent refoulés dans leur pays. C’est à juste titre que notre poëte national, van Duyse s’exprima ainsi à cette occasion :

« Triomphe, ma patrie ! gloire aux hauts faits des ancêtres ; tes antiques lauriers conservent leur immortelle verdure ; la renommée te célèbre dans l’univers entier. Puisses-tu être glorifiée ainsi jusqu’à la dernière heure du monde ! »

Les généraux flamands, voyant qu’ils n’avaient plus à combattre l’ennemi en rase campagne, renvoyèrent une partie de l’armée et ne conservèrent qu’un nombre d’hommes suffisant pour empêcher les garnisons des villes françaises de la frontière de promener aux alentours le pillage et l’incendie.

De la petite ville de Lessines, située sur les confins du Hainaut, des bandes de soudards faisaient invasion tous les jours sur le sol flamand et causaient beaucoup de mal aux habitants du plat pays. À cette nouvelle, Jean de Namur, à la tête de quelques corps de son armée, se rend sur les lieux, assiége, prend et brûle Lessines qui appartenait au comte de Hainaut.

Sur ces entrefaites, Guillaume de Juliers, avec les métiers de Bruges et de Courtray, marche sur Saint-Omer pour enlever cette ville aux Français. Arrivé là, il est impétueusement assailli par la cavalerie ennemie qui était très-supérieure en nombre ; ne voyant pas d’issue, il dispose ses hommes en cercle et se défend intrépidement jusqu’à ce que les ténèbres lui permettent de battre en retraite et d’échapper ainsi à une défaite certaine.

Quelques jours après, Jean de Namur revint de Lessines se joindre à Guillaume, ce qui porta leurs forces réunies au chiffre de trente mille hommes. Ils attaquèrent alors l’armée française, la mirent en fuite et taillèrent en pièces ses tronçons dispersés.

On commença le siége de Saint-Omer : chaque jour on attaquait la ville sur plusieurs points avec un courage et un élan inouïs ; mais, comme la garnison était très-forte, les assiégeants furent repoussés souvent avec des pertes considérables ; cela ne les empêchait pas de lancer, par-dessus les murailles, une prodigieuse quantité de grosses pierres à l’intérieur de la ville, où elles causaient grand dommage aux maisons et tuaient ou blessaient un grand nombre d’habitants. Les Français, craignant pour le salut de la ville, armèrent tous les bourgeois et obtinrent, par ce moyen, un corps considérable qu’ils partagèrent en deux divisions. Pendant la nuit, au moment où d’impénétrables ténèbres couvraient la campagne, ils sortirent secrètement de la ville et placèrent la moitié de leurs forces dans un bois épais qui se trouvait sur le flanc du camp flamand ; l’autre partie gagna les environs du château d’Arcques qui était également assiégé par les Flamands. Au lever du soleil, l’attaque commença à Arcques, avec un tel élan, que les Flamands, pris à l’improviste, furent sur le point de s’enfuir ; mais la voix de leurs chefs ranima leur courage, ils firent reculer les Français, et déjà la victoire semblait pencher de leur côté, lorsqu’un nombreux détachement de cavalerie tomba sur eux par derrière, culbuta plusieurs rangs au premier choc, et, après une résistance opiniâtre, les mit en déroute.

L’autre partie de l’armée flamande, attaquée à l’improviste aussi par les troupes cachées dans le bois, se mit précipitamment en ordre de bataille et battit en retraite sans confusion ni désordre ; peut-être eût-elle pu s’échapper sans grandes pertes, mais un déplorable accident devait amener sa défaite. Parvenus à la rivière l’Aa, les Flamands se précipitèrent en si grand nombre sur le pont que celui-ci, ne pouvant supporter le poids d’autant d’hommes, s’affaissa dans la rivière avec un affreux craquement. Les cris de désespoir et les hurlements de ceux qu’engloutissaient les flots jetèrent le découragement parmi ceux qui se trouvaient encore sur les bords de la rivière ; sans écouter la voix de leurs chefs ils prirent la fuite et s’éloignèrent en désordre du champ de bataille. Cette défaite coûta aux Flamands près de quatre mille hommes.

Jean de Namur et Guillaume de Juliers, voyant que l’ennemi avait cessé de les poursuivre pour aller piller le camp qu’ils venaient d’abandonner, rallièrent de leur mieux les fuyards, leur mirent sous les yeux la honte de leur défaite, et parlèrent si bien qu’ils éveillèrent dans le cœur de leurs hommes le désir d’une prompte vengeance. Ils revinrent sur l’ennemi, le surprirent au milieu de son œuvre de pillage, et tombèrent soudain sur lui en poussant de grands cris ; la plus grande partie des pillards furent massacrés et les autres repoussés dans la ville. Ce fut ainsi que les Flamands sauvèrent leur camp et leur bien et remportèrent le dernier avantage de la journée.

