Le Livre de la jungle (trad. Fabulet et Humières)/La Chanson de Mowgli

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Traduction par Louis Fabulet et Robert d’Humières.
Société du Mercure de France (p. 139-140).



LA CHANSON DE MOWGLI


(Telle qu’il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu’il dansa sur la peau de Shere Khan.)

C’est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j’ai faites :

Shere Khan dit qu’il tuerait — qu’il tuerait ! Que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille !

Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore ? Dors et rêve à ta proie.

Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris ! Et toi. Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.

Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les çà et là selon que je l’ordonne. Dors-tu encore, Shere Khan ? Debout, oh ! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi !

Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s’en est-il allé ?

Il n’est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler.

Il n’est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches.

Petits bambous qui craquez, dites où il a fui ?

Ow ! il est là. Ahao ! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue ! Voici du gibier ; brise le cou des taureaux !

Chut ! il dort. Nous ne l’éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.

Alala ! Je n’ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J’ai honte devant tous ces gens.

Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.

Par le taureau qui m’a payé, j’avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.

Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.

Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m’aime. Tire, Frère Gris ! Tire, Akela ! Lourde est la peau de Shere Khan.

Le clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.

À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.

Eaux de la Waingunga, le clan des Hommes m’a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi ?

Clan des Loups, vous m’avez chassé aussi. La Jungle m’est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi ?

De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi ?

Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l’ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi ?

Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L’eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi ?

Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j’ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups !

Ahae ! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.