Pendant que cette guerre lente et insignifiante se poursuivait contre la France, la mort laissa la Zélande sans souverain. Guillaume de Hainaut voulut prendre possession de ce pays sous prétexte qu’il lui appartenait par droit d’héritage ; les fils du comte de Flandre émirent aussi des prétentions sur ce comté. Jean de Namur se hâta d’équiper une flotte et débarqua avec une armée flamande sur l’île de Cadsant ; après une légère escarmouche, il poursuivit son expédition sur Walcheren, où Vere se rendit. Guillaume de Hainaut avait aussi mis sur pied une armée et entra en Zélande où il vint offrir la bataille à Jean de Namur. Les Flamands lui firent essuyer une terrible défaite, et il s’enfuit jusqu’à Arnemuiden. Guillaume de Hainaut y trouva un renfort de quelques troupes fraîches, rallia son armée éparse et marcha de nouveau contre les Flamands ; mais cette fois, il fut battu plus complétement encore, car il se vit forcé de se réfugier dans l’île de Sehouwen ; peu après les Flamands s’emparèrent de Middelbourg et de plusieurs autres villes. Guillaume de Hainaut consentit alors à une trêve passagère par laquelle la plus grande partie de la Zélande fut abandonnée aux Flamands.

Cependant Philippe le Bel réunit une armée plus forte, afin de se venger de la défaite qu’il avait subie à Courtray ; il en donna le commandement à Gauthier de Châtillon avec l’ordre, à son arrivée en Flandre, de s’adjoindre les garnisons de toutes les villes de la frontière, ce qui devait porter le chiffre de son armée au delà de cent mille hommes.

Philippe, un des fils du vieux comte de Flandre, qui avait hérité en Italie des comtés de Tyetta et de Lorette, en apprenant la formation de l’armée française, vint en Flandre avec un corps auxiliaire, et fut choisi par ses frères comme commandant en chef. En ajoutant de nouvelle troupes à l’armée qui avait guerroyé en Zélande, il la porta au chiffre de cinquante mille hommes, partit pour Saint-Omer pour attendre les Français et emporta d’assaut le château d’Arcques.

Les armées ennemies ne tardèrent pas à se trouver en présence. Durant les deux premiers jours eurent lieu quelques engagements partiels dans lesquels Pierre de Coutrenel, un des principaux chefs français, perdit la vie de même que ses fils, et où le Français laissèrent beaucoup de monde. Gauthier de Châtillon, pris de crainte, n’osa risquer un engagement général ; il battit en retraite, la nuit, vers Utrecht, et si secrètement, que les Flamands, qui ne s’étaient aperçus de rien, furent stupéfaits, le matin, en ne découvrant plus un seul Français. Philippe, mettant à profit la fuite de l’ennemi, assiégea et prit les villes de Térouanne, Lens, Lillers et Bassée. Par représailles des ravages exercés en Flandre par les Français avant la bataille de Courtray, tout le pays environnant fut dévasté et mis à sac par les Flamands qui rentrèrent chez eux chargés d’un riche butin.

Le roi de France, convaincu par de si nombreuses défaites qu’il lui serait impossible de reconquérir la Flandre par la force des armes, envoya Amédée de Savoie, comme ambassadeur chargé de négocier la paix, à Philippe, chef de l’armée flamande. Les enfants du comte prisonnier, ne désirant rien plus que de pouvoir obtenir la délivrance de leur père Guy de Dampierre et de leur frère Robert, souhaitaient vivement la paix avec la France, et passèrent volontiers par-dessus quelques difficultés ; on conclut un armistice jusqu’à ce que les conditions fussent acceptées de part et d’autre.

Sur ces entrefaites on préparait à la cour de France un traité de paix renfermant diverses clauses préjudiciables à la Flandre ; mais le roi Philippe espérait, grâce à la ruse, les faire accueillir. Il permit au comte de Flandre octogénaire de sortir de sa prison de Compiègne et de regagner la Flandre, en lui demandant de s’engager sur l’honneur, dans le cas où le traité tel qu’il avait été élaboré à la cour de France ne serait pas accepté, à revenir se constituer prisonnier au mois de mai de l’année suivante.

Le vieux comte fut reçu splendidement par ses sujets et alla se fixer au château de Wynendael. Les conditions de la paix avec la France furent proposées et généralement repoussées par les villes ; mais le vieux comte, ayant encore du temps devant lui, espéra qu’il parviendrait, avec un peu plus d’insistance, à obtenir leur consentement.

La trêve avec Guillaume de Hainaut ayant pris fin, le comte apprit qu’une armée hollandaise s’organisait pour s’emparer de la Zélande ; Jean de Renesse et Florent de Borsèle furent envoyés sur-le-champ pour tenir tête à ces nouveaux ennemis. Les Flamands battirent la flotte hollandaise dans un combat naval où les Hollandais et les Hennuyers perdirent plus de trois mille hommes et presque tous leurs vaisseaux : l’évêque d’Utrecht, commandant des troupes de son diocèse, fut fait prisonnier et conduit à Wynendael où on le retint. Dans la même bataille périrent Guillaume de Horn, Didier de Hariem, Didier le Zulen et Suederus de Beverenweerdt. Les Flamands, parcourant en vainqueurs tout le nord de la Hollande, s’emparèrent de presque toutes les villes, à l’exception de Harlem qui continua de se défendre avec opiniâtreté ; les principaux habitants du pays furent transportés à Gand comme otages.

Tandis que le comte de Hainaut, abandonnant la campagne, livrait la Hollande aux Flamands, il y avait à Dordrecht un homme courageux et résolu, nommé Nicolas Vanden Putte qui, voulant délivrer sa patrie, réunit quelques troupes, et, tombant sur une division de l’armée flamande, lui fit perdre plus de deux mille hommes dans une bataille prolongée ; d’un autre côté, Witte de Hamstede, un homme courageux aussi celui-là, rassembla un corps considérable et rencontra bientôt, à Hillegem, une partie de l’armée flamande qu’il anéantit jusqu’au dernier homme. Ces engagements particuliers modifièrent peu l’état des choses en Zélande et n’empêchèrent pas de poursuivre le siége de Zierickzée.

Cependant la fin de l’armistice avec la France approchait et tout présageait une nouvelle guerre, vu qu’on n’avait pu conclure la paix, les conditions en étant inacceptables pour les Flamands. Dans les derniers jours d’avril, le vieux Guy, souffrant et malade, regagna sa prison comme un autre Régulus. Durant la suspension d’armes, Philippe le Bel avait eu recours à tous les moyens pour rassembler une armée formidable ; dans tous les pays on avait recruté pour son compte des troupes auxiliaires, et divers nouveaux impôts avaient été établis pour pourvoir aux frais de la guerre. Au mois de juin, le roi lui-même vint en personne avec son armée sur les frontières de Flandre. Bien qu’il eût sous ses ordres les forces militaires les plus considérables que la France eût jamais possédées, une flotte nombreuse sous le commandement de Requier Grimaldi de Gênes parut sur les côtes flamandes pour tenir tête au jeune comte Guy et à Jean de Renesse qui se trouvaient en Zélande.

Philippe de Flandre avait, de son côté, fait un appel au pays et rassemblé une forte armée : il se mit en marche pour le camp français avec l’intention d’offrir la bataille à Philippe le Bel : les deux armées étaient si rapprochées qu’on voyait de l’une à l’autre flotter les deux étendards. Le premier jour, il y eut un combat partiel dans lequel un chef français périt avec tous ses hommes. Les Flamands, impatients d’engager la lutte, se rangèrent en bataille le lendemain et se préparèrent à une vigoureuse attaque ; mais, à cette vue, les Français se retirèrent précipitamment vers Utrecht et abandonnèrent leur camp aux Flamands qui y firent un grand butin et anéantirent tous les travaux de défense faits par l’ennemi. La ville de Bassée fut prise d’assaut une seconde fois et les faubourgs de la ville de Lens incendiés.

Philippe le Bel se dirigea vers Tournay avec l’intention d’attaquer les Flamands du côté des frontières du Hainaut ; mais, dès le jour de son arrivée, l’ennemi était devant lui ; le roi n’était pas disposé à accepter la bataille, avant de savoir ce que sa flotte avait fait en Zélande. Pour ne pas eu venir aux mains, il levait le camp presque chaque nuit et errait d’un endroit à l’autre, toujours suivi par les Flamands.

Le 10 août 1304, les deux flottes se rencontrèrent ; le combat dura deux jours, du matin jusqu’au soir ; le premier jour l’avantage resta du côté des Flamands, et peut-être ceux-ci eussent-ils remporté une victoire complète, mais leurs vaisseaux ayant donné pendant la nuit sur un banc de sable, ils furent battus le lendemain par les Français, commandés, comme nous l’avons dit, par le célèbre amiral Regnier Grimaldi ; leurs vaisseaux furent brûlés et le jeune comte Guy tomba avec beaucoup d’autres entre les mains de l’ennemi. Jean de Renesse, le courageux Zélandais qui occupait Utrecht avec une poignée d’hommes, voulut quitter cette ville et se jeta dans une barque pour traverser le Lek ; mais la barque, étant trop chargée, sombra, et le noble chevalier se noya misérablement. Lorsque les Flamands apprirent ce désastre par les fuyards, ils déplorèrent amèrement le sort de leurs frères et jurèrent de ne pas les laisser sans vengeance.

Lorsque la nouvelle de l’issue du combat naval parvint au camp français, celui-ci se trouvait établi sur le Penvelberg, dans le voisinage de Lille. Philippe le Bel fit un mouvement oblique et abandonna cette position favorable qui fut immédiatement occupée par les Flamands. Ceux-ci ne voulurent plus différer davantage la bataille, il fut impossible aux chefs de les contenir ; ils se rangèrent en bataille pour attaquer l’ennemi. À cette vue, Philippe le Bel envoya un parlementaire pour proposer la paix, mais les Flamands refusèrent de rien entendre et mirent l’envoyé français à mort. Peu après ils tombèrent, en poussant de formidables clameurs, sur l’armée française qui, surprise et épouvantée, se mit en déroute. Au premier choc, les premiers rangs furent renversés et écrasés. L’armée flamande était transportée d’une rage plus grande encore qu’à la bataille de Courtray ; aussi les Français, bien qu’ils combattissent avec beaucoup de courage, ne purent faire une longue résistance. Philippe de Flandre et Guillaume de Juliers pénétrèrent, à travers tous les corps ennemis, jusqu’au roi de France qui se trouva par là en grand péril. Ses gardes du corps tombaient autour de lui, et, sans nul doute, il eût été tué ou fait prisonnier, si on ne lui avait ôté son manteau et les autres insignes qu’il portait ; rendu ainsi méconnaissable, il s’éloigna à la hâte de ce lieu dangereux et, dans sa fuite, fut légèrement blessé par une flèche. L’armée française fut enfin mise en pleine déroute et les Flamands remportèrent une victoire complète.

L’oriflamme fut mise en pièces ainsi que l’atteste la Chronique de Flandre dans les termes suivants :

« Alors l’oriflamme de France, dont ils étaient si fiers, fut mise en lambeaux et Cherosius, qui la portait, fut tué. »

Guillaume de Juliers perdit la vie dans la bataille. Les Flamands passèrent le reste de la journée à dépouiller la tente du roi et à recueillir un opulent butin. Ensuite ils regagnèrent le Penvelberg pour y prendre quelque nourriture ; mais, n’y ayant pas trouvé de vivres, ils se dirigèrent sur Lille. Le lendemain, ils regagnèrent leur pays. Cette bataille eut lieu le 15 août 1304.

Quinze jours plus tard, Philippe revint assiéger Lille avec une nouvelle armée. Les Flamands fermèrent leurs maisons et leurs boutiques et prirent les armes en foule : Philippe de Flandre les rallia près de Courtray et arriva quelques jours après à Lille en vue de l’ennemi. Philippe le Bel en voyant cette multitude s’écria avec étonnement :

— Je crois qu’il pleut des soldats en Flandre !

N’osant plus s’exposer à une défaite, il fit proposer la paix après quelques escarmouches, et l’on entra en négociations après avoir conclu un armistice. Il se passa longtemps avant qu’on tombât d’accord de part et d’autre sur les conditions du traité.

Sur ces entrefaites, le vieux comte Guy de Dampierre mourut à Compiègne, de même que Jeanne de Navarre.

La paix fut enfin conclue et signée entre Philippe de Flandre et Philippe le Bel.

Robert de Béthune, ses deux frères, Guillaume et Guy, et tous les autres chevaliers prisonniers furent mis en liberté et renvoyés dans leur patrie. Le peuple fut mécontent des clauses du traité et donna à celui-ci le nom de Pacte d’iniquité ; mais ce mécontentement n’eut pas de suites.

Robert de Béthune, à son arrivée en Flandre, fut inauguré comte avec une solennité extraordinaire. Il vécut encore dix-sept années, maintint intacts l’honneur et la gloire de la Flandre, et s’endormit dans le Seigneur le 18 septembre 1322.





Flamand, qui viens de lire ce livre, médite bien les faits glorieux qu’il renferme ; songe à ce que la Flandre fut jadis, à ce qu’elle est aujourd’hui, et plus encore à ce qu’elle deviendrait si tu oubliais les saints exemples de tes ancêtres.


FIN


  1. Miroir historique